Avec le soutien conjoint du Service des affaires culturelles de l’Etat de Vaud et du Service des bibliothèques et archives de la Ville de Lausanne
À ma fille Luna...
Les recruteurs sont là.
Depuis deux semaines, la rumeur les précède. Ils ont commencé par Bergame. Là-bas, en ville, ils ont fait signer des contrats d’embauche à des centaines de gars. À des femmes aussi. Mais ils n’en ont pas assez, alors ils montent dans les villages alentour, et aujourd’hui, c’est chez nous qu’ils sont. Je suis si impatient.
Ils se sont installés dans une salle de l’école primaire. De toute façon, ici, il n’y a pas d’école secondaire. Les recruteurs ne doivent pas bien savoir l’italien, car il y a un panneau en allemand qui dit « La Suisse cherche de bons travailleurs ». Moi, je ne sais pas l’allemand, c’est Pietro qui me l’a dit. Il m’a dit que c’est Angelo qui lui avait dit. Je ne sais pas qui l’a dit à Angelo.
Je suis dans le premier groupe. À dix-neuf ans, je suis le plus jeune. J’entre dans la salle en tordant ma casquette entre mes mains. Les recruteurs sont assis derrière des tables qu’ils ont alignées au fond de la classe. Ils ont de drôles de têtes et de drôles d’habits. Ils sont trois et tous les trois ont une moustache courte comme une brosse à dents sous le nez et leurs joues sont rouges. Ils ont des cheveux gris coupés très court et des vareuses de laine grise. Ils doivent mourir de chaud. On dirait des militaires et ça me fait un peu peur. Heureusement, c’est Monsieur DiNatale, l’instituteur qui fait le traducteur. Il est là, avec ses lunettes rondes, sa chemise blanche et son gilet, comme je l’ai toujours connu. Monsieur DiNatale, c’était mon professeur. Il m’aime bien et c’est lui qui m’a encouragé à venir m’inscrire.
C’est à moi. Le recruteur me pose plein de questions. Qui je suis, d’où je viens, mais surtout ce que je sais faire et si je suis en bonne santé. Il écrit mes réponses sur un grand formulaire en papier rose. Mon âge à l’air de lui poser problème, mais Monsieur DiNatale lui dit des choses en allemand. De temps en temps, il me fait un petit signe de la main pour me dire que tout va bien. Je ne sais que penser. Je regarde derrière moi, et je vois une file d’attente immense. Presque tous les hommes valides de San Michele di Fresu sont là. Je n’imaginais pas les choses comme ça. La Suisse doit être dans un état catastrophique pour avoir besoin de tous ces hommes pour la réparer.
« Hé, toi ! » Je rêvais. C’est moi que le recruteur appelle. Il me montre le bas du formulaire à l’endroit où il a fait une croix. Il essaye de parler italien. Je crois qu’il va me dire merci de venir sauver la Suisse, mais il me dit : « Oui, toi là. Tu m’as l’air un peu dormir ! ». Ça me fait rigoler alors je regarde Monsieur DiNatale, mais il ne rit pas.
« Signe. »
– Monsieur… Monsieur…
Qu’est-ce qu’elle veut, celle-là ? Elle voit pas que je dors ? En plus, je dois avoir une haleine de hyène. Merde, mon livre est tombé.
– Monsieur… Monsieur…
J’ouvris les yeux, la tête penchée de côté, appuyée au hublot. Je me redressai, lentement. Je sentais encore la marque froide de la vitre sur mon front.
– Oui ? fis-je, la bouche pâteuse.
– Veuillez redresser votre tablette, nous allons entrer dans une zone de turbulences.
Ça fait un p’tit moment que j’y suis dans la zone de turbulences. Tiens, je suis en train de lui sourire bêtement. Voilà, elle est relevée ta tablette.
Ce n’est qu’après quelques minutes que je réalisai que je m’étais vraiment endormi. Après un tour du monde et un bon paquet de voyages avec les compagnies les plus diverses, un vol en première classe et quelques autres en business, je n’avais jamais réussi à dormir en avion. Rien à voir avec la peur ou même une vague appréhension. Je n’y arrive pas, tout simplement. Je suis là, immobile et les yeux fermés, je fais comme les autres, mais je ne dors absolument pas. Il me semble même parfois que je suis dans un état de lucidité exceptionnel, unique, dès que je me trouve enfermé dans un avion. J’avais dormi plus d’une heure, d’un sommeil profond et sans rêve.
Soixante-cinq minutes pour oublier.
Fanny. Je viens vers toi parce que je veux savoir. Tu as gagné. Est-ce que je suis malheureux ? Est-ce que ça fait seulement dix jours que tout a commencé à se déglinguer ?
*
C’était l’été de mes trente-neuf ans. Ma mère était morte. Celui que je considérais comme mon père allait la suivre deux semaines plus tard. L’autre, le vrai, était mort et enterré depuis bien longtemps.
J’arrivai tôt au bureau. Isabelle était déjà là. Derrière son écran, elle leva les yeux vers moi.
– Salut Tonio, t’es tombé du lit ?
– Ouais, je dois retourner chez Comtat à deux heures. Ils sont pas contents de la couleur du nouveau logo. Pas assez dynamique, y paraît. Je sais pas pour qui il se prend, leur guignol du marketing, mais c’est pas un comique… Et je m’appelle Antoine…
J’allumai mon ordinateur et passai dans la salle de pause, branchai la machine Nespresso dernier cri que Frank avait enfin reçue – quatre semaines d’attente, rupture de stock – et repassai la tête par la porte.
– Isa, tu veux un café ?
– J’veux bien, ouais… ça va ta maman ?
Je restai immobile un instant, et puis retournai faire les cafés. Je lui en posai un sur son bureau. Je marmonnai.
– Bof. Pas trop, elle… enfin, tu vois, quoi… J’ai pas trop envie d’en parler.
Elle me regarda par en dessous, comme j’aime.
– Tu sais que je suis là, hein ? dit-elle.
Mon cœur s’emballa. Intérieurement, je devinais ma tronche. Cet air absent ou impassible ou crétin ou je sais pas quoi.
– Ouais, t’es cool.
Tout le week-end, j’avais attendu cette question, attendu ce lundi matin. En veillant ma mère misérable sur son lit, témoin de cette fin de vie merdique, j’avais espéré qu’Isabelle arrive tôt, avant Frank, au bureau. J’avais préparé dans ma tête ce moment où elle n’allait pas manquer de me demander des nouvelles et où, doucement, j’allais me mettre à chialer dans ses cheveux châtains si doux, qui sentent le shampooing bio, cent pour cent naturel.
Un ballon de basket dans la gorge, les larmes au bord des yeux, je lui sortais : « t’es cool », et sans savoir comment, j’étais à mon bureau, ouvrant sur mon Mac le dossier de la banque privée Comtat-Decazes, qui annonçait la veille un bénéfice record pour le premier trimestre 2006, et qui ne savait tellement plus quoi faire de tout ce pognon, qu’elle changeait de logo pour la troisième fois en dix ans.
Je fis apparaître la palette des couleurs et commençai à les faire défiler, les appliquant les unes après les autres à ce qui était censé devenir la signature graphique de l’un des fleurons de la place financière genevoise.
Une heure plus tard, j’en revenais à la couleur d’origine, décidément mieux que les millions d’autres que j’avais essayées, quand Frank arriva enfin. Tiré à quatre épingles, chemise blanche et cravate bleu nuit. Je le connaissais, il espérait sans doute détourner ainsi l’attention du spectateur, loin de sa tête de sniffeur de coke et de ses cernes de buveur de St-Émilion Grand Cru Classé de mes fesses.
– Salut Toto, ça gaze ? T’es déjà sur Comtat ? Tu sais qu’il est important pour notre compta, Comtat ? Alors, tu l’as cette couleur dynamique ? dit-il en traînant sur le dernier mot, pour parodier la vieille pub française pour Ovomaltine. Quels guignols, ces banquiers, j’te jure !
– C’est exactement ce que je disais à Isa, répondis-je à la hâte, reconnaissant qu’il ne pose pas de questions sur mon week-end, ma mère, ma sœur, ou tout autre sujet dont je n’avais pas envie de parler.
Il espérait sans doute que je sourie à ses blagues à deux balles, mais je m’en retournai à ma palette, faisant défiler les couleurs les plus criardes en me disant que j’allais devenir dingue.
Quand on attend d’une minute à l’autre le coup de téléphone qui va faire de nous un orphelin, même à bientôt quarante ans, rester concentré sur son boulot n’est pas le truc le plus facile à faire. Je voyais Marc, l’homme qui m’avait élevé, tenant la main de ma mère en attendant, espérant presque ce dernier souffle. Que tout ça s’arrête. Pour elle. Pour lui. Pour nous.
J’étais conscient de me noyer dans un verre d’eau en butant sur ce foutu logo. Dans un bon jour, j’aurais réglé le cas en cinq minutes. Je l’avais déjà fait, c’était même devenu un concours avec Frank à la grande époque. Le grand truc c’était de choisir une police dans Word, de lui attribuer le rouge ou le bleu « par défaut » du célèbre traitement de texte et de baratiner le client pour qu’il croie à l’idée de génie. Le pire c’est que ça marchait à tous les coups.
« Hé, tu rêves, Antoine ? »
Isabelle. Je sursautai.
– Non, enfin oui… Je suis pas vraiment là, ce matin. Excuse-moi. Tu disais quelque chose ?
– Non.
– Marc a appelé ? demandai-je.
– Non. Pourquoi Marc appellerait le bureau ? Il a ton numéro de portable non ?
– Bien sûr, mais…
Marc. Mon « plus que père ». Maman était en train de mourir et c’est surtout à lui que je pensais, pour lui qu’au fond, j’avais mal. Marc et Jacqueline. Je ne crois pas avoir vu plus d’amour dans les yeux d’un homme que quand Monsieur Perrin regardait Madame Castelli. Bordel, comme j’y pensais. Je regardais Isa à son bureau, j’entendais Frank négocier au téléphone et c’est ça que je voyais. Les yeux de Marc.
Je ne sais pas comment, mais d’un coup, cette journée fut finie.
J’ai le vague souvenir d’être allé chez Comtat-Decazes dans l’après-midi et d’en être revenu avec un bon à tirer signé par leur chef du marketing, un petit trapu au crâne rasé qui empestait un parfum pour homme doucereux.
À mon retour, Isabelle tapait une offre en tentant de décoder les petits machins illisibles qui tiennent lieu d’écriture au grand Frank Decastel. Le propriétaire des deux tiers des parts de Decastel Communication, et par conséquent le patron et l’associé des deux seules personnes au monde capables de le supporter, était visiblement déjà reparti.
Je fis semblant de ranger mon bureau. Dans un effort surhumain, je pus sortir une phrase intelligible :
– Je rentre prendre une douche. Après j’irai à l’hosto.
Isa, sans lever la tête me refit le coup de son regard irrésistible.
– Tu veux que je vienne avec toi ?
– Non, t’es gentille, j’ai besoin d’y aller seul.
– Ok, tu m’appelles, si...
Et voilà que ça recommençait. « J’ai besoin d’y aller seul ». D’où je sortais une connerie pareille ?
Mon ventre hurlait « Oui, Isabelle, viens avec moi je t’en supplie ! » et ma bouche n’étais bonne qu’à sortir une réplique de série américaine. Une connexion devait me manquer quelque part... Encore une fois, je dus faire un effort pour ajouter quelque chose et encore une fois, ce fut brillant :
– Ouais. Je t’appelle si...
Silence. Je restai là, absent.
– Antoine ?
– Oui ?
– Pourquoi on est comme ça ?
Ses yeux étaient brillants de larmes contenues. J’avais vaguement conscience de voir son fond d’écran s’y refléter.
– Comme quoi ? dis-je d’un ton plus agressif que je ne l’aurais voulu.
– Pourquoi on a peur des mots. Pourquoi on peut pas dire qu’elle va mourir, tout simplement. Ta maman va mourir et tes deux parents seront morts. Tu n’auras plus de parents et c’est moche, c’est triste et ça fait chier parce que ça devrait pas être comme ça, Antoine.
– Commence pas, Isabelle. J’ai pas la force aujourd’hui, et je t’en prie, ne mets pas l’autre sur le tapis. J’ai Marc.
L’autre. Depuis sa mort, aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais pu dire « mon père » ou « mon papa » en parlant d’Ivo Castelli. Même simplement « papa » quand nous étions en famille. Fanny, elle, n’avait que ce mot à la bouche, « papa ». Enfin, il me semble.
Isabelle semblait sur le point de fondre en larmes. Je me rapprochai insensiblement de la porte. Me tirer d’ici. Disparaître.
– Tu peux pas dire « mon père », comme tout le monde ? Déjà Frank, qui dit « mon vieux » tout le temps, j’aime pas, mais alors là, « l’autre », vraiment, ça... Ça met les gens mal à l’aise.
– Et je m’en fous… ça te met mal à l’aise, c’est ton problème.
– Écoute-moi, merde, cria-t-elle visiblement à bout de nerfs. J’ai dit les gens, Antoine, les gens ! Tu sais, c’est ces autres personnes qui vivent autour de toi !
– C’est fini, oui ?... Et puis, « mon vieux », moi je trouve ça gentil, franchement.
– Eh ben, tu devrais dire « mon vieux » alors, ça sera toujours moins pire que « l’autre ». « L’autre », putain. C’est ton père, bordel, lâcha-t-elle, résignée.
– Fin de la discussion, bébé.
– Hé… Tu m’appelles pas « bébé » non plus, ok ? Isabelle ne m’avait jamais parlé comme ça. Le téléphone sonna. Je sortis.
*
Deux années de lutte devaient s’achever ce soir-là.
J’arrivai dans la chambre et trouvai ma mère seule. Vu la situation, lui demander comment elle allait relevait du comique. Je le fis néanmoins. J’embrassai son front et demandai où était Marc. Je ne sais pas comment, mais sans un seul mot — quatre jours qu’elle ne pouvait plus parler, elle me fit comprendre d’un seul regard et d’un léger mouvement de paupières que Marc était descendu à la cafétéria. Je regardais le visage ravagé de ma mère et je jure que je comprenais ça. « Il est descendu il y a cinq minutes et il va remonter avec un café et une bouteille d’eau pour toi. D’ailleurs, le voilà. Cinq, quatre, trois, deux, un... »
Marc entra, un café et une bouteille d’eau sur un petit plateau. En cet instant étrange qui avait l’air si normal, je sus qu’elle allait partir.
Cela dura trois heures.
Je n’avais jamais vu personne mourir. Ni même vu quelqu’un de mort. Même pas l’autre. J’avais trois ans et demi. Je n’ai jamais eu aucun souvenir de l’avoir vu mort. Je me souviens d’un type avec des cheveux bizarres, comme des gros tire-bouchons noirs qui poussaient partout sur son crâne, qui rigolait tout le temps, qui était parti un jour et qu’on n’avait plus revu.
Trois heures.
Je fus reconnaissant d’avoir pu partager ce moment avec Marc, même si je ne suis pas parvenu à être réellement présent à ce que je vivais. J’étais comme spectateur d’un moi-même, qui était spectateur de la mort de ma mère. J’avais comme deux niveaux de conscience. Je me disais :
« Quel cadeau elle nous fait de partir maintenant que nous sommes tous les deux là. »
Et à côté de ça, je pensais :
« Quel cliché pathétique. Cadeau, mon cul ! On est vraiment formaté par cette société de la pensée positive. Le cadeau, ç’aurait été qu’elle guérisse. Enfin peut-être faut-il cela pour supporter la mort ».
Les deux niveaux s’entrechoquèrent jusqu’au dernier souffle de Jacqueline Castelli, née Keller, ma mère.
Tout se tut alors en moi. Je serrai sa main et la main de Marc et je pleurai. Enfin.
*
Il était minuit lorsque j’appelai Isabelle. Elle décrocha à la première sonnerie. Sa voix était claire et calme.
– Antoine ?
– Voilà, Isa. C’est fini.
– T’es où?
– Chez moi.
Je lui racontai les dernières heures et tout ce qui m’était passé par la tête. Toutes ces pensées sans queue ni tête. Cela dura longtemps. Je m’entendais répéter cent fois les mêmes phrases. De temps à autre, Isabelle parvenait à placer un oui.
Marc – maman – moi – l’infirmière – Marc qui allait devoir continuer sans maman – l’infirmière qui attendait qu’on dégage de la chambre – le médecin – le constat de décès – l’autre infirmière qui avait contacté les pompes funèbres – comme tout s’était passé si vite – comme si on voulait la cacher – le téléphone des pompes funèbres – le rendez-vous du lendemain dans leur bureau à l’autre bout de la ville – penser à un texte pour le faire-part dans le journal – appeler Fanny...
– Tu l’as pas appelée ? demanda Isabelle, incrédule.
– Non, c’est le milieu de l’après-midi, là-bas. J’appellerai demain matin, elle sera à la maison, avec Jimmy. C’est mieux comme ça.
– Bien. Tu veux que je vienne ?
– Non, ça va.
– T’es sûr ? insista-t-elle.
– Oui ça va, je te promets...
– Ok, tu passes au bureau demain ?
– Bien sûr. À demain. Merci de m’avoir écouté... Je... Bon, je raccroche.
Je restai encore en ligne quelques secondes, attendant la tonalité. Rien.
– Isa ?
– Oui ?
– Je voulais te dire... Excuse-moi pour cet après-midi.
– Pas de problème. T’es sûr que ça va ?
– Oui. On se voit demain matin. Merci bébé. Je perçus son sourire.
– A demain, Antoine.
J’avais réussi à dire un truc vaguement gentil. Rude journée.
L’infirmière et Marc avaient dû se mettre à deux pour me faire lâcher la main encore douce et chaude de ma mère et me faire sortir de la chambre... J’avais vécu ça. J’avais vraiment vécu ça et j’avais pu dormir. J’avais dormi et j’étais calme et reposé.
Six heures, j’appelai Fanny. Elle avait mon numéro en mémoire, mais elle se faisait toujours une gloire de répondre de façon neutre, en anglais, quand j’appelais. Pas cette fois.
– Oui, Antoine ?
– Salut.
– C’est maman, c’est ça ? demanda-t-elle d’emblée.
– Oui Fanny. C’est fini.
Je lui racontai – plus calmement qu’à Isabelle – les derniers jours de notre mère. J’insistai sur son départ en douceur, je lui dit qu’elle était belle et calme, que les gens de l’hôpital étaient gentils avec elle et que j’allais m’occuper de tout.
– C’est bien, dit-elle. Mais, à la fin, elle a parlé de papa ?
– Elle ne pouvait plus parler, tu sais.
– Oui, mais quelque chose, je sais pas. Un geste, une photo. Tu as mis la photo de papa dans sa poche ?
– Pas encore. Ça vient d’arriver, Fanny. Maman a été claire depuis longtemps sur ce qu’elle voulait. T’en fais pas, dis-je, le plus calmement possible.
– Elle l’aime encore, tu sais. Elle l’aime encore...
Elle pleurait. Je respirai profondément.
– Fanny. Je veux pas qu’on s’engueule maintenant. Tu sais ce que j’en pense, je sais ce que tu en penses, c’est bien, on peut vivre avec ça. Je te promets que je ferai tout ce qu’il faut, comme elle le voulait. Tu ne veux pas venir,...
– Je ne Peux pas venir, répliqua-t-elle assez brutalement.
– Je le comprends et je le respecte, mais en retour, fais-moi confiance.
J’allais rajouter « pour une fois », mais je n’en fis rien et m’en félicitai. Décidément, j’étais en forme.
– Oui, oui. Tu as raison, s’excusa ma sœur. Je suis sûre que ça sera parfait. Je voudrais vraiment être là, tu sais. Mais il y a les dix ans de Laura et Lynn qui a son camp de softball, et Jimmy qui donne des cours d’été sur le campus et...
– Tu n’as pas à te justifier, je t’ai dit que c’était ok.
– Je sais, je sais... Pardon. Et Marc ? Comment ça va ?
Quand même. Pas trop tôt...
– Hier soir, ça allait. Ce matin je sais pas. Je vais passer le voir plus tard. Il est six heures ici.
– Oui. Embrasse-le pour moi, ajouta-t-elle d’un ton sincère.
Nous parlâmes encore dix minutes de l’enterrement puis de choses et d’autres. Je lui promis de la rappeler pour lui dire comment ça se passait, la date, le curé, la tombe et tout le reste. Elle alla même jusqu’à me remercier. Alléluia ! Ça faisait bien dix ans qu’on n’avait pas eu une conversation aussi longue et sans hausser le ton.
Six heures trente, café, bloc-notes. Je me mis à dresser une liste des choses à faire dans la journée.
C’est un truc que je ne peux pas m’empêcher de faire. Je mets des petits signes dans la marge à gauche, qui veulent dire à faire, en cours, ou terminé. Il m’arrive même parfois de rajouter en cours de journée des trucs déjà faits qui n’y figuraient pas, pour grossir la liste. Bizarre. Je pense parfois que je suis cinglé. Qu’est-ce que je cherche à me prouver exactement ? Me convaincre, en relisant ma liste le soir, que je n’ai pas totalement perdu mon temps ? Que j’ai des journées bien remplies ? Je ne suis pas dupe. Je suis un flemmard congénital. Ça doit me venir de l’autre.
Bien sûr, j’ai un travail. Il faut bien. Mais travailler, c’est l’acte contre nature par excellence. C’est contraignant et c’est ennuyeux quand ce n’est pas abrutissant. Depuis la première heure du premier jour d’école primaire, j’ai eu clairement le sentiment qu’une instance supérieure avait tracé une route qui ne servait qu’à m’emmener vers un endroit déplaisant, où l’on ne pourrait plus faire ce qu’on veut, jouer au foot, courir dans la forêt avec un arc et des flèches ou monter sur le toit de la maison. Toute ma vie n’a fait que confirmer cette première impression. Je m’emmerde au travail. C’est ainsi. C’est dans mes gènes.
Je me débrouille pour faire illusion. Je m’active avec un air soucieux qui me creuse une ride au front et je finis moi-même par y croire. C’est devenu un mode général de fonctionnement. Je fais le strict minimum, mais avec ce masque préoccupé qui peut laisser penser que je suis suffisamment stressé pour qu’on ne vienne pas me déranger avec quelque chose de plus urgent. Quand il le faut, je sais être très efficace, et parfois même, y prendre plaisir. Mais tout au fond, j’ai toujours le sentiment que je serais mieux ailleurs, dix ou onze ans d’âge mental, des peintures de guerre sur le visage, tapi dans les feuilles avec mon arc en noisetier. Frank sait tout ça et il l’accepte parce que je suis sacrément bon et que je ne prends jamais de vacances. En vacances, je voudrais faire mille choses à la fois, alors je ne fais rien et je m’emmerde aussi.
Tant qu’à faire, je préfère donc me contenter de la compagnie de Frank et de quelques amis qui prétendent sans arrêt s’éclater dans leur job.
J’en ai souvent parlé avec Paul, mon pote, un intellectuel qui s’ignore, déguisé en jardinier-fan de foot. Une des rares personnes vraiment intéressantes que je connaisse. C’est même notre premier sujet de discussion. Discussion stérile s’il en est, puisque chacun campe depuis toujours sur ses positions.
Selon Paul, l’homme existe pour et par le goût du travail. C’est là le génie humain, ce qui nous différencie de la bête. Si je le pousse un peu, il trouve un exemple imparable et s’extasie devant les plus nobles réalisations des hommes. Arrivé à ce point du débat, on en est normalement à la troisième bière, je rétorque que pour qu’il puisse se pâmer devant tel ou tel chef-d’œuvre architectural, des centaines d’ouvriers se sont crevé la paillasse à brasser du béton. Comme ça a le don de l’agacer, j’en remets une couche jusqu’à ce qu’il s’énerve et me dise que si tout le monde était comme moi, l’homme vivrait encore dans des cavernes, et encore c’est pas sûr, il n’aurait peut-être jamais atteint la grotte, trop paresseux qu’il serait pour y aller à pied. À partir de ce moment-là, je sais qu’on va bientôt pouvoir passer à un autre sujet et j’ajoute un truc du genre : « Peut-être, mais est-ce que je serais plus malheureux ? » Paul hausse les épaules et on peut enfin parler de choses plus importantes, comme les performances désastreuses du FC Servette, ou la supériorité évidente du football anglais en terme de spectacle sur le terrain et de chants dans les gradins.
Je décidai de commencer par aller voir Marc, puis je passerai au bureau liquider les trucs urgents et voir avec Frank comment on allait s’organiser pour les jours suivants. De là, j’appellerai le curé et ensuite j’irai aux pompes funèbres. Tout ça avant midi. Ça me convenait bien. J’avais plein de tâches concrètes à remplir et j’allais finir ma journée avec plein de petits signes « terminé » dans la marge de ma liste.
Il faisait déjà très chaud. Malgré l’été et les vacances, trouver une place de parc dans le quartier de Marc s’apparentait à gagner le gros lot à la loterie. Je commençais à désespérer lorsqu’un type fit mine d’aller vers sa voiture pour s’en aller. J’abaissais ma vitre.
– Vous partez ? demandai-je.
Le gars était grand et plutôt costaud. Il me répondit sans vraiment se retourner, montant dans sa voiture.
– Oui. Vous êtes Antoine ? Vous allez voir Monsieur Perrin ?
Je restai un instant interloqué.
– Euh... Oui, comment...
– Je sors de chez lui, il vous attend.
Vague sourire, claquement de portière. J’étais si surpris que je ne répondis rien. Je garai ma Golf sur la place libre. Et me mis à paniquer.
Qui c’est ce grand con ? Comment il sait qui je suis et où je vais ?
Je me mis à imaginer Marc agressé par cette armoire à glace. Mes mains tremblaient. Cet homme avait l’air si froid, si calme, il ne m’avait même pas regardé.
Il avait un sac ? Ouais, un genre de sac en bandoulière, bleu marine. Qu’est-ce qu’il avait comme voiture ? Bon sang, j’ai même pas relevé le numéro. Et Marc qui garde toujours plein de fric à la maison. Marc étalé sur le carrelage de la cuisine appelle « Antoine, Antoine ! » Nom de Dieu, c’est pas vrai, c’est pas vrai...
D’un coup, je bondis hors de ma voiture, traversai la rue en courant, manquant de me faire renverser par le tram, tapai le digicode sans avoir à réfléchir et gravis les escaliers comme un fou. Un étage. Nom de Dieu, Marc. Deux étages. C’est pas vrai, putain, c’est pas vrai. Trois étages. La porte était entrouverte. Je me précipitai puis stoppai sur le seuil. Pas un bruit dans l’appartement que Marc et maman habitaient depuis quinze ans. Odeur de café. Je n’osais pas pousser la porte. Mon cœur faisait un vacarme inimaginable. Putain. Cette journée avait pourtant bien commencé. J’entrai.
– Marc ?… Marc, tu es là?
Rien. Je passai à la cuisine, le café fumait dans les tasses. Je jetai un œil dans la chambre. Le lit était fait.
– Marc ! ? Où tu es ? criai-je.
Rien. Ou presque. Une voix faible. Lointaine.
– Marc ?
Chasse d’eau. Il va sortir de la salle de bain, le visage en sang. Je collai mon visage contre la porte.
« Marc, Marc, ça va »
Pas de crime, pas de sang, pas d’appel au secours. Juste son accent genevois à couper au couteau.
– Je suis aux chiottes ! cria-t-il à travers la porte. Attends-moi à la cuisine, y a du caoua !
La pression retomba d’un seul coup, me laissant tremblant. Je rejoignis la cuisine comme un zombie. Marc m’y retrouva deux minutes après. J’étais affalé sur une chaise, j’avais déjà sifflé mon café et je devais avoir l’air passablement con. Lui était pâle, les traits tirés, mais droit comme un i. Son col de chemise ouvert laissait apparaître sa clé porte-bonheur. Depuis je ne sais quand, il portait à son cou la clé de son entreprise de maçonnerie, qui avait été toute sa vie. Un symbole de sa réussite, supposai-je. Il avait vendu sa boîte depuis belle lurette et les serrures avaient dû être changées au moins vingt ans auparavant, mais il devait avoir ainsi l’impression de pouvoir y retourner quand il le voulait.
– De Dieu de Dieu, fit-il d’un air amusé, quand j’aurai besoin d’un coup de main pour me torcher, je te sonnerais, mon Antoine ! Qu’est-ce que tu as à gueuler comme ça dans toute la baraque ?
Il venait de perdre la femme de sa vie et il trouvait encore le moyen de faire le malin pour moi. C’était tout Marc, ça. Je le serrai dans mes bras, longtemps. Je me rassis, il resta debout.
Je lui racontai la rencontre avec le balèze, la crise de panique, la porte ouverte.
– C’était Genaro, dit-il simplement.
– Genaro ?
– C’est le fils d’un gars qui a travaillé pour moi dans les années soixante. Pas tout neuf. Italien. Un bon ouvrier.
– Tu ne veux pas t’asseoir, tu n’as pas l’air bien.
Je n’avais pas besoin d’en savoir plus sur ce Genaro. Je voyais Marc se décomposer sur place. La réalité de sa situation de deuil le rattrapait.
– Après, reprit-il, il est parti sur Fribourg ou Bulle, je crois. Il est mort assez jeune... Son fils ne l’a pas... Pas connu.
Marc était vraiment très pâle. Il semblait avoir perdu dix centimètres d’un coup. Il s’assit enfin.
– Ça va pas ? demandai-je.
– Non. Je me sens pas bien. Je...
– Tu veux un verre d’eau ?
– Je veux bien oui... Alors c’est vraiment fini, Antoine, n’est-ce pas ?
– Oui, Marc. Elle est partie.
Ma gorge se serrait. Il avait vieilli de dix ans en deux minutes. Je réalisais pour la première fois qu’il était un petit vieux de bientôt quatre-vingts ans. Je posai ma main sur son bras.
– Je suis là, dis-je. On va traverser ça tous les deux.
– J’ai plus rien à traverser, petit. C’est fini pour moi aussi.
– Mais non. Je suis là.
C’est tout ce que je trouvai à dire.
Nous restâmes silencieux, longuement, puis nous refîmes la soirée de la veille, dans le détail, et cela nous fit du bien. Marc ne voulut pas m’accompagner dans mes rendez-vous de la matinée. Après une demi-heure, il avait repris des couleurs et se sentait visiblement mieux. Il y aurait encore beaucoup de moments de désespoir, je le savais, mais au fond de moi, je savais aussi qu’il avait la force de continuer. En tout cas encore un peu.
Je partis plutôt rassuré en lui disant sur le ton de la plaisanterie de fermer la porte d’entrée à clé, surtout quand il allait aux toilettes. La vérité, c’est que je m’en voulais terriblement pour l’épisode de « l’agression ». Il avait juste besoin de calme et de réconfort et voilà que je débarquais comme un commando amateur au bord de l’hystérie. Bravo.
*
Je ne fus pas d’une grande efficacité dans la suite du programme de ma matinée, mais je me rendis vite compte que cela n’avait pas d’importance. Maman avait tellement tout organisé à l’avance que je n’eus en fait pas grand-chose à faire. J’eus nettement l’impression de parler à des bandes pré-enregistrées, qui me répondaient à chaque étape : « Oui, tout à fait, comme convenu avec votre mère, Monsieur Castelli ». À onze heures et quart, j’avais terminé. L’enterrement était fixé, le cercueil choisi (j’appris par la même occasion qu’il était déjà payé), le curé, qui visiblement connaissait les moindres désirs de ma mère, semblait prêt à officier, comme s’il attendait dans les starting-blocks depuis des mois. Le type des pompes funèbres, apparemment le patron, un homme à la voix grave et au ton de circonstance me donna même l’adresse d’un fleuriste. Lorsque j’appelai, une charmante voix féminine m’annonça après avoir pianoté quelques instants sur son ordinateur que tout était en ordre depuis le vingt-huit avril dernier. Une gerbe de roses roses couvrirait le cercueil et un bouquet de glaïeuls devant l’autel, dans les mêmes tons, serait laissé à l’église pour l’office du dimanche. Le tout déjà réglé par virement bancaire. Bref, je n’eus pas le sentiment d’avoir servi à autre chose qu’à donner le top départ d’une course qui m’échappait complètement.
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Finalement, ce n’est qu’au bureau que je me révélai de quelque utilité. Étonnamment, Frank était là de bon matin, prévenant, adorable et chaleureux. Il me gratifia d’une longue accolade – un peu appuyée à mon goût – qui me toucha plus que je ne l’aurais imaginé. Durant une bonne heure, nous passâmes en revue les dossiers en cours dont j’avais jusqu’ici assuré le suivi. Frank voulut tout savoir au détail près. Je l’assurai que je pouvais continuer à m’en occuper dès le lendemain de l’enterrement qui aurait lieu vendredi après-midi. Je pourrais venir bosser tout le week-end s’il le fallait, histoire de rattraper le retard, je n’avais en vérité rien de mieux à faire.
– On verra, on verra, répondit-il. N’y pense pas pour l’instant. Occupe-toi de Marc et surtout, prends un peu de temps pour toi. T’inquiète pas pour le boulot, ça roule. Ça me fera pas de mal de remettre un peu la main à la pâte.
J’insistai en lui disant de m’appeler s’il avait besoin de moi et il se contenta de me mettre gentiment à la porte.
Isabelle était restée en retrait, sincère et amicale, mais évitant apparemment les effusions trop marquées en présence de Frank.
Je passai le reste de ma journée à avertir mes rares amis du décès de ma mère. Paul, qui me parut passablement agité, me proposa de sortir boire un verre. J’avais – vraiment – envie de rester seul et de liquider un maximum de corvées administratives, voyant soudain comme une évidence l’opportunité de ces trois jours de congé pour, comme me l’avait conseillé Frank, « m’occuper de Marc et prendre du temps pour moi ». Paul comprit et nous convînmes d’aller manger ensemble le lendemain midi.
Je me sentais bizarre. Triste, mais étrangement heureux, presque euphorique de me retrouver seul trois jours durant, et de réfléchir à ma vie.
Paul arriva avec un quart d’heure de retard. Mauvaise mine. J’en étais au deuxième Martini.
– Désolé, dit-il avant de s’asseoir, c’est le bordel au boulot.
Il avait l’air stressé, ça ne lui ressemblait pas.
– Ça va, mon pote ? m’inquiétai-je.
– Oui, oui, ça va... – Mais ?
Je tentai un regard censé l’encourager à poursuivre.
– En fait non, ça va pas, finit-il par lâcher d’une voix morne. C’est ce chantier qui me prend la tête. J’aurais jamais dû accepter. Je l’ai fait pour le fric. On devrait jamais faire ça...
– En même temps, c’est un peu le but du travail, non ? Le fric, je veux dire...
Je regrettai instantanément cette remarque, il leva les mains et dit :
– Ok, ok... On arrête tout de suite. On n’est pas là pour ça. Je n’ai pas envie de discuter travail avec toi aujourd’hui, tu sais où ça nous mène.
– Vieille histoire, soupirai-je. Je te promets de ne pas disserter sur le sujet. Mais moi, je suis ton ami et tu n’as visiblement pas l’air bien, alors je voudrais juste que tu me racontes ce qui se passe pour qu’on puisse en discuter tranquillement et qui sait, trouver une solution à ton problème.
– Je veux pas t’embêter avec ça, dit-il en secouant la tête. Tu as bien assez de soucis en ce moment avec ta maman et tout ça.
Je gardai un instant le silence. Bon sang ce qu’il a l’air épuisé... Qu’est-ce qu’il est pâle... Je préparai bien ma phrase avant d’attaquer.
– Ok, Paul, dis-je. Comment te dire simplement que je n’attends de ce déjeuner avec toi rien d’autre qu’un bon moment entre amis ? J’ai devant moi trois jours pour régler tous les problèmes administratifs concernant la mort de ma maman, et crois-moi, vu la façon dont elle avait anticipé les choses, c’est largement suffisant. À vrai dire, c’est pratiquement terminé. Le reste du temps, je peux m’interroger sur le sens de tout ça et je ne m’en prive pas. Je dirais même que ça me fait un bien fou.
Je m’arrêtai un instant et comme Paul ne disait rien, je poursuivis :
– Je vais bien, Paul. Aussi bien que possible. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est le bonheur, ma mère vient de mourir. Mais il y a des années que je ne me suis pas senti – comment te dire ? – au bon endroit et au bon moment. Tu vois ce que je veux dire ? Je m’occupe de tout ça, je repense à ma mère et à la vie qu’elle a eue et à la place que moi, j’ai eue dans cette vie là. J’ai l’impression de faire quelque chose de bien, tu vois, rien que d’y penser tranquillement. Alors, je te le répète, raconte-moi s’il te plaît ce qui te met dans un état pareil, qu’on puisse en discuter entre potes.
Paul me regardait comme si j’étais descendu d’une soucoupe volante juste sous ses yeux. Il avait du coup repris quelques couleurs.
– Tu es sûr que ça va, Antoine ? dit-il après un long silence. Tu es sûr que c’est bien toi ?
La main droite ouverte devant mon visage, je fis mine de me contempler dans un miroir imaginaire.
– Oui, il me semble que c’est bien moi...
Paul se lança enfin. Il m’expliqua avec force détails la galère dans laquelle, par appât du gain, il venait de se fourrer.
Un architecte assez coté de la place, avec lequel il travaille occasionnellement, lui avait transmis, au début du printemps, une offre du genre de celle qu’on ne peut pas refuser.
Un couple de milliardaires russes se faisait construire une somptueuse villa sur les bords du lac Léman.
« Y a que ça en ce moment, sur la Côte, des Russes. Fini les Anglais et les Américains. Et je te dis pas les moyens qu’ils ont, c’est colossal. Un marché énorme pour les professionnels du jardin. C’est vite vu, sur la route entre Rolle et Genève, tu ne croises plus que des Porsche Cayenne et des camionnettes de paysagistes ».
Le contrat avait pourtant l’air simple au départ. Certes s’étendant sur une surface de plus d’un hectare, il s’agissait néanmoins d’aménagements extérieurs classiques, pelouse, arbres de diverses essences, murets en pierres sèches, arrosage automatique, bref, un job que Paul maîtrise à la perfection.
Il avait bien entendu décroché l’affaire devant tous les concurrents, pour la bonne et simple raison qu’il est seul, sans employés, et qu’il travaille jour et nuit. Peu de frais, pas de contrainte, même en doublant sa marge habituelle, Paul restait nettement moins cher que les grosses entreprises paysagères de la région. Il s’agissait du plus gros contrat de toute sa vie, limite dans les délais, mais apparemment jouable.
Mais dès le début du chantier, tout était allé de travers. Ses fournisseurs semblaient se faire une joie de lui livrer de la mauvaise marchandise et la maîtresse de maison, par des caprices et des changements d’idées incessants lui rendait la vie impossible. Résultat, des semaines de retard, menaces de non-règlement de la facture, voire de poursuites pour malfaçons...
« Maintenant, elle veut un étang, tu vois genre biotope, mais de la taille d’un bassin olympique, le truc, et tu sais pas la meilleure : elle organise une grosse fiesta samedi soir, la moitié des invités viennent en jet privé, style ministre, et tout doit être terminé. Putain, j’en ai encore pour deux semaines de boulot. Je suis pas dans la merde... »
Paul n’avait pas touché à son assiette. Ce n’était effectivement pas le moment de le chambrer avec mes théories sur la nature par définition stupide et aliénante du travail. Une idée commençait à faire son chemin dans ma tête et j’eus le temps de penser que je risquais de regretter ce que j’allais dire lorsque je m’entendis prononcer ces mots :
« Tu veux que je vienne t’aider ? »
*
En rentrant chez moi, après être passé voir Marc que j’avais trouvé, compte tenu des circonstances, dans un état physique et moral plutôt encourageant, je relevai mon courrier qui ne révéla rien d’intéressant, comme d’habitude. Un réflexe. Avant de prendre l’escalier, tous les jours et machinalement, j’ouvre la troisième boîte aux lettres depuis la gauche, deuxième rangée à partir du haut. Comme si je me réveillais soudain, je me retrouve avec une pile de papier dans les mains, qui au fil des années représente, je pense, pas loin de la distance terre-lune. Rien que de l’inutile. Revues et catalogues en tout genre, si soudainement atteint d’une fulgurante fièvre consumériste, je devais sans délai me commander un soutien-gorge, un vélo d’appartement, une perceuse-visseuse ou un vibromasseur. Une facture d’électricité, mon loyer ou un courrier de mon assurance maladie m’apparaissent parfois comme quelque chose de si personnel au milieu de cette avalanche de papier glacé, que je les considère avec bienveillance. Avant de les ouvrir...
J’appelai la rédaction de la Tribune de Genève pour passer un faire-part dans la rubrique nécrologique du lendemain. J’avais préparé la veille un message dont j’étais assez satisfait et demandai à mon interlocuteur, un homme à la voix voilée et au ton compassé, l’adresse e-mail à laquelle je pouvais lui envoyer mon œuvre. J’imaginais bien le vieil employé de rédaction qui faisait partie des meubles, et qu’on avait casé à la rubrique nécro en attendant de le mettre à la retraite anticipée.
– Je crains, cher Monsieur, d’avoir d’ores et déjà en ma possession le faire-part concernant le décès de Madame Castelli, m’annonça-t-il.
– Je vous demande pardon ?
– Oui, Madame votre mère nous l’a transmis il y a plusieurs mois déjà. Il n’y a plus qu’à nous préciser la date et l’heure de la cérémonie d’enterrement.
– Ah... euh... bredouillai-je, bien, vous pouvez me l’envoyer ?
– Volontiers, Monsieur. Une version PDF vous conviendrait-elle ?
Ce vieux commençait à me les briser. Il m’apprit en outre que bien évidemment, l’avis mortuaire avait déjà été payé. Je sentais confusément que la belle sérénité affichée avec Paul était déjà sur le point de s’effriter sérieusement. Je lui donnai mon adresse e-mail privée et le remerciai aussi poliment que possible avant de raccrocher.
J’allumai mon ordinateur et je n’eus pas deux minutes à attendre avant d’entendre les premiers accords de Highway to Hell de AC/DC qui signalent l’arrivée d’un mail dans ma boîte de messagerie. Je ne pus m’empêcher de sourire devant la collision malheureuse entre ce titre et le contenu du message qu’il annonçait.
Un texte apparemment déjà préparé et au ton aussi poussiéreux que celui que le préposé de la Tribune faisait entendre de vive voix, était accompagné d’une pièce attachée nommée FP – décès – JCastelli.pdf.
Je cliquai sur le lien, Acrobat Reader se mit en route et le document apparut.
Il s’agissait d’un faire-part de décès des plus classiques.
J’ouvris une autre fenêtre avec le faire-part que j’avais moi-même préparé.
Je sortis une bière du frigo. Je ressentais une sourde frustration. Je me rendais compte que j’étais en train de prendre assez mal le fait que ma mère me manque de confiance au point de ne pas me laisser gérer le contenu d’un simple faire-part de décès. Jusque-là, je lui savais gré de m’avoir mâché le travail, mais ce court texte que j’avais pris la peine de rédiger pour elle allait passer à la poubelle et j’en étais franchement vexé. Je commençai à comparer les deux documents.
Mis à part le fait que j’avais oublié de citer une flopée de cousins fort éloignés que je ne connaissais pas, ou en tout cas que je n’avais jamais vus, je ne trouvai pas de différence spectaculaire entre les deux faire-part. Ce n’est qu’au bas de la page que les deux versions se singularisaient.
J’avais pour ma part trouvé une très jolie citation parlant de l’amour d’une mère pour ses enfants, qui, rayonnant tout autour d’elle, était le premier pas vers la paix entre les hommes. Un souvenir d’écolier, qui m’était revenu en mémoire au bon moment et qui me semblait coller parfaitement à la situation.
Ma jolie trouvaille se trouvait remplacée par une phrase de St-Antoine :
« Connais le Père et dans sa lumière, tu vivras heureux, sur la terre comme au ciel. »
Je ne connaissais pas à ma mère cet intérêt religieux, même si, le curé me l’avait rappelé lors de notre entretien de la veille, elle s’était mise à fréquenter plus souvent la messe du dimanche depuis qu’elle était malade. Elle avait sans doute trouvé là-bas quelque réconfort dans ses moments de doute ou de souffrance, mais de là à poser au bas de sa nécrologie une phrase aussi sentencieuse et abrupte, j’en étais plus que surpris.
Je décidai d’appeler Fanny tôt le lendemain pour en discuter avec elle.
C’était sans doute un détail, mais je tenais à lui montrer que je m’investissais dans cette tâche, que j’essayais de faire les choses bien. Je pensais : « Antoine, tu déconnes, tu n’as rien à lui prouver », mais je savais que je l’appellerais quand même. Pour maman. Et aussi parce que je n’arrêtais pas de me dire que ma citation était quand même vachement mieux que celle de St-Machin.
Plus tard dans la soirée, devant ma boîte de pizza, je n’arrêtais toujours pas de ressasser cet épisode. Marc. J’appelai sans réfléchir. Dix sonneries.
« Hha...aaaa... allo ? » Fit une voix inquiète et ensommeillée.
Je ne le reconnus pas. Pris d’un doute, je regardai le combiné. J’avais bien fait le bon numéro.
– Oh, Marc, je te réveille. Désolé.
Je n’avais absolument pas réalisé qu’il était déjà près de vingt-trois heures. Quel con. Tu le sais qu’il se couche tôt.
– C’est rien, c’est rien, dit-il, je faisais un cauchemar de toute façon.
– Vraiment, Marc, je suis désolé. Rendors-toi, je te rap...
– C’est rien je te dis, m’interrompit-il qu’est-ce qui se passe ?
– Rien, en fait. C’est juste que je pourrai pas passer demain. Je vais aider Paul sur un chantier, ça me changera les idées.
– C’est bien, ça. T’en fais pas pour moi, je t’appelle si j’ai besoin de toi. Autre chose ?
– Non. Enfin oui, mais c’est pas important.
– De Dieu, mais crache le morceau, à présent que je suis réveillé, dit-il en feignant la colère avec cet accent unique des vieux Genevois.
Effectivement, maintenant que je l’avais sorti du lit, autant y aller.
– C’est au sujet de maman. Elle était vraiment croyante ?
Marc réfléchit un instant.
– C’était une femme libre, répondit-il. Libre dans ses pensées et dans ses actes. Elle n’allait pas à l’église à l’époque, mais depuis deux ans, tu sais, je crois que ça la travaillait. On n’en parlait pas beaucoup, mais je crois que oui, elle a toujours eu une forme de croyance. Une foi bien à elle, tu vois. Une confiance dans quelque chose d’autre. Peut-être simplement dans l’avenir. Je ne sais pas... Oh... pis c’est pas une heure pour questionner un vieux sur la religion !
Nous éclatâmes de rire tous les deux.
Je lui parlai de cette histoire de faire-part et Marc me dit de faire comme bon me semblait, et que de toute façon, ça serait bien.
Gare de Berne. Terminus, tout le monde descend.