Avec le soutien conjoint du Service des affaires culturelles de l’Etat de Vaud et du Service des bibliothèques et archives de la Ville de Lausanne.
L’Editeur remercie également l’Etat du Valais de son aide.
En souvenir de Jan Palach, Jan Zajíc,
Evžen Plocek et tous les autres.
« Le paradis terrestre,
où tous les gens s’aimeraient,
où ils seraient courtois et aimables,
où tout serait beau et évoluerait harmonieusement
à la satisfaction du Seigneur,
n’existera jamais. »
Václav HAVEL, Méditations d’été.
« Que pouvons-nous demander de plus
que d’être heureux un instant ? »
Milan KUNDERA, Jacques et son maître.
Munich
Samedi 11 août 2012
La pluie tambourinait sur le parasol et l’eau ruisselait ensuite de la toile sur les pavés. Un rideau gris noyait les façades et le petit kiosque, brouillant le vert des arbres au centre de la place, étouffant jusqu’au bruit des voitures sur l’Innere Wiener Straße. Quelques rares étudiants passaient à vélo, trempés jusqu’aux os par l’orage. Plus loin, perdu dans le brouillard d’eau, un couple pressé sous un parapluie noir. Au-delà, rien d’autre que le silence d’une ville comme assoupie.
Une fin de journée d’août dans l’été munichois.
Julien Kelsen se renfonça dans son siège et tira une bouffée de la cigarette qui se consumait lentement entre ses doigts. Sur la table devant lui, un verre d’eau minérale. Les bulles montaient doucement, comme un contrepoint à l’averse.
Julien ne faisait rien. Il appréciait simplement la fraîcheur revenue, il goûtait le plaisir de l’inaction, il essayait de ne plus penser à rien d’autre qu’à cette pluie qui s’abattait, forte, obstinée, violente, sur le sol devant ses yeux.
Comme une dissonance dans ce tableau aquatique, un sentiment étrange revenait pourtant, têtu comme l’ondée. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à l’éloigner. Une préoccupation. Une vague impression désagréable.
Il secoua la tête, comme pour se défaire de cette bizarre idée qu’il avait eu tort – tort de ne pas réagir tout de suite.
Mais la mauvaise conscience revenait tout de même.
Et comme si cela n’avait pas suffi, il lui avait également fallu découvrir, tout à fait fortuitement, que cette femme avec laquelle il allait travailler ces prochains mois était… Non, mieux valait essayer de ne pas y penser non plus. C’était d’autres souvenirs, plutôt douloureux eux aussi, qui remontaient à la surface. La jeune femme lui avait semblé plutôt sympathique, elle ne paraissait rien savoir de ce qui avait pu se passer à l’époque. C’était bien ainsi. Et de toute manière, cela remontait à si longtemps…
Que ces deux moments de son existence lui soient rappelés en l’espace de quelques jours, à lui qui avait toujours eu tendance à enfouir son passé dans les coins les plus reculés d’une mémoire verrouillée à double tour, c’était là une ironie pour le moins étrange. Mais la vie était ainsi faite.
Il soupira.
Cette pénible sensation qu’il tentait sans succès de chasser depuis près d’une semaine, c’était une forme de remords.
Le seul obstacle qu’il n’était jamais vraiment parvenu à surmonter.
Il revint à sa première idée.
Quand, deux jours plus tôt, la femme lui avait téléphoné, il n’avait tout d’abord pas compris qui elle était. Puis un nom avait résonné à ses oreilles – un nom que, depuis plus de vingt ans maintenant, il n’avait plus entendu. Un nom qu’il s’était efforcé d’oublier. Celui qui le portait était sans doute l’une des personnes qu’il avait le plus appréciée à un moment de sa vie. Mais cette personne était liée à trop d’images pénibles, à une perte qui jusqu’à ce jour lui avait fait trop de mal. C’est pourquoi il avait essayé de l’expulser de sa mémoire – sans y parvenir tout à fait cependant.
Et c’était ce nom qu’il avait entendu au téléphone deux jours plus tôt. Une voix de vieille femme, à l’accent à la fois chantant et rocailleux – d’où venait-elle ? de la région de Rosenheim sans doute –, une voix ténue et tremblante avait prononcé des mots qui l’avaient forcé à revenir bien des années en arrière, exercice qu’il cherchait de manière générale plutôt à éviter.
À chaque fois qu’il avait tenté l’expérience de la plongée dans son passé, il l’avait regretté.
Il avait raccroché. Sans hésiter. La voix s’était tue. Mais le mécanisme, bien huilé, s’était déjà mis en branle. Obéissant à l’appel, comme une vague puissante, sa propre mémoire s’était élancée vers lui au triple galop, ravageant tout sur son passage.
Il avait tiré à lui un vieux fauteuil et avait cherché sur l’écran de son téléphone le dernier numéro entrant. Le mal était fait, autant couper court à ce qui allait déferler.
À la deuxième sonnerie, la femme avait décroché.
- Hannah Hertling.
Elle n’avait pas demandé qui appelait. Elle n’avait certainement qu’un vieux combiné aveugle, dépourvu de toute technologie, mais elle ne s’était pas posé la question de savoir qui était à l’autre bout du fil. Elle savait. Cela, Julien en était sûr.
- Madame, Julien Kelsen.
- Nous avons été coupés ?
- Non, c’est moi qui ai raccroché.
Il avait fait une pause avant de reprendre :
- Je vous écoute, Madame.
Long silence.
- Mon mari voudrait vous voir. Il…
- Quand ?
- Vite. Il a fait une attaque cérébrale. Il est au plus mal, il a de la peine à s’exprimer, mais il veut vous parler.
C’était comme s’il s’était attendu à quelque chose dans ce genre-là. Comme s’il avait déjà deviné ce que cette femme voulait lui dire.
Il n’avait pourtant toujours rien répondu.
- Clinique Rechts der Isar. Il vous attend.
La communication avait été interrompue.
Il avait alors reposé lentement le combiné et était demeuré assis dans son fauteuil. Longtemps.
Quand il s’était repris, son appartement était plongé dans la pénombre. Il était tout de même resté, une éternité encore, sans esquisser le moindre geste.
Il sentit soudainement une vague chaleur entre l’index et le médius. C’était sa cigarette qui, consumée jusqu’au filtre, achevait de brûler entre ses doigts. Il la déposa délicatement dans le cendrier sur la table, avant de boire une longue gorgée d’eau.
Deux jours.
Cela ferait bientôt quarante-huit heures qu’il avait reçu cet appel. Et cela faisait autant de temps qu’il était demeuré immobile, refusant de réagir. Hertling se mourait. Et il n’avait pas bougé.
Comme toujours, devant ceux qui avaient besoin de lui, il avait hésité. Comme toujours, il avait cherché en premier lieu à se préserver. C’était si difficile de rester à l’écoute de ceux qui se tournaient vers lui – alors qu’à lui, depuis des années, personne ne répondait.
Dès lors, il avait fait comme s’il n’avait rien entendu. Il était allé se coucher, s’était jeté dans le sommeil comme du haut d’une falaise. Le lendemain, avant l’ouverture, il attendait déjà devant la porte de la Bayerische Staatsbibliothek.
Il avait ensuite travaillé toute la journée, oubliant le temps qui s’écoulait, négligeant les appels étouffés de son estomac qui, soumis depuis des années à des périodes de jeûne irréfléchi, avait fini, comme par lassitude, par se taire.
Son nouvel ouvrage portait sur le Munich de la fin de la Grande Guerre et du début des années vingt – période qu’il était sans doute le seul à vouloir faire revivre. Comme ses recherches, ses heures d’enseignement à la Ludwig-Maximilians-Universität et la rédaction de ses livres étaient la part de son existence à laquelle il sacrifiait tout le reste, il était même en avance sur ce qu’attendait son éditeur. Ce qui ne l’empêchait pas de travailler comme un forçat, fumant trop, dormant trop peu, ingurgitant des quantités de café qui, parfois, l’effrayaient lui-même.
Après environ dix heures passées penché sur ses livres, ses cartons d’archives poussiéreux et l’écran trop lumineux de son ordinateur portable, il était finalement ressorti de la bibliothèque en même temps que les derniers étudiants préparant la session d’examens d’automne. Comme il le faisait déjà un quart de siècle plus tôt. Sauf qu’eux travaillaient comme des fous dans le vague espoir de se créer un avenir conforme à leurs rêves ou à leurs ambitions. Alors que lui se contentait d’essayer d’occuper son esprit en vue d’oublier un passé disparu et un présent sans attrait.
La tête vide, il avait erré du côté de la Theresientraße, avait bu une bière à une terrasse et s’était surpris à apprécier le souffle agréable du soir avant de remarquer à l’ambiance jeune et joyeuse qui régnait dans ce quartier proche de l’université qu’on était vendredi soir. Des étudiants, la sacoche en bandoulière et les cheveux en bataille, Ray Ban sur le nez, déversaient autour d’eux leur joie de vivre et leurs espoirs inexprimés. Un soleil complice caressait tout ce joli monde de ses rayons orange et obliques.
À cet instant, il avait compris que cet universlà n’était, depuis des éternités déjà, plus le sien, et qu’il était temps de rentrer. Comme un animal nocturne ébloui par la lumière trop vive, clignant des yeux, il avait repris le chemin de sa tanière.
Le samedi matin, il s’était levé tôt. Il avait cherché à joindre son fils Romain, qui comme d’habitude n’avait pas répondu. Il s’était alors assis à sa table de travail, afin de mettre la dernière main à son principal cours du semestre qui allait commencer en octobre. Chaque année, la rentrée universitaire et le début des cours se faisaient attendre un peu plus. Lorsqu’il levait les yeux, il voyait une lumière lourde écraser la Wiener Platz sous ses fenêtres.
L’après-midi, il s’était accordé un moment pour écrire un long courriel à un vieil ami du temps de ses études qui vivait à Bruxelles avec sa femme et ses enfants et qu’il ne revoyait presque plus. Ces échanges épistolaires étaient une manière d’éviter que le fil ne se rompe tout à fait. Si la forme avait changé, si au papier qu’ils utilisaient encore vingt ans plus tôt s’était substituée la surface brillante et lumineuse d’un écran, le but recherché et le besoin à satisfaire étaient demeurés identiques.
Son message envoyé, il avait remarqué que le ciel s’était fait menaçant, couvercle de plomb qui paraissait se refermer sur la fournaise de la ville.
Il était finalement sorti. À peine la vaste porte d’entrée Jugendstil de l’immeuble s’était-elle refermée derrière lui qu’un sourd grondement s’était fait entendre. Il avait gagné d’un pas rapide la terrasse du petit bar en face de chez lui alors que le tonnerre retentissait une seconde fois, plus inquiétant encore. Par prudence, il avait choisi une place sous un vaste parasol et avait commandé une eau minérale avant de s’allumer une cigarette. Il n’avait pas tiré deux bouffées que la pluie commençait à tomber. Julien avait alors étendu ses longues jambes devant lui pour profiter de la fraîcheur retrouvée.
C’était là, dans ce moment où enfin il parvenait à ne plus penser à rien de précis, qu’un vague parfum de remords, de tristesse et de honte était revenu le déranger, grinçant quelque part au fond de sa tête.
De violente et bruyante, l’ondée s’était faite au bout d’une dizaine de minutes plus fine, plus douce, prélude à la fin proche de l’orage. La brume liquide se dissipait déjà et les contours de la place et des rues avoisinantes se dessinaient à nouveau, de plus en plus nets.
Peut-être que, finalement, la soirée serait belle.
Julien se leva et déposa quelques pièces sur la table. Il avait pris une décision. Il se dirigea ensuite à grandes enjambées vers la rue, martelant du talon le pavé humide sans chercher à éviter les énormes flaques dans lesquelles un pâle soleil commençait déjà à se mirer.
Il traversa et fit signe au taxi providentiel qui remontait à tombeau ouvert l’Innere Wiener Straße. La voiture se déporta sur le bord de l’avenue et s’immobilisa dans une gerbe d’eau blanche.
- Rechts der Isar.
Il avait parlé un peu plus fort qu’il ne l’aurait voulu. Le chauffeur démarra sans répondre, lui jetant un regard dédaigneux dans le rétroviseur. La clinique était à moins de cinq cents mètre de la Wiener Platz.
Julien, pressentant qu’il avait déjà perdu un temps inexcusable, tentait simplement de gagner quelques minutes.
Il déposa un billet de vingt euros sur l’accoudoir entre les sièges avant et sortit sans adresser la parole au taximan, lui faisant simplement comprendre d’un geste vague qu’il n’attendait pas sa monnaie. Le chauffeur haussa les épaules et redémarra dès qu’il eut claqué la portière.
Les pieds sur le trottoir mouillé, immobile, Julien contempla l’entrée de l’hôpital. Masse de béton rébarbative aux contours hostiles. Cela sentait les années d’après-guerre, la construction vite et mal faite, la tristesse aseptisée, les sanglots refoulés. Même dans l’air frais d’une fin d’après-midi d’été, propre et claire, juste après la pluie.
Comme il s’y était attendu, il n’avait pu s’empêcher de repenser à sa dernière visite à la clinique. Il s’employa à chasser au plus vite cette idée.
Vingt-trois ans.
Vingt-trois ans avaient passé.
Mais les impressions attachées à un lieu ne meurent pas tant que ce lieu, lui, prolonge sa faction et continue à attendre. Quelque part au point de confluence du souvenir, pieusement et inconsciemment entretenu, et de la réalité immédiate, s’effaçant et se consumant elle-même dans son propre déroulement. L’endroit peut bien changer, se patiner, vieillir, les sentiments qui y sont nés et s’y sont incrustés ne prennent, eux, pas la moindre ride.
Julien savait mieux que personne qu’il valait mieux éviter ces points géographiques précis où la mémoire venait s’ancrer – si on était à même de les reconnaître, si on était capable de ne pas se laisser surprendre. Il savait aussi que, si l’esquive n’était finalement plus possible, alors venait le temps de se cuirasser contre ce qui allait soudain se réveiller.
Se protéger. Se mettre à l’abri de la vague.
Ou au moins essayer.
Il surprit sur son propre visage l’esquisse d’un sourire et se mit en marche d’un pas paisible vers la porte vitrée. Tout dans son attitude était factice, mais ce n’était qu’en se mentant à soi-même qu’on parvenait à avancer. Cela aussi, il le savait depuis longtemps.
En passant les portes, il se retrouva confronté à l’image que lui renvoyaient les immenses vitres immaculées. Il tâcha d’oublier au plus vite l’homme que reflétait par hasard ce miroir sans indulgence – cet homme qui avait déjà dépassé le cap fatidique de la cinquantaine et dans lequel il devait bien, qu’il le voulût ou non, se reconnaître.
Ses semelles mouillées faisaient un bruit de succion sur le linoléum. Parvenu à l’accueil, au fond d’un vaste espace dont le plafond semblait si lointain, il attendit que l’infirmière tout de blanc vêtue raccroche son téléphone pour lever les yeux vers lui.
- Hertling.
Il se reprit.
- La chambre de Georg Hertling, s’il vous plaît.
La femme tapota distraitement sur un clavier, avant de lever à nouveau son visage vers lui. Beaucoup plus lentement cette fois.
- Monsieur, je suis vraiment désolée. Georg Hertling est décédé ce matin aux alentours de sept heures.
Julien ne cilla pas.
- On ne vous a pas prévenu ? Monsieur ?
Il avait déjà fait demi-tour et se dirigeait vers la sortie. Les portes vitrées s’écartèrent pour le laisser passer et il se retrouva dans la lumière tiède.
Alors seulement, il allongea le pas.
Je n’avais jamais cru que ça se passerait bien. Mais je n’avais pas imaginé un tel fiasco.
Je savais que ce serait un moment peu agréable, que je devrais me retenir plusieurs fois de regarder ma montre. Piloter la conversation sans avoir l’air d’y toucher, afin d’éviter les écueils qui allaient nécessairement affleurer. Me montrer patient – ce qui m’est sans doute le plus difficile. Faire le dos rond, et Éléonore avec moi. Tout cela, je le savais – nous le savions. Et nous avons fait notre possible. Mais cette première rencontre avec mes parents fut un désastre.
Comme l’avaient été d’ailleurs toutes les présentations de mes petites amies puis compagnes depuis le temps lointain du lycée. Même si elles n’avaient pas été si nombreuses, toutes ces confrontations initiales, sans exception, avaient mal tourné.
À cause de mes parents, j’étais bien obligé de le reconnaître. À tel point que je me demandais pourquoi, à vingt-sept ans, je m’infligeais encore cet exercice vain dont je connaissais d’avance l’issue. Peut-être à cause du vague espoir que cette fois-ci serait la bonne ? Espoir déçu en tout cas, une fois de plus.
Lorsque nous avons passé la porte de la maison, après deux heures de supplice, j’étais furieux. Contre eux. Et surtout contre moi.
Constatant une fois de plus que la diplomatie était avec eux de peu d’effet, j’avais décidé d’écourter la visite avant que des mots désagréables ne fussent échangés. J’étais parvenu à grand-peine à garder mon calme, mais je bouillonnais intérieurement. Et surtout, je n’osais pas regarder Éléonore, tellement j’avais honte de ce que je lui avais imposé.
Il m’était arrivé plusieurs années auparavant de devoir consoler ma fiancée de l’époque, en larmes après l’épreuve de la première entrevue avec ma famille. J’étais alors jeune étudiant en droit. J’en avais gardé un souvenir plutôt coupable. L’avais-je assez défendue ? N’avais-je pas trop cédé à mes géniteurs tyranniques ? N’avais-je pas été lâche ? J’avais peur de devoir recommencer aujourd’hui à essuyer des larmes dont j’aurais été en grande partie responsable. J’avais peur de devoir me poser à nouveau des questions désagréables quant à mon comportement du jour, alors même que j’estimais cette fois avoir fait preuve d’une fermeté aussi grande que l’autorisait mon sentiment de piété filiale.
Timidement, j’ai levé les yeux vers Éléonore. Je ne savais tout simplement pas quoi lui dire.
Et elle, elle riait. Elle pouffait, en se retenant pour ne pas éclater de rire sur le perron.
Son sourire effaçait tout.
J’ai compris alors que c’était pour cela que je l’aimais tellement. Et, sans même devoir me forcer, toute ma colère contre moi et contre les autres s’évaporant à l’instant, je me suis mis à rire moi aussi. Tant il était vrai que tout cela n’avait, en définitive, pas la moindre importance.
- Je t’avais prévenue…
- Tu exagérais. Je m’en remettrai. Le plus dur était seulement, à certains moments, de ne pas rire. Je suis désolée, mais j’ai dû plusieurs fois me retenir.
- Si tu arrives à le prendre comme ça, tant mieux. Moi, je n’y parviens pas.
J’ai grimacé.
- Peut-être parce que ce sont mes parents.
- Excuse-moi, je ne voulais pas te blesser.
- Tu ne me blesses pas, au contraire. Je suis heureux que ça ne te touche pas trop. Ils peuvent être presque méchants, sans le vouloir – ou du moins, je l’espère. Et ils ne s’améliorent pas avec l’âge. Mais au moins, tu sais maintenant à quoi t’en tenir. Et tu comprends pourquoi je limite les contacts avec eux au strict minimum.
- Tu ne devrais pas. Je pense qu’ils tiennent à toi. Même s’ils ne savent pas bien l’exprimer.
- Comme quand ils demandent à la femme que j’aime et qu’ils rencontrent pour la première fois si elle envisage de cesser bientôt de travailler pour s’occuper des futurs petits-enfants que nous ne manquerons pas de leur donner dans les plus brefs délais ?
- Ils sont un peu cathos – plus que moi, je veux dire. Et alors ?
- Tu comptes laisser tomber ton job ?
- Non.
- Eh bien tu vois, ça, ça n’entre pas dans leur vision du monde.
- Ils en changeront.
- J’en doute.
- On verra bien… De toute façon, tu l’as dit toi-même, on ne les reverra pas avant Noël.
J’ai embrassé Éléonore sur la joue, et je l’ai entraînée vers la rue. Nous sommes partis en direction du centre-ville, d’un pas plus léger peut-être que lorsque nous avions fait le chemin en sens inverse, un peu plus de deux heures plus tôt.
- Merci pour ta patience. Je t’aime.
- Je prends tout chez toi. Y compris ta famille – tant que tu ne me forces pas à la voir trop souvent. Tu as des parents, disons… difficiles. Je n’en ai pas eu. Je ne sais pas ce qui est mieux.
Éléonore ne parlait jamais de ses parents disparus. Je n’ai pas insisté.
J’ai passé mon bras autour de son épaule et, tout en marchant, je l’ai serrée contre moi, pendant que mon regard se portait au loin sur les collines qui se dressaient face à nous, écrasées par le soleil d’août qui plombait la ville. Tourbillon et son château en ruine, Valère et son église fortifiée. Comme toujours depuis que j’étais en âge de me poser cette question, je me suis demandé si mon foutu prénom avait un lien quelconque avec cette basilique austère, perchée sur son éperon rocheux.
Valérien. Comment mes parents avaient-ils pu m’infliger ça, en plus du reste ? Alors qu’il leur aurait été si facile de me trouver un prénom commun, simple à porter. Sans aller puiser leur inspiration dans l’histoire antique, la mythologie scandinave, ou que sais-je encore ?
Valérien. Le nom d’un empereur romain persécuteur de chrétiens, en plus. Qui avait fini lamentablement, mort en captivité chez les Perses. Un beau paradoxe pour une famille catholique pratiquante, comme l’avait relevé un jour Éléonore.
J’avais de toute manière renoncé depuis longtemps à chercher la signification de ce choix. Je me contentais d’en assumer les conséquences. Comme par exemple lorsqu’on me demandait, une fois sur deux, de répéter mon prénom, comme si l’on croyait à peine possible d’en affubler un être humain normalement constitué.
- À quoi penses-tu ?
- À rien. Ou plutôt au fait que je ne parviendrai sans doute jamais à comprendre mes parents.
- Tu crois être le seul dans ce cas ? On ne comprend jamais complètement ceux qui nous sont proches.
Un instant, je me suis demandé si ce qu’Éléonore disait se rapportait aussi à nous. À notre relation. Puis j’ai chassé cette question de mon esprit. Ce n’était pas ce à quoi je voulais penser à ce moment. J’étais en congé, il faisait chaud. Comme tout officier de police, il me fallait garder mon portable allumé, mais tout laissait croire que la fin de semaine serait calme et qu’on n’aurait pas besoin de moi. Rien ne devait en principe troubler la quiétude estivale de Sion, capitale assoupie d’un canton en vacances.
- Allons boire quelque chose. Pour nous remettre, ai-je proposé.
- Ce n’est pas de refus.
Éléonore m’a embrassé à son tour. L’épreuve était derrière nous et je me disais que plus rien ne s’opposait à ce que nous profitions pleinement du week-end à venir.
Ce en quoi je me trompais lourdement.
Une fois redescendus de Gravelone, qui s’étirait sur le coteau au milieu des vignes, nous avons piqué droit sur la vieille ville et la rue du Grand-Pont, dont les terrasses paraissaient attendre notre venue. La température dépassait les trente degrés.
À peine étions-nous installés à l’ombre d’une façade ancienne que mon téléphone s’est mis à vibrer. J’ai hésité à répondre. Au bout de cinq sonneries, j’ai décroché avec un soupir.
C’était Lucas Lamon, un collègue. Nous étions entrés à la PJ en même temps mais il était un peu plus jeune que moi, qui avais musardé quatre ans sur les bancs de l’université avant d’obtenir un master en droit et d’opter finalement pour la police. Nous partagions le même bureau.
- Val ? Il faut que tu rappliques au plus vite.
- Que se passe-t-il ?
- Le tout gros machin. Un cadavre, à Fionnay.
J’ai haussé les épaules.
- À Fionnay ? Dans ce trou ?
Un hameau de quelques maisons au fond d’une vallée latérale. Deux usines électriques utilisant l’eau des barrages construits plus haut dans la montagne. Dans ce genre de coin reculé, on trouvait aussi des cadavres à présent ?
- Et les collègues de Martigny ou de l’antenne de Verbier ne peuvent pas s’en occuper eux-mêmes ?
- D’après ce qu’on m’a dit, ça les dépasse. Ils sont en sous-effectifs à cause des congés. Et c’est violent. On ne m’a pas donné de détails, mais ça a l’air… choquant.
- C’est-à-dire ?
- Aucune idée. Il paraît que ceux qui sont arrivés les premiers ont été… fortement ébranlés.
- Comment ça, ébranlés ?
- Ils ont vomi.
Dans la chaleur de la ville, je me suis surpris à frissonner.
- Je te demande pardon ?
- Je n’en sais pas plus. Deux équipes ont quitté la centrale, un hélico est déjà parti. Passe me prendre, je t’attends devant l’entrée principale.
Je me suis repris, chassant l’impression désagréable qui s’insinuait.
- Très bien. J’arrive.
J’ai raccroché.
À ma grimace, Éléonore avait déjà compris que notre après-midi de liberté était compromis. J’ai voulu lui expliquer que j’allais sans aucun doute en avoir pour toute la nuit, mais elle ne m’a pas laissé le temps de parler.
- File. Je sais. Appelle-moi ce soir si tu as le temps. Pour me dire que tout va bien.
- OK. Je t’aime.
- Tu l’as déjà dit.
- On ne le dit jamais assez.
Je suis parti comme un trait après avoir déposé un billet pour les consommations qui n’avaient pas encore eu le temps d’arriver.
Éléonore me souriait encore lorsque je me suis retourné vers elle avant de m’engager dans la ruelle.
L’appartement que nous partagions se trouvait à deux pas, derrière la cathédrale, ruelle du Chapitre. J’y ai fait une visite éclair, le temps de prendre un pull et de retrouver les clés de ma voiture, garée une rue plus loin. Une fois installé au volant, j’ai branché la radio pour entrer en contact avec le central, avant de démarrer sur des chapeaux de roues. Je sentais que je roulais trop vite.
Moins de cinq minutes plus tard, je freinais devant l’immeuble abritant les locaux de la police cantonale, près de la sortie de la ville. Lucas m’attendait sur le perron.
- Lucie et Frédéric sont déjà partis. Et c’est Arlettaz qui prendra la direction des opérations sur place.
J’ai grimacé pour la troisième fois de l’après-midi. Erwan Arlettaz était sans doute le meilleur policier chez nous. Mais, pour dire les choses diplomatiquement, il était souvent compliqué de travailler avec lui. Il avait un caractère impossible hérité à ce qui se disait dans le service de sa mère bretonne, à qui il devait également son prénom si mal assorti à son patronyme valaisan.
- Ça s’annonce bien. Des détails ?
- Rien de plus que ce que je t’ai dit au téléphone. Un truc violent, c’est tout ce que je sais. On a rendez-vous avec les autres devant l’hôtel du Grand-Combin. Les collègues et la police municipale de Bagnes y sont déjà.
Après une pause :
- Tu avais des projets pour ce week-end ?
- À ton avis ?
Nous savions l’un comme l’autre que nous pouvions les oublier.
Il était quinze heures dix-huit, le 16 août 2012.
Nous avions quitté la plaine, ses étendues de vergers, et laissé derrière nous les vignes du coteau pour nous enfoncer au-delà de Martigny dans le val encaissé et obscur. La route dominait la gorge où grondait la Dranse, encerclée par la forêt et l’ombre.
Le tracé de l’antique route du Grand-Saint-Bernard n’avait pas fondamentalement changé au cours des siècles. Et celui-ci, dans ses premiers kilomètres en tout cas, n’avait rien de bien attrayant. La large bande asphaltée s’avançait entre des versants boisés, abrupts. Et le soleil avait pour l’instant disparu.
Je conduisais toujours trop vite, pendant que Lucas me résumait les derniers éléments en sa possession.
- L’alerte a été donnée il y a une heure. Des randonneurs hollandais qui sont tombés sur le corps. En plein milieu du chemin, paraît-il.
- À proximité du village ?
- Je n’en sais rien.
- Ce n’est pas vrai, pourquoi ne nous transmet-on pas les informations ? Il n’y a pas eu de premier rapport d’engagement ?
- Non, pas encore. C’est la police de Bagnes qui était la première sur place. On arrive tout juste.
J’ai accéléré encore pour dépasser un camion avant un tunnel. Nous traversions un défilé noir fait d’éboulis et d’escarpements entre lesquels s’accrochaient des arbres chétifs et des buissons obstinés. La voie ferrée, la route et la rivière se réunissaient en un unique faisceau, avant que la vallée ne s’ouvre enfin sur un paysage plus riant. Les forêts reculaient pour laisser place à des prairies, les pentes s’adoucissaient. Des villages et des fermes isolées apparaissaient au creux des pâturages, alors que se dévoilaient les premiers sommets de plus de trois mille mètres. C’était comme si je respirais soudain plus facilement. Je me suis forcé à ralentir.
- À quoi crois-tu qu’on doive s’attendre ? m’a demandé Lucas tout à coup.
- Je n’en sais rien. Ce qui est sûr, c’est que je sens le truc qui va attirer les journalistes.
- Un meurtre, ce n’est de toute façon pas ce à quoi on est habitué ici.
- Non.
Je me suis tu.
À Sembrancher, la vallée se scindait en deux. Sur la droite s’ouvrait un passage étroit vers le col du Grand-Saint-Bernard et l’Italie. Nous avons pris à gauche. Sur un plateau dominant le val, Verbier étalait ses constructions, ville informe accrochée à la montagne.
Nous avons traversé les villages et les hameaux, les uns après les autres, alors que la route montait toujours. Le Châble. Versegères. Champsec. Lourtier. La forêt se refermait à nouveau sur nous. Nous nous élevions encore sur la rive gauche de la vallée, exposée au nord-est.
Des épicéas, des tunnels, de la pénombre. Des épicéas.
Je n’avais plus emprunté cette route depuis de nombreuses années. Je l’avais à l’époque suivie avec trois amis jusqu’à son terme, jusqu’au barrage qui fermait le val, bien plus haut encore. De là, nous avions gagné en quelques heures de marche la cabane de Chanrion, avant de nous élancer le lendemain au travers de moraines éboulées vers la langue du glacier d’Otemma. Ç’avait été ensuite une interminable traversée glaciaire par le col de Charmotane jusqu’à la cabane des Vignettes, sous le regard du Pigne d’Arolla et les rayons d’un soleil qui ne nous avait laissé aucun répit. Ç’avait été aussi ma première étape de la Haute Route. Une expérience que je n’avais jamais regrettée et qui m’avait encouragé par la suite à tenter de nouvelles ascensions et à inscrire à mon tableau de chasse mes premiers « 4000 ».
Fionnay s’est dessiné lentement au bout d’une ligne droite dégagée. Quelques maisons au fond d’une cuvette, deux lacs froids enserrés dans des digues de béton, deux usines électriques, des kilomètres de lignes à haute tension et de conduites enfouies dans la roche transformant jour et nuit le cours furieux de l’eau des glaciers en énergie pour les gens de la plaine. Quelques vieux mazots pittoresques. Tout là-haut, une cascade jaillissant d’un surplomb rocheux pour s’évaporer dans le vide, avalée par la lumière, dispersée par le vent. Dans un scintillement argenté et fragile.
Ici, ce qu’on voyait à la surface n’était qu’un leurre. Un hameau habité toute l’année par quelques dizaines de personnes. Pour masquer des distances infinies de galeries, de chemins sous la montagne, où battait le pouls réel de la région. Pour dissimuler ce qui se passait sous la terre.
Au loin, même si je ne le voyais pas encore, je savais que veillait le mur formidable du barrage. Lui ne se cachait pas. Deux cent cinquante mètres d’une paroi à pic fermant la vallée, contenant une eau gris-vert, trouble de sédiments et de limons. Un mur où tout s’arrêtait. Et où un autre monde commençait.
Je me suis dirigé lentement vers l’hôtel pour me garer sur le côté d’une place déserte. Nous sommes sortis de la voiture et le claquement des portières a résonné dans l’espace vide. Au moment où j’allais empoigner mon téléphone et m’énerver pour de bon, un auxiliaire en uniforme est sorti de l’hôtel, presque au pas de course.
- Vous venez de Sion ?
- D’où voulez-vous qu’on arrive ?
J’ai vu que son regard se portait vers le pare-brise de ma voiture. Il cherchait sans doute le gyrophare que je rangeais toujours dans la boîte à gants. J’ai sorti ma carte.
- Valérien de Roten. Et voici l’inspecteur Lamon.
Il a hoché du chef.
- Il vous faut continuer, inspecteur. Jusqu’au barrage.
- Pardon ?
- Le corps a été découvert au barrage.
J’ai cru que j’explosais.
- On nous a envoyé à Fionnay, et ce n’est pas ici que se trouve le corps ?
- Problème de communication, inspecteur. Tout le monde est au barrage, il n’y a que moi ici, pour diriger les arrivants vers le site.
Des amateurs. Nous n’étions que des amateurs, pas foutus de définir clairement l’endroit où un type était décédé de mort violente – sans même d’ailleurs qu’on m’eût encore indiqué au juste comment. Nos problèmes de communication n’étaient que la pointe de l’iceberg.
- Au pied du barrage ? Où exactement, merde ?
- Non, inspecteur. Sur le couronnement. Il vous faut suivre la route après le village, toujours tout droit, jusqu’à ce qu’elle finisse.
- Ça va, je connais.
Je me suis engouffré dans ma voiture, sans un regard pour l’auxiliaire. Lucas m’a suivi sans dire un mot, et j’ai redémarré.
La route, toujours. Plus haut, encore.
Le mur massif du barrage qui se dévoile à nous. Comme pour nous arrêter. Pour nous forcer à faire demi-tour. Une auberge d’altitude, sur un éperon herbeux au-dessous de nous. Les arbres qui se retirent, définitivement cette fois. L’air transparent et pesant d’un après-midi d’été entre les pentes. La solitude à la fois oppressante et libératrice des hauteurs. Des nuages gris en cavale dans les couches supérieures de l’atmosphère. Un orage qui menace.
Nous avons atteint le couronnement, à près de deux mille mètres d’altitude.
Mauvoisin. Le mauvais voisin. Un goulet rocheux que le glacier avait obstrué plusieurs fois par le passé. L’eau s’accumulait jusqu’à la fin du printemps derrière une masse énorme de glace. Jusqu’à ce que celle-ci cède, parfois, et qu’une vague énorme et boueuse emporte tout sur son passage, sur toute la longueur de la vallée. Des mètres de boue comme un couvercle nauséabond sur les ruines des villages, sur les cadavres des hommes et du bétail. Un cataclysme plusieurs fois répété jusqu’à la construction du barrage dans les années 1950.
Maintenant, les glaciers reculaient. La langue du Giétroz ne viendrait plus jamais obstruer le val. Et le lac turquoise derrière son mur ne se déverserait plus jamais en furie en direction du Léman. La mort était contenue derrière des millions de mètres cubes de béton.
Ou du moins l’avait-on cru.
- Tu viens ?
Je m’étais attardé au volant, et Lucas, debout devant la voiture, m’attendait. J’ai évacué les pensées évoquées par le Mauvoisin, je me suis forcé à faire le vide dans mon esprit. À faire place nette pour ce que j’allais voir. Pour ce qui allait commencer. J’ai suivi Lucas sans prendre la peine de fermer ma voiture. Y a-t-il des voleurs si haut en montagne ? Et dans un endroit pour le moment grouillant de policiers ? Une voix mauvaise m’a répondu, quelque part au fond de ma tête, qu’apparemment on y trouvait bien des assassins…
Un ruban rouge et blanc irréel fermait l’accès au barrage. Des uniformes bleus et noirs, quelques personnes en civil se déplaçant en tous sens le long de l’arc de cercle concave du couronnement, entre l’eau et le vide.
J’ai remarqué deux hommes qui paraissaient attendre devant le ruban. L’un portait un appareil photo en bandoulière. Je me suis retourné et j’ai vu une jeep aux couleurs du journal local garée dans l’herbe rase à quelques mètres de ma voiture. Un rocher nous l’avait jusque-là dissimulée. S’ils étaient déjà là, la télévision n’allait pas tarder à suivre. Il fallait donner l’ordre de les arrêter à Fionnay. Pourquoi aucune mesure n’avait-elle été prise ? J’ai senti mon agacement croître à nouveau.
Nous avons enjambé le ruban, j’ai laissé à Lucas le soin de demander aux deux journalistes de reculer. Sans grande conviction. J’ai continué seul, avant de croiser deux policiers en uniforme. J’ai reconnu l’un d’eux, qui venait de Sion, et je lui ai demandé à voix basse d’obliger les deux journalistes à lever le camp. Il a hoché de la tête d’un air désabusé pendant que Lucas me rejoignait, et nous avons continué.
Une route bétonnée gardée de chaque côté par une barrière. L’abîme sur notre gauche, le lac sur notre droite. J’ai pensé que nous marchions sur un fil entre deux mondes. Et immédiatement réalisé que je m’étais déjà fait cette réflexion.
Au centre d’un tourbillon de policiers en civil et de gendarmes se dressait une tente blanche et pointue, soutenue par quatre montants de métal et ouverte à tous les vents. Sous la tente s’affairaient des hommes en combinaisons blanches, étrangers aux mouvements de va-et-vient du dehors, comme insensibles aux êtres qui gravitaient tout autour d’eux.
- De Roten !
Surgissant d’un noyau plus compact de fonctionnaires en civil, le commissaire Erwan Arlettaz fonçait sur nous tête baissée, à la manière du taureau qu’il était. Sa cravate nouée à la va-vite autour de son cou trop large voltigeait par-dessus son épaule et, par instants, le vent la maintenait droite comme une banderille plantée de biais dans le gras de sa nuque par un torero malavisé.
- Monsieur ?
Arlettaz m’avait déjà pris par le bras et m’entraînait vers la tente. J’ai remarqué que Lucas nous suivait discrètement, quelques pas en retrait. Notre supérieur n’a pas pipé mot jusqu’à ce que nous parvenions juste devant la tente. Ses subordonnés s’écartaient respectueusement devant lui – par crainte pour ceux qui ne le connaissaient que de réputation, par habitude pour ceux qui le côtoyaient au quotidien. Soudain, il s’est arrêté net, masquant ce qu’il y avait sous la toile de toute la largeur de sa massive silhouette.
- Attention, vous deux. C’est du vilain. Pas question que vous soyez malades.
Arlettaz a esquissé un sourire mauvais, découvrant des canines nacrées tout à fait improbables dans sa bouche épaisse.
- Le procureur vient de redescendre, vous l’avez manqué de justesse. Il n’était pas très en forme lorsqu’il est ressorti.
Ce qui paraissait le réjouir au plus haut point.
Arlettaz a abandonné brusquement son sourire carnassier et m’a fixé droit dans les yeux, comme pour s’assurer que sa mise en garde avait bien été comprise, avant de s’effacer d’un mouvement rapide.
J’ai vu alors ce à quoi rien n’aurait pu me préparer.
La nausée m’a pris immédiatement et je n’ai pu réprimer un léger haut-le-corps. J’ai été forcé de déglutir douloureusement et de détourner le regard. Lucas, lui, fixait le cadavre avec des yeux exorbités tout en pâlissant à vue d’œil.
- De Roten, c’est le foutoir ici. En deux mots : un homme âgé, près de quatre-vingts ans selon les apparences. Entièrement nu. Encore en bonne forme physique, pour autant qu’on puisse en juger…
Arlettaz a grimacé sans terminer sa phrase.
Autant qu’on puisse en juger d’après ce qu’il en reste.
- La gorge déchirée par une… morsure. Des morsures, on en retrouve sur tout le corps. Ainsi que des griffures.
J’ai entendu Lucas qui s’éloignait.
- Il manque des parties importantes. Comme si elles avaient été… arrachées. On n’a rien retrouvé aux alentours. À part des traces de sang, tout autour du corps, sur un rayon de trois-quatre mètres.
Une pause.
- Les types de la scientifique disent qu’à première vue, il s’agirait d’un grand chien, type berger allemand. La morsure au cou a dû le tuer immédiatement. Mais on ne sait pas encore si les autres… si les autres ont été faites après le décès.
Mon chef avait entre autres dons celui de la synthèse. Je n’aurais pu résumer en moins de mots l’indicible spectacle que j’avais devant les yeux. Et il formulait exactement la question que je m’étais posée.
Si ce type était encore vivant lorsqu’on lui a fait ça…
Sans rien dire, je me suis tourné vers Lucas qui, à quelques pas de moi, paraissait tenter de se remettre du premier choc. Je savais que, comme moi, il n’avait jamais rien vu de pareil.
Et je savais également que, comme moi, il n’oublierait jamais cette confrontation à l’horreur.
Je me suis forcé à poser à nouveau mon regard sur le corps.
Affalé sur le ventre, l’homme était de grande taille. Larges épaules, apparemment plutôt musclé. Le visage, légèrement tourné vers la droite, était partiellement visible et avait apparemment été épargné par les crocs – ou par ce qui avait causé ces blessures. Il était presque totalement chauve, et la couronne de cheveux qui subsistait était rasée de près. Un œil vert pâle, des joues creuses, un menton volontaire. Une cicatrice courant de la tempe au milieu de la joue. Des traits ascétiques, mais relativement peu marqués par l’âge. Sans doute moins de quatre-vingts ans, ai-je immédiatement pensé.
- Un indice sur son identité ?
- Si on en avait, vous croyez qu’on serait tous ici ?
Un photographe me demanda de me déplacer afin de pouvoir faire un gros plan du visage.
On avait étendu une bâche à gauche du corps, qu’on allait bientôt retourner. Étant donné les profondes et larges plaies du dos et des fesses, où en plusieurs endroits la chair avait été arrachée jusqu’à l’os, je n’avais aucune envie de voir dans quel état se trouvaient la poitrine, le ventre et le devant des cuisses. J’étais en train d’esquisser un mouvement en direction de Lucas, lorsque j’ai remarqué qu’un technicien s’affairait autour de la main droite du cadavre. Apparemment, au moment de sa mort, l’homme serrait quelque chose dans son poing fermé.
Quelque chose qu’il n’avait toujours pas lâché.
Le technicien s’est redressé au bout de quelques secondes de lutte muette. Arlettaz toisait le corps d’un air impatient, pendant qu’on lui tendait une photo de petit format aux couleurs pâlies. Il a défroissé sommairement le papier de sa main gantée de latex, cherché dans sa poche ses lunettes, émis un grognement lorsqu’il les a enfin trouvées et fixé longuement l’image jaunie avant de me la tendre.
La photo représentait un couple, jeune et souriant, devant ce qui semblait être une église de style baroque, dont la quasi-totalité de la façade était visible. Les couleurs étaient passées, la prise avait été faite légèrement à contre-jour. Des pavés disjoints, des murs un peu lépreux, des voitures démodées sous une lumière irréelle.
- Ça vous évoque quelque chose ? m’a demandé Arlettaz.
J’ai réfléchi un instant, cherchant à happer au passage un souvenir qui paraissait vouloir émerger à la surface de ma mémoire. Peine perdue.
- Pas le moins du monde, ai-je fini par répondre.
L’orage qui couvait a éclaté juste après le départ de l’ambulance qui emportait le corps.
Lucas n’a finalement pas tenu le coup et a dû vomir, penché par-dessus le parapet côté vallée. Je lui ai passé une bouteille d’eau et des mouchoirs. Il s’est rincé la bouche et a bu une longue rasade, avant de jeter les mouchoirs dans le vide.
Sur le couronnement, on était en surplomb, comme suspendus au sommet de l’immense voûte du barrage. Les mouchoirs ont volé dans les premiers grondements du tonnerre, ils ont volé jusqu’à se perdre dans l’ombre.
- Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’on a vu ? m’a demandé Lucas.
- Aucune idée.
Je n’avais pas d’autre réponse à lui fournir.
Je me suis rendu compte qu’il avait peur – et que moi aussi.
Nous nous sommes précipités dans la voiture, alors que de grosses gouttes de pluie commençaient à s’écraser sur le sol. Une nuit irréelle était soudainement tombée sur le val encaissé, déchirée à intervalles irréguliers par des éclairs blancs découvrant soudainement les contours déchiquetés de la falaise qui nous faisait face. L’eau, de plus en plus déchaînée, tambourinait sur le toit de la voiture alors que le monde disparaissait progressivement derrière un rideau d’obscurité et de pluie.
Lucas était silencieux.
Je fixais la buée qui recouvrait peu à peu le pare-brise, comme pour nous isoler de la furie de l’orage.
Lorsqu’une main et un long visage blanc dégoulinant se sont écrasés contre la vitre conducteur, je n’ai pas pu m’empêcher de sursauter.
Sans attendre, le type est rentré à l’arrière de la voiture. J’ai immédiatement reconnu le journaliste du Nouvelliste que j’avais ordonné d’éloigner.
- Vous vous foutez de moi ? Qu’est-ce que vous faites encore là ?
La tension accumulée a éclaté lorsque je me suis retourné vers l’homme trempé assis derrière moi. J’ai dû me retenir de le frapper.
- Mon boulot, inspecteur !
Le type a souri d’un air contrit.
À bout de nerfs, je lui ai soufflé de foutre le camp.
- Une seconde, je m’abrite.
- Vous avez votre voiture, non ?
Il a ignoré ma question. Il ne semblait pas comprendre qu’il se mettait dans une situation dangereuse étant donné mon humeur et mon état de choc.
- Désolé.
Il n’a pas bougé pour autant.
- Vous savez à quoi tout cela me fait penser ?
Je n’avais aucune envie de le savoir.
- Des morsures, il paraît ?
Lucas est sorti de son mutisme.
- Où avez-vous entendu ça ?
- Le vent soufflait dans notre direction. On a saisi des bribes de conversation. Il était question de chien et de morsures. Je me trompe ?
Je n’en pouvais plus.
- Allez vous faire foutre, ai-je éructé.
- Vous savez à quoi tout le monde va penser ?
J’ai dévisagé Lucas, qui a haussé les épaules.
Oui, je savais à quoi tout le monde allait penser.
Mais cela n’avait aucun sens.
- Cela fait deux semaines qu’on n’a plus entendu parler de M30. Aux dernières nouvelles, il était dans le val Ferret. Il a très bien pu passer dans le val de Bagnes.
- Vous voulez écrire ce genre de conneries ? Vous êtes complètement cinglé. Mais allez-y. Maintenant, quittez ma voiture.
Sentant la partie perdue, le journaliste a pris une profonde inspiration, ouvert la portière et disparu dans la tourmente.