A André Doyen pour sa passion infinie de l’Empire romain, pour son amour de l’Italie et pour sa douce et merveilleuse exubérance. A l’Abbé Wason pour son soutien théologico-liturgique. A Richard Kozak, cet autodidacte des arts martiaux, ce 7ème dan de karaté, champion dans bon nombre de disciplines et cependant toujours en quête perpétuelle de savoir : merci pour ton soutien déterminant. Mais aussi à Philippe Wislez, ce combattant des temps modernes, ce karatéka exceptionnel dont la réputation n’est plus à faire : merci pour ta philosophie et ton hygiène de vie, qu’elles demeurent des exemples pour l’ensemble des générations à venir. Enfin, aux lecteurs pour leur sympathique indulgence.
« Et caecus ma non vei ».
Parce qu’il n’est rien de plus puissant que la rage de vivre. Parce que tant l’amour que la peur peuvent parfois se montrer plus puissants que tout, que la volonté de survivre, que la hargne dictée par le désespoir de l’instant.
Parce que la volonté d’avancer peut s’avérer plus forte que l’immensité du vide.
Parce qu’aucune dictature n’arrivera jamais à vaincre la lueur d’espoir qui sommeille dans l’attente de la délivrance et parce que l’histoire ne retient jamais que ce qui est connu ou que ce que l’homme a seulement bien voulu regarder.
Parce que l’inexplicable a longtemps été relégué au rang de sorcellerie ou d’hérésie, plongeant des familles entières dans la disgrâce avant de les purifier par le feu, parce qu’il est encore considéré comme tabou ou absurde et parce que le préjugé est quelquefois la seule issue du pauvre.
Parce qu’il est plus facile de balayer d’un revers de la main que d’observer pour mieux comprendre.
Parce que le courage et la ténacité ne sont souvent considérés que comme de vulgaires traits de caractère alors qu’ils devraient être élevés au rang de vertu.
Et parce que ces mêmes vertus n’ont couché dans les livres d’histoire que les noms de quelques femmes et de quelques hommes en de bien nombreux siècles.
Cela fait déjà plusieurs semaines qu’il ne pleut plus sur ces terres devenues arides… plusieurs semaines qu’aucun nuage n’a daigné nous accorder la moindre averse.
Il semblerait que les Dieux continuent à nous ignorer malgré nos prières maintenant quotidiennes.
Les champs ont jauni sous l’effet du soleil et des crevasses se sont formées sur le sol dur et lézardé. Qu’à cela ne tienne, trois hommes partiront ce matin encore jusqu’à la mer toute proche, ils y puiseront une pleine carriole de barriques, exposées aux rayons du soleil, l’eau de l’océan fera l’affaire en attendant que les Dieux daignent à nouveau s’intéresser à nous.
Demain matin, quatre serviteurs s’en iront escorter Cartesia jusqu’à Rome où elle assistera ma mère dans le choix de ces nouvelles étoffes venues de l’Orient. Dans une dizaine de lunes tout au plus, toutes deux seront de retour à Pompéi où elles assisteront aux nouveaux préparatifs en vue des futurs jeux du stade.
Le jour ne s’est pas encore levé sur le domaine et la pleine Lune envahit toujours la pièce dans laquelle Cartesia dort encore.
La lumière inonde le corps presque entièrement découvert de celle que j’ai aimée jusque bien après le coucher du soleil.
Je la regarde et sa peau blanchie par la lumière de la nuit semble augmenter jusqu’à l’infini ma passion pour celle devenue mienne.
Au loin, des loups sans cesse affamés errent dans les prairies en attendant leur heure pour commettre leurs méfaits avant de s’en aller rejoindre la forêt toute proche.
L’image rassurante de la pointe creuse du mont Vésuve me remplit d’une béate quiétude dans laquelle je puise cette force qui m’aide à poursuivre le chemin que les Dieux ont bien voulu tracer pour moi. En cet instant précis, rien ne permet de distinguer les contours de la montagne qui a disparu dans les ténèbres d’après le soleil couchant. Je la sais si proche et je la sens pourtant si éloignée à la fois… je la devine sereine et endormie dans la douceur apaisante de la nuit. Par moment, il m’arrive même de ressentir une impression étrange, c’est un peu comme si je ressentais l’immensité de sa puissance vibrer sous mes pieds. J’ose seulement espérer que la pleine lune de cette nuit nous aura enfin apporté de sa fertilité, et qu’enfin ma douce Cartesia puisse un jour enfanter de la progéniture qu’elle se désespère de m’apporter depuis le premier soir de nos noces.
Je devine dans les silences de celle que j’ai faite mienne ce vœu pieux de procréer mêlé au désespoir de n’avoir pu jusqu’alors m’offrir la descendance qu’elle se languit de m’apporter enfin. Ses bains dans l’eau de source de la fertilité devenus maintenant quotidiens sont jusqu’à ce jour restés vains et je ne peux que demeurer impuissant face au chagrin qui lentement la ronge et la tourmente.
Je ne sais si c’est l’angoisse de ne me voir un jour revenir vivant des jeux qui tord à ce point ses entrailles ? A moins que les Dieux aient décidé de nous punir de la sorte en la privant de son espoir le plus cher ? De son vœu le plus intime ?
Je ne sais ce qui nous arrive ni pourquoi le sort en a décidé ainsi !
J’ai pourtant toujours respecté les proches autant que mes ennemis et j’ai toujours fait en sorte que ces derniers restent dignes dans la défaite. J’ai souvent bravé les décisions de la foule en refusant d’achever mes adversaires une fois vaincus.
Je n’ai jamais voulu croire qu’en la vie, peut-être parce que l’autre monde ne m’est jamais apparu ! Peut-être parce que je n’ai jamais vu ces fameux champs de blé et ces paysages éternels qu’en rêves ! Peut-être enfin parce que les Dieux des ténèbres ne m’ont jamais permis de serrer dans mes bras les aïeux qui m’y ont précédé et qu’il m’arrive pourtant de revoir durant mes sommeils !
Qu’importe le fait que Cartesia enfante ou non, qu’importe que ses entrailles soient sèches ou taries, seul son bonheur compte à mes yeux.
***
Je ne sais ce que les Dieux me réservent encore ni les raisons pour lesquelles ils m’ont jusqu’alors épargné hormis ces quelques cicatrices dont mon corps portera à jamais les stigmates.
L’horizon lentement se fait jour. Comme à son habitude, il vient de derrière le mont Vésuve pour illuminer l’ensemble des terres.
Je regarde Cartesia qui dort du sommeil de l’amour, son teint doucement redevient brun à mesure que la lumière arrive par la loggia.
Les oiseaux perchés sur les branches des figuiers et des oliviers millénaires se sont mis à chanter tandis que les poules courent déjà dans la cour. J’observe le ciel dans lequel un aigle se laisse planer en formant de grands cercles, sans doute vient-il de repérer une souris, un lièvre ou une toute autre proie égarée et dont il fera un festin
Je m’approche du lit dans lequel Cartesia dort toujours… lentement, je pose une main sur son ventre dénudé tandis qu’un profond soupir s’échappe de ses douces lèvres entrouvertes, elle est si belle et si fragile à la fois… si seulement la vie pouvait naître de ses entrailles.
Demain, une fois qu’elle aura pris la route pour Rome, je m’en irai affûter mes armes avant d’errer longuement sur le dos de mon fidèle Coliseum. Je parcourrai les terres durant tout le jour avant de revenir vers le domaine au soleil couchant, j’irai puiser ma force tout au long des contrées et je chercherai une fois de plus l’inspiration et la sérénité dans la forêt ou sur les abords du mont Vésuve. Le soir venu, la température sera plus clémente et je pourrai alors m’entraîner jusqu’à la nuit tombée.
***
Je ne sais ce qui m’attend encore ! Les quelques derniers jeux ont été rudes et je crains que les pièges qui m’y sont réservés depuis plusieurs mois déjà ne soient le fruit et la volonté de l’empereur ! Certains le disent bon, mais je ne peux m’empêcher de penser que les difficultés sans cesse grandissantes de ces derniers temps soient en rapport avec les refus successifs de mon défunt frère et de mon défunt père d’entraîner les troupes de feu le sien. Antonus et Antarius n’aimaient ni le style, ni l’arrogance de Titus Flavius Vespasianus, cet enfant de salaud qui méprisait le peuple qu’il prenait un malin plaisir à opprimer.
Je ne sais ce que vaut son fils ni ce qu’il fera, mais toujours est-il que l’exemple censé l’inspirer n’aura, jusqu’à sa mort, guère épargné ma famille. Vespasianus n’a cessé d’éprouver de l’amertume dès lors qu’Antarius d’abord et qu’Antonus ensuite ont refusé de se rallier à son armée. Titus Flavius Sabinus serait différent, c’est ce que l’on dit, c’est ce que nous verrons. Il est jeune et encore inexpérimenté, mais il est également de la maison de son père.
Et lorsque le lion goûte la chair humaine, c’est le sang de l’homme qui s’écoule à jamais dans la mémoire de l’animal.
Antarius a pourtant longtemps entraîné les troupes romaines à la lutte et aux maniements des armes.
Je ne sais quel différend a fini par l’opposer au proconsul, c’était en Palestine, c’était loin, c’était il y a longtemps.
***
Bien qu’il nous préserve de son étouffante chaleur, le soleil est déjà haut. Depuis le lever du jour, l’air semble plus respirable qu’il ne l’est habituellement.
Je ne sais quels sont les projets de Titus Flavius Sabinus ni la raison pour laquelle il m’a fait envoyer cette garnison arrivée ce matin même de Rome. Selon leur chef, il ne s’agirait là que d’une simple invitation à participer aux prochains jeux organisés une fois de plus en l’honneur de la puissance de Rome.
Étrangement, je ne sais si je dois me méfier ou me réjouir de telle invitation ! Il est vrai que de faire une entrée dans le fameux grand amphithéâtre flavien reste pour bon nombre de gladiateurs le plus grand des honneurs, on dit qu’il s’agirait du plus grand amphithéâtre au monde. Je me suis laissé dire qu’il serait à l’image de Rome : gigantesque, presque à la démesure de la cité éternelle.
Je n’ai que faire de ces honneurs. Mais puisqu’il m’y invite… ou puisqu’il m’y défie, j’y lèverai donc le glaive.
***
C’est étrange comme les chevaux paraissent nerveux depuis tout à l’heure, les poules et les oies ne cessent de tourner en rond tandis que plus aucun oiseau ne plane dans le ciel, j’ai l’étrange sensation que cela n’augure rien de bon. Même les cieux semblent lentement s’obscurcir.
Après tout, peut-être suis-je trop méfiant !
Je ne sais pourquoi je demeure nerveux depuis quelques temps, pourquoi je ne cesse de rester constamment sur mes gardes !
J’observe le mont Vésuve dont une épaisse fumée s’échappe de la cime. Il semblerait que quelque chose s’y soit embrasé. C’est étrange comme l’horizon tout autour paraît avoir changé.
Décidément, je n’aime pas cet air sombre et inhabituel.
Je m’approche de Coliseum, lui aussi paraît ne pas être dans un état normal : tous ses muscles tremblent sous sa belle robe blanche.
Tel le grand Alexandre, je regarde mon Bucéphale droit dans les yeux tandis que son regard trahit, pour la première fois, la peur qui le tenaille. Je tends la main dans sa direction alors qu’il tire la tête en arrière, comme pour m’éviter.
– Qu’y a-t-il Coliseum ? Qu’as-tu, fidèle compagnon ?
J’approche à nouveau la main du haut de sa tête pour la laisser glisser tout le long de son cou et terminer ainsi ce moment de communion par une légère tape emplie d’une sereine affection sur le jarret.
– Que se passe-t-il ? N’aie pas peur. Viens, allons nous détendre du côté d’Herculanum. De là, nous regarderons le soleil se coucher sur le mont Vésuve.
Mais ces quelques paroles censées apaiser ses peurs ne font que crisper plus encore mon fidèle compagnon qui cambre à nouveau la tête dans un mouvement de recul, je sens bien que quelque chose le tourmente.
– Viens, n’aie crainte, je te protégerai.
Hormis la fumée provenant de la cime de la montagne, les cieux resteront aujourd’hui assurément cléments durant tout le jour et la chaleur ne brûlera pas les plaines d’ici au coucher du soleil.
– Viens Coliseum, allons nous entraîner avant la tombée du jour.
Je monte mon fidèle compagnon dont chaque pas reste hésitant. Je demeure inquiet par son comportement si inhabituel. Tout à l’heure, une fois arrivés à Herculanum, je le laisserai courir aux abords du mont Vésuve tandis que je m’exercerai au maniement du glaive.
C’est étrange comme la fumée s’épaissit à l’approche de la montagne, obscurcissant le ciel jusqu’à cacher totalement le soleil. De temps à autre, des roches crépitent de la cime comme des fourmis affolées avant l’orage.
Je descends de mon cheval tandis qu’il repart aussitôt au galop en direction du domaine.
Tant pis, je rentrerai seul.
Me voilà face au mont Vésuve. Quel étrange décor que celui de ces plaines devenues grises par l’ombrage des cieux ! Elles sont devenues aussi sombres que le sommet de la montagne ; c’est à un point tel qu’il m’est à présent impossible de distinguer les unes de l’autre. De la fumée s’en dégage tandis qu’une odeur jusqu’alors inconnue commence à envahir les contrées, c’est comme si la montagne se mettait subitement à brûler de l’intérieur.
Je dépose les armes sur le sol avant de m’échauffer les muscles des jambes en courant, formant des ronds de plus en plus grands. Au bout de quelques minutes, j’accélère le mouvement, formant toujours le même cercle d’une centaine de pas, cela va accélérer les battements de mon cœur tout en augmentant ma résistance à l’effort et au combat.
La quinzaine de tours accomplis, je reviens au centre du cercle avant de sortir mon glaive de son fourreau : l’entraînement au maniement des armes va enfin pouvoir commencer. J’avance le pied gauche tout en écartant les jambes et je lève le glaive que je fais tournoyer au-dessus de ma tête. J’accélère le mouvement, cela va me permettre d’échauffer tous les muscles de mes bras et de renforcer la stabilité de mes jambes.