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Avec le soutien conjoint du Service des affaires culturelles de l’Etat de Vaud et du Service des bibliothèques et archives de la Ville de Lausanne

© Éditions de l’Aire, Vevey

Photocomposition & Couverture : Atelier de l'Aire

e-ISBN : 9782512007197

© 2017, version numérique Primento et Éditions de l’Aire

Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs

Tu ne maltraiteras point l’étranger et tu ne l’opprimeras point ; car vous avez été étrangers dans le pays d’Egypte. Exode. 20/21

Nous préférons rester un peuple petit et sain, au lieu d’être de plus en plus nombreux et dépendants de l’étranger pour notre alimentation. Les forces superflues du peuple suisse doivent émigrer. Dr. Laur, secrétaire du parti paysan. Echo suisse, avril 1921.

9 Février 2014.

Le peuple suisse accepte l’initiative contre l’immigration de masse.

A ma mère

Quand je pense à Cathala maintenant, après tant d’années, d’innombrables images surgissent du brouillard. Elles sont floues, sans dates, et souvent sans liens les unes avec les autres. Elles ressemblent à des fresques très anciennes dont seuls quelques détails ont été conservés. C’est le toit d’un pigeonnier éclairé par une lumière particulièrement douce, une averse de glycines au bord de la route, une ribambelle d’enfants devant une métairie grise sous la pluie.

J’ai devant moi le cahier d’adresses de mon père, j’y trouve des noms qui me sont très familiers, ils sont associés à des histoires, à de pauvres masures au bord des fleuves ou à des manoirs à l’ombre des cèdres, à des hommes derrière un attelage de bœufs, à des gens qui racontent inlassablement la même histoire, à des crémaillères au fond des cheminées. Cependant des couches entières ont été effacées par l’oubli et je m’en veux. Je m’étais promis de leur rester toujours fidèle.

Une journée émerge de la zone la plus vague de mes souvenirs. J’ai trois ans, presque quatre, et j’observe ce qui se passe autour de moi. Car les gens parlent une langue que je ne connais pas et mon père leur répond.

- Pourquoi je ne comprends pas ce que tu dis ?

- Parce que je parle en français.

- Tu vas toujours parler comme ça maintenant ?

C’est l’automne. Des arbres immenses, jaunes, ocre, bruns, dominent une très grande grille, derrière laquelle on aperçoit un chemin couvert de gravier qui fait le tour d’une vieille demeure. Un château, avec son porche, ses tourelles, son toit à quatre pans et ses hautes fenêtres. Je vois cette maison pour la première fois, ce n’est pas ma maison. Pourtant mon père a la clé des grilles et ça ne m’étonne pas. Quand il veut ouvrir, plus loin, la porte de bois massive et lourde, ma mère l’arrête. Elle se penche et balaye de la main les feuilles mortes qui se sont accumulées devant le seuil.

- Attends, sinon elles vont s’engouffrer à l’intérieur.

Nous voilà dans le corridor. Ma mère porte le bébé. Ma sœur aînée me donne la main. Nous allons de pièces en pièces. Elles sont vastes, jamais je n’en ai vues d’aussi grandes. Elles sont plongées dans l’obscurité, les volets sont fermés. Mon père les ouvre les uns après les autres. On s’aperçoit alors que tout est vide. Pas un seul meuble. Pas de poêles en faïence, comme chez nous, des cheminées seulement dont je ne sais pas à quoi elles servent.

La maison est silencieuse et nous ne parlons pas. On entend le plancher craquer au-dessus de nos têtes. Une porte qui claque quelque part nous fait sursauter. Nous nous consultons attentivement du regard. Encore une porte, encore des volets fermés. Là une table et cinq chaises. Une pour chacun.

Ma mère ouvre une armoire murale, ses battants sont plus hauts que mon père. On y trouve un peu de vaisselle et des casseroles. Ces tasses, ces assiettes dans la maison vide paraissent tout à coup infiniment rassurantes. Nous continuons à avancer, des escaliers aux rampes de bois, des corridors, des recoins, des chambres vides, tapissées de papier peint aux grandes fleurs roses ou bleues. Une chapelle soudain, un harmonium et des bancs très vieux. Où sommes-nous ? Au rez-de-chaussée, au grenier ? Un palier maintenant et des escaliers encore, des mansardes aussi et une salle de bain avec une baignoire blanche. Ses pieds sont ceux d’un grand chien, je les observe longuement parce que je suis petite encore et qu’ils sont proches de moi. Partout ma mère ouvre des placards dans les détours sombres. Ils sont vides, mais les étagères sont couvertes de tissus aux couleurs vives. Elle passe la main dessus.

- Tout est propre, constate-t-elle tout à coup très émue. Ils nous attendaient.

Il me semble qu’elle va pleurer. Combien de pièces avonsnous traversées ? Combien de couloirs avons-nous longés ? Une inquiétude me prend. Je préférerais retourner en Suisse dans le petit presbytère que nous avons quitté et dont je connaissais le moindre recoin.

Voilà une nouvelle salle. Sur le sol cinq matelas, une pile de draps et de couvertures. Quelques chaises aussi. Ma mère pleure de tristesse ou de fatigue. Je n’aime pas voir ma mère pleurer. Mon père nous regarde comme honteux, gêné du moins. Est-ce que tout cela est de sa faute ?

Soudain, un coup de sonnette. Nos visages se tournent vers la porte comme si quelqu’un allait entrer. Un inconnu sans doute. Un méchant ou un gentil. On ne peut pas savoir.

Mon père se décide à descendre et peu après on entend sa voix.

- Venez donc, c’est une Bernoise. Elle est d’Oberhofen.

Sur l’unique table elle a déjà posé des œufs, du beurre, du lait, des tomates, du pain, du saucisson aussi. Elle est accompagnée d’une fillette un peu plus grande que nous et qui nous tend la main.

Cheumet. (Venez)

Elle sait le bernois. C’est tellement bon.

Puis me voilà dans l’obscurité, couchée sur un des matelas. Ma sœur aînée est à ma droite et le bébé à ma gauche. Plus loin, mon père et ma mère. Je ne dors pas, la journée a été trop encombrée de choses nouvelles, incompréhensibles.

Il est resté dans ma tête trop de questions auxquelles personne n’a eu le temps de répondre. Au loin on entend comme une plainte infiniment triste. Quelqu’un pleure sans doute.

Il faut de toute urgence que j’aille m’assurer que mon père sait toujours parler comme moi. C’est pourquoi je me glisse hors de mon lit et, à quatre pattes, en tâtonnant, je trouve son matelas. Lui non plus ne dort pas.

- Quelqu’un pleure dans le jardin.

- Non, dit-il en chuchotant, ce sont des grenouilles que tu entends. La maison est dans un grand parc, il doit y avoir un étang ici ou dans le voisinage. De très gentilles petites bêtes.

- On va toujours habiter ici maintenant ?

- Oui, bien sûr.

- Elle est à nous cette maison ?

- Non, les Suisses l’ont achetée parce qu’ils voulaient un pasteur et un lieu pour se rencontrer. Mais ils nous la prêtent, c’est comme si elle était à nous.

- Où sont nos choses ?

- Dans un train. Elles vont arriver. La France a été en guerre très longtemps. Des gares ont été détruites et tout va lentement.

- Je veux mes jouets.

- Tu as ta poupée, dans ton sac à dos bleu.

- Mais sans la poussette je ne peux pas jouer. Quand est-ce que j’aurai ma poussette ?

- Je ne peux pas te dire vraiment. Peut-être avant Noël. Il faut dormir maintenant. Nous avons fait un si long voyage.

Il est vrai que c’était un long voyage. Depuis combien de jours sommes-nous partis ? Des jours et des jours, il me semble. Le train s’arrêtait souvent loin des gares et pendant des heures. Il faisait très chaud. Les voyageurs sortaient et volaient du raisin dans les vignes. Mon père ne nous permettait pas de les imiter. Le raisin ne nous appartient pas. C’est mal. Un long et impérieux coup de sifflet rappelait les maraudeurs. Ils se ruaient dans les compartiments pendant que la locomotive s’ébranlait lentement.

Tout à coup, je revois ma tante. Elle est debout sur un quai et nous fait signe de la main. On ne peut plus lui parler. Elle est derrière la vitre et le train commence à rouler. Elle avance en même temps que lui et, comme il prend de la vitesse, elle se met à courir. Elle agite le bras. Elle est de plus en plus petite. Les roues tournent, le wagon oscille en se penchant dans un aiguillage, ma tante court toujours. Elle est maintenant sur le ballast et ne cesse de suivre le train. Le train, le grondement des roues, la main de ma tante qui court, le balancement de la voiture, ma tante Olga, le bras, les roues, le train, ma toute petite tante Olga, les roues, les roues, les roues, les roues.

En 1946, l’Eglise méthodiste suisse avait, depuis vingt ans, une paroisse à Agen, dans le Lot-et-Garonne. Elle avait répondu à l’invitation de quelques Suisses émigrés. Après la première guerre mondiale ils étaient venus nombreux dans cette région, ils ne trouvaient pas toujours facile de s’adapter au pays. Certains ne savaient pas le français. Ils éprouvaient tous le besoin de se retrouver. L’Eglise méthodiste, qui était déjà présente en Alsace, leur avait envoyé un pasteur. Ils étaient alémaniques ou romands, mais à l’étranger ils étaient suisses seulement. Mon père parlait l’une et l’autre langue, il était vaudois, sa mère bernoise. Au lendemain de la deuxième guerre il fut désigné pour être le successeur de son collègue à Agen. C’est ainsi que, un jour d’automne, quelques mois après la signature de l’armistice, nous avons pris possession de cette inoubliable demeure, le manoir de Cathala.

Les meubles sont arrivés. Du temps a passé. Quelques semaines, quelques mois, ou un an. Je suis couchée, il fait nuit, mais je ne suis pas seule à Cathala. Tout près de mon lit je devine celui de ma jeune sœur. J’entends son souffle et dans la pénombre sa couverture se soulève régulièrement. J’écoute avec soulagement le flux et le reflux de sa respiration qui me rappelle que je ne suis pas seule à Cathala. Si son haleine devient plus silencieuse, je m’assieds et scrute l’ombre dans sa direction pour m’assurer qu’elle vit. Au fond de la pièce se trouve le lit de ma sœur aînée. Quand je suis assise, je vois ses longs cheveux étalés sur l’oreiller blanc. On dirait que mon regard insistant à le pouvoir de la réveiller, car elle se tourne et se retourne plusieurs fois. Il est tard et nous sommes seules, toutes les trois. Il ne fait pas très sombre ici, parce que les volets des trois fenêtres ne sont pas fermés à cause des moustiquaires.

Je ne dors jamais quand mon père n’est pas là, son absence m’angoisse et les nombreuses chambres inoccupées du manoir commencent à m’inquiéter. Elles nous menacent, elles sont pleines de mystères. Il y a celles où sont entassées des valises et des caisses, celles où personne ne va jamais. Mon imagination vagabonde dans les longs corridors. Sous les escaliers il y a des réduits où je me cache pour jouer. Quand j’y pense la nuit, la terreur s’empare de moi. Ce sont soudain des pièges dangereux. Les couloirs s’étirent infiniment. Dans les pièces vides, les malles contiennent peut-être des dangers, des araignées géantes, des chats sauvages ou des rats. Des craquements me parviennent de toutes parts, les ténèbres s’épaississent. La cuisine même paraît tout à coup inquiétante, habitée de périls hypocrites et muets.

Je me cache sous le drap et j’écoute battre mon cœur. Dans le lit proche du mien, la petite sœur se retourne en soupirant.

Pourtant, je ne suis pas seule à Cathala et autour de la maison il y a le parc avec ses arbres. Ils sont vieux, ils étaient déjà là quand nous habitions encore en Suisse. Ils sont nés avant la guerre, avant mon père et mon grand-père. Ils protègent la maison, les cèdres surtout qui agitent leurs bras pour nager dans le vent. Quand ils sont heureux, ils chantent comme des orgues pour accompagner les oiseaux.

Mon père aime les arbres. Il en parle comme s’ils étaient de ses amis. Derrière les cèdres, il nous a présenté les arbres de Judée qui sont rouges au printemps et les lilas qui embaument l’église au matin de Pâques. Ma mère, quand elle va les cueillir dans une fraîche odeur d’herbe nouvelle, tire une branche à elle, hume longuement les grappes mauves et fait claquer le sécateur. Devant la grande salle de paroisse, grandissent des mimosas qui sentent bon à la fin de l’hiver.

Au fond du parc les grenouilles coassent toute l’année autour de l’étang. Elles parlent toutes à la fois et leur bavardage familier me rassure. Les iris s’inclinent quand une salamandre se glisse entre eux. Une libellule effleure un jonc dont la feuille strie la surface de l’eau. La libellule plonge et remonte, plonge encore et revient. Ses ailes bleues sont comme de petits couteaux. A côté de l’étang il y a le verger. On y trouve des prunes, des poires, des abricots, des figues.

Le rideau de fer de la buvette vient de tomber. Son grincement a résonné dans l’avenue un long moment. Les derniers clients bavardent encore sous les platanes. Ils font quelques pas, puis s’arrêtent. Leurs voix sonores peuplent l’ombre. Je les imagine derrière les hautes grilles qui ferment le parc et nous séparent des gens du quartier. Ils se disent, je pense, que la Suisse est un pays propre, où tout est en ordre, où les maisons et les gens sont soignés. Le charbonnier a été interné en Suisse pendant la guerre et c’est ce qu’il raconte.

Quand le rideau de fer est tombé, apparaît toujours le grand-duc. C’est pourquoi je l’attends. Les yeux grand-ouverts maintenant, je scrute le rectangle clair de la fenêtre. Et le voilà en effet qui plane, appuyé sur l’air, sans un seul battement d’ailes, au-dessus du magnolia. Son vol est parfaitement silencieux, il passe lentement, immense et noir, j’ai le temps d’apercevoir son bec crochu et sa queue. Je suis son parcours en pensées, je le vois devant l’église, le hangar et les anciennes écuries. Il va bientôt revenir. Il sera plus haut peut-être, il se détachera, sombre, devant le ciel couleur de lait parce que la lune brille. Non, il est plus bas. Il a faim sûrement, ses orbes enlacent la maison étroitement. Sur le gravier au pied des murs, la musaraigne qui se hâte comme si elle allait prendre le train ne lui échappera pas. C’est pourquoi au-dessus d’elle il descend peu à peu. J’aime sa présence et les rondes régulières qu’il trace autour de nous. Il apparaît et disparaît et je l’attends. Quand tout est calme, on entend le froissement soyeux de ses ailes. Alors un cri bref et je sais qu’il fonce sur sa proie, les serres tendues.

Le rectangle de la fenêtre est plus lumineux encore, la lune sans doute se déplace et grandit, les feuilles du magnolia luisent comme en plein jour. Les pièces vides ne me font plus peur maintenant, à cause de tout ce qui vit dans le parc, à cause du grand-duc et des grenouilles. A cause des libellules aussi.

Une planche craque, quelqu’un est entré peut-être dans la maison. Il me semble que je perçois une respiration régulière dans les escaliers. Nous ne fermons jamais la grande porte quand les parents sont absents, parce qu’elle se clôt à deux verrous et qu’ils ne pourraient pas rentrer si on les tirait. Un inconnu ou un paroissien se tient immobile sur une des marches, la septième sans doute, elle gémit toujours. Quand les parents discutent en bas, je vais parfois les écouter en cachette et je sais qu’il faut la sauter.

C’est là qu’il est. Après la treizième marche, les escaliers se partagent en deux volées. D’un côté se trouvent notre chambre et celle des parents, de l’autre les chambres inhabitées. Dans l’une est suspendu au mur un grand miroir, entouré d’un cadre fleuri et doré. Rien d’autre. Au fond du passage, il y a une salle avec un lit et une table de nuit, on ne peut pas y allumer la lumière parce qu’il n’y a pas d’ampoule au bout du fil. Plus près de nous, des matelas sont empilés dans une vaste pièce, mais il ne faut pas y songer, parce que de là on peut entrer directement dans celle où nous sommes. Est-ce que celui qui se tient sur la septième marche le sait ?

Au milieu de l’escalier, au-dessus du palier, il n’y a pas de tuiles sur le toit, seulement une grande vitre qui éclaire l’intérieur de la maison. Je vais aller voir qui s’est introduit chez nous. Je me lève, sur la pointe des pieds je fais le tour des pièces inhabitées. Ma main posée sur le mur me guide le long des corridors. Sous mes pieds nus, je sens le bois tiède, bien ciré. Je progresse plus lentement et j’atteins la balustrade depuis laquelle je pourrai surveiller la cage d’escaliers. J’avance avec précaution, un pas après l’autre, ma main tendue s’agrippe à la rampe. Je ne vois pas encore les marches. J’avance un peu. Posément. Prudemment. Il n’y a personne sur la septième marche.

Alors redevenue brave, je m’assieds. Je domine maintenant le cœur de la maison éclairé par la lune. Les coudes sur les genoux et la tête dans la paume des mains, j’attends le retour des parents en l’écoutant respirer et battre doucement.

De nouveaux fragments de peinture apparaissent soudain, comme si un rat de cave balayait des parois ou des plafonds couverts de très vieux dessins. Je vois des métairies basses dont le revêtement se délite. Leur toit est presque plat et couvert de tuiles creuses. A côté de l’oustal1 où vivent les paysans, il y a l’étable et la grange et le balet2 aussi où on sèche en automne les feuilles de tabac. Tout paraît ancien, les outils et les charrues, les volets et les portes disloqués. Les fenêtres sont petites et rares, si différentes de celles qui s’alignent côte à côte, rouges de géraniums, dans la ferme de ma grand-mère. Ici le long des façades grimpent des roses trémières ou des treilles d’où pendent les raisins bleus. Leurs grains sont serrés les uns contre les autres comme les alvéoles d’une ruche. Ma mère lève la main pour en attraper un, elle se dresse, sa tête disparaît dans le feuillage. Une femme coupe une grappe et la lui tend.

Derrière la métairie, entre l’oustal et le poulailler, il y a la cour. Au milieu, un puits et plus loin le pigeonnier. Les ramiers vont et viennent sans arrêt. Sur une des niches, une tourterelle s’égosille et le coq lui répond. Au-delà de la cour, des taillis et des rideaux d’arbres cloisonnent l’espace. Entre leurs quadrillages, des rangs de vignes et à leurs pieds des légumes, des haricots, des citrouilles, des melons ou des salsifis. Çà et là, partout, des abricotiers, des pruniers ou des mirabelliers. C’est un fouillis incroyable. Il faut marcher avec précaution pour ne pas écraser les plantes. Il fait très chaud, une odeur de sucre et de confitures cuit autour de nous, les abeilles bourdonnent, s’agitent, montent, descendent ou planent sur les fruits tombés au sol. La paysanne se baisse, sa robe noire caresse ses sabots de bois, elle cueille ici un melon, là des fruits, ici encore une courge qu’elle donne à ma mère. Elles parlent peu, parce que la paysanne est vaudoise et que ma mère ne sait pas le français.

Et partout des volailles, des pintades perlées, des canards, des poules et d’immenses troupeaux de dindons. Elles se promènent dans les champs en jachère, autour des fermes, sur les routes ou le long des rivières. On les rencontre entre les rangs de vignes et derrière les haies où elles cachent leurs œufs. Personne ne les surveille, personne ne les garde, elles se promènent, piquent de temps en temps un vers ou un grain de raisin. Mon père parfois revient de ses tournées, honteux, penaud.

- J’ai écrasé une poule.

Les oies sont en procession par défilés de trente ou cinquante bêtes. Elles marchent d’un même pas chaloupé. Elles passent à côté de moi, hautaines et indifférentes à ma petite personne. Elles longent la barrière devant l’ort3 où il y a beaucoup de légumes et peu de fleurs. C’est un jardin tellement différent de celui de ma grand-mère dans l’Emmental. Ici ni fraises, ni dahlias. Ni odeur, ni couleur. Rien ne peut attirer un enfant. Pas une framboise, pas une seule groseille. Des choux-fleurs, des poireaux, des oignons seulement.

Les oies vont, la tête haute, claironnantes comme une fanfare qui joue faux. La fermière les attend dans la cour et les dirige avec un bâton dans un enclos.

Maintenant elle les attrape l’une après l’autre par le cou. Elle enfonce un entonnoir plein de grains dans leur gorge, tourne la manivelle d’un mouvement énergique et les oblige à avaler. L’oie se démène, se défend. La paysanne n’en tient pas compte. Elle en prend une, la gave, la rejette et prend l’autre. C’est autour d’elle une mêlée tonitruante, un champ de bataille, une sédition passionnée.

Je serre la main de ma mère. Quelque chose dans ce spectacle me fait peur. J’ai pitié des oies. La paysanne est méchante. Quand elle a fini son travail, elle quitte l’enclos en laissant la barrière ouverte. Les oies sortent en caquetant. Elles sont en colère, elles se dandinent plus largement. Elles regardent autour d’elles, groupées comme un carré de fantassins. Elles piétinent de révolte un instant, indécises, pleines de rage. Leurs becs claquent, on dirait des dizaines de petits tambours. Et soudain elles courent dans notre direction. Deux d’entre elles pincent, l’une mon mollet, l’autre ma cuisse. Ma mère me soulève en criant, mais elles ne lâchent pas prise, au contraire, elles nous poussent, lancent dans toutes les directions des cous irrités. Nous voici entourées d’un peuple furieux. Une oie attaque le soulier de ma mère, une autre s’en prend à sa longue jupe, tire, déchire d’un bec obstiné. La paysanne, qui nous avait quittées pour ranger son sac de maïs, sort de la grange et intervient, tape, donne des coups de pieds, lance des ordres, éparpille les volatiles. Les oies sont méchantes. Je déteste les oies. La paysanne a raison de les frapper pour les faire obéir. Elles s’en vont maintenant, emportant leur colère. Elles balancent leurs corps pesants, se bousculent en direction du clot4 où elles jettent leur rancune et leur soif.

Je feuillette à nouveau le cahier d’adresses de mon père qui fait surgir d’autres visages. Un homme est seul dans une cuisine. Il est assis sur une chaise basse et tisonne le feu dans l’âtre. Un trépied est posé sur les braises, on y voit une soupe cuisoter doucement. Au fond de la cheminée, le toupin5 est pendu à la crémaillère. A côté des chenets, le soufflet, une caisse remplie de pommes de pin, un amoncellement de fagotins et, posé dans l’angle, un balai de sorgho. L’homme porte des chaussures de montagne, comme personne n’en a dans ce pays où tout le monde est en sabots ou en espadrilles. Je regarde autour de moi. Le long des murs, des étagères où sont rangées des casseroles, des jarres de terre cuite vernissées de jaune. Des tresses d’oignons et d’ail sèchent près de l’entrée. Au fond, dans l’ombre, des chaises de paille et une table recouverte de toile cirée. Une miche de méteil, un verre, un litron de vin sans étiquette, des miettes autour d’un chanteau de pain oublié où des mouches se posent et font frémir leurs ailes infatigablement. Le sol est en terre battue. L’évier est en pierre, rongé par l’usage et le temps, à côté, un seau en fer blanc est posé par terre. L’homme va chercher l’eau sans doute très loin. La pauvreté de ces fermes ne me frappe pas. Il est vrai qu’elles se ressemblent toutes, il y a peu de différence entre les plus riches et les plus pauvres.

A droite de la cheminée, le mur est à claire voie, de l’autre côté c’est l’étable. On entend les bêtes qui soufflent et s’ébrouent, des coups de sabots, le frottement des têtes contre le bois des mangeoires et, de temps en temps, le bruit métallique d’une chaîne. Je m’approche, les vaches lèvent la tête et m’observent placidement. Peut-être sontelles étonnées de me voir. Elles ne connaissent que ce vieux garçon venu de quelque canton de Suisse centrale qui s’entête à faire de l’élevage alors que les Gascons ont horreur du lait. Elles ont voyagé avec lui, elles sont venues de très loin. Elles mâchonnent maintenant, résignées et tranquilles. Il les traite bien. L’étable est pour lui comme un morceau de patrie. Les vaches lui servent de famille. Avec quelques autres, il essaye même de faire du fromage et du beurre que personne ne veut. Les gens ici utilisent la graisse d’oie.

- En Aquitaine, dans les vallées, les agriculteurs font des primeurs, des légumes et des fruits, suggère mon père prudemment à l’homme qui se plaint. Vous pourriez peut-être les imiter.

- Chez nous on faisait de l’élevage. Pendant la guerre les Allemands voulaient du lait pour les armées.

- Mais la guerre est finie, les Gascons ne boivent pas de lait. Il faudrait planter des arbres fruitiers ou du maïs, cultiver des légumes, vendre des volailles. Les autres Suisses ont presque tous renoncé à l’élevage.

Mais l’homme est obstiné. Il ne veut rien entendre. Il n’a jamais acheté de béret, il a toujours porté un chapeau de feutre et des chaussures cloutées. Il n’a pas appris le français, il a obtenu du curé de son village uranais la permission de se confesser en allemand à mon père. Il continuera à élever des vaches schwytzoises qui supportent mal le climat de l’Aquitaine. Il fabrique du beurre et du fromage que seuls quelques Suisses miséricordieux lui achètent. Il est fidèle à son pays. Il ne s’adapte pas. Il aurait honte de changer. Ce serait une trahison. Il rêve de rentrer au pays quand il aura fait fortune. Il ne fera jamais fortune et ne sait pas combien la Suisse a changé depuis qu’il l’a quittée. Il ne reconnaîtrait plus rien. D’ailleurs ce n’est pas certain que la Suisse dont il se souvient ait jamais existé.

Une fois par an, mon père va à Berne pour le synode de son Eglise. Le vieil homme le charge de commissions. Il voudrait des chaussures de montagne, du Schabziger6, une chemise de pâtre, de la pommade à l’arnica et un morceau de fromage, du vrai, du fromage de son canton.

Il vient chercher les emplettes, remercie, propose de payer, n’a aucune idée des prix en Suisse. Il accepte qu’on lui offre ce qui lui coûterait un ou deux mois de travail et rentre chez lui content. On entend le raclement de son pas sur le gravier autour de la maison. Il suspend par les lacets les chaussures neuves au guidon, enfourche sa bicyclette et s’éloigne sur la route entre les alignements de platanes. Mon père suit longuement des yeux ces chaussures qui se balancent au rythme des pédales.

Certaines images sont vagues, incertaines, difficiles à lire et d’autres sont nettes comme si elles dataient d’hier. Il m’est impossible de les classer chronologiquement et les récits, qui ont hanté mon enfance, ont été répétés tant de fois que je ne sais pas quand j’ai commencé à les comprendre et à les retenir. Il y a devant moi des scènes en noir et blanc, mais aussi comme des flaques de couleurs. Elles sont rouges ou jaunes, bistres et orangées. Elles ont les teintes de l’automne flamboyant dans la plaine de la Garonne. Mais quand je pense aux coteaux qui dominent les fleuves, je vois des arbres en fleurs, des milliers d’amandiers blancs, des cerisiers et surtout des pruniers dont les pétales tombent sur les champs de blé qui commencent à verdir. Nous marchons en famille. Un paysan nous fait visiter ses vergers. Il est aveugle. En Suisse il était instituteur. Nous passons avec lui sous ses cerisiers, il tâte les branches et commente la récolte future. Les arbres neigent sur nous, ma mère est couverte de plumes blanches comme une mariée.

Et voilà tout à coup un château, un grand bâtiment en pierre de taille. Pour y entrer, on franchit un perron d’honneur de cinq ou six marches. La porte d’entrée est protégée par des mâchicoulis. Dans un des angles de la façade, une échauguette claire, rose, à peine un peu dorée. Dans l’autre, une tour ronde tapissée de lierre et quelques meurtrières. La paysanne nous fait passer sous le porche et nous mène dans la cour où gloussent des poules et des canards autour du puits. Dans la grande salle, une cheminée immense occupe toute la paroi. Sous le manteau, de part et d’autre de l’âtre, on peut s’asseoir sur les bancs. Elle allume le feu maintenant. Elle n’a pas de servante et je n’en suis pas surprise. Elle travaille comme une paysanne et parle en argovien avec mon père. Ils se sont assis face à face. Elle lui raconte probablement leur émigration, mais je ne m’intéresse pas encore à ces histoires que je vais entendre si souvent. Je rôde dans la salle. On y trouve des canapés et des fauteuils aux couleurs fanées, un bahut en bois qui boite, des tentures de part et d’autres des hautes fenêtres, mais aussi un instrument de musique. Il ressemble à l’harmonium de la chapelle et pourtant il est différent. J’appuie sur une des touches qui ne donne aucun son.

- Toutes les cordes sont cassées, fait la paysanne. Il n’a jamais fonctionné. Il était là quand nous avons acheté le château, comme tout le reste d’ailleurs.

Elle rit, regarde autour d’elle, désigne du menton les cuivres qui ornent la tablette de la cheminée et qu’on leur a abandonnés ou les tableaux accrochés sur les murs. Ils paraissent très vieux, quelques-uns sont si sombres qu’on ne voit presque rien, d’autres luisent sous leurs craquelures brillantes.

- Ce ne sont pas nos ancêtres, évidemment.

Et elle contemple avec amitié ces personnages d’antan aux perruques bouclées, ces capes noires ornées d’une croix, ces lavallières, ces revers décorés de la légion d’honneur et ces femmes posées comme des fleurs dans les ruchés et les bouillons de dentelles et dont les doubles jupes claires tombent souplement sur des escarpins brodés. Les visages poudrés sont entourés de fraises ou de nœuds. C’est sur le mur crépi à la chaux, le regard impérieux d’un maréchal et la crosse d’un évêque et même, me semble-t-il, le rabat blanc d’un pasteur. Elle leur sourit, elle les a adoptés. Ils ne sont pas de sa famille, mais elle en prend soin. Elle ôte la poussière sur les cadres et leur parle en allemand.

Elle est vêtue simplement, comme une travailleuse. Ses mains sont parcourues de veines saillantes et ses doigts sont gercés par les travaux de la terre. Elle est coiffée d’un chignon qui grisonne déjà. Mon père s’est levé, il observe les portraits les uns après les autres, puis s’approche aussi de l’instrument.

- C’est un virginal, je crois. Un instrument anglais, je me demande ce qu’il fait dans ce château gascon.

Le paysan qui vient d’arriver enlève ses bottes, il est en chaussettes, s’assied à la longue table de bois et verse du vin dans les verres qu’elle a sortis d’un vaisselier.

- En 1921, quand nous sommes arrivés, les terres avaient perdu plus de la moitié de leur valeur. Le pays était entièrement dépeuplé. Des dizaines de métairies, et même de châteaux, étaient à vendre ou à louer à des prix incroyables parce qu’il n’y avait pas d’acquéreur. De nombreuses fermes étaient inhabitées depuis longtemps ou totalement effondrées, surtout dans les coteaux qu’ils appellent les serres. Des Suisses sont propriétaires ici qui n’auraient jamais pu acheter un bien chez nous. Les autres ont pris des fermes ou des métairies, loin de tout, parce qu’elles étaient très bon marché. Nous avons acheté ce château plus ou moins en ruine. Il appartenait au descendant d’une ancienne famille noble française. Un vieux célibataire n’y vivait plus que dans la cuisine et n’était pas monté aux étages depuis des années. Sa famille avait possédé six métairies. Toutes inoccupées depuis longtemps. Plus de métayer, plus de récoltes bien sûr. Je ne sais pas de quoi il vivait. Peut-être de l’amitié de ses domestiques. Les terres étaient incultes, en friche depuis vingt ans et envahies par la folle avoine.

- Un homme charmant d’ailleurs, l’ancien châtelain, ajoute l’Argovienne. Je comprends mal le français, mais j’entendais bien qu’il parlait une langue très soignée. Tous ses gestes étaient distingués. Quand nous avons signé le contrat, j’étais horriblement gênée. Lui aussi d’ailleurs, comme s’il avait honte d’abandonner l’héritage des siens.

- Où est la reine ? demande tout à coup l’enfant que ce bavardage n’intéresse guère.

Les adultes se regardent et rient.

Ils ont acheté un château et y habitent sans prétention. Ils n’ont pas éprouvé le besoin de le restaurer outrageusement. Il est entouré de vieux arbres aux sombres vêtures de lichens. Le long des façades, les papillons et les guêpes harcèlent les rosiers et les vignes vierges qui s’accolent en cherchant leur chemin. Le vent fait voler les feuilles mortes et pousse des pétales de fleurs sous les portes qui ferment mal. Il y cogne toute la nuit, harangue et insulte ses habitants. Pourtant rien ne laisse soupçonner que ce sont des étrangers qui vivent là. Il n’y a ni dahlias, ni géraniums dans la cour, un laurier rose seulement à l’ombre des hourds. Le soir quand il se couche, le soleil allume les vitres et tout le château semble prendre feu. On l’aperçoit de loin quand on approche. Il est niché dans un rideau de châtaigniers. Molière peut-être y a joué avec sa troupe. Il me semble que j’entends son rire dans le ronflement du moteur.

Des années plus tard, alors que je partais en Suisse pour y poursuivre mes études, cette femme m’a demandé de monter avec elle à l’étage où elle m’a fait découvrir la bibliothèque. Une grande salle dont les murs étaient garnis de meubles vitrés, remplis de livres, marqués au sceau de la famille à qui le château avait appartenu, des livres de géographie ou d’histoire, des traités de fauconnerie ou d’héraldique, des essais d’agriculture et toute la littérature française. Le plancher était creusé comme une rigole sous le poids des livres et des ans. Je regardais, stupéfaite, des dizaines de volumes reliés de cuir et qui disaient la richesse secrète de ce pays.

- Prends un livre, me dit-elle, ce sera un souvenir de nous.

Je saisis le premier qui me tombe sous les doigts, les Pensées de Pascal. Des souris ont rongé quelques pages, mais il a une belle reliure bleue et les initiales J.D. en lettres dorées.

- Mais non, proteste-t-elle, celui-ci est en si mauvais état.

- Il est bien tel qu’il est justement. Il me rappellera ce Sud-Ouest que j’aime et que je ne veux pas oublier. Il me parlera de sa richesse et de sa pauvreté et de vous tous, Français ou Suisses.

Mes objections ne la convainquent pas, elle me tend d’autres livres, l’Heptaméron de Marguerite de Navarre et les Essais de Montaigne. Elle ignore probablement qu’ils étaient tous deux gascons. Ces œuvres sont encore aujourd’hui dans ma bibliothèque. Il me suffit de lever les yeux pour les voir.

Depuis quand ai-je commencé à m’intéresser à leur émigration ? Au début, bien sûr, les chatons dans la cour et le veau tétant sa mère retenaient davantage mon attention. Mais il est arrivé une époque où j’ai commencé à noter leurs histoires et à collectionner les photos. Peu avant sa mort, mon père m’a légué son cahier d’adresses, gribouillé des remarques qu’il prenait après ses visites. Il réveille des morts, restaure des métairies détruites depuis longtemps. Ses pages sont presque toutes tachées, cornées, mais quand je les tourne, elles font entendre des voix ou le ronflement de la voiture qui suit un chemin de campagne entre des haies d’aubépines. Les noms de ces fermes, de ces bourgs suspendent le temps, abolissent les années, me rendent des visages ou des maisons, des odeurs et des sons. Ils redonnent vie aussi à l’enfant que j’ai été, raniment ces sensations qui brasillent toujours en moi et me font franchir des espaces à une vitesse infiniment supérieure à celle du son.

A Cathala, derrière la maison, il y avait dans un petit garage une vieille Peugeot. Je ne sais pas quand mon père a appris à conduire, ni avec qui. Sa voiture tombait en panne souvent. Dans ce pays à l’habitat dispersé, il lui arrivait de la pousser sur des kilomètres. Pourtant rien ne pouvait l’empêcher de partir à la recherche des Suisses. Il demandait parfois sans honte, au milieu de la nuit, un coin de grange à un inconnu qui l’accueillait comme un ami, avec cette hospitalité si caractéristique des Gascons.

Un jour d’arrière-saison, il monte lentement dans les coteaux au-dessus de Port-Sainte-Marie, dans une nuée de poussière chaude. La plaine de la Garonne est noyée dans une brume claire, les arbres et les maisons ont des contours très doux. Au-dessus du fleuve le brouillard est plus épais, blanc comme une écharpe de premier communiant. Tout à coup on émerge au soleil. Partout dominent les ors, les bruns et les rouges. Les cimes des pruniers ont déjà perdu leurs feuilles, on les aperçoit comme des dentelles au-dessus des frondaisons basses qui rutilent encore. Dans les vignes, des dizaines d’hommes et de femmes vont et viennent en portant délicatement des paniers en bois. La route est en lacets, mon père est visiblement heureux. Il manie le volant en chantonnant.

- Aujourd’hui nous allons chez des Vaudois. Ils sont les plus nombreux ici, après les Bernois. Ceux-là viennent de la Broye. Trois familles sont parties ensemble pour le sudouest de la France avec des quantités d’enfants.

Je me souviens bien des Ruchat. Quand ils venaient à l’église, avec leur char et leur attelage, ils remplissaient trois bancs à eux seuls. Ce jour-là je les voyais peut-être pour la première fois. Ils habitaient le hameau de Saint-Médard. En Aquitaine, les gros villages sont rares, les fermes sont dispersées, séparées les unes des autres et reliées quand même par des sentes, entre les haies chevelues des pruniers sauvages. Les chapelles prient seules, loin des maisons, au croisement des routes. Sur les crêtes, de petites villes fortifiées vivotent derrière leurs remparts. Au milieu du bourg est la place du marché couvert, avec sa charpente de poutres, compliquée comme une toile d’araignée. L’église a été poussée à l’écart, on dirait qu’on a voulu la cacher. Le pays a été cathare avant d’être huguenot et le cœur des bastides est cette place où se rencontrent les amoureux, où s’échangent les nouvelles et les marchandises.

A Saint-Médard, les femmes ont sorti leurs chaises de paille et sont assises, face à face, presque sur la rue. Il y a là la vieille Madame Ruchat, toute fine, fragile et menue. Elle est en espadrilles, habillée de noir, avec un tablier à petits carreaux et un châle sur ses épaules grêles. Ses cheveux, qui ont été très beaux, ont encore toute leur couleur et sont noués dans la nuque en un robuste chignon. Elle n’a plus de dents. Vis-à-vis d’elle et à côté, sa fille, une nièce et deux petites-filles. Elles ont mis un sarrau bleu et posé une assiette sur leurs genoux. Entre elles, des caisses pleines de raisin et des cageots différents, ornés de papiers de soie. A droite et à gauche devant toutes les maisons, des femmes sont ainsi installées avec leurs cageots. Au moment où nous sortons de la voiture, Monsieur Ruchat remonte la rue avec une brouette lourdement chargée, il ne se distingue pas des autres hommes qui vont et viennent dans le village, il porte le béret. Je m’approche de la vieille dame, elle me montre une caisse vide sur laquelle je m’assieds et je la regarde broder. Elle prend délicatement une grappe de raisin par la queue, elle ne touche pas les baies. La tige tourne lentement entre son pouce et l’index puis, d’un geste prompt et précis, elle expulse les grains trop mûrs, moisis, écrasés ou restés à l’état de billes vertes et dures. Les ciseaux claquent dans toute la rue, on croirait entendre des machines à coudre. Les femmes travaillent vite, bavardent sans lever les yeux. Les grappes tournent dans leurs mains, jamais elles ne les touchent, elles les déposent délicatement dans la soie des cageots décorés. La pruine est restée intacte sur les grains qui ne brillent pas. Ils sont mats et roses comme un matin d’automne sur les cours d’eau.

La vieille s’adresse à ma mère dans un parler alémanique.

- Ils appellent ça ciseler le chasselas. Le raisin de table qui est destiné aux halles de Paris doit être sans défaut. Il part un train tous les soirs depuis Port-Sainte-Marie, les fruits seront en vente demain aux premières heures du jour.

Elle se remet à travailler et tout à coup :