— Salut, Pierrot !
— Salut, Juju !
Juliette était la seule parmi les employées de l’entreprise viticole à appeler ainsi Pierre, le fils du patron. Il était 18 heures et la sonnerie qui annonçait la fin de la journée de travail venait de retentir. Les deux jeunes gens s’étaient croisés en franchissant le lourd portail de bois qui délimitait l’enceinte de la vieille exploitation familiale. La jeune femme arborait le grand sourire qui la quittait rarement et qui découvrait ses jolies dents blanches, alors que Pierre avançait l’air sombre et la tête dans les épaules.
— Oh ! toi, tu t’attends à une bonne remontée de bretelles ! lui lança Juliette en riant et en se dirigeant vers sa vieille 4L hors d’âge, la carrosserie s’était mal remise d’une averse de grêle deux ans auparavant. Tu aurais au moins pu mettre une chemise propre avant d’aller affronter ton père !
— Pour ce que ça change… maugréa Pierre.
— Je t’avais prévenu hier soir pourtant que tu buvais trop et que tu ne serais pas frais pour le conseil d’administration de ce matin… que tu as d’ailleurs dû sécher ! À voir ta mine, on dirait que tu sors seulement de ton lit !
C’était le cas. Comme trop souvent au goût de son père, le jeune homme se rendait à des fêtes nocturnes où il buvait sec, et pas toujours aux sauteries élégantes qu’organisait la bonne société bordelaise à laquelle sa riche famille appartenait. Il préférait en général s’encanailler avec les ouvriers de l’entreprise qui se réunissaient parfois dans les cafés du village, et s’amusaient joyeusement en dansant sur les tubes à la mode. Il les trouvait sympathiques et distrayants, tellement plus authentiques, même si leurs manières et leur langage n’étaient pas toujours ceux dans lesquels lui-même avait baigné depuis sa naissance. La veille au soir, il avait donc partagé jusqu’au petit matin la gaieté et la bonne humeur de quelques jeunes gens qui travaillaient pour sa famille. Juliette, la plupart du temps, faisait partie des réjouissances.
Ils étaient bons camarades, se faisaient souvent leurs confidences et se remontaient mutuellement le moral quand l’un d’eux avait des soucis, car ils se connaissaient depuis toujours. Ils avaient pratiquement le même âge. Juliette avait grandi à l’ombre de la propriété familiale de Pierre. Mais tandis que lui résidait dans le magnifique château de ses ancêtres, elle habitait une modeste maison à quelques dizaines de mètres de là, à la limite des immenses vignobles. En effet, son père, décédé quelques années auparavant, avait longtemps été l’homme à tout faire du domaine et bénéficiait d’un logement de fonction. Et Pierre s’échappait alors souvent de l’enceinte de sa vaste demeure pour venir jouer avec Juliette qui était une petite fille un peu délurée et toujours prête à inventer des bêtises amusantes ; cela le changeait des copains de classe de l’école privée où son père l’avait inscrit. Ensemble, ils s’étaient donné la colique à manger des raisins trop verts, ils avaient découvert le nom des plantes et des petits animaux qui peuplaient les alentours, car Juliette passait tout son temps libre à courir la campagne comme une petite sauvageonne. Ils avaient donc poussé de conserve et Pierre disait de Juliette qu’elle était « son meilleur pote ». Avec ses genoux couronnés d’écorchures, ses cheveux châtains toujours emmêlés et ses vêtements la plupart du temps déchirés, elle ressemblait plus en effet à un garçon manqué qu’à une petite fille modèle de la comtesse de Ségur ! Plus tard, quand ils furent adolescents, Pierre confiait ses peines de cœur à Juju, comme il l’avait très vite surnommée. Elles ne duraient jamais très longtemps, car le jeune homme conscient de son physique avantageux trouvait vite une belle pour le consoler. Sa mèche blonde qui retombait perpétuellement devant ses yeux bleus rieurs, sa gentillesse et sa gouaille, qui contrastait avec ses origines de grand bourgeois, avaient brisé le cœur de pas mal de filles des environs, d’autant plus que sa fortune lui valait parfois des conquêtes animées par des motifs plus bassement matériels. Bref, quand il passait à toute allure dans le village au volant d’un de ses bolides de sport, que son père était obligé de renouveler régulièrement pour cause d’accident, de nombreux regards féminins le suivaient avec envie. Il avait 28 ans et sa famille le pressait de prendre femme pour assurer la descendance, et surtout, car elle espérait que la vie maritale calmerait le jeune homme et le mettrait enfin dans le droit chemin.
Le regard sombre de Jean-Nicolas Debrezac l’accueillit quelques instants plus tard à son entrée dans le spacieux bureau paternel dont les hautes fenêtres donnaient sur l’immensité verte des rangs de vigne. Les austères meubles de bois foncé polis par les ans ajoutaient à la solennité du lieu. Pierre ne se souvenait pas avoir passé de bons moments dans cet endroit où s’étaient succédé trois générations de Debrezac qui avaient partagé l’amour du vin, et n’avaient eu pour seul souci que de faire prospérer l’entreprise familiale à force de travail acharné. Ils y étaient parvenus et les crus qui sortaient de leurs chais avaient acquis une solide réputation malgré un fléchissement important ces deux dernières années.
Quand il était plus jeune, c’est là que son père le recevait pour commenter ses bulletins scolaires. Pierre, pour lui faire plaisir, car il l’aimait et le respectait malgré son caractère autoritaire, avait toujours réussi à se maintenir à un honnête niveau sans toutefois faire les étincelles attendues. Il avait eu son bac, et son père avait alors décidé de l’intéresser à l’entreprise familiale ; toutes les générations de la famille l’avaient fait depuis sa création.
Le jeune homme s’assit lourdement dans le fauteuil aux pieds tournés, recouvert de velours incarnat que son père lui désigna froidement de la main. Que de fois ne s’était-il trouvé dans cette inconfortable position d’accusé, sentant peser sur lui le sévère regard de M. Debrezac !
— N’as-tu pas oublié quelque chose ce matin ? As-tu omis de consulter ton agenda ? commença rudement le patriarche.
C’était parti pour une demi-heure de reproches, Pierre avait noté que c’était en moyenne le temps que son père consacrait à ces entrevues de réprimandes. Il fit le dos rond et attendit, résigné, que l’orage éclate. Au fond, il se détestait de décevoir son père, mais n’avait pas encore trouvé la volonté de changer quoi que ce soit à son comportement. Il répondit calmement qu’il ne s’était tout simplement pas réveillé.
Le père soupira longuement :
— Toujours la même rengaine ! Mais je te rappelle que ce matin tous les actionnaires étaient là, et ton absence, que je n’ai su comment excuser, a été remarquée. Nous avons parlé de la situation qui, je ne te le cache pas, n’est pas brillante. Deux des restaurants qui nous achetaient un nombre important de bouteilles chaque année viennent de nous faire faux bond, une des caves menace de s’écrouler si nous ne nous lançons pas dans de conséquentes et coûteuses réparations…
Il ajouta après quelques secondes de silence :
— Et Victor était furieux.
Victor était le maître de chai. Il détestait cordialement Pierre, qu’il considérait comme un bon à rien, un sale gosse de riche et un jeune gommeux, tout juste bon à dépenser la confortable somme d’argent que son père lui allouait tous les mois, sans prendre la part active qu’on attendait de lui pour la bonne marche de l’entreprise. Victor était un solide paysan, né dans les vignes auxquelles il consacrait toute sa vie. Il se voyait presque comme un membre de la famille Debrezac et prenait fait et cause pour celle-ci. Ses heurs et malheurs étaient les siens et quand le fameux orage de grêle de juin 1982 avait détruit sur pied une partie de la future récolte, il en était tombé malade. Ce dévouement sans bornes lui avait acquis l’estime et même l’amitié du grand patron, qui le considérait comme son bras droit puisqu’il n’avait pas pu jusqu’à présent compter sur Pierre, pressenti pourtant comme son successeur à la tête de l’entreprise.
— Oh ! lui… Il n’a jamais pu me sentir, dit Pierre d’un ton las.
— Et pourquoi à ton avis ? tonna M. Debrezac. Tu te moques de tout, tu ne penses qu’à t’amuser, tu as un comportement…
« d’adolescent attardé », termina Pierre mentalement. Il connaissait la chanson. Son père la lui resservait à chaque fois qu’il mettait un pied dans ce bureau. Qu’avait-il donc à lui dire de nouveau aujourd’hui ? Pourquoi perdre du temps à rabâcher la même discussion stérile ?
Mais curieusement ce jour-là, le chef de famille ne poursuivit pas sa litanie habituelle. À savoir qu’il en avait assez et qu’il fallait que cela cesse, que Pierre devait absolument se ressaisir au nom de l’honneur de la famille et de la bonne marche de l’entreprise. Le long silence qui suivit, durant lequel on put, dans ce lourd après-midi de juillet, entendre les cigales striduler sur la terrasse qui prolongeait le bureau, surprit Pierre. Il leva les yeux sur son père, qui semblait méditer profondément. Après quelques instants, Jean-Nicolas Debrezac laissa tomber :
— Au fond, je crois tout simplement que tu n’aimes pas la vigne.
Pierre se redressa brusquement, sortant de son apathie. Quoi ? Lui, ne pas aimer la vigne ? Oh ! Que si, il l’aimait ! Il la connaissait par cœur depuis qu’il avait fait ses premiers pas dans ses rangées de terre mêlée du fin gravier qui avait d’ailleurs donné son nom à un de leurs grands crus classés. Depuis presque trente ans, il ne s’était jamais lassé des dessins que formaient les noirs sarments tortueux, sur les jeunes pousses tendres des feuilles qui en sortaient au printemps en se dépliant peu à peu, sur les minuscules grains verts qui grossissaient de jour en jour et changeaient de couleur au fur et à mesure de leur maturation, sur la rosée translucide qui s’attardait le matin sur ces derniers, sur les fruits enfin mûrs qui ressemblaient à de précieux rubis. Il s’inquiétait des fortes pluies qui menaçaient parfois les précieuses récoltes. Il s’enchantait de voir les grappes tomber une à une dans les hottes des vendangeurs, finissant par former de fragiles montagnes violettes. Il aimait se mêler aux travailleurs saisonniers de septembre, au grand dam de son père qui jugeait que ce n’était pas sa place. Il respirait avec délice l’odeur du raisin que l’on presse, il contemplait longuement les énormes fûts ventrus de chêne qui abritaient les riches nectars dans les sombres caves voûtées, au fond desquelles il errait souvent, seul. Puis il allait se poster devant les centaines de bouteilles sagement couchées dans leurs casiers. Et il connaissait et aimait le bon vin, un peu trop parfois. Mais il savait que son père, cet homme aux cheveux gris plaqués en arrière et aux yeux bleus perçants abrités derrière des lunettes à l’austère monture d’acier, lui reprochait surtout de ne pas aimer le côté commercial de la vigne, les chiffres et les prix, les marges et les bénéfices, les problèmes d’exportation et de publicité, les discussions à n’en plus finir avec les intermédiaires, les palabres interminables des conseils d’administration et autres réunions. Ces dernières parfois impromptues auxquelles M. Debrezac le convoquait souvent au pied levé comme s’il était corvéable à merci, comme s’il fallait toujours se plier à la toute-puissance du chef de famille et de l’entreprise.
— Ce que je n’aime pas, c’est le métier qui y est lié, dit-il en regardant ce dernier droit dans les yeux. Tu ne m’as jamais demandé mon avis, tu veux tout régenter à ta façon. Tu as décrété depuis ma naissance que je prendrais ta succession, comme il se doit, de père en fils.
Il s’agitait et semblait sortir enfin des limbes de sa soirée trop arrosée de la veille.
— Après tout, ajouta-t-il en se levant et en se dirigeant vers la porte, sans que son père lui ait signifié que l’entretien était terminé comme c’était l’usage, tu n’as qu’à confier cette responsabilité à Julien, il s’en sortira sûrement mieux que moi.
***
— Dis donc, Cricri, quand est-ce que tu me les rends, les sous que tu me dois ? Ça commence à urger, lança Juliette à son amie, en baissant les yeux vers le verre de grenadine qu’elle buvait avec une paille.
— Je sais, ma grande… Dès qu’on a la paie, je te promets, tu auras ce que tu m’as prêté.
Les deux collègues et amies, comme souvent à la belle saison, s’étaient attablées à la terrasse d’un des cafés du village, en sortant de leur travail. Ce jour-là, contrairement à leur habitude, elles parlaient peu, écrasées par la chaleur qui ne baissait toujours pas en ce début de soirée. D’ordinaire, elles échangeaient leurs impressions sur la journée écoulée, discutaient de leurs collègues du service de comptabilité où elles occupaient toutes deux un poste, les critiquaient parfois, gentiment ou bien de manière plus sévère. Juliette surtout avait le chic pour épingler les travers des uns et des autres et elle faisait souvent hurler de rire les assemblées dans lesquelles elle se trouvait en imitant tel ou tel employé de la maison Debrezac. Mais cela n’était jamais bien méchant, car au fond, il n’y avait pas plus brave fille qu’elle. Or, ce soir-là, elle semblait se concentrer pensivement sur sa grenadine. Cricri, prénommée Christine en réalité, lui fit remarquer :
— Juju, combien de fois t’ai-je demandé de ne pas faire ces horribles glouglous avec la paille quand tu arrives au fond de ton verre ? Je t’assure, ce n’est pas très élégant !
— Je sais, ma vieille, je n’ai pas de bonnes manières, mais à vrai dire, je m’en fiche un peu…
Et le silence retomba entre les deux jeunes femmes.
Soudain Cricri repoussa sa chaise à grand bruit. Elle en avait une bien bonne à apprendre à son amie.
Juliette cessa ses glouglous et regarda son amie d’un air interrogateur. Peut-être allait-elle lui apprendre une nouvelle qui allait mettre un peu de piment dans le quotidien de l’entreprise et du village ; elle le jugeait souvent un peu morne. Son énergie et sa vivacité inépuisables s’accordaient parfois assez mal avec le ronron de sa vie. Mais Christine gardait le silence, ménageait ses effets.
— Eh bien ! Qu’est-ce que tu attends ? Tu vas me faire mariner encore longtemps ?
Cricri rapprocha sa chaise en jetant un coup d’œil autour d’elle comme si elle allait révéler un secret d’État. Elle ne disait toujours rien. Juliette tapa du poing sur la table, ce qui fit sursauter un consommateur à moitié endormi à la table voisine.
— Je me rendais à la photocopieuse, finit par lâcher Cricri, quand j’ai surpris une conversation entre le grand patron et le chef comptable.
Juju bouillait d’impatience.
— Pourtant, poursuivit calmement Christine en ménageant ses effets, c’est pas souvent que M. Debrezac vient traîner ses guêtres dans nos quartiers, je sais pas ce qu’il faisait là.
Devant le regard noir que lui lança Juliette, elle se décida à faire sa grande révélation :
— Ton amoureux est revenu.
Juliette rougit violemment. Il lui sembla que tous ses membres se mettaient subitement à trembler. « Heureusement que je suis assise », pensa-t-elle.
— Tu veux dire Ju… Julien ?
Cricri éclata de rire.
— Qui d’autre ? Tu n’aimes plus Julien ?
Oh si !… Elle l’aimait encore. N’en avait jamais aimé un autre.
Julien était le cadet de Pierre, de deux ans plus jeune. Mais à les voir, on ne les aurait pas pris pour des frères. Autant Pierre était blond, souriant, expansif et débordant de vie, autant Julien était brun, taciturne et secret. Sa mère était morte quelques jours après l’avoir mis au monde, était-ce une explication ? Cette mère à la chevelure sombre, discrète à l’extrême comme lui. Portait-il le poids de cette culpabilité dont personne pourtant n’avait pensé à le charger ? Était-ce pour cette raison qu’il avait toujours eu l’impression que son père préférait secrètement Pierre, que c’était à lui qu’il voulait confier sa succession, en plus du fait qu’il était l’aîné ? Julien expliquait ainsi l’indulgence dont Jean-Nicolas Debrezac faisait preuve vis-à-vis des fredaines de son frère et de son peu d’intérêt pour le commerce du vin. Quoique profondément dissemblables, les deux frères s’entendaient plutôt bien. Le caractère souple et facile de Pierre et son peu de goût pour les questions existentielles le poussaient à accepter son frère comme il était. Et puis, ils n’avaient finalement guère vécu ensemble au château. Dès l’adolescence, Julien avait été envoyé dans un des meilleurs lycées de Bordeaux. Voulait-il gagner l’affection de ce père un peu distant à son égard en travaillant d’arrache-pied pour obtenir de brillants résultats ? Toujours est-il qu’il fut le meilleur élève des classes préparatoires qu’il suivit après son bac, qui devaient ensuite le faire admettre dans une grande école de commerce international. Puis, il voulut parfaire sa formation en partant aux États-Unis où il séjournait depuis deux ans déjà. Il revenait assez rarement dans la demeure familiale, mais chacun de ses brefs passages était marqué par un grand dîner où étaient invités tous les notables de la région avec lesquels Jean-Nicolas voulait partager sa joie de l’éblouissante réussite de son fils cadet. Pierre assistait de bonne grâce à ces réunions où les meilleures bouteilles du domaine étaient débouchées.
Et il était enfin de retour de ce long exil américain… Combien de fois Juliette ne l’avait-elle pas rêvé ! Pourtant, il ne s’était jamais rien passé entre elle et Julien. Autant ses rapports avec Pierre avaient toujours été francs et amicaux, autant son frère ne lui avait jamais vraiment témoigné d’intérêt. Quand ils étaient enfants, le cadet ne partageait jamais leurs jeux. Il se promenait de longues heures, solitaire, dans les vignes et répondait par un hochement de tête poli aux grands signes de bras que lui adressait Juliette quand elle l’apercevait. Puis ils avaient grandi, et c’est alors un pincement au cœur que ressentait la jeune fille quand elle l’entrevoyait, même de loin. Quand il sut conduire, il passait souvent au volant de sa vieille Jeep dans le petit chemin de terre qui bordait l’arrière de la maison de Juliette. Que de fois ne s’était-elle pas cachée dans les vignes, pour le voir de plus près, quand elle entendait au loin le bruit caractéristique de son moteur ! Depuis qu’elles avaient quinze ans, Cricri et elle parlaient de lui. Juliette mettait le caractère sombre et distant de Julien sur le compte de la timidité, et surtout d’un tempérament romantique à l’extrême, comme ceux qu’elle avait rencontrés dans le peu de romans qu’elle avait lus pendant sa scolarité chaotique. C’était son héros, son prince charmant, même s’il ne lui avait jamais vraiment accordé d’attention. Il devait pourtant entendre parler d’elle par Pierre ! Elle n’avait cependant jamais avoué à son camarade de jeux le penchant qu’elle éprouvait pour son frère. Il peuplait ses rêves de jeune fille. Elle se tenait au courant de ses occupations par Pierre, à qui elle demandait souvent des nouvelles, d’un ton faussement détaché. Aucun jeune homme du village n’avait pu la distraire de cet amour idéal. Plus d’un pourtant avait essayé de séduire cette grande fille avenante, dont la spontanéité et le naturel attiraient comme un aimant tous les garçons du coin. Elle éclatait alors de son rire de gorge et les repoussait gentiment, quand l’un d’eux insistait un peu trop lourdement. Personne n’était au courant de son secret, à part Cricri…
— Juju, tu ne vas pas encore te faire des idées, de faux espoirs ? demanda anxieusement cette dernière lorsqu’elle vit son amie plongée un long moment dans une rêverie extasiée.
Rester la bouche fermée pendant plusieurs minutes d’affilée n’était en effet pas dans les habitudes de Juju.
— Après tout, Julien a peut-être changé pendant ces deux ans !
— Ou peut-être pas ! Et toi tu vas finir vieille fille… Enfin ! Juju ! Tu sais bien, rends-toi compte, tant de choses vous séparent !
— Et alors ? On en a vu d’autres ! Je lisais encore l’autre jour chez le coiffeur…
Cricri soupira intérieurement : Juju allait sans doute encore lui raconter une histoire de prince qui a épousé une bergère. Bien sûr, cela arrivait, une fois par siècle, et encore. Et puis, il n’y avait pas que cela. Elle ne voulait pas vexer son amie, mais comment lui expliquer que sa gouaille, sa façon de parler, son manque de discrétion et de tenue, sa manière de s’habiller, ses cheveux « en pétard » comme le disait Juju elle-même, aux colorations parfois hasardeuses, étaient peu en accord avec ce jeune homme si sage et si bien élevé ?
Cependant, Juliette continuait de penser qu’on pouvait bien rêver un peu.
***
Juliette rentra chez elle sur un petit nuage. Elle n’au-rait pu dire qui elle avait croisé sur son chemin, elle qui adressait pourtant d’ordinaire un sympathique salut à tous ceux qui passaient et qu’elle connaissait depuis qu’elle était toute petite.
Elle introduisit machinalement sa clé dans la serrure et entra chez elle, enfin, dans le monstrueux désordre qui lui servait de domicile. La maisonnette en pierre était ravissante et Jean-Nicolas Debrezac la lui avait laissée contre un loyer dérisoire, à la mort de son père, en la mémoire de ce dernier qui avait toujours été un employé modèle sur la propriété, toujours prêt à rendre service à la famille Debrezac même en dehors de ses heures de travail. La pièce principale était essentiellement décorée des trophées que Juliette gagnait dans les fêtes foraines qu’elle fréquentait assidûment. D’énormes animaux en peluche aux couleurs criardes s’entassaient sur le canapé avachi. Dans la chambre à coucher, des vêtements s’empilaient sur une chaise. Juliette avait repeint chacune des trois pièces d’une couleur différente, ce qui donnait à l’ensemble un caractère hétéroclite, mais ne manquait pas de gaieté. Toutefois, il prenait périodiquement à l’occupante des lieux une folie de rangement et de ménage qui métamorphosait la demeure en quelques heures. Et Christine, qui était une des rares personnes avec Pierre, à franchir ce seuil, s’extasiait alors, encourageant son amie à se lancer plus souvent dans de telles entreprises. Mais dès le lendemain, petit à petit, le désordre regagnait du terrain, grignotait l’espace. Et les géraniums sur le rebord des fenêtres savaient qu’ils en avaient pour trois bonnes semaines à mourir de nouveau de soif…
Ce soir-là, Juliette dîna d’un œuf dur, seul habitant du réfrigérateur qui affichait un vide abyssal. Juju se promettait tous les jours de « faire des courses » et elle y était parfois bien contrainte, sous peine de tomber d’inanition. Le réfrigérateur et les placards étaient alors pleins à craquer, puis se vidaient lentement, jusqu’à ce que la menace de famine se fasse de nouveau sentir.
Elle se laissa tomber sur son lit qu’elle n’avait pas refait le matin, un vague sourire aux lèvres. Il était là, à quelques dizaines de mètres d’elle… Elle l’imaginait assis dans un des fauteuils du salon d’apparat, où son père l’avait parfois emmenée quand il avait à faire au château, en lui recommandant de ne rien toucher, elle qui était si maladroite ! Elle croyait l’entendre raconter son séjour aux États-Unis, contrée lointaine et mythique dont elle ne savait rien, ce qui renforçait le séduisant mystère de Julien. Au fait, pourquoi Pierre ne lui avait-il rien dit du retour du fils prodigue ? Peut-être Julien avait-il voulu leur faire la surprise. « Julien, Julien… », se répétait-elle en boucle, sans se lasser. Julien, Juliette… La similitude de leurs prénoms lui était toujours apparue comme un signe.
Mais cette fois, comment l’approcher ? Compter, comme toujours, sur le hasard qui les faisait parfois se croiser de loin, dans la propriété ou au village, rencontres fortuites qui la laissaient toujours les jambes flageolantes, le cœur battant à tout rompre ? Un jour, un peu avant son départ en Amérique, il lui avait poliment et vaguement demandé de ses nouvelles. Et elle, d’ordinaire si prompte à la répartie, n’avait su bredouiller qu’un évasif « Bien, je te remercie ». Comme elle s’en était voulu de ne pas avoir engagé la conversation plus avant ! Peut-être était-il extrêmement réservé, maladivement timide, et n’attendait-il qu’un encouragement ? D’ailleurs, on ne l’avait jamais vu en compagnie d’une jeune fille, ce qui confortait Juliette dans ses suppositions. C’est ça ! Lui aussi l’aimait en secret et n’osait se déclarer ! « Tu délires, ma vieille… », finit-elle par se dire. Et elle s’endormit, guettant au loin le bruit de la vieille Jeep en espérant que Julien aurait envie d’aller faire un tour dans les vignes à la fraîche et qu’il passerait ainsi tout près de chez elle.
Elle se réveilla en sursaut le lendemain matin, surprise de se retrouver tout habillée dans son lit. Dans un demi-sommeil, elle se demanda comment elle avait pu oublier de se dévêtir. Peu à peu, son cerveau s’éclaircit et elle murmura avec ravissement : « Julien… ». Cette fois, ce n’était pas un de ces rêves qu’elle faisait régulièrement, Julien était bel et bien revenu !
Elle jeta machinalement un coup d’œil à son réveil et s’aperçut qu’elle aurait déjà dû être à son travail. Elle ne le mettait jamais à sonner en été. Elle aimait être réveillée par le rai de lumière qui filtrait à travers les rideaux. Elle sortait alors pieds nus sur le pas de sa porte, un bol de café à la main, et regardait la vigne qui semblait renaître. C’était un de ses grands plaisirs de l’été, avec les séjours à la terrasse des cafés en compagnie de Cricri ou de Pierre. Mais les émotions de la veille avaient dû prolonger son sommeil et elle n’avait même pas le temps d’un café.
Elle fila sous la douche, enleva rapidement le maquillage qui avait un peu coulé sous ses yeux pendant la nuit et remit ses vêtements de la veille, elle qui apportait d’habitude un grand soin au choix de ses tenues. Elle ferma sa maison en toute hâte, la contourna en courant, se tordant les chevilles sur ses hauts talons. Elle avait l’intention de suivre la piste qui longeait les vignes, ce qu’elle faisait rarement, mais qui lui faisait gagner du temps par rapport à la route habituelle. La 4L hors d’âge hoqueta trois fois avant de consentir à démarrer, ce qui aggrava la fébrilité de la jeune femme. La voiture fit un grand bond en avant et Juliette se lança à toute allure sur la piste. Elle roulait depuis une centaine de mètres quand elle aperçut un nuage de poussière au loin, annonciateur d’un autre véhicule qui s’était engagé sur le chemin en sens inverse. Or, celui-ci était trop étroit pour que deux voitures s’y croisent. Juliette continua son chemin en maugréant, espérant que le conducteur d’en face se range sur le bas-côté, au ras des premières rangées de vigne, car les minces pneus de sa petite voiture, qui étaient lisses depuis longtemps de surcroît, ne résisteraient pas aux ornières de la bordure du chemin. Mais la voiture importune continuait elle aussi d’avancer et elle se trouva bientôt nez à nez avec celle de Juliette. « Il va m’entendre ! » pesta Juliette à voix haute en se demandant qui pouvait bien emprunter cette piste peu carrossable, connue seulement des gens du domaine. Elle sortit vivement de sa voiture dont elle fit violemment claquer la portière. Elle avait bien besoin de ça ce matin ! L’autre conducteur en fit autant et l’apostropha sans égards :
— C’est un chemin privé, madame, il va falloir faire demi-tour !
Juliette se retint à sa portière, tant ses jambes s’étaient mises à chanceler soudainement. C’était Julien. Elle prit une grande inspiration et dit du ton le plus ferme qu’elle put, même si elle eut l’impression qu’un filet de voix inaudible sortait de sa gorge :
— Julien !… Tu ne me reconnais pas ? Le jeune homme la regarda, interloqué. Qui était cette belle plante aux cheveux en bataille, qui surgissait devant lui, telle une apparition ? Quant à elle, elle se demanda si elle ne s’était pas finalement trompée. Julien avait coupé ses cheveux et affichait un air mâle et sûr de lui qui contrastait avec l’attitude toujours un peu fuyante qu’elle lui avait connue jusqu’alors. Il restait silencieux, semblant fouiller dans ses souvenirs, les sourcils froncés, la regardant bien en face. « C’est bien ma veine ! pensa Juliette, juste un jour où je ne suis pas coiffée, pas maquillée et fringuée comme l’as de pique ! »
Julien fit un signe de dénégation désolée en hochant la tête.
— Juju ! La grande Juju ! Je suis la fille de Joseph, j’habite la maison dans les vignes et je suis une amie de votre… de ton frère Pierre !