« Trop loin à l'est, c'est l'ouest »
Lao-Tseu
Martine
Le regard perdu dans le vide, elle commence à parler, d’une voix hésitante et fragile qui fait vaciller le silence de l’appartement.
– Je voudrais un chant, oui, c’est un chant qu’il nous faudrait. Un chant de larmes et de viscères. Un chant de silence, comme une mélopée indienne dans le couchant d’un désert écarlate. Un tribut sanglant aux victimes innocentes. Une adresse à l’effroi de ceux qui ont vu fondre, telle la gueule béante d’un squale aux mâchoires avides, la terreur absolue, finale, aux fenêtres d’un matin de septembre. L’immonde qui déchire soudain le quotidien. Le hurlement des tuyères mêlé au cri animal. Le ciel transpercé, le verre explosé, le béton pulvérisé. L’acier transmuté en rasoirs liquides. Du kérosène pour linceul dans un holocauste télévisé, en direct planétaire…
PREMIÈRE PERSONNE. SAM, CHEZ ELLE.
Nous sommes dans une cuisine. Une pièce froide, clinique, fonctionnelle, mais aussi très belle, à l’esthétique recherchée. Au-dessus des placards d’inox et de bois précieux court une longue imposte qui laisse voir un ciel immaculé. Le soleil allume de vastes espaces de lumière sur les murs et le plan de travail central. Une batterie de casseroles en cuivre est suspendue au mur. Étincelantes. De la plus grande à la plus petite.
Nous sommes là.
Au centre de la cuisine, une main légèrement appuyée au plan de travail, Samantha Di Marino nous fait face. Ou plutôt, nous faisons face à cette femme, car elle ne nous voit pas.
Dans l’autre main, elle tient un dictaphone.
Elle est vêtue d’un tailleur gris anthracite, porte des bas de soie et un collier d’artisanat indonésien, elle a un foulard orange noué autour du cou. À ses pieds, des chaussures de jogging, noir et grenat. Un modèle nommé Pegasus, conçu en Oregon et fabriqué en Chine.
D’ici, on ne distingue pas les façades des immeubles environnants. Le plafond est à plus de trois mètres du sol. On ne voit que des pans de ciel bleu glacé.
Derrière nous, le salon élégant et vide donne sur de grandes baies vitrées d’où l’on aperçoit la brume du fleuve. Grâce au double vitrage renforcé, la rumeur de la rue nous parvient lointaine et étouffée ; seuls les coups de trompe des pompiers et les plaintes stridentes des ambulances et des véhicules de police montent jusqu’à nous.
Elle s’appuie un peu plus sur sa main, ce qui accentue l’inclinaison inquiète de son corps. Elle tourne la tête vers la gauche, en direction du couloir qui mène aux chambres, se hausse sur la pointe des pieds comme pour accompagner son regard, puis ses yeux reviennent se fixer au-delà des baies vitrées, du fleuve, de l’océan. Elle vérifie d’un coup d’œil que l’enregistreur fonctionne bien.
– Cette esthétique de la mort que nous avons inventée. Cette apocalypse de cinémascope que l’on a tous reconnue au premier coup d’œil effaré. Cette difficulté pour nos cerveaux d’y voir la réalité. Une part de notre réalité désormais. Cette empreinte à jamais gravée. Quelque chose s’est retourné contre nous et nous le regardons, encore et encore, sans parvenir à y croire tout à fait.
La fin du monde…
Sam Di Marino se penche en avant et délace ses chaussures. Puis elle avance vers le salon, laissant la paire de Nike abandonnée sur le sol de la cuisine. Elle va vers la table basse, ouvre un coffret en macassar et prend une cigarette, l’allume, souffle la fumée vers le plafond et regarde une statuette africaine sur la bibliothèque.
– Je devrais remettre mes livres sur la bibliothèque. Je ne comprends pas qu’on puisse apprécier une bibliothèque sans livres. Tous ces bibelots inutiles, sur ces rayonnages vides… la pièce serait bien plus chaleureuse avec mes livres… Robert n’est pas sorti avec ses collègues. Il n’a peut-être même pas frémi quand les jets ont perforé les tours. Il s’est juste demandé combien de temps Wall Street allait rester fermé. C’est ce qu’il dit, sur la bande du répondeur. « Je vais rester au bureau, il y a quelque chose à faire… »
DEUXIÈME PERSONNE. ROBERT.
Elle a l’air folle, non ? Vous ne trouvez pas ? À parler toute seule comme ça, dans le vide. Je trouve qu’elle a l’air folle. Pauvre Sam. Elle craint, à chaque fois que son regard se tourne vers le ciel, d’être éblouie par le ventre scintillant d’un avion, qui fonce en hurlant vers le bas de la ville, frôlant les immeubles presque à les toucher.
Maintenant, le téléphone va sonner.
SAM.
Dans le salon, dans le couloir qui mène aux chambres, sur la table de chevet de la chambre à coucher, les trois téléphones de l’appartement se mettent à sonner.
– C’est ma mère. Chaque jour, depuis trois semaines, à 9 heures précises, elle appelle. Parfois je réponds, parfois non. À quoi bon ? Elle répète chaque jour la même chose. Depuis trois semaines. Chaque jour. Et ensuite, je dois effacer ses messages interminables sur le répondeur. Si je ne le faisais pas, il n’y aurait plus de place pour les autres…
Elle s’assoit sur le canapé du salon, attendant que le répondeur interrompe la sonnerie du téléphone.
On entend le mécanisme se mettre en marche. C’est une antique machine, un bloc de plastique japonais, vestige de ses années de vaches maigres. Le son est coupé, de sorte qu’après l’annonce enregistrée avec la voix de Sam, le répondeur reste silencieux. On perçoit seulement le chuintement de la bande qui défile. Au bout de quelques secondes, la communication est interrompue et le mécanisme revient à zéro. Les doigts de Sam jouent avec le collier. Elle dénoue son foulard et le jette dans un coin du canapé. Tirant sur sa cigarette, elle allonge les jambes et pose ses pieds sur la table basse, effleurant le cadre d’une photo de famille posée là. Dany et Virginia sont encore adolescents sur cette image. Elle lève une jambe, puis l’autre, en tournant légèrement ses pieds pour contrôler que ses bas ne sont pas filés. Elle aime le glissement soyeux de ses doigts sur les mailles.
– S’il avait continué à écrire, Robert n’aurait certainement pas décidé que le salon serait mieux sans livres. Il a toujours vécu au milieu des livres. Nos chambres d’étudiants, à l’université, étaient pleines de bouquins. Il lisait encore plus que moi, si c’est possible. Mais quand il a pris ce job chez Fidelios, il a décrété qu’il avait besoin d’un sanctuaire de sérénité. Il a voulu transformer le salon en temple zen. Résultat, j’ai l’impression de vivre dans la salle d’attente d’un funérarium.
Il faut que je dise à ma mère d’arrêter d’appeler comme ça. Je voudrais que Dany appelle. Il n’a plus l’excuse que ça lui coûte trop cher, il est riche désormais, pourquoi n’appelle-t-il jamais ? Je devrais peut-être le faire. Je vais remettre les livres à leur place.
La foule agglutinée contre les baies vitrées du terminal de Newark contemplant une carte postale qui monte en fumée. Les cris d’incrédulité. Les cœurs qui s’emballent, les cerveaux saturés d’adrénaline, le feulement des réacteurs que l’on imagine dans l’air limpide. Le temps arrêté. Et ce réflexe si particulier d’allumer la télé pour voir confirmer par des pixels ce que nous avons sous les yeux. Y ajouter du commentaire. Oui ça existe, oui, c’est arrivé. C’est en train d’arriver.
Dans les journaux télévisés de la civilisation, on n’hésite plus, et depuis longtemps, à coller de la musique ou des bruitages sur les reportages. C’est la dramatisation. Si les gens ressentent des émotions fortes ils ne zappent pas. Ils ne vont pas pisser en plein massacre.
Ce jour-là, personne, nulle part, n’a pensé ajouter de la musique à ces images.
Découvrir que la peur s’est glissée jusque dans les voix familières qui nous expliquent le monde d’un ton habituellement si docte. Le ronronnement rassurant d’une lessiveuse branchée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce qui ne fait qu’ajouter à notre peur. On cherche des oiseaux dans le ciel, on voudrait entendre un enfant éclater de rire, une voiture qui démarre, une pub pour une boisson chocolatée, un sermon frelaté sur une radio chrétienne.
Sans avoir besoin d’y réfléchir, on sent d’instinct que l’on voit mourir un monde. Comme un basculement général que l’on refuse absolument. C’est un accident disent certains, du moins dans les premiers instants, c’est un attentat avancent d’autres, peut-être les plus informés. Ou les plus résignés. D’aucuns pensent à Pearl Harbour. Mais personne n’a vu Pearl Harbour. Ceux qui y étaient l’ont vécu, oui, comme d’autres ont enduré Iwo Jima ou Guadalcanal. Mais ceux-là ne parlaient pas. Ils étaient loin. Silencieux. Peut-être à jamais. Pour les autres, il s’est agi de supporter un choc différé de plusieurs jours, aux actualités cinématographiques, en noir et blanc, des images souvent muettes. Le temps était plus lent alors, l’état de choc permanent n’existait pas. Il viendrait. Abolissant la distance, exaltant la suprématie de l’émotion pure sur toute forme de réflexion, de distance critique ou de simple préservation de la santé mentale.
On pense à Hiroshima. On pense à la violence spectaculaire que l’on ingurgite tous les jours. Chaque jour que Dieu fait. La violence scénarisée dont on abreuve nos enfants. C’est du cinéma, ça n’existe pas. C’est bien fait, non ? N’aie pas peur Dany, ce sont des acteurs qui jouent ; comme toi et tes copains quand vous jouez aux gangsters. Quand vous jouez à la guerre.
Déjà, des petits groupes se rassemblent pour prier. Une dame élégante met un genou à terre. Beaucoup de visages sont baignés de larmes. Les hauts-parleurs ont cessé leur litanie. Le temps, oui, s’est vraiment arrêté. La panique des contrôleurs, payés pour ne pas paniquer. Les ordres contradictoires, les cris, les procédures qui peinent à se mettre en branle.
L’effroi.
Le malaise du combat qui se livre en nous, surtout devant la télévision. Ce frisson d’étonnement révulsé : c’est si beau. La pureté du ciel estampée de cette boule de feu, plus vraie que tout ce qu’on a vu. Le triomphe d’une esthétique capable d’abolir la frontière entre la fiction et le réel. Ceux qui ont voulu ça, qui l’ont perpétré, ne nous apportent pas seulement la mort et la destruction, ils nous condamnent à une culpabilité qui ne s’avoue pas. Une fraction de seconde peut-être, mais une fraction de seconde quand même, nous avons trouvé cela incroyablement beau. Incroyablement réussi. Car nous connaissions ce spectacle. Nous l’avons inventé. Mais seulement pour jouer, voulions-nous croire, ou alors très loin, hors de portée des caméras, ou sous un éclairage subjectif. Jamais exposé avec une telle crudité, une telle obscénité.
C’est notre propre obscénité qui nous explose au visage. Mise en scène par des barbares savants. Ceux qui prenaient plaisir à visionner des vidéos de catastrophes, les adeptes de scènes de crimes, suicides en direct, meurtres, mutilations, dislocations – le cœur battant la chamade, au bord des lèvres – ne s’en relèveront pas. Quant à ceux qui, par coïncidence, ont usé d’une iconographie qu’on dira bientôt terroriste – tel groupe du nord de la ville, dont la dernière pochette arborait un gratte-ciel en feu, tel prophète allumé qui peignait des scènes de Gomorrhe livrée aux flammes, tel idéologue qui en appelait à la destruction de Babel – ils seront demain livrés à notre vindicte. Faute de pouvoir lyncher les barbares, prenons-nous en à nos artistes, à nos visionnaires. Aux éternels contempteurs. Nos sauvages.
Plus tard, quand nous aurons retrouvé un semblant de calme, quand nous aurons apprivoisé notre peur, nous assisterons aux bombardements en prime-time des forteresses volantes. La loi du Talion. Retour aux vérités bibliques. Et nous nous étonnerons de ce déchaînement de violence technologique sans établir de rapport émotionnel avec ce que nous avons vécu ce jour-là. C’est à la télé, nous allons rétablir la démocratie, ce sont des frappes chirurgicales, nous avons la précision de notre volonté pour nous. Dieu est mon droit. Et une fois de plus, le spectacle sera à la hauteur de notre ivresse. Puissance du saccage.
Le 11 septembre 2001 était aussi une frappe chirurgicale. Une incision dans le ventre mou de ma ville. Et plus tard encore, après des années de sauvagerie de moins en moins télévisée, quand les estimations de victimes lointaines iront de quelques dizaines de milliers à un million de morts, nous ne serons pas en mesure de quantifier notre ébahissement. Aucun être humain ne peut supporter si longtemps un tel déversement de malheur. À moins d’y être réellement soumis. Quand bien même certains en deviennent fous.
Dans l’après-midi recouvert de poussière blanche, sur la vitre arrière d’une Ford écrasée dans Church Street, un doigt vengeur et prémonitoire a tracé « Nuke ’em all », nucléarisezles tous. Quelqu’un doit payer. Ils paieront tous. C’est la règle du jeu, immémoriale. Cela doit être fait. Et ce sera fait. Nous avons une armée d’adolescents pour le faire. Une armée aux réflexes aiguisés par des années de jeux vidéos. Le temps qu’ils comprennent la souffrance, qu’elle s’imprime à jamais dans leurs chairs, tout devrait être fini. Et le temps que les mères reçoivent leurs fils en morceaux dans des boîtes en fer, qu’elles manifestent leur révolte, tout sera rentré dans l’ordre. Force à la loi. Et tout le monde sera réélu.
Alors nous le faisons. Une population vaporisée pour prix du sang. Éternelle roue illogique qui doit apaiser notre angoisse. Il faut nourrir cette force que nous sentons en nous. Mais pour l’instant nous souffrons. Les tours de la capitale du monde vont tomber.
Et les corps tombent et atteignent le sol avec un bruit d’explosion. « Jumpers » dit simplement un capitaine des pompiers de la ville de New York. Ne pas sortir à découvert, telle est la consigne. Longer les passages couverts pour éviter la pluie des désespérés. Regarder les hommes casqués rentrer instinctivement la tête dans les épaules au moment de l’impact sur les auvents au-dessus d’eux. Les corps qui s’amoncellent sur les parvis, aux postures grotesques, inhumaines…
Robert se rongeait les ongles. Il passait d’un écran à l’autre. De son ordinateur à la télé, dans une ronde compulsive. Les cotations sont maintenant interrompues. Le ciel de Manhattan bruisse de millions d’appels téléphoniques. De lentes processions effarées se mettent en marche vers le nord. Des parents remontent le flot à contre-courant pour se diriger vers les écoles et les maternelles.
La fin du monde. Comme une incantation.
TROISIÈME PERSONNE. VIRGINIA, DANS SA CHAMBRE.
Elle lit :
– Visage Bourjois Paris Poudre Parfaite Velours Fini Mat Velouté Compacte Avec Houppe.
Virginia Di Marino est une jeune femme très séduisante. Les deux ans de prison qu’elle vient de purger ne l’ont pas abîmée. En apparence. Par la fenêtre de la pension, elle contemple le port de Barcelone, les grands bateaux de croisières s’en vont au large, les mouettes tournent inlassablement en poussant des cris fracassants.
Sur la tablette du coin lavabo au miroir ébréché, elle repose le petit pot de poudre que lui a offert Sophie, son amie française qui en a pris pour quinze ans, au moment de sa libération. Sophie a essayé d’embarquer avec plus d’un kilo de cocaïne pour Paris. Quitte ou double. Une vie de sécurité ou des années d’incarcération sans espoir de remise de peine. Après une longue parenthèse de tolérance, le gouvernement espagnol vient de durcir sérieusement sa législation sur les stupéfiants.
– Pourquoi les mandats n’arrivent-ils plus ? Pourquoi Sam ne répond pas au téléphone ? Comment vais-je faire si je veux rentrer aux États-Unis ?
Elle pense qu’elle veut quitter l’Espagne, qu’elle ne supportera pas de rester une minute de plus ici. Elle se dit je devrais appeler mon frère. La Suisse n’est pas loin, je pourrais toujours m’y rendre en stop. Je dois sortir d’ici.
ROBERT.
Ma fille. Virginia. Ma chérie. Ma pauvre enfant. Tu n’as plus rien à craindre désormais. Dans quelques jours, tu recevras la nouvelle. Tu sauras ce que j’ai fait pour toi. Ce qu’un père peut faire pour sa fille.
VIRGINIA.
Depuis la mort de papa, Sam a perdu la boule. Complètement frappée. Lui parler n’a jamais été simple mais là, c’est une véritable torture. Pourtant il faut qu’elle sache que je suis coincée ici, l’ambassade ne peut plus rien maintenant que je suis sortie.
SAM.
Les minutes passent. Les corps tombent. Plus de deux cents personnes se jettent dans le vide. On s’attend à d’autres attaques. Les écrans commencent à afficher « The Nation is Under Attack ». On s’attend à tout. Tous les accès, ponts, tunnels, autoroutes, à New York sont fermés. Des chasseurs de l’Air Force décollent mais aucun ne pourra intercepter un des quatre vols commerciaux. Pour abattre un appareil civil, il faut un ordre direct du Président. Un ordre qui ne vient pas. Un ordre qui finira bien par arriver, mais une fois que tout sera fini. Dans tout le pays, des milliers d’avions commencent à tourner en rond comme des oiseaux désorientés, en attente d’une autorisation d’atterrir.
Des centaines de gens se fraient un chemin jusqu’aux fenêtres des tours Nord et Sud. Certains agitent des chemises, des nappes, des chiffons…
Des hélicoptères de la télévision les filment. Quelques centaines de mètres plus haut dans Manhattan, des gens devant leur télé croient reconnaître des proches, accrochés à la façade. Des milliers de papiers voltigent dans les airs, au son des sirènes. Plus haut, dans les rues où la circulation n’est pas bloquée, des taxis font la navette sans demander d’argent.
Des foules endolories lèvent les yeux au ciel. Les lèvres remuent sur des prières silencieuses. Certains, vaincus, s’assoient n’importe où. D’autres font des gestes avec les mains pour expliquer la trajectoire de l’avion qu’ils ont vu entrer dans la tour. Un vieil homme en chemise à carreaux et casquette des Giants laisse remonter un sanglot trop longtemps contenu et pleure dans sa main. Le bruit est assourdissant. Le silence est assourdissant. Une jeune femme noire en tailleur gris passe son bras autour des épaules du vieil homme. Il s’excuse, semble vouloir résister, puis se laisse étreindre, et pleure dans le cou de la femme noire qui ne peut détacher son regard du sommet des tours. Soudain, au travers de la pluie de papiers qui tombe comme de la neige, elle distingue une silhouette qui se détache avec netteté sur le bleu du ciel. On dirait que l’homme cherche à faire parachute de sa veste blanche. Peut-être un membre du personnel du Windows on the World. Sa chute n’en finit pas. La veste s’envole, semble s’arrêter net dans le ciel, la veste seulement. La femme noire dit « oh my god oh my god oh my god…» tout le temps que dure la chute. Puis la silhouette disparaît entre les immeubles et elle serre toujours la tête du vieux pour ne pas qu’il voie.
Robert a envie de vomir. Il n’en a pas encore la preuve, mais il est pratiquement certain qu’il vient de réussir le coup du siècle. Il n’avait rien prévu, c’était une tentative désespérée. Le coup du siècle. Il s’étonne maintenant que personne n’essaie de le joindre de là-bas. Les lignes doivent être saturées, pense-t-il avant de s’incliner au-dessus de la corbeille à papier. Robert n’avait jamais imaginé que le jackpot lui ferait cet effet-là.
ROBERT.
Tu as tellement d’imagination ma pauvre Sam… Si je suis remonté au bureau après le premier impact, c’est seulement parce que les services de sécurité nous l’ont demandé. Le hall d’entrée était encombré de gens, certains parlaient d’une bombe dans l’autre tour ; il y avait une foule dingue. Les pompiers et les gardiens nous ont dit de retourner dans nos bureaux, qu’il n’y avait aucun danger. C’est ce que j’ai fait. Ce n’est que plus tard, une fois que la tour Sud a été touchée aussi, que j’ai plus ou moins compris ce qui se passait. Et que j’ai entrevu ce que je pourrai en tirer. Mais je m’étais déjà condamné à ce moment-là.
SAM.
Sur Lower Broadway, une Vietnamienne qui vend des souvenirs sur le trottoir regarde John Lennon sourire dans son débardeur New York City. 15 dollars la photocopie d’une image découpée par son fils dans Rolling Stone. Le cadre en plastique noir est inclus dans le prix.
À côté d’elle, sans qu’elle le voie, un homme en costume italien, portant un attaché-case, s’appuie le dos au mur et s’affaisse tout doucement. Le porte-document tombe mais personne ne le remarque. Tout le monde regarde vers l’ouest et l’homme pense mes bras, ma mâchoire, mon cœur… mon cœur… Il ne fait aucun bruit comme s’il trouvait inconvenant d’attirer l’attention dans un moment pareil. Une jeune fille, étudiante à New York University – ç’aurait pu être Virginia – descendue de Washington Square pour aller se balader et manger un sandwich à Battery Park, se détourne à cet instant de la scène figée et voit le visage de cire, les lèvres pincées, le front en sueur de l’homme au costume. Le Downtown Hospital est à deux blocs, sur Beekman, cet homme va mourir d’une crise cardiaque à moins de trois cents mètres d’un hôpital, pense-t-elle. Elle cherche un agent des yeux mais tous ceux qu’elle voit sont en train de courir vers Vesey et Fulton Street. Sauf un, planté là, au milieu de Broadway, qui tente de dégager un passage pour les dizaines de véhicules de secours qui arrivent toujours. Elle fonce vers lui, lui agrippe le bras. Il la repousse durement, « dégagez ! dégagez tout de suite ! », il a les yeux exorbités. Elle comprend qu’elle ne parviendra jamais à lui expliquer avec tout ce bruit, toute cette folie ambiante. Elle décide de retourner vers l’homme et demande de l’aide à deux types costauds aux yeux levés. Tout trois, ils empoignent l’homme sous les bras, les deux types le soutiennent sur leurs épaules et l’étudiante les précède pour faire place et leur montrer le chemin. Ils disparaissent dans la foule.
Il est 9h 48. Dans une minute et trente secondes la tour Sud va s’effondrer et personne ne peut l’imaginer.
Trois cent mille tonnes de femmes, d’hommes, de moquette, de photos de dirigeants, d’extincteurs, de photocopieurs, de gobelets de café, de chemises en plastique, d’ascenseurs, de téléphones, d’ordinateurs, de bureaux, de rouleaux de papier hygiénique, de souvenirs de Cap Canaveral, de bouteilles de bourbon, d’espoirs oubliés. Trois cent mille tonnes de billets de banque, de plaques de portes, Lewis B. Harrington, Directeur. Trois cent mille tonnes de notes griffonnées à la hâte, de rendez-vous sur des agendas, de câbles électriques, d’emballages de bonbons, d’ambition démesurée, de rêves condamnés. Des enfants souriants dans des cadres en bois de rose, des rétro-plannings de production, des fourchettes et des couteaux, des photos de la vue qu’on ne prendra plus jamais, des balais à essorage automatique. Des sourires et des rancœurs. Des listings. Des balles en caoutchouc à serrer dans ses mains pour lutter contre le stress. Des boîtes de médicament contre l’hypertension. Des projets de vacances. Des intrigues amoureuses. Des projets d’intrigues amoureuses.
Trois cent mille tonnes de feu infernal foncent vers le sol à trois cents kilomètres/heure. Trop vite pour qu’on puisse percevoir le staccato des étages s’écrasant les uns sur les autres.
Trois-cent mille tonnes de gravats et de poussières toxiques en une dizaine de secondes.
À l’autre bout du pays, dans une petite école de quartier, un de ses conseillers s’est penché vers l’oreille du président des États-Unis et lui a murmuré exactement les mêmes mots que la télévision. « Ce n’est pas un accident. La Nation est attaquée. » Dans la rue, les gens se pressaient les uns contre les autres en gémissant. Puis une seconde plus tard, ils couraient devant un mur de poussière apocalyptique qui voulait les engloutir. Tout le monde court. Les flics courent. Les employés courent. Les évacués courent. Les pompiers courent. Il n’y a pas d’enfants. On préfère penser qu’il n’y avait pas d’enfants.
Si je ne me décide pas à écrire tout ça, je vais finir par tout oublier. Ou devenir folle.
Le feu va brûler pendant des mois, dans les entrailles de la ville. Une semaine après la catastrophe, on verra encore des papiers voler vers le fleuve. Il suffira de tendre le bras pour attraper un cv, un mémo, ou une liste de choses à faire. Pendant des mois, une odeur de mort va flotter sur le bas de la ville. Une odeur de plastique fondu, une odeur de pierre en fusion. Les gens diront, ça sent la chair brûlée.
Dans un des innombrables postes de ravitaillement tenus par des bénévoles, sur Franklin, un secouriste attablé dira soudain : « Ce que j’ai vu là-bas je ne le raconterai jamais. Mais au bout de quatre jours, j’ai mon compte. Je n’y retournerai pas. » Son voisin, un géant blond avec des bras comme des cuisses, lui serrera doucement l’épaule, sans rien dire, et ils se lèveront sans bruit, dans leurs vêtements maculés et puants, ils remettront leurs casques, et retourneront sans un mot fouiller les décombres, sans autre espoir que d’y exhumer des fragments d’horreur.
Un joggeur drogué aux endomorphines renoncera à courir chaque jour le long de West Street parce qu’il aura vu ce matin-là ce qu’il n’aurait jamais dû voir, et que ses nuits, plus tard, seront hantées de couples volant, main dans la main, dans l’air pur du matin.
New York oubliera pour un temps son cynisme proverbial. On se découvrira des héros. On se portera volontaire pour toutes sortes de tâches. Beaucoup s’entraideront. Les funérailles de jeunes pompiers sembleront ne jamais devoir prendre fin. Les parcs publics seront couverts de bougies, les murs d’affiches de disparus, les trottoirs devant les casernes de pompiers ne seront pas assez larges pour accueillir toutes les fleurs. Et derrière les vitres de ces casernes, sur les panneaux de service, il y aura des listes de prénoms et, en-haut de ces listes, la simple mention écrite au marqueur « Pray for… ».
Toute la partie sud de l’île, au sud de Canal, sera sinistrée pour longtemps, des commerces fermeront, les rues seront désertes le soir, mais peu d’habitants partiront. Le NYSE rouvrira après cinq jours et les employés de Wall Street mettront des masques pour aller travailler, et leurs pantalons seront couverts de poussière.
Et Rudy Giuliani passera instantanément du statut de pantin comique à celui de héros national, et personne ne discutera, parce qu’il sera nimbé de cette ubiquité rassurante qui sera tout ce qui nous reste, tout ce à quoi nous raccrocher.
Et les façades se couvriront de drapeaux. Des gens à qui il aurait fallu dévisser la tête pour qu’ils l’envisagent seulement, se mettront à arborer des t-shirts ornés de la bannière étoilée. Partout on pourra lire « United We Stand ». Les gens auront à nouveau besoin d’appartenir à une communauté. Dans le temple de la modernité, on s’éclairera des nuits entières à la bougie et on se réunira pour être simplement ensemble, pour prier, pour chanter le chant.
Dans les rues, on remarquera des voitures aux essuie-glaces encombrés de PV et on comprendra peu à peu que beaucoup de leurs propriétaires étaient des pompiers. La force qui poussera les New-Yorkais à aller de l’avant, comme toujours, impressionnera. Et alors on entendra le chant. Une résurgence du respect humain. Un chant calme et entêté pour dire à la face du monde nous sommes toujours vivants et rien ni personne ne pourra nous en empêcher. Ni les alertes quotidiennes – à la bombe, au colis suspect, à l’anthrax, à la fuite de gaz – ni la haine paroxystique que vous avez déversée sur nous. Pas même la sidération que vous avez imprimée dans nos cœurs.
Sur les trottoirs de Manhattan, on verra des hommes dérouler leur tapis de prière et s’agenouiller en direction de la Mecque, et on saura que rien n’est perdu. Mais à l’hébétude succédera le chagrin. Au chagrin la compassion. À la compassion la colère. Une colère immense, dévastatrice, épaisse, humaine. Puis le calme reviendra, mais ce sera trop tard. Et la boucle sera bouclée. Au feu répondra le feu.
Nous voulons croire. Nous comprenons que nous sommes dépassés par les événements. Nous nous raccrochons à ce que nous pouvons. Nous entrevoyons un avenir de terreur et de destruction. Eux contre nous. Ce n’est pas ce que nous voulons, c’est ce que nous faisons.
Je m’appelle Samantha Di Marino mais je préfère Sam. Personne ne m’appelle plus Samantha depuis l’école. Je suis professeur de lettres dans un lycée huppé du haut de la ville. Mon mari, Robert, travaillait au World Trade Center, il était trader sur actions chez Fidelios. Nous avons deux merveilleux enfants, Dany, l’aîné, et Virginia, ils sont tous deux en Europe. Depuis longtemps.
QUATRIÈME PERSONNE. DANY, SUR SA TERRASSE.
C’est une drôle de ville. Quand tu commences à marcher, tout semble proche. Dans la perspective de cette avenue, bouchée au loin par une montagne encore blanche, l’air délavé raccourcit les distances au point de pouvoir compter les sapins en lévitation au-dessus des feux rouges.
Au détour d’une ruelle froide, voici une esplanade ouvrant sur un océan de vide courbe où palpite l’air incandescent. En bas, le lac immense va se perdre à l’infini dans les nuages roses et bleus, miroir étale qui semble absorber la rumeur dansante de la ville. Peut-être as-tu soudain envie d’être quelques kilomètres plus bas, sur les quais, près des grands bateaux à aubes. Tu vas descendre et remonter, descendre et remonter, jusqu’à échouer sur la rive encombrée d’une foule du samedi soir. Lente et tournoyante, suçant des glaces à l’eau aux couleurs acidulées comme des t-shirts. Les rues descendent en pentes douces vers le lac, après un parcours de montagnes russes au fond de vallées comblées, sur des ponts jetés entre des collines. Chevauchant des places ou des quartiers entiers. C’est une ville impossible à lire sur une carte. Les plans qui existent ne servent à personne. Les chauffeurs de taxi ont une partie du cerveau qui s’hypertrophie avec le temps. Savoir que telle rue ne croise pas telle autre, mais qu’elle la survole en sens unique. Penser en long et en large, mais aussi de bas en haut. Le soir, le miroitement des eaux illumine les façades des immeubles et les tentures aux couleurs vives claquent sur les terrasses comme des drapeaux de station balnéaire.
C’est une drôle de ville, un drôle de pays.
De ma terrasse, lorsqu’il fait beau, je vois la côte française. J’ai vécu quelque temps à Paris. Et puis j’ai décroché ce poste, ici. Seulement quatre heures de cours par semaine, mais ça suffit pour vivre et me laisse assez de temps pour mon travail personnel et mes balades à moto. Le 12 septembre, le quotidien Le Monde a titré en une « Nous sommes tous Américains ». La semaine suivante, à New York, un grand hebdomadaire, j’ai oublié lequel, demandait « Pourquoi nous haïssent-ils ? ». Quand il pleut, la France disparaît.
Je crois que je ne retournerai jamais aux États-Unis. Je suis fait pour vivre en Europe. Je pourrais même arrêter complètement de travailler si je le désirais. Ou peut-être que j’y retournerai quand je serai vieux, j’achèterais une petite maison quelque part en Nouvelle-Angleterre et je regarderais les forêts prendre feu avec la fin de l’été. C’est bien la seule chose qui pourrait me manquer, les automnes dans le Connecticut.
Sam, ma mère, envisage d’écrire un bouquin sur tout ça. Elle dit qu’il lui faudra encore plusieurs années avant de s’y mettre. Quand je lui ai fait remarquer que tout le monde allait écrire un livre sur ce sujet, elle m’a répondu « justement, c’est ça qui est intéressant. » Elle dit qu’elle est prête à attendre dix ans, s’il le faut. Elle dit que Guerre et Paix a été composé trente ans après les guerres napoléoniennes. Ma mère n’a aucun sens de la mesure. Elle m’envoie des mails. Quand je lui ai demandé à quoi elle occupait son temps, elle a dit « oh, tu sais, je me prépare, je réfléchis, je prends des notes, et j’écris le livre à haute voix. »
C’est idéal de vivre ici. En quelques heures, je peux me rendre dans plusieurs pays différents. Il me faut un peu plus de cinq heures de route pour prendre un pastis à Marseille. À peine plus, sans me presser, pour rendre visite à mes amis, à Paris.
SAM ET DANY, CONVERSATION TRANSATLANTIQUE.
– Comment ça tu te prépares ? Tu devrais sortir, voir du monde. C’est un peu stressant, je trouve…
– Qu’est-ce qui est stressant, Dany ?
– T’imaginer comme ça, à déambuler et parler toute seule dans l’appartement…
– Je ne parle pas toute seule, Dany, j’écris. C’est ma manière, ma façon de faire, tu as oublié ? Quand je serai prête, je m’assiérai et je m’y mettrai, et tout coulera d’une traite, fluide, intarissable, comme si je prenais en dictée le texte de quelqu’un d’autre… j’adore ça… c’est magique.
– Ouais. N’empêche que tu devrais quand même sortir un peu, rencontrer des gens, te changer les idées.
– Mais je ne veux pas me changer les idées ! Et puis je vois bien assez de gens, j’ai encore mon travail, tu sais.
– Il te manque ?
– Quel absence de tact, Dany. Bien sûr qu’il me manque. Mais je ne peux toujours pas pleurer.
– Tu es encore en colère après lui ?
– Je ne sais pas. D’une certaine façon, je me rends compte que j’ai été en colère durant vingt-cinq ans. Et maintenant je retrouve mon calme. Je n’ai plus le choix, n’est-ce pas ?
– Et où en sont les choses, là-bas ?
– Je voudrais que tu ne t’inquiètes pas pour moi. Ça me touche que tu le fasses, mais je préférerais pas. Le quartier est toujours sinistré, beaucoup de boutiques et de restaurants ferment, mais les choses ont l’air de s’arranger un peu. Les gens se parlent. Quelque chose a changé, tu sais.
– Quand c’est arrivé, je suis allé marcher dans la campagne. Il n’y avait aucun avion dans le ciel. Pendant trois jours, il n’y a eu aucune traînée de condensation dans le ciel. J’ai pensé que c’était quelque chose qui n’était jamais arrivé depuis ma naissance.
– Ici aussi Dany, il n’y a eu aucun avion dans le ciel.
– Je sais. Mais ici, le ciel, on le voit.
– Peut-être même que ce n’est jamais arrivé depuis le début de l’aviation. Il faudrait que je me renseigne…
– Je crois qu’il a fait de son mieux, tu sais. Qu’il ne pouvait pas faire plus.
– Je sais. Mais ça ne change rien. Toi aussi tu es en colère.
– J’ai toujours été en colère contre lui. Ce n’est pas nouveau.
– Je vais te laisser maintenant, Dany, il est très tard ici.
– Passe une bonne nuit, maman. Et essaie de sortir un peu.
– J’y penserai. Prends soin de toi.
– Au revoir Sam.
– Au revoir Dany. Téléphone-moi.
ROBERT.
Un homme se lève un matin et soudain il sent sur ses épaules le poids d’une responsabilité écrasante. Tu es cet homme. Tes rêves se retrouvent enfouis si profondément en toi que tu en arrives à les oublier. Tu ne voulais pas te marier, tu te réveilles père de famille et époux à vingt-trois ans. Tu mets un terme prématuré à tes études. Avec un sourire raisonnable. Tu voulais voyager, aller en Europe, à la rencontre des écrivains qui ont bercé ta jeunesse, tu te découvres des talents de plongeur au bout de la nuit, dans une impasse de Chelsea, après tes heures de garde à la bibliothèque. Tu cours d’un emploi à l’autre. Ta poésie, faute d’être alimentée, s’éteint comme un feu sous l’averse. Tu te rêvais libre, l’esprit occupé seulement des livres à faire, des progrès à accomplir, et tu cherches sans cesse des moyens de payer les factures. Tu décides d’assumer, de faire face, et de ne pas trop y penser, pour ne pas tout perdre.
Tu trouves des compensations. Les promenades au parc, en famille, ou seul avec ta fille, le samedi matin, dans la foule des nouveaux arrivants en poussettes. Tu aimes cette image que tu donnes de toi, de père aimant, de mari attentionné. Tu récoltes les bénéfices de la stabilité apparente, l’approbation des amis, des collègues, des parents. Tu évites ceux que tu pourrais envier. Tu t’éloignes des plus fous, des idéalistes, des éternels insatisfaits, arpenteurs de désirs inaccessibles. Tu as la tête en équilibre sur les épaules. Même si celle-ci se vide comme une bassine percée.
Tu trouves des compensations. Le sourire étonné de Dany, l’amour inquiet de Virginia, ta fille adorée, quand elle te regarde comme si tu allais disparaître dans l’instant. Tu as une belle femme. Belle et intelligente. La vie est dure et légère. Tu attends ce poste de professeur assistant qui ne viendra jamais. Sam, elle, est tout près du but. Elle enseigne déjà. Quelques heures par-ci par-là. Mais c’est suffisant pour soulager sa conscience lorsqu’elle doit s’asseoir pour écrire. Sam est déjà un auteur publié. Des poèmes dans une revue confidentielle, on lui promet un recueil pour bientôt. Un magazine lui commande de temps à autre un article sur la vie culturelle. Elle sort, va au théâtre pendant que tu gardes les enfants. Tout est payé, c’est le boulot. Ensuite, dès son retour précipité, elle te raconte les pièces qu’elle a vues, t’interrompant sans vergogne dans ton travail. Tu l’écoutes en mordillant ton stylo, avec le sourire.
Elle seule lit ce que tu écris. Elle t’encourage, s’enthousiasme, elle te trouve parfois du génie, t’exhorte à proposer ton travail à un éditeur.
Mais tu ne peux pas. Tu es en phase d’apprentissage, et tu ignores combien d’années il te faudra pour voir tes craintes apaisées. Les pages s’accumulent. Les notes jetées à la hâte, entre une pile d’assiettes et une station de métro. Des billets illisibles, des dos d’enveloppes chiffonnées. Tu étais encore plein d’idées, alors.
Le plus souvent, tu les jettes au panier.
Votre première scène date du jour où tu as appris que Sam avait montré quelques pages de toi à un ami éditeur. Elle te l’a annoncé avec un sourire immense, elle débordait d’amour et de fierté. L’ami éditeur avait aimé, voulait en voir plus. Tu l’avais insultée, ton orgueil sans limites t’avait fait haïr sa légèreté, cet optimisme chevillé au corps. Tu hurlais. Les enfants hurlaient. Sam pleurait silencieusement. Elle ne touchera plus jamais à tes pages sans que tu le lui proposes. Elle lira seule tes mots, l’air de plus en plus triste, t’encourageras encore, mais sans illusions. Et tu ne parviendras jamais au terme de cet apprentissage. Écrasé par l’esprit de compétition. Étouffé par l’admiration. Tu liras encore plus, et écriras de moins en moins. Tu décrocheras un job de rédacteur dans une petite agence de pub. Tu pondras des textes pour des catalogues de lingerie, des encres d’imprimerie, des calculatrices électroniques.
Sam ne te lâchera jamais. S’obstinant à lire tout ce que tu fais. Elle poursuivra aussi son travail. Lente, patiente, entêtée. Tu en viendras à mépriser secrètement cette persévérance. Comme tu mépriseras, dans l’obscurité de ton cœur, les compliments reçus des très rares lecteurs auxquels tu consentiras finalement quelques-uns de tes feuillets.