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Quand tout est diversion, où est le centre ?

Jim Harrison

Hurlez, hurlez, hurlez, hurlez !…
Oh ! vous êtes des hommes de pierre ;
si j’avais vos voix et vos yeux,
je m’en servirais à faire craquer la voûte des cieux…

Shakespeare, Le Roi Lear

Pour Sonam et Mya

PROLOGUE

Les petits cimetières de la Côte sont pour lui des endroits rassurants. Des îlots de temps photographié, préservation d’une mémoire à demi effacée, dont les bribes lui permettent de se raccrocher à quelque chose.

Ici, le gravier est bicolore, grège et ocre, et il soupire agréablement sous les chaussures de Tony, tandis qu’il suit le petit groupe sombre. Un vent froid descend des montagnes et fait battre les pans des manteaux, incline les hibiscus en fleurs et emporte les premiers feuillages mourants. Les cheveux des femmes répondent aux rafales ondoyantes en lançant des reflets qu’il trouve apaisants sous le soleil automnal. Tout le monde se tait. Le pasteur attend que les gens se rapprochent, ce qu’ils font comme à regret, avec une timidité, une retenue qu’ils n’expriment pas d’ordinaire. Tony essaie de se tenir en retrait, pour ne pas voir le cercueil. Il l’a déjà aperçu au temple, dans une pièce adjacente où il s’est laissé entraîner sans le vouloir, en suivant le mouvement des inconnus autour de lui. Heureusement, le couvercle était fermé. Il est simplement passé devant le cercueil, sans s’arrêter, sans même l’effleurer, sans perdre connaissance.

Dans cette région où chaque village évoque un vin – et se soumet à la pression démographique en s’engraissant de constructions nouvelles, compromissions parodiques entre la solide maison vigneronne et l’immeuble de banlieue –, seuls les petits cimetières pimpants, et peut-être les églises, demeurent tels qu’ils étaient dans ses souvenirs d’enfant. Des fragments d’harmonie paisible aux allées soigneusement ratissées, à la végétation domptée par le savoir-faire de jardiniers au pas pesant, et aux stèles sculptées par des tailleurs-marbriers à l’imagination bridée par des siècles de tradition.

On devine le bourdonnement de l’autoroute. La voix du pasteur est emportée au-delà des vignes, vers les rangées de peupliers qui longent les champs, et plus bas, plus loin encore, vers le lac couleur de ciel. Il essaie d’apercevoir le Mont-Blanc, mais il ignore s’il est visible de ce point de la côte, ou peut-être est-il noyé dans la brume lointaine.

Une prière est dite, quelques mains se joignent, les têtes se penchent en avant – ou soudain sur le côté, pour essuyer discrètement une poussière soulevée. Tout est fait avec lenteur, et pourtant tout va très vite. Tony n’a pas vu le cercueil descendre en terre, les deux employés municipaux s’approcher avec leurs pelles, le pasteur refermer sa bible. Les autres s’en retournent alors il fait comme eux. Passe sans s’en rendre compte devant la famille de Jeanne, en palpant les poches de sa veste pour trouver le contact réconfortant de ses clés de voiture. Il entend déjà des portières qui claquent.

En remontant l’allée vers la sortie, il remarque le petit groupe de jeunes un peu à l’écart. Ils sont cinq, trois filles et deux garçons pour autant qu’on puisse en juger, alignés contre une haie de thuyas, comme pour ces séances d’identification dans les séries policières – le tapissage, c’est ça, le tapissage, drôle de mot. Ils sont les seuls à ne pas êtres vêtus pour la circonstance et ils le savent. C’est peut-être pour cette raison qu’ils s’étaient serrés sur le dernier banc du temple, tout près de la porte, dans une attitude de réprobation feutrée. Tony a noté ça du coin de l’œil, en entrant, mais il ne les a pas dévisagés, car il sait qu’il en connaît plusieurs, au moins de vue, et il n’a aucune envie de leur parler. Il presse le pas, anticipant le plaisir qu’il va éprouver en se coulant dans l’habitacle serein de la BMW. Ce sentiment de récompense qu’il ressent à la simple évocation du parfum de cuir et de tabac, et aussi de matières plastiques indéterminées mais forcément gratifiantes quand on les touche. Ni dures ni molles, ni froides ou chaudes, caressantes, presque stimulantes. Le rituel de la mise sous tension des instruments de bord, les petits sons qu’elle émet comme pour lui souhaiter la bienvenue, dans cette routine roborative lui indiquant que tout va bien à bord. Tout est parfaitement fonctionnel et prêt à lui apporter toute l’assistance possible dans la réalisation de ses rêves.

Jeanne est sous la terre, dans l’obscurité, à quelques pas de lui. Tout au début de l’éternité.

Il sort les clés et en dirige le faisceau vers la carrosserie noire luisante qui lui répond par un clin d’œil clignotant, mais sans émettre aucun son. Tony l’a programmée comme ça, pas de bruit. Pour la même raison qui lui a fait renoncer aux chiffres chromés à l’arrière, ceux qui indiquent de combien d’argent vous disposez pour pouvoir vous offrir une BMW série 7. Tony Suter est un homme qui apprécie la discrétion. Autour de lui, les gens se dirigent vers leurs voitures, se parlant à voix basse, sans s’interpeller, sans se redire le trajet jusqu’à l’auberge du village, où l’on est censés se retrouver pour partager sa peine autour d’un verre. Tony apprécie ça. La discrétion. Le respect des autres, le respect de leur environnement spatial et sonore. Il n’ira pas à l’auberge. Personne ne le connaît et il n’a pas le cœur de boire seul à une table, et encore moins de répondre à des questions voilées, tandis qu’on l’inviterait à rejoindre tel ou tel groupe.

Jeanne est sous la terre et cela ne signifie rien pour lui. Des mots qui s’insinuent dans son esprit, juste une ritournelle malfaisante, alors à quoi bon se les répéter encore et encore ? Il ouvre la portière, si pesante et si légère, se réjouit du son aspiré qu’elle va produire en se refermant. Le voici calé derrière le volant, à l’abri, dans le silence calfeutré. Le tableau de bord papillonne de petits voyants qui s’allument et s’éteignent au fur et à mesure de la progression du check-up. Les rétroviseurs se déploient, Tony peut regarder les gens à loisir maintenant, ombre immobile derrière ses vitres teintées. Il ne démarre pas. Jeanne est dans l’obscurité de la terre, pour toujours.

Malgré le vent qui continue de souffler en rafales, l’air est calme, la campagne environnante est déserte sous le ciel vide, et Tony éprouve une impression clandestine, comme s’il se cachait, alors que tout le monde est occupé à courir après le temps. Des souvenirs d’école buissonnière lui reviennent, lorsqu’il déviait de son chemin pour aller se baigner et qu’il finissait par rester à la plage toute la matinée, jusqu’à ce qu’il entende au loin la cloche de l’école marquer la fin des cours. Son regard se perd au-delà du muret de vieilles pierres, dilué dans la perspective des rangs de vigne.

Il met le moteur en marche et sort du parking dans un feulement contenu de puissance domestiquée. Prenez à droite, lui susurre le gps, option voix féminine. Il l’éteint d’une pression sur le volant multifonction. Allume la radio. Il voudrait simplement rester assis dans sa voiture au calme, trouver un endroit accueillant et simplement rester au calme. Il cherche des yeux un panneau lui indiquant l’entrée de l’autoroute.

Et maintenant je roule en direction de la maison. Bien que j’aie coupé la radio, mes doigts continuent de tapoter le volant. Je me demande ce que je fous sur l’autoroute. J’aurais dû prendre la route du vignoble, presque toujours déserte en semaine, rentrer par la campagne.

Le paysage défile, entrecoupé de nombreux murs antibruit. Enseignes publicitaires de toutes les couleurs ; salles de bowling, concessionnaires automobiles, nourritures pour animaux, fiduciaires et fitness. Usines. Façades de banlieue, bourgeonnantes d’antennes satellite. Vignes. Fermes. Caravanes. Prés. Vaches. Gares. Pavillons. Panneaux de sortie. Rien.

Dans la boîte à gants, il y a deux billets d’avion pour Olbia.

Je me dis que je devrais prendre la prochaine sortie et remonter dans les vignes. Je pourrais m’arrêter et contempler la vue en fumant une cigarette, mais l’effort me semble curieusement inutile. Je vais juste me laisser porter jusqu’à la maison, vide à cette heure.

Et soudain il se met à pleurer.

*

Une voix égrène en anglais les cours des matières premières. Il pense, Cette famille marche vraiment à côté de ses pompes. S’ils partent le matin en laissant la télé allumée, je pourrais aussi bien trouver la maison dévastée par un mégot oublié. Une odeur de tabac froid flotte dans le vestibule. Et des effluves de murs froids et un peu humides. Il hait cette maison, il ne s’y est jamais fait. Tout est froid ici, même avec un feu de cheminée et les thermostats poussés au maximum, il subsiste toujours un fond de fraîcheur médiévale qui l’empêche de se détendre. D’accéder au bien-être qu’il imaginait trouver en achetant sa maison. Ça date de là, pense-t-il, sa longue quête d’un peu de chaleur. Avec une légère complaisance, il imagine qu’il ne fait que perpétuer un désir immémorial des hommes pour la chaleur – le refuge de l’âtre ou les bras d’une femme. En dernier ressort, la bouteille. Le petit appartement de Jeanne était toujours réconfortant, enveloppant comme une vieille couverture.

Matteo Suter, douze ans, est assis sur le canapé du salon, en train de faire trois choses à la fois. Comme d’habitude, il semble parfaitement heureux et débordant d’activité. Il jette un coup d’œil rapide à son père par-dessus l’écran de son ordinateur portable.

– Salut ! Tu savais que le silence radio lors de la rentrée d’Apollo 13 avait duré plus de six minutes alors qu’il n’aurait dû être que de trois et qu’on a jamais su pourquoi ?

Ce gamin s’émerveille de tout mais ne s’étonne jamais de rien. Voir soudain son père rentrer à la maison en pleine journée, les traits tirés et les yeux encore rougis, ne semble pas l’ébranler le moins du monde.

– Qu’est-ce que tu fais là, Matt ? Et l’école ? Et pourquoi tu regardes CNBC ? Tu comptes investir en bourse ?

– J’apprends l’anglais. Elle s’est allumée sur ce canal, alors j’en profite en attendant un documentaire sur la chaîne du savoir. C’est les vacances d’octobre Papa, tu as oublié ? Maman est allée faire des courses. Je pense qu’on aura du gigot d’agneau. iGirl est en haut, elle dort encore j’imagine. Il y aura des interviews de Jim Lovell et de Gene Kranz, je ne veux pas manquer ça. Et toi ? Tu fais quoi ?

– Je passais dire bonjour. Lovell, c’est un astronaute ?

– Le commandant d’Apollo 13. Kranz, le directeur de vol. Tu ne te souviens pas ? On a regardé le film il n’y a pas un mois. Tom Hanks jouait le rôle de Lovell et Ed Harris celui de Kranz. Ça va bientôt commencer, dit-il en rangeant son crayon à papier et son carnet couvert de croquis ésotériques. Il rabat l’écran de son MacBook et toute son attention se focalise sur la télévision.

Il est probable que, comme moi, la plupart des pères doivent rêver d’être des héros pour leur fils. Mais ça fait déjà longtemps que je me suis résigné à ce que Matt ait endossé ce rôle. Je suis en admiration constante devant ce gamin. Et je ne crois pas que l’inverse soit vrai, il faut que je l’accepte. Quand on a soupçonné avec Caroline qu’il y avait chez lui des aspects peu conformes à l’idée que des parents peuvent se faire d’un petit garçon, on l’a traîné chez un spécialiste. Un neuro quelque chose, psychiatre ou psychologue, ce genre de truc. Ma femme avait vu un film sur le syndrome d’Asperger et elle s’était mise à s’inquiéter sérieusement. La focalisation excessive, obsessionnelle, de l’attention sur des sujets divers et variés – mais tous, à nos yeux, plutôt rébarbatifs – était un symptôme qui alarmait Caroline. Voir Matt couché dans le jardin une après-midi entière, le nez collé à une colonie de fourmis tout en griffonnant des schémas abscons, la plongeait dans un état de confusion proche de la crise de panique. Si elle lui lisait une histoire, il adorait pratiquer ce qu’il appelait “le jeu des mots oubliés”. Elle devait, à la demande de notre fils, sauter volontairement certains mots et lui s’amusait à les retrouver. Le jeu était encore plus apprécié si l’histoire était nouvelle et qu’il ne pouvait se servir de sa mémoire prodigieuse mais devait faire appel à la seule logique. En définitive, le docteur nous rassura en déclarant qu’elle avait procédé à tous les tests ; Matt était un petit garçon normal, bien qu’il manifestât une précocité intellectuelle et psychoaffective tout à fait surprenante. À vrai dire, précisa-t-elle, une précocité jamais vue, pour ce qui était de sa longue expérience. Mais Matt était un enfant sociable, ouvert, d’une humeur presque toujours égale, qui ne nourrissait à l’évidence aucune future névrose, il n’y avait donc pas à s’inquiéter.

– Tu imagines que ces types se sont retrouvés en panne à quatre cent mille kilomètres de la terre ? dit-il en pointant du doigt le visage buriné de Jack Swigert, comme me l’apprend une incrustation à l’écran. Plus d’oxygène, une température proche de zéro, plus d’instruments de navigation… Une cascade de problèmes claustrophobiques !… Et tout ça, confinés à trois dans une capsule de la taille de deux cabines téléphoniques !…

Ses yeux pétillent de joie et, je le devine, d’admiration. Voilà de vrais héros. Les jeunes garçons ont besoin de héros.

Tony allume une cigarette et s’assoit aux côtés de son fils. Pour Noël, il lui a offert un bouquin de Norman Mailer, Bivouac sur la lune.

Tony ne lit presque plus depuis quelques années. Il préfère ne pas y penser. Il n’en parle jamais. Difficultés de concentration. Vous connaissez ça. Vous relisez cinq fois le même passage et vous vous rendez compte que rien ne franchit la frontière de vos yeux. Comme si votre nerf optique s’était mis en vacances. Le cerveau travaille pour lui-même, ce que les yeux lui communiquent ne l’intéresse pas. Une sensation affolante de fragmentation. Vos différentes facultés physiques et intellectuelles vivent leurs vies, sous le règne du chacun pour soi. Tony prenait peur quand il remontait cinq ou dix pages en arrière pour découvrir un texte qu’il n’avait jamais lu. À peine un sentiment flou de déjà-vu. Le livre de Mailer, il s’en souvient vaguement, mais c’est parce qu’il était encore jeune, à une époque où la lecture représentait une part importante de sa vie. Mailer l’enthousiasmait, même si Bivouac sur la lune était un peu à part. Un texte de commande, brillant et égocentrique, comme d’habitude. Peut-être qu’à cette époque, Tony lui-même se cherchait-il aussi des figures héroïques.

– Tu as lu le livre que je t’ai offert sur Apollo 11 ? demande-t-il en sachant déjà à quoi il s’expose.

Matteo garde les yeux rivés à l’écran et ne répond rien. Sa façon à lui de vous signifier votre inopportunité. Le témoignage d’un ingénieur de la Nasa exposant comment les équipes avaient travaillé d’arrache-pied pour rendre compatibles deux systèmes de filtration d’air entre le module de commande et le module de service, revêt à ses yeux une urgence plus grande que votre question. Alors il ne vous répond pas. Il n’y a aucune marque d’impatience, aucune agressivité dans son silence, c’est juste une question de priorité. De toute façon, il n’oubliera pas de vous répondre quand il le jugera bon. Ce gosse n’oublie jamais rien.

Des pas légers au-dessus d’eux. Teresa est en train d’émerger. iGirl vous marche sur la tête. C’est Matt qui l’a baptisée ainsi. Il dit que sa sœur est une préfiguration d’un avenir mutant. Connectée en permanence : iPad, iPod, iPhone, son casque, ses écrans de tailles diverses, ses webcams semblent greffés à son corps adolescent. Une tempête magnétique vraiment sérieuse, un sursaut de colère solaire pourrait la tuer, affirme Matt en riant. Un flux de haute technologie reliant le vide avec le vide, si quelqu’un s’avisait de la placer sur écoute, espionnait son bavardage électronique, il deviendrait probablement fou. Tony est parfois reconnaissant envers son fils d’introduire un peu d’humour dans la relation – le néant relationnel, corrigerait Matt – que la famille entretient avec Teresa.

– Tu pleures Papa ?

Tony sursaute. Pas ça, surtout pas.

– Non, fiston, ce n’est rien. J’ai pris un truc dans l’œil, tout à l’heure. Tu entends le vent qu’il y a. Je vais me servir un verre.

Et le père se lève, mal assuré, comme s’il avait déjà bu une demi-bouteille, sous les yeux du fils qui le regarde avec cet air qu’il a quand il veut vous assurer de sa sympathie ; mais aussi, si Tony pouvait le voir à cet instant, une ombre, un soupçon de peur sur le visage qui le vieillit d’un seul coup.

Tony va vers le meuble-bar et croit que les pas de sa fille le suivent au-dessus de sa tête. Un grand verre de scotch sec, il est bientôt midi, quel mal à ça ? Un homme qui affronte seul la mise en terre d’un amour si grand sans pouvoir en parler à personne, a bien le droit à un remontant, non ?

Lovell : Il fallait qu’on réussisse. Je ne voulais pas devenir un monument flottant dans le vide à la gloire du programme spatial.

Beaucoup de gens, et notamment Madame Lovell, craignaient de voir l’équipage s’embarquer sur une mission frappée du numéro 13. Alors Jim Lovell avait demandé que l’emblème de la mission, cousu sur leurs épaules, soit un chat noir.

Ce genre d’homme…

Du coin de l’œil, Tony s’assure que Matt a reporté son attention sur l’écran et il retourne s’asseoir sur le vaste canapé d’angle. Il regarde le jardin. Le magnolia semble mal en point. Caroline s’occupe-t-elle toujours avec autant de soin du jardin ? Il n’en a aucune idée, mais ce doit être le cas puisqu’aucun signe ne lui indique le contraire. Vous savez, ces petits indices ténus du découragement, la poussière qui s’accumule sur les outils, le sac d’engrais appuyé au mur du garage, exposé à la pluie, le gazon troué de plaques pelées, le potager envahi par les mauvaises herbes.

La pile de vêtements en attente de repassage dans un coin du salon ne signifie rien non plus, Fatiha vient chaque semaine.

Dès le commencement de la mission, les problèmes ont surgi. Lors du décollage, le moteur central de Saturne 5 s’est éteint. On ne savait même pas si les quatre moteurs restants suffiraient à arracher ce monstre à la gravité terrestre. C’est Gene Kranz qui parle, le directeur de vol, cette montagne de calme et de self-contrôle.

Matt dit :

– Tu imagines ? Entendre dans ton casque, alors que tu es assis sur une bombe atomique, une voix qui dit, Attention à ne pas tout faire exploser ? Il émet un petit gémissement comique. Ce gosse est admirable. Tony essaie de s’intéresser à ce qui se passe sur l’écran.

On voit des images du centre de contrôle de Houston, des hommes en bras de chemises, fumant comme des cheminées, agglutinés autour d’un amas d’objets hétéroclites. De l’adhésif, du carton, et une sous-combinaison en plastique prévue pour la sortie sur la surface de la lune.

Les hommes étaient en train de se tuer par leur propre respiration. On devait rapidement trouver un moyen d’accorder les deux systèmes de filtration d’air, mais cela équivalait à faire entrer un cube dans une sphère. L’équipage devait pouvoir effectuer ce bricolage uniquement avec le matériel se trouvant à bord.

Une voix trop forte, la voix de quelqu’un qui a de la musique à plein tube dans les oreilles :

– Tiens ! T’es revenu ?

Le père et le fils tournent leurs visages vers Teresa dans un ensemble parfait. Tony va dire quelque chose, un truc plutôt drôle, ou en tout cas gentil, mais il constate que sa fille a déjà tourné les talons en laissant des miettes de croissant derrière elle, alors il se tait. Matt décide de sacrifier son documentaire à prolonger ce moment de complicité avec son père, qui semble en avoir bien besoin. Il prend une voix de guide touristique : « À votre droite, fugitive apparition de spécimen du Zombie Électronique, espèce en voie de prolifération depuis la fin du vingtième siècle… »

Tony esquisse une grimace en forme de sourire.

Le visage de Jeanne dans le noir. Juste sous le capitonnage. À combien de centimètres une fois que le couvercle est scellé ? Pense à autre chose. Pense à n’importe quoi d’autre.

Ils avaient mis trois couches de sous-vêtements car on avait dû, pour économiser l’énergie, couper l’ordinateur central, le stabilisateur et le système de guidage ; il ne restait plus que la radio et un petit ventilateur. La température dans la capsule avait rapidement chuté à un degré Celsius.

Un léger mouvement dans son angle de vision. Il voit les jambes du survêtement informe remonter l’escalier. Puis ses yeux se posent sur les miettes de croissant au sol, un parquet flottant, imitation chêne, qu’il avait tenté de poser lui-même, avant de renoncer. Le frère de Caroline s’en était chargé. Comme elle l’avait dit, avec cette nuance d’admiration dans la voix qui l’exaspérait depuis toujours, Henri sait tout faire.

*

Il faut qu’il sorte d’ici. Caroline va rentrer et il ne se sent plus du tout la force de l’affronter. Mais comment justifier envers Matt le fait de repartir à peine arrivé ? L’indécision, ce no man’s land de l’esprit, c’est ce qui me tue à petit feu. Il y a eu une époque où j’étais fier de mon sens de la décision. Une petite réputation s’était construite là-dessus. Tony Suter prend des initiatives, il ne perd pas de temps en bavardages stériles. Il sait ce qu’il veut et il le fait. Ça rassurait les clients, eux qui justement faisaient appel à lui pour amener de la clarté dans leur discours public, cette fluidité limpide qu’ils croyaient toujours deviner chez leurs concurrents.

Tony entend la Volvo de Caroline s’engager dans l’allée. Il se lève pour aller à sa rencontre, lui proposer de l’aider pour porter les courses, engager la conversation en terrain neutre. Il a les jambes flageolantes, ressent un léger vertige en se levant. Pour se donner du courage, il fait appel à son ressentiment à lui. Il n’est pas le seul coupable. Jeanne disait ça, Tu n’es pas le seul à avoir commis des erreurs. C’est incroyable ce que cette maison est froide. La porte d’entrée est toujours disjointe, de l’air frais pénètre dans le vestibule en sifflant quand il y a de la bise. De nouveau, ce sentiment poignant de décrépitude qui l’envahit. Il s’avance sur le chemin entre la maison et le garage et voit le dos de sa femme penché sous le hayon de la voiture. Elle a dû entendre la porte mais, bien sûr, elle ne lève pas la tête pour voir qui vient à sa rencontre. Elle est garée à côté de la BMW, elle sait déjà qu’il est là. « Salut », c’est ce qu’elle lui accorde du fond de son gros 4x4 sans le regarder, tout en fourrageant dans une masse de sacs en plastique et de cartons vides. Elle a déjà déposé ses courses à terre mais il reste dans le coffre ce qu’il prend pour des détritus. Si je lui avais offert un camion-benne, elle aurait trouvé le moyen de le remplir de ces millions de trucs inutiles qu’elle trimballe toujours avec elle. Parmi ce fatras, il voit une paire de chaussures de montagne et ça lui inflige un petit tiraillement à l’estomac. Il y a moins de vent maintenant et le mur du voisin les protège, Tony sent la chaleur du soleil sur son visage. Il essaie de se composer un air engageant.

– Bonjour Caroline. Je passais sur l’autoroute et je me suis dit que je pourrais m’arrêter vous dire bonjour. (Je ne savais même pas qu’il y avait des vacances scolaires, je suis complètement perdu et je ne sais pas où aller.)

– C’était aujourd’hui, non ? Tu y as été ?

– Oui, c’était ce matin.

– Je suis désolée pour toi, Tony. Sincèrement.

– Merci. Je suis désolé aussi.

– Tu restes pour manger ? Je vais faire un gigot. Ça fera plaisir aux enfants.

Tony entend un léger bruit derrière lui, il lève la tête et voit Teresa accoudée à la fenêtre de sa chambre, juste au-dessus d’eux, en train de fumer une cigarette en les regardant. Elle ne porte pas son casque.

Il se charge des deux sacs en papier et se dirige vers le côté de la maison en espérant que Caroline ne va pas ajouter quelque chose comme « j’ai invité mon frère et sa femme pour le dîner » ou « Norbert va venir me prendre cet après-midi, on va passer le week-end en montagne ».

Norbert je sais plus comment est le patron du Silver Gym. La boîte de remise en forme où Caroline, après en avoir été cliente, est devenue monitrice au début de l’été. Il la saute, aussi, bien que ce soit vraiment difficile à imaginer. Ce type semble avoir du mal à se souvenir de son propre nom. Il a appelé son centre de remise en forme Silver Gym parce que Gold Gym était déjà pris, et cette trouvaille l’épate encore quinze ans plus tard, même si sa clientèle étique est constituée presque exclusivement de retraités des villages environnants et de rescapés d’accidents du travail envoyés par les assurances pour ses tarifs bon marché. Bref, de braves gens qui ne font pas une histoire d’être les clients d’un établissement de seconde zone au nom si candidement évocateur.

Maintenant qu’ils ont échappé au regard de leur fille, il demande :

– Elle fume ? Tu ne dis rien.

– Tu peux essayer si ça te tente. Toi au moins tu sais de quoi tu parles. Moi j’ai arrêté il y a vingt ans. De fumer je veux dire.

Il dépose les sacs sur la table de la cuisine. Par la porte-fenêtre donnant sur la terrasse et le jardin, il voit un bol vide posé sur la table en plastique blanc et un croissant entamé.

– Comment va Norbert ?

Caroline lui jette un regard en biais, tout en l’écartant du passage d’une légère pression du bras.

Du salon lui parviennent des applaudissements nourris, les ingénieurs du centre de contrôle explosent de soulagement quand enfin ils entendent la voix de Jim Lovell percer le silence radio. OK, Joe. C’est ce qu’il a dit, et tous ont pensé que c’était un miracle en voyant les trois parachutes rouge et blanc avec la capsule ballotante et scintillante. Ces trois types qui ont été faire un tour derrière la lune alors qu’ils savaient n’avoir plus que quelques heures à vivre. Tony connaît ces images. Elles font partie de sa mémoire. Les visages épuisés et hilares, les poignées de mains et les cigares offerts à la ronde. Tout finit par s’arranger à la fin. Le premier happy end de l’ère spatiale.

Matt éteint la télé avant même le générique de fin et les rejoint dans la cuisine, mettant ainsi un terme à toute velléité de confrontation.

*

Toute la famille est attablée au salon. Le silence pesant sur leurs têtes semble une présence physique qui ralentit leurs mouvements et gélifie leurs pensées. Teresa s’est assise en bout de table, dos à la fenêtre. Tony regarde le soleil jouer dans ses longs cheveux blond cendré tandis qu’elle chipote dans son assiette. Elle a commencé par consacrer de longues minutes à retirer toute trace de gras de sa tranche de gigot puis elle l’a découpée en petits dés sur chacun desquels elle est en train de déposer un petit pois. De temps à autre, elle en met un dans sa bouche et mastique très lentement, le regard absent. De fait, elle n’a quasiment rien avalé alors que le repas touche à sa fin et que Matteo s’agite déjà sur sa chaise. Caroline affiche un air malheureux et semble plusieurs fois vouloir s’adresser à son mari, mais, à chaque tentative, rien ne sort et elle déglutit avec peine en buvant un peu d’eau. Tony, lui, se ressert du vin mais ne mange presque rien. À l’instant même où il va se décider à dire quelque chose, n’importe quoi, la première pensée qui lui traversera l’esprit, Caroline lui demande :

– Et qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

– Je n’en ai aucune idée. Il a dit ça sur un ton un peu brusque, contrarié d’être interrompu dans sa tentative pour détendre l’atmosphère. Caroline a un petit mouvement de tête cruel, comme pour dire, Ah ! je vois, tu n’en as aucune idée…

– Tu ne comptes pas revenir vivre ici ?

Matteo se lève et se dirige sans un mot vers l’escalier. Sa sœur fait de même la seconde qui suit. Son assiette ressemble à une maquette de champ de bataille, avec ses petits soldats de viande froide et molle surmontés de leurs coiffes vertes ; les petits pois inutilisés sont rangés comme des boulets en deux lignes égales et les quartiers de pommes de terre frites soigneusement empilés comme des cadavres de chevaux, ventres gonflés à l’air. La vue de cette assiette ficherait la trouille à n’importe qui, pense Tony.

– Je ne sais pas. Je ne suis jamais vraiment parti, enfin… j’habite toujours ici, non ?

– Oui ? Je ne m’en étais pas aperçue, désolée.

Au-dessus d’eux, il y a la chambre de Matt, attenante à celle de sa sœur. On entend distinctement la voix de Jim Lovell au milieu des crachotements de la radio, Houston, nous avons eu un problème ici… Matt est en train de revoir son documentaire sur Internet. De collecter les passages qu’il a ratés à cause de l’irruption de son père. Il est probable qu’il effectue des captures d’écran, aussi, et qu’il prend des notes qui ensuite iront rejoindre un des multiples classeurs étiquetés “Cosmos” ou “Conquête spatiale”. Tony engueule le plafond, Moins fort Matt ! Le son est instantanément baissé. Caroline lance un regard surpris, chargé de reproche, à Tony. Il sait ce qu’elle pense, il regrette déjà son éclat, comment ose-t-il venir faire la loi ici après tout ce qu’il leur a fait subir ? Il ira s’excuser auprès de son fils avant de partir. Il faut qu’il retrouve le cours de ses pensées. Faire abstraction du bourdonnement qui lui envahit les oreilles. Se libérer de l’étreinte qui lui enserre la cage thoracique.

– J’ai simplement essayé de me faire discret. Passer quand tu étais au travail, juste pour le linge et le courrier.

Il a envie d’ajouter, pas envie de tomber sur l’autre et devoir faire la conversation avec un type qui a les sourcils dans les cheveux, mais il s’abstient. À quoi bon en rajouter ? Ses épaules lui font mal.

– Ça oui, on peut dire que tu as été discret depuis six mois. Tes enfants seront d’accord là-dessus…

Tony se sert un autre verre de vin. Juste un verre.

– Bon, de toute façon, je te rassure, je ne vais pas rester.

– Tu vas aller où ? À l’hôtel ?

– Je dors au bureau. J’ai aménagé une sorte de petite chambre, dans un placard, à l’agence. Ça fait un moment déjà…

– Là-haut dans les nuages…

– C’est ça. Mon refuge.

– Ton rêve, dit-elle. Contempler les émeutes depuis ton nid d’aigle. Être au-dessus de la mêlée.

– Des échauffourées, tout au plus…

– Il y a encore eu un mort samedi dernier, je l’ai vu…

– Dans le journal.

– Dans le journal. Au couteau. Un coup de couteau dans le ventre.

– À la tête, au cou et dans le ventre, oui. J’ai vu ça. Mais ce ne sont que des bagarres. Seulement. Sauf qu’ils ont des armes, ajoute-t-il.

– Qu’est-ce qu’ils ont dans la tête.

– Des armes. Du sang. Des morts virtuels. Je n’en sais rien. Ils s’ennuient. Ou ils ont peur.

– Sale quartier. Quand j’étais petite, j’y allais. J’allais chez le dentiste. Je détestais déjà ce quartier.

Caroline fait mine de lui prendre la bouteille qu’il a gardée à la main ; il tente de la servir mais elle insiste pour le faire elle-même en tirant légèrement sur le goulot, il lâche la bouteille en ouvrant grand la main, comme un geste de capitulation. Elle poursuit :

– Depuis longtemps ? Vous n’étiez plus ensemble ?

C’est la première fois que Caroline le questionne à propos de Jeanne. Quand il lui avait dit qu’il “voyait quelqu’un” selon cette formule surannée et ridicule – qu’il n’aurait jamais pensé avoir à utiliser un jour – Caroline n’avait pas dit un mot. Elle s’était enfermée dans un mutisme obstiné, à sa façon douloureuse et butée. Mais plus tard, en sortant de la salle de bain après avoir pris une douche, Tony l’avait vue assise en tailleur sur leur lit, prostrée, le dos arrondi, et elle se balançait doucement d’avant en arrière, sans une larme.

– Vous n’étiez plus ensemble ? répète Caroline.

Il tente de sourire :

– Là on est plus ensemble, non…

– Tu n’es pas drôle.

– Depuis le début, j’ai toujours eu un lit de camp au bureau et donc, c’est là que je vais dormir. Et puis je me chercherai un studio, j’imagine.

– Rien ne presse, répond Caroline.

Tony la dévisage. Ça l’étonne cette soudaine mansuétude. Les choses ne seraient-elles pas au beau fixe avec le gymnaste argenté ? Il se demande ça avec comme un soulagement coupable, une minuscule lueur de joie dans cette journée catastrophique. Mais il ne sait quoi répondre alors il ne dit rien et se ressert un dernier verre. Elle ne peut éviter un froncement de sourcils.

– Tu envisages de conduire ? Tu devrais peut-être freiner un peu, non ?

– Ça me calme. Mais merci pour ça, dit-il sans la regarder.

– Je n’ai pas envie que tu finisses sous un camion.

– Non, ce n’est pas ce que, merci de me dire que rien ne presse. C’est délicat de ta part de ne pas me mettre une pression supplémentaire, j’apprécie. Puis il ajoute, devant son air sceptique, Je suis sincère.

– Je pense que tu t’en es assez vu ces derniers jours. Tu as pu la voir ? Excuse-moi de te le demander, mais est-ce que… tu n’es pas de la famille…

– Non, je n’ai pas pu la voir. Sa famille n’avait jamais entendu parler de moi, et de toute façon il y a eu une autopsie. Et puis, pour voir quoi ?

Caroline ne peut s’empêcher de poser une main sur son avant-bras.

Elle dit, d’une voix plus douce, Oui… je sais… c’était dans les journaux.

– Je n’arrive pas à y croire. Que c’est arrivé. L’imaginer sous la forme d’un cadavre, je n’y arrive pas.

Caroline se lève et s’en va à la cuisine, elle n’a pas envie de le voir pleurer, elle a vu ses yeux s’embuer et elle ne veut pas assister à ça. Elle peut consentir à une certaine compassion, elle la ressent vraiment, mais elle ne va pas partager ça avec lui. Il ne faut pas trop lui en demander. La brûlure qu’elle sent dans son ventre presque en permanence depuis tous ces mois est là pour le lui rappeler.

*

Se lever. Repousser sa chaise. Vider son verre d’un trait. Trouver la force. Monter l’escalier de pierre reconstituée – une laideur, chaque jour plus difficile à supporter – en tenant d’une main la rambarde de fer forgé, avec ses ajouts floraux ridicules et grossiers. Résister à l’envie de faire marche arrière. Il doit saluer ses enfants. Leur délivrer des adieux confiants et rassurants. Ce n’est qu’un au revoir, mes enfants. La porte de Teresa est fermée. Il va pour frapper mais son fils l’a vu de son petit bureau et l’appelle.

– Tu t’en vas ? demande-t-il du ton le plus serein dont il soit capable.

– Oui, il faut que j’y aille. Mais on se revoit bientôt. Tu fais un dossier sur Apollo 13 ?

– Et tu vas où ?

– Je vais à l’agence. J’habite là-bas pour l’instant, mais je peux passer à l’occasion, et si tu as besoin de quoi que ce soit, si tu dois me parler, tu m’envoies un message et je rapplique, ok ?

– Ok. Matteo regarde son père avec un air grave qui semble un masque sur son visage juvénile. Il déplace quelques papiers sur son bureau et ajoute, Tu devrais passer voir iGirl, elle n’a pas l’air d’avoir toutes les tasses dans l’armoire en ce moment…

– Bien sûr. Je ne vais pas m’en aller sans l’embrasser. J’ai bien vu que ça n’allait pas très fort… Ce n’est pas un moment facile pour vous, je m’en rends bien compte, tu sais.

– Je ne suis pas sûr qu’elle soit totalement remise…

– Tu as fait tout ton possible, Matt, il lui faudra sans doute un peu de temps.

Tony se penche vers son fils et dépose un baiser sur son front, il lui serre l’épaule dans un geste qu’il voudrait d’une tendresse bourrue, un peu gauche, du genre que l’on adresse à un homme, entre hommes. Il sort.

S’arrête devant la porte voisine, frappe deux coups discrets. Il perçoit une sorte de grommellement vague. Quelque chose entre le soupir excédé et l’assentiment distrait.

La chambre de Teresa est un monument élevé à l’art de l’accumulation anarchique. La version adolescente du petit appartement de Jeanne, pense-t-il pour la première fois. Au mur, des posters (des gamins maquillés comme de vieilles putes en cire), des photos encadrées de tous formats, des foulards et des morceaux de tissus colorés. La bibliothèque ne laisse plus voir les livres, masqués par des bibelots divers, en général sans aucune valeur autre que sentimentale, sabots hollandais de porcelaine, cartons d’emballages de iPhone, boîtes en métal de tailles et origines diverses, minuscules peluches, un million de choses baignant dans une atmosphère sucrée, du musc ou de l’ambre, Tony ne sait plus.

– Teresa, je suis venu te dire au revoir, je dois m’en aller…

– Bon. Salut, alors.

Il doit s’avancer vers sa fille qui lui tourne le dos, attablée devant ses deux écrans, face à la fenêtre. Des années qu’il lui répète que travailler en plein contre-jour est le meilleur moyen de s’abîmer la vue, mais les écrans n’ont jamais bougé. Il regarde ses pieds pour ne rien piétiner, traverse avec précaution les trois mètres de moquette encombrée de vêtements, de produits de beauté, tubes de rouge à lèvres, flacons de vernis à ongles, livres de cours, et, au milieu, abandonnée dans ce fatras, une petite culotte en dentelle, incroyablement transparente. Il détourne les yeux, envahi d’une gêne qui achève de lui faire perdre toute contenance.

Il a posé la main sur le dossier de la chaise. Teresa consent enfin à se tourner vers lui ; elle appuie de façon ostensible son coude sur le dos de sa main, pour lui signifier son erreur. Il est trop près, il a pénétré trop avant dans son espace intime, et elle souligne cette intrusion en reculant très légèrement son visage, comme si elle était atteinte de presbytie. Il se penche néanmoins vers elle pour lui déposer une bise furtive sur la joue, puis recule d’un pas en écrasant quelque chose de mou sous sa chaussure. Un horrible bruit de pet fait baisser le regard de Teresa sur la chaussure maculée de son père et le long jet d’une substance blanchâtre qui a aspergé la moquette. Qu’est-ce qu’une gamine de seize ans peut bien foutre d’une crème de nuit ?

– Oh, désolé Teresa ! fait-il en cherchant des yeux un kleenex, quelque chose, pour étancher le désastre. Comme elle ne semble pas vouloir venir à son secours, il se dirige vers la salle de bain pour prendre du papier toilette.

– Mais putain, Papa ! entend-il dans son dos.

Au moins elle l’appelle Papa, c’est déjà ça.

Il s’agenouille aux pieds de sa fille pour réparer les dégâts, ne trouve plus rien à dire, pressé de disparaître.

Et soudain Teresa redevient Teresa. Elle lui dit gentiment :

– Bon c’est pas grave, je l’utilisais plus, elle pue. Comme du jus de viande.

Elle lui tend la corbeille à papier pour qu’il y jette le papier toilette poisseux et le tube écrasé. Tony voudrait retourner à la salle de bain pour se laver les mains mais il sent que l’occasion de parler avec sa fille est trop belle et il craint un nouveau revirement d’humeur. Alors il s’assoit sur le lit défait et essuie négligemment ses doigts dans le creux du genou de son pantalon.

– Ça va en ce moment, Teresa ?

– Moi ça va, c’est plutôt à toi qu’il faut poser la question, dit-elle avec un air compréhensif, peut-être empreint de douceur.

– J’ai connu mieux, tu t’en doutes, mais sérieusement, comment ça va, toi, en ce moment ? Tu m’as l’air un peu…

– Perturbée ? Genre adolescente en pleine crise ?

Tony regarde derrière sa fille, par la fenêtre, le faîte du pin des Landes qu’il a planté lui-même, il y a des années. Il avait interdit à Caroline d’appeler Henri. Les moineaux font un vacarme assourdissant, couvert de temps à autre par les trilles d’une mésange.

– Non, c’est pas ça, je veux dire…

– Maman n’arrête pas de dire ça, Tu es en pleine crise d’adolescence. Elle me rend dingue, alors n’en rajoute pas… comme si j’étais la seule, dans cette famille, à péter les plombs.

– Tu pètes les plombs ? Comment ça ?

– Laisse tomber. C’est qu’une expression. Mais c’est vrai que tout le monde a l’air un peu fondu dans cette famille, ou ce qu’il en reste…

Tony s’agite sur le lit, mal à l’aise. En baissant les yeux sur la moquette, il s’aperçoit qu’il a laissé des traces de crème avec ses chaussures. Les draps défaits exhalent un parfum de corps chaud, une odeur douceâtre de sueur propre. Il sent qu’il ne devrait pas être ici. Nul endroit de la maison ne lui a plus fait ressentir sa nouvelle condition d’étranger.

Une dernière tentative.

– Sérieusement, Teresa, si tu as des soucis tu peux m’en parler, je suis toujours ton père, malgré tout ce qui…

– Elle a vraiment été assassinée ? demande la jeune fille en fixant son père.

L’aura de ses cheveux dans le soleil. La beauté d’un contre-jour dans la chevelure d’une jeune fille. Le calme endimanché de cette journée, avec les chants d’oiseaux en fond sonore.

– Elle a vraiment été assassinée ?

Se reprendre sur-le-champ, ne rien montrer de la blessure sanguinolente qui pourrait tout éclabousser. Teresa n’est qu’une gamine, je n’ai pas le droit de lui faire supporter tout ça.

– Oui. Peut-être pas. Elle a vraiment été tuée, mais je n’ai pas envie d’en parler, Teresa. Je voudrais plutôt que tu me dises un peu comment tu vas, avoir de tes nouvelles…

Mais ça ne lui suffit pas. Ma fille a toujours fait preuve d’un caractère obstiné. Elle ne vous lâche pas comme ça, juste parce que ça vous arrange.

– Et toi ? Tu n’étais pas là ?

PREMIÈRE PARTIE

Nourrissez la Bête !

1

C’était une époque où les hommes tombaient comme des mouches.

Aux siècles passés, pourtant, rien n’avait pu vraiment les anéantir. Ni les épidémies, les grandes conflagrations mondiales, ou l’oblitération de masse par le meurtre porté à l’échelle industrielle. Pas même la marche aléatoire, hésitante et possédée, vers la tentation du feu nucléaire. Les hommes résistaient encore à la misère et à la pollution galopante. Tous les grands périls semblaient vaincus. C’était la fin de l’Histoire. Le grand bond en avant, vers un avenir aplani de prospérité et de progrès. Du travail et la santé pour tous. Le tiers-monde perdait son appellation infamante et entrait dans l’ère de la croissance partagée, de la richesse revenue à son point de départ. Il fut rebaptisé monde émergent, dans un souci politiquement correct d’optimisme dialectique.

La chute de l’Empire du Mal déversa sur les cinq continents des flots d’espérance. La Troisième Guerre mondiale était terminée sans jamais avoir été déclarée. Des centaines de millions de morts furent effacés comme par un sortilège des mémoires. Le bien avait triomphé, partout ou presque – et surtout, croyait-on, pour toujours. Comme un retour à la raison collectif.

Alors les idéologies s’effondrèrent et l’argent devint le seul dieu digne d’être fêté. Vers la fin du siècle, le monde fut converti. On allait enfin se consacrer aux choses sérieuses. Les marchands avaient pris le temple et ils n’étaient pas prêts à céder la place. Plutôt crever que d’écouter les voix qui s’élevaient pour dénoncer la financiarisation de tout. Une armée de génies mathématiques quitta la voie de la recherche obsolescente et inventa des produits financiers que vous ne pouvez pas comprendre. Ne protestez pas, il n’y a pas de malice, ces choses sont créées pour que vous ne puissiez pas les comprendre. C’est leur raison d’être, leur fonction ontologique. Des bombes à neutrons numériques dans les failles de la réalité de tous les jours. Tuer tout ce qui vit en préservant le matériel. La fièvre s’empara des petits costumes étriqués. Tout était objet de spéculation, y compris la spéculation elle-même. On prenait des paris sur les paris. Et des options sur les paris des paris et ainsi de suite, dans une ascension hallucinée vers les gouffres sans fonds de la désillusion finale. Un massacre lent, patient et silencieux.

La première fois que j’ai vu Jeanne, c’était à la télévision.

2

La première fois que je l’ai vue, c’était à la télé. Un petit samedi matin sans envergure.

Un reportage de plus sur une fermeture d’entreprise. Licenciements massifs, protestations épuisées sur des visages en état de choc. La sarabande habituelle, quotidienne, Tony n’y faisait plus attention. Illustration parfaite de cette guerre feutrée qui se menait dans des milliers d’entreprises, dans des millions de cerveaux. Un effondrement au ralenti d’un mode de vie, en accéléré d’un équilibre mental. Les gens tombaient comme des mouches. Périmés comme des cartes perforées.

Une caméra subjective se promenait parmi cette petite foule en colère, au milieu des pancartes de revendications et des drapeaux syndicaux. Une main masculine tendait un micro – la même personne portait la caméra, le micro, et posait les questions. Encore un merveilleux exemple d’économie, et tant pis pour vous si vous étiez malade devant ces images versatiles – et soudain elle apparut plein cadre. Le journaliste posa une question que l’on ne comprit pas et la jeune femme s’arrêta. Elle tenait des gobelets de café fumant dans ses deux mains. Elle planta ses yeux dans l’objectif. Tony pensa qu’elle avait vraiment l’air très en colère et c’est peut-être ce qui soudain capta son attention. L’air fatigué et un peu perdu, aussi.

La beauté de ce regard sans maquillage, la détermination qui s’en dégageait. Puis il remarqua un très léger strabisme de l’œil gauche qui conférait une touche de vulnérabilité à ce visage énergique. Une voix grave, probablement abîmée par le tabac, une élocution vibrante, douce et forte à la fois.

Tony était si absorbé par la contemplation de cette jeune femme qu’il ne comprit pas un mot de ce qu’elle disait. Elle s’excusa pour tendre les gobelets de café à quelqu’un qui passait hors-champ, puis reprit sa diatribe, avec encore plus de véhémence maintenant qu’elle pouvait joindre le geste à la parole.

Elle semblait métissée. La peau brune, des traits occidentaux avec quelque chose de maghrébin ou peut-être indien. Il songeait aux Indiens des westerns d’il y a si longtemps. (On disait désormais Natif américain. Comme une petite reconnaissance chuchotée pour excuser un génocide.) Sa chevelure sombre, lisse et mi-longue, tombait sur ses épaules nues et musclées. Elle portait un débardeur et un pantalon de treillis gris. Elle parlait très vite, dans un français sans accent notable. Et quand ce visage extraordinaire se décomposa en une sorte de masque de douleur, Tony fut probablement encore plus surpris que le journaliste qui, lui, devait suivre ce qu’elle disait. Cela se passa comme un accident de la continuité. Elle cessa de parler, un sanglot d’émotion parut l’ébranler aux tréfonds d’elle-même, remonta comme un spasme dans sa poitrine, et explosa sur son visage qui se tordit de façon grotesque, la bouche grande ouverte sur un cri muet…

Cette fois, Tony cessa de tourner sa cuillère dans son café et tenta de comprendre ce qui se passait – mais trop tard, la jeune femme esquissa un geste d’excuse de ses deux mains et se recula à l’abri de la foule. La caméra se détourna avec une pudeur inhabituelle et on se retrouva en studio où un type souriant annonçait déjà le sujet suivant.

Ces gens passent leur week-end sur le parking de leur usine.

– J’emmène les enfants à la piscine, dit Caroline en passant la tête à l’entrée du salon. Tu comptes aller travailler ? J’aurais besoin de toi.

Il coupe le son de la télé. Elle n’a pas toujours été comme ça, Caroline. Elle a été douce et patiente, amoureuse.