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REMERCIEMENTS

Ce livre a bénéficié du soutien conjoint de la Ville de Lausanne et du Service des affaires culturelles du Canton de Vaud, ainsi que du Canton de Fribourg

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pour Joëlle & Grégoire

« Que votre cœur soit comme le cœur du lion, et votre bras puissant comme sicle de bronze, et aussi prompt à la vengeance que la foudre qui vient du ciel, car le sang des justes et des bons a coulé en Ecosse. »

James HOGG, Confession du pécheur justifié

« Tout chez elle va bien avec le reste, et j’essaie de me souvenir si j’ai jamais vu quelque chose comme ça en vrai. »

Donald Ray POLLOCK, Knockemstiff

L’eau blanche frémit d’une portée molle, phrase creuse qui s’égaille en veinules. Elle se complaît un temps, se recroqueville et s’étire doucement. Fragile, elle s’épuise, ondoie vers la saignée, s’orne enfin de bulles qui désenflent en notes liquescentes.

L’enfant pourrait y flotter ; c’est d’ailleurs à peine si ses fesses et ses omoplates touchent l’émail encombré. L’indolence la lâche et la soutient, l’allège en l’emplissant d’une faiblesse obligeante. Elle s’étiole, souffle un peu. Elle se veut morte, évoquée, mais les carreaux la cloîtrent.

La mousse caresse son ventre et ses petits seins. Les plaies se poussent, léchées, lénifiées par des sels qui dispersent les terres et les sangs. S’y mêlent des aurores d’huile de pépins de raisin, dont l’un roule, hésitant, dans la vasque et l’idylle d’un nombril.

Sans doute, tu devrais être ailleurs et n’en rien savoir. Affalé dans ce fauteuil, tu pourrais voir des livres et des gens, continuer, mais la porte jalouse te confie des bruits d’eau. Le miroir s’est brouillé, les lettres et le cœur rond d’un doigt oublieux. Aux pastels, on devine encore le visage qui s’est détourné, qu’on retrouve plus bas, près des gestes timides qu’embrasse enfin, qu’étouffe la vapeur.

Imperceptiblement, ton regard dodeline vers l’idée de ta main. Une autre, plus loin, soulève et frôle quelques bulles, et ses jambes, tendrement ballotées, qui brassent le tiède. N’en émergent qu’un orteil fatigué, des paupières lasses. Elle sourit d’une vaguelette, d’une petite noyade, du noir éphémère qui surnage ; ses frisottis plongent et rebiquent, entraînés par leur lest, vers un lit de sable et de poix, pour les lèvres qui boivent et le cœur altéré, qu’ils lutinent, fuis, portés par l’onde qui meurt à son pied. C’est ici qu’une goutte s’échappe et tombe, près des maillons nus d’un bijou de cheville ; ici qu’elle fond.

Dans l’ombre, tu ne vois que tes doigts, ou à travers, crispés sur le bois contourné des accoudoirs, ni les moulures ni le tapis, les souffles d’une chambre encore aveugle. Le premier rayon, s’il vient, ne désignera qu’une silhouette, une peau qui glisse comme une toge sans drapé. C’est une beauté blême que tu ne veux pas voir, un semis de rousseur, un corps dont tu n’as que faire ; des mèches encore mortes qui commencent à te plaire.

Sans y croire, murmure encore : tu devrais t’en aller. Le jour gémit. Ta peau se défroisse. Les trottoirs penchent et ton dos se redresse. Tu n’es que minceur et moignon, pourtant, une ombre grise qu’on distingue. Un temps encore, un silence qui t’incarne, et tu commences à respirer.

« Nous avons inventé autrui
Comme autrui nous a inventé
Nous avions besoin l’un de l’autre. »

Paul ELUARD, Le visage de la paix

« Son sang n’est pas le mien. »

John STEINBECK, La flamme

Première partie

Stevenson & Pigasus

« Ecossais je suis : qu’on me frôle, et c’est au chardon de mon pays qu’on se piquera. »

Robert Louis STEVENSON,
Le Journal de Silverado

« La tête ! Ecrase-lui la tête ! »

John STEINBECK, A l’est d’Eden

1

La première fois que tu en entends parler, tu piétines. En retrait, près du dernier carrousel à bagages, tu observes les gens en grappes, semés tout au long de la boucle, et qui voudraient rentrer.

Les traits sont tirés, les visages bouffis de sommeils contrariés. Les uns piaffent, les autres tapotent un cadran, une ceinture, un pilier. On s’adosse pour tousser dans sa paume ou dans le pli d’un bras qui s’agite. Sale, on envie ceux qui se sont rabattus sur les sièges latéraux d’où, les coudes sur les cuisses, ils gardent une paupière torve sur le tapis qui ne roule pas. Et partout, dans les pas gourds et perdus, on bâille d’haleines creuses qui mordraient bien les genoux d’un voyage indélicat.

Au-delà des proches et des baies vitrées, derrière les derniers panneaux brandis, tu entrevois, les poings dans les poches, le gris d’une ville et d’un été naissant. Les voitures partent et reviennent. On s’embrasse ; les portières claquent. On freine. Trop tard, tu comptes tes derniers pence.

Deux heures t’assomment. Sans pouvoir t’étirer, pour un peu tu t’endormirais debout, brisé, couché sur les dalles cirées, mais la lumière des néons t’aveugle et fait panteler tes rares mouvements. Tu cilles à la cadence des souffles et des tintements, pour chaque cri de connivence, et ton regard s’abaisse. Au-dessus de ta tête, un écran bleu rappelle votre provenance : l’Ecosse d’Edimbourg.

La foule se resserre, presse le tapis figé. A côté de toi, de trois hommes qui soupirent, c’est à celui qui le mieux parviendra à exprimer son impatience. Le plus vieux, ventre contraint, joue avec la cigarette logée derrière son oreille, qu’un autre moque. Ils parlent de terres et de copeaux, s’en lassent, passent en revue les dernières nouvelles d’un monde qu’ils convoitent. La tête percée, tu leur prêtes une oreille distraite, la même qu’aux babils qui t’entourent et t’épuisent. La triste triade, renseignée, hasarde une hypothèse. Elle connaît la ville et le parc ; ils croient voir les lieux. Tu les regardes. Ils poursuivent d’une blague qui hausse les épaules ; ils grincent, ne savent pas grand-chose et tournent déjà la tête.

Un enfant – un des leurs – pleure sa satiété. Détournée, sa mère hoche la tête en citant des échéances couvertes. L’histoire court, servile, en termes choisis. Deux adolescentes s’en exclament, saisies par la coïncidence. A côté, des mines s’écarquillent en réprimant un rictus reproché. Un homme en parle à sa maîtresse qui, tout ouïe et contrition, nourrit le silence. Il souffle ; sa langue claque ; elle lâche un mot d’impuissance, enfin, qu’interrompt l’interminable prélude aux bagages – une poussée rauque.

Le tapis s’ébranle et tu ne bouges pas. Les jolies valises, stylisées, ne défilent encore que sur l’écran. Des angles s’interpellent. On montre. On rapporte ; on entend, l’oreille encore bouchée, on regarde les lèvres et les dents, et on se sent concerné. Suffisante, l’omniscience contamine.

Tu n’arrives d’abord pas à y penser, ne t’y essaies même pas. Sur les sièges, les enfants n’en peuvent plus, renâclent, s’essuient et se plaignent auprès de parents qui se lèvent en se tordant les doigts, de quelques mots de patience bientôt exaucés : les premières valises tombent lourdement, masses molles – une malle, des sacs à dos, des sacs de tente, une longue housse et des poussettes. C’est un défilé d’inerties, où dominent le noir et le bleu. Tous y sont rivés, hypnotiques, le sourire en suspens. Les gens s’avancent. Pour mieux voir, tu fais deux pas de côté, derrière les bustes inclinés et les bras qui se tendent. En appui sur une grosse valise à roulettes, ton sac passe devant toi, trop loin. Tu le suis en courbe lente.

Jouant des coudes, l’homme de tout à l’heure se baisse à la rencontre de son bagage. Tandis que ses voisins viennent et vont, il demeure penché, le bras droit, absurde, jusqu’à ce qu’une valise jaune se présente précaire. Il l’accompagne de la main avant de la soulever, péniblement, et de la déposer sur le chariot que lui tend sa compagne. Ils se retirent.

La poudre, elle, se traîne et louvoie dans une tiédeur de sable. Tu t’arrêtes au milieu des voyageurs, près des épaules qui s’ajourent. S’effacent encore celles du bravache, prélevant un beauty case qu’il garde en main, toujours à l’affût. Il lui reste quelque chose qui, à en croire son regard déçu, s’éloigne déjà, qu’il ne quitte pas tandis qu’il aborde un rassurant virage.

A sa suite, ton sac tourne encore, bientôt seul. Tu t’approches du carrousel et, au coin, là où les lames de caoutchouc dessinent un éventail, tu le laisses venir à toi. Lorsque tu l’emportes, à bout de bras, la foule s’est clairsemée, abandonnant les derniers bagages. Ils sont contents ; ils sont plus lourds.

Au sous-sol, on parle espagnol, russe et japonais. Quelques mots de ta langue s’outrent que tu ne veux pas entendre, évoquent l’exil des cousins, les neiges d’Hawaï et des parcs d’attractions. Inquiets des orages, ils lèvent les yeux vers les poutres et l’acier. Tous, ils partent et s’approchent, tandis que tu fais les cent pas, touchent les Carpates et la Mélanésie, les galets, les dunes et les tessons, s’adoucissent pour se taire et reviennent à l’Ecosse.

Deux cadavres gisent dans les jardins d’Edimbourg. L’histoire s’esquisse. On ne sait pas encore qu’il s’agit de deux jeunes filles d’une jolie fraîcheur, qui ne font peut-être qu’une, moins encore que l’une d’elles, Fay, a la beauté des personnages de roman.

Le train sera à l’heure. Sur la ligne jaune, tu regardes un papillon perdu sur les rails.

2

Le vide l’attire. Depuis toujours, depuis ses nuits d’enfant, il sait qu’il tombera ; d’une tour en bois, de falaises ou d’un chêne, il sent son corps basculer, le choc et les chutes lourdes. Tout devait se terminer ici, ou là-bas ; en contrebas.

D’ombres médiévales, le quartier s’affaisse sous les nuées. La ville se voile, murs de molasse, dès les travées du pont dont il ne voit plus que les promesses et l’amont. Dans le vague, il pourrait s’abstraire, mais, de part et d’autre, les derniers pas se font entendre, les molles clameurs d’une indifférence pressée ; et sous ses paumes la pierre froide du parapet devient odieuse.

Seule sait lui plaire la fuite de l’eau, sinueuse entre les digues. Du loch Ard et de Stirling, elle coule incessante, étouffante, elle coule qui lui ouvre ses remous, qu’embrasse le ciel bas, et il n’y a plus qu’elle.

C’est elle et la mer, au loin, qu’il voit en enjambant la rambarde, la mer dont il longeait les lumières et les quais, Leith, où tout a commencé ; le bleu du pont tournant des crépuscules tièdes, puis le phare et le vrac des rêves qu’entassent les débardeurs. Un instant l’étale le retient, son liséré, le fil d’une hanche qui sombre, pourtant pâle au regard des vagues qui roulent sous ses pieds.

Qu’ils cèdent ou s’apaisent. Sous les yeux qui les fixent, qu’ils se crispent, hésitent, pour qu’ils le précipitent. Voraces vers le vide, ils s’ajustent sur le rebord, ripent et tremblent un peu, de prudence et d’automne. Qu’ils s’affermissent, qu’ils trouvent une aise. Qu’ils glissent encore, à la rencontre des flots qui jaillissent, en allés, mêlés, brassant vase et cailloux, l’écume jouée, débuchant les larves que happent les tanches et les truites.

Du haut du pont, il devine la danse qui s’éloigne et reprend, déroulant la même portée muette, les reflets sur quoi s’écrasent ses esquilles. Il se redresse imperceptiblement, comme on recule. Il est trop tard : les barbituriques se bousculent.

Inspirant, il relève la tête et l’appuie contre le pilier qui l’abrite des regards. Il souffle ; il saigne. Les passants, s’il en reste, ne le verront pas. Ses gestes se confondent, ses syllabes qui l’encouragent. Il n’a rien à craindre : il est seul, et d’une main se retient encore, d’une phalange, puis d’un doigt.

Il a pris peur. En suspens, il lit l’anaphore et la tache de son corps, englouti ni fauché. Son crâne heurte un rocher pour répandre un sang qui le noie, fumée d’estampe, sirop d’horreur qui prend sa bouche, qu’il mange et rend, ravale et crache, pleure et vomit, longues larmes qui meurent dans les frayères.

Tout fond. Les bras en croix lourde, il fait corps avec le pilier, pilier débile, corps défait. Dans un souffle blanc, il se cambre. Il lâche la rambarde.

Ses yeux se serrent comme des poings, d’ongles qui fendent le ciment. Ses muscles s’effilochent. Visage glacé, il sourit des dents, des lèvres qui le dérèglent. Il se mord, attend, s’inquiète d’une saveur qui n’est plus la sienne. Ses bras se contraignent le long de ses os froids, oscillant immobile. Le temps le console dont il ne veut plus. De poids, d’envie, il bascule.

Une seconde, il sent l’ivresse, véronal et vertige, son cœur se creuser. Il se retient de justesse, et sa cheville s’est brisée. Sa tête donne encore plus fort, en convulsions qui lâchent les étoiles du Firth of Forth.

Dans sa chute, il voit la joie violente de l’immersion, le formidable plouf, chapelets de bulles pour parenthèses, le roulement des pierres dans sa chair fluide ; et dans ses graisses, dans le déluge, la fuite des poissons nourris d’un corps qu’on ne cherchera pas longtemps.

3

En vain, tu as traversé six ou huit wagons, remonté des foules pour ne plus rien comprendre. Tu t’es finalement installé sur la première banquette propre, et tu as retrouvé ton reflet, l’image hirsute que déplore la fenêtre.

Tout autour, ils racontent les veilles veules et prévoient demain. Ils étirent et répètent leurs doléances, s’inventent des piles et des dates. Le bruit de leurs sourires te vrille. Tu te relèves. Les toilettes sont occupées.

C’est faux : c’est l’édition du jour qui t’a désigné cette place. Roidement adossé, tu te contentes d’en lisser les cahiers sur la tablette, encore, alors que l’encre bave. Tu peux souffler, mais tes jambes s’agacent de l’immobilité des trains. Dans celui d’à côté, un homme en gilet vif frotte des sols qui l’échinent.

Tu rentres triste, trop tard. Il faudra parler aussi, rire et montrer tes dents, t’intéresser, faire des phrases et feindre, et des raisonnements. Tu perdras ton temps à leur façon, moins qu’alors.

Un train s’ébranle enfin, le tien ou le suivant. Tu te rencognes. Aux vitres vides, presque opaques, succèdent bientôt les quais seuls, les fuites des marches et des passages, les taches noires sur les murs sales. Les voitures s’écartent et, l’allure venant, enfle un long nuage qui ne prend couleur qu’avec les campagnes, de part et d’autre, des champs et des fanes, les feuilles et les premières soies. Tu t’y perds.

Quelqu’un s’assied en face de toi sans que tu lui prêtes attention. Les yeux rivés sur les collines plates, sur le calme roulis du lac, les vignes sèches et les prés pâles, tu ne vois rien. Tu aimerais dormir, tout oublier, et te réveiller en Ecosse.

Tu longes cet ennui depuis des années, souvent blafard, et tu le parcours comme une interminable description. Pourtant, tu les sais jolies, ces rives et ces plaines. Tu vois les vaches et les vergers, les vignes, tu vois les voiliers comme tu vois les voitures et, du coin de l’œil, ton vis-à-vis qui semble t’observer, le menton dans la main. Tu restes dans le vague. Tu suis encore les coteaux, par pitié, lorsqu’il se penche vers toi. Il te faut un temps, encore, pour lever les yeux et reconnaître ton ami Arnaud qui s’exclame, admiratif de ta distraction. Il parle beaucoup. De retour de Madrid, son avion suivait le tien de peu.

Tu n’as pas prononcé un mot depuis des heures, mais sa voix éraillée, presque féminine, t’est douce. Dans la lancinance du train, elle ronronne vers la Puerta del Sol, Vélasquez et Goya, le beau bâtiment du Prado, la jeunesse d’un parc et son ruisseau, vers la vie douce. Arnaud n’est pas mécontent de reprendre son quotidien, fatigué des marches et des chaleurs qui les rabattaient, lui et son camarade d’armée, sous les parasols blancs. Il est sorti, il a bu et fumé, embrassé des filles, mais il n’a rien tant aimé, dit-il, que les galeries de la collection Thyssen, le diptyque de van Eyck, la violence du Christ de Bramantino, la nudité pointue d’Otto Müller et les masques d’Ensor, mais aussi Bacon, Giacometti, Hopper et Liechtenstein, Kandinsky, peut-être tous ses peintres préférés dont tu écris la moitié.

Arnaud parle, enthousiaste, et tu le regardes à peine. Lui-même, d’ailleurs, se laisse volontiers distraire par une de vos voisines. Son récit s’interrompt. Du coin de l’œil, tu vois l’article sur la tablette. Tu tournes brièvement la tête, tandis qu’Arnaud laisse une phrase en l’air, le temps d’un rire, et reprend lorsque tu lui rends ton regard, et ainsi de suite, de loin en loin, dans les saccades d’un chassé-croisé. Tu pourrais remonter l’allée, hâter le train que tu voudrais pourtant tortillard, qui se traîne, longue ligne, ver plein qui se hisse vers ta ville.

A chaque fois, tu saisis un mot d’Arnaud, une ligne de l’article. Les corps de Merrin D. et Fay M., seize et quinze ans, ont été retrouvés la veille, à l’aube, dans le nord d’Edimbourg, au moment où Arnaud et ses amis refermaient leur porte sur des poubelles pleines, des litres de bière et un carreau fendillé. Elles gisaient dans un parc, le crâne de l’une fracassé, l’autre portant des marques de coups et de strangulation. A Barajas, ils n’ont plus bu que du café, redécouvert la saveur des fruits. Elles n’ont rien pu faire. Tu lèves les yeux. La voix d’Arnaud a la sècheresse traînante des caractères d’imprimerie. Les filles sont mortes.

Appuyée contre la fenêtre, celle de tout à l’heure écaille son vernis à ongles, jetant un œil distrait à l’écran de son téléphone, ignorant Arnaud, entre deux terres, pendu aux évocations de sa lippe.

Sur le journal, ta main est devenue moite. Elle emporte un peu d’encre, une dizaine de mots sans sens, en calligramme. Les deux corps gisaient brisés dans les taillis du jardin botanique, les bras de Merrin sur le dos de Fay, le débardeur blanc taché d’une aile du sang cher.

Arnaud s’est tu. En relevant les yeux, aux siens en suspens, tu comprends que c’est à toi de parler, de dire Aberdeen, Inverness, les hautes terres et les îles, de raconter, pour couper court, l’Ecosse qu’on connaît, Glen Cova et Glen Coe, la chaîne des Cuillin, les ardoises et les pastels de Portree, les piqûres de midges et les phoques et les oiseaux de Skye et les falaises de Stonehaven, d’affiches et d’histoires, sans y penser, sans distinguer. A phrases lentes et sinueuses, tu rebrousses les rues et les sentiers, les murets de pierre sèche ; c’est ton séjour en Ecosse, la tête ailleurs.

Tu te retrouves aux toilettes, hagard et sans envie. Les cloisons battent d’une épaule l’autre, dolentes. Tu dodelines. En attendant, le roulement du train te purge, sans que le reflet n’y change rien. Tu l’as d’abord su dans l’alcool et l’insomnie, lorsque ta tête tombe, dans les drames et les couloirs cotonneux, puis la sciure et le carton-pâte. La bouche plate, tu regardes les plaies, les filles et les morts. Tu plaisantes. Tu ne penses à rien. Tu pleures en t’épiant, blasé, Des Esseintes avant l’âge, et tu t’en effraies. Tu te satisferais d’une retraite, d’une vie sans intrigue, sans croix ni pistolet. Tu resterais dans ton pavillon, dans l’oisiveté des livres, et il ne se passerait rien.

Evoquant les lacs et les châteaux, les bières, le clapshot et les mince pies, tu récites lentement le texte ébauché en chemin. Tes phrases flottent, pourtant, ne se terminent souvent pas. Tu prétextes la fatigue, indiques machinalement ta montre. Il est dix-sept heures dix ; seize heures dix à Edimbourg, mais tu dormirais heureux. Encore, tu t’interromps. Tu te contentes des pierres rouges des usines, du grossier pavage des ruelles, des lapins maladroits dans les parcs, des embruns qui te giflent aux coins des rues, la lente danse des lumières, ce qui te reste d’Edimbourg.

Arnaud, sans doute, n’écoute pas non plus. Sa bienveillance ne te pose pas de questions. Tu as aimé l’Ecosse, peu importe, et à l’approche de la ville tu laisses le silence se prolonger. Au fond, tu n’as pas vu grand-chose, vallées vertes et pierriers, les munros d’An Teallac ; tu n’as que contourné l’orgueil du Ben Navis, et tu rentres à regret. Tu n’as rien à raconter, et tu aimerais t’en aller.

C’est sur les traces de Robert Louis Stevenson – mais qui s’en soucie ? – que tu t’es rendu en Ecosse, pour y écrire un bête article qui devait te faire valoir. Tu te proposais d’y revenir – encore – sur l’enfance de Stevenson, pour t’arrêter sur ses premières nouvelles, à commencer par l’Aventure de Jan Van Steen, et ses textes perdus, tout en rappelant, en parallèle et tant bien que mal, l’année écossaise de Maurice Leblanc. Tu te pressais en vain, pour te convaincre qu’on l’attendait, pour oublier que tu n’en ferais rien.

Le soir, au pub, au fond d’une banquette, tu donnais forme molle aux notes – aux traits – de l’après-midi, puis ce n’étaient plus que ratures, pâtés, gribouillis puérils d’un carnet de voyage qui resterait vide. Alors, d’abord à défaut, tu te prenais d’affection pour les clients que tu voulais pittoresques, trinquant et jouant aux fléchettes sous les papiers gaufrés, ces tablées de taiseux, chenus, soiffards, pour les autres, juchés au bar comme des oignons, les fesses mangeant leur dos, vieillards de vingt ans pour qui l’époque se résume au journal, et tu goûtais scrupuleusement toutes les bières, tous les cidres, au rythme assourdi des carambolages des billards qui t’arrachaient aux gentilles débauches du Stevenson d’Edimbourg.

Ta ville est annoncée. Arnaud, lui, descendra à la gare suivante. Bien trop tôt, tu te lèves et tu bredouilles, en guise de conclusion, trois mots qui s’éternisent. Tu attends déjà devant la porte, reconnaissant les murs et les hangars, les lettres mafflues des graffiti. Le train n’en finit pas de freiner, laissant là-bas ton immeuble, et tu es content de pouvoir marcher.

Ton voyage s’est achevé à Edimbourg, où tu n’as passé que trois jours : l’un pour arriver, l’autre pour t’en aller, trop tôt. Regrettant le temps perdu à Glasgow, les errances dans la campagne grasse, et même Muir et Proteus, jusqu’au fantasme de l’île déserte de Taransay, tu t’es aussitôt senti chez toi parmi les vieilles fumées. Tu ne t’es plus vraiment couché, pour mieux t’asseoir, partout, comme on badaude : dans la pente des parcs, sur d’autres murs et sur une souche, dans l’heure égale des pubs, au creux d’une étroite librairie, enfin, repos d’une pluie lourde, où tu es tombé sur une édition jaune sobre des fables de Stevenson. Elle était brève ; tu es resté pour en lire la première : entre deux chapitres, Long John Silver et le capitaine Smollett, fumant une pipe, discutent en marionnettes, silhouettes d’une histoire de marins pour qui la vie s’arrête à quelques feuillets ; pour lire la suite, pour suivre le diable et l’horloger, en jetant un regard, parfois, au-delà de la vitrine, vers le souffle des gens et la lente concrétion.

A l’approche de chez toi, après vingt jours d’Ecosse, alors que dans ton crâne lancine le crincrin qu’on lacère sous les voies, tu ne peux te défendre d’une envie de laisser là, ou de regarder plus bas.

4

« Βρεκεκεκε ξ κοàξ κοàξ », chante en un long écho le chœur des grenouilles. Les flots vides y répondent, doucement, traversent Fay qui n’est plus qu’une vague silhouette, qui n’existe plus, tache noire dans les ténèbres. « Βρεκεκεκε ξ κοàξ κοàξ. »

Sans vertu ni crime, sans la moindre obole, elle demeure sur les rives du Styx abhorré. Au-delà des brumes sombres s’étend la plaine sinistre des Asphodèles, où soufflent les ombres, où l’errance s’éternise. Pour un siècle, Fay ne fera face, figés, qu’aux bouquets de roseaux, à la massette, au souchet. Elle n’a plus froid, plus peur.

Le vieux nocher s’éloigne, arc-bouté sur sa rame, brassant lentement les eaux qui rongent. Au loin crèvent trois aboiements.

5

Héraclite s’agace : on suit toujours le cours des mêmes rues, le même gris des carrés d’herbe. Ce sont les laideurs molles et le prétexte des arbres, l’épi de tôle d’un quartier qui t’absorbe au milieu des rôles : le prêtre et les garces, l’épicier thaï en faction, les démarcheurs et le malade, sans âge, qui boitille aux rencontres, deux petites mères prostrées au milieu d’une marmaille encombrée, tout ce qui marche sans jamais s’en aller, de l’arrêt de bus à l’église, du square au kiosque dans lequel, en arrivant, tu as acheté les derniers quotidiens.

Non, tu n’aimes pas les retours, ni piétiner tes pas, dépasser les pisses et les cartons, les chiens dont la panse se salit des graviers. Chez toi, la vaisselle n’aura pas bougé, du chevet, des lattes à l’évier ; partout, des livres et des papiers, des reliures gâtées, des urgences et des mots griffonnés.

Au pied de ton immeuble, tu t’assieds sur le muret droit qui délimite l’aire de jeu. En lui tournant le dos, tu rends son salut à une petite fille qui se balance en douceur en croquant une pomme. A intervalles réguliers, elle interpelle sa mère occupée à étendre leur linge sur le balcon. Qui s’approche à demi-morte, voici encore une voisine creusée par l’alcool et les francs, la hanche faible et les cheveux en un carré sage. Son grand fils l’accompagne, prévenant, qui lui porte ses litres de lait. Sans eux, la rue est presque déserte, sans un vieillard qui, victuailles à ses pieds, tire péniblement la porte d’entrée qu’il tient ouverte le temps qu’un chat s’y glisse comme honteux.

A droite, à gauche, ce n’est rien que de familier ; partout alentour, des immeubles de quatre ou cinq étages, aux crépis pâles, avec pour seules couleurs des pots de basilic et de pétunias ; là-haut tes fenêtres voilées, tes rideaux trop courts, le balcon sur lequel tu ne fais qu’entasser des cartons de pizza. Tu ne veux pas monter. La fillette est rentrée. Tu ne veux plus de tes meubles blancs et du creux de ton lit, du crassier chronique de ton carrelage, de tes poèmes rompus, de ces taches grisâtres qui naissent de rien comme des pétales d’ancolie. Alors tu ouvres le premier journal et tu en lis tous les titres. Les dépêches ne t’apprennent rien : les jardins royaux d’Edimbourg, des meurtres, deux jeunes filles. Lis néanmoins.

Au pied de l’immeuble, tu feras un détour pour déposer tes journaux dans le conteneur à papier. Ton courrier sous le bras – une revue, quelques petites enveloppes, une plus grande, en papier kraft –, tu graviras les quatre étages. Tes jambes te feront mal ; tu ne prends plus l’ascenseur depuis longtemps.

L’heure est morte et la bière trop claire ; tu n’as jamais eu d’horloge. Tu craignais tant d’étouffer qu’il fait presque froid. Partout, les fenêtres sont restées ouvertes, les stores baissés.

Que l’air circule. Tu vides ton sac de quelques vêtements froissés. De ta chambre, tu vois l’immeuble d’en face et ses bureaux déserts. Tu prends une gorgée. Les employés devisent sur le toit, entre cigarettes et cafés. Ils rient fort.

Qu’importe. Tu fermes la fenêtre, tu rabaisses les stores et tu te couches tant que tu as sommeil. Tu ne veux pas les voir, et tu ne veux plus de cette journée qui tarde à décliner, des inerties, ni t’éveiller dix fois au cours de la nuit.

Qu’on t’oublie. Quatre heures de silence et de fraîcheur, de cris morts, c’est tout ce que tu demandes ; douze te conviendraient. Pour récupérer ta bière sur le rebord de la fenêtre, tu te relèves. En chemin, tu tires encore de ton sac les quelques livres achetés en hâte – Scott, Burns, Stevenson, les trois auteurs de Lawn-market – que tu entasses sur un rayon. Et deux minutes plus tard, tu te sens t’endormir dans une gorgée.

6

Ou l’ivresse n’y changerait rien, elle le sait, elle le regrette. D’une des bouteilles dressées dans le buffet elle gratte l’étiquette en losange, en détache de minuscules lambeaux blancs qu’elle laisse choir sur le tapis. Elle n’aime les liqueurs ni l’amertume, ne les a jamais aimées, et son crâne qu’elle empoigne se fêle sans cesse. Elle voudrait avoir l’alcool sublime, du moins boire comme un personnage de Tennessee Williams, dans l’espoir du petit clic, pour que plus rien ne l’atteigne. Mais les gorgées coulent en saccades, en nausée. Le papier l’agace ; elle l’arrache rétif à petits coups secs, ampute le mot small, le mot batch, les roule en boudins sur le verre noir, mais ses ongles restent sales d’une terre vaine qui lui fait horreur. Et avaler le bouchon ?

Le sang n’a rien changé. A peine a-t-il perlé, mesquin, qu’il tarissait. Jaillirait-il, coulerait-il en torrents, remplirait-il à gros bouillons vasques et bassines qu’elle demeurerait la même, digne, inutile, Bathory sénescente. Elle accepte de mourir.

Sous la douche, Fay compose ses meilleures phrases dont il ne reste rien. Elle se hâte, pourtant, se frotte, se sèche comme l’eau coule encore.

Bientôt il rentrera, les épaules lourdes d’une journée d’appels d’offres. Il déposera sa mallette dans un soupir satisfait, ses clés, pièces et jetons dans le vide-poche de cuir violet. Aux quatre coins de la pièce, ses pas d’arpenteur feront claquer le carrelage. Il jettera un œil dans le réfrigérateur et sous le couvercle des marmites assoupies, puis, raide, lâchera sur sa joue un baiser qui la dégoûte, sec et sourd – une bise –, et deux glaçons dans un verre rempli à demi, cérémonieusement, d’un vieux Lagavulin.

C’est un homme qui fait tout en même temps, souvent à double, jamais repu. Sans un regard, elle devine ses gestes, sa ronde de propriétaire, de patriarche sans enfant. Il la répugne ; il lui sourit.

Il porte beau, pourtant. Loin de l’appesantir, l’âge le flatte, ajoutant aux traits qui s’aiguisent une aisance nourrie d’un soleil qu’il exhibe. Depuis peu, il s’est encore rengorgé, comme allongé, gagnant en torse ce qu’il perd en bedaine. Il se veut charmeur et disponible, l’est, à n’en pas douter, mais jaloux d’un quant-àsoi que rien n’émousse. Confiant, il tire ses quatre épingles, se targue de soins et d’élégance comme de la beauté d’un couple dont il voit déjà, retiré des affres des affaires, les blanches années brodées d’or – chryséléphantines, aime-t-il à répéter.

Et elle-même, à son dam, s’en enorgueillit parfois, des prestances et des creux de leur silhouette, des ombres lisses qu’ils laissent, des dents comme des perles que les regards lèchent ; mais elle sait l’araigne, leurs mains sales, ses vernis pailletés dans son regard hautain, fier et souillé de leurs relents, de l’odieuse odeur, spongieuse, métallique et minérale, et ses doigts, à lui, d’une blessure crispée, qui frétillent et s’immiscent, viennent presser ses épaules ; les mains soignées, les ongles curés qu’il porte à ses joues glabres, dont il aime la tendresse et qu’anime la saignée.

Quousque tandem ? Quamdiu etiam ? Les mots s’inclinent et ploient, vieux souvenirs, perdent patience et la retrouvent. Elle se souvient aussi d’une jouissance, suave et morbide, d’une danse macabre et fatiguée. Les yeux clos, torpide, elle ressent les pics et les flux, les fluides galvanisés. Ensemble, ils ont exulté, extatiques, avant l’accalmie, qu’ils s’apaisent, enfin, jusqu’à la prochaine fois.

Elle n’en peut plus. Jadis prélude amoureux, les grelots des glaçons la font frémir. L’oreille pleine, elle en tremble, taraudée, battue par son pouls, la tempe massée par ses pulpes.

Les cheveux mouillés, Fay taille son petit crayon. Elle est nue sur sa chaise ; elle attend d’avoir froid.

Le whisky clapote. La tourbe le salit, roule dans une bouche déjà pâteuse des volutes qui coulent, gouttent dans l’estomac gavé. S’il boit, lui, c’est pour fermer la porte. Tout ce qui suit – le potage et le ragoût, le journal, les écrans, les mots crachés dans la mousse du dentifrice – n’existe pas vraiment, et lorsqu’il boit, dès les premières gorgées, une lueur sale roule dans ses yeux ; point de remord ici, mais le miroir d’un homme malade. Pour lui, c’est une soirée comme une autre, comme les centaines qu’il s’apprête à vivre en suffisance.

Niant sans un mot, il lui demande ce qu’elle a fait de son après-midi, lu, bu, mangé, rangé, s’il y avait du monde à la piscine. Son ventre gronde qui se tord. Elle ferme les yeux jusqu’à ce que ses mains se retirent, indolentes, pour défaire son col et sa cravate. Il n’écoute pas ce qu’elle renonce à dire ; il monte à l’étage.

Bonne épouse, elle ne s’éloigne pas de la crémaillère, la main sur les mots fléchés de la semaine. Sous le plancher qui craque et gémit, elle respire au rythme du crayon fendu qui noircit les cases vides. Elle ne sort plus, ne dort plus, sinon dans le bus, dans une salle d’attente. Elle sursaute. Les cases débordent et finissent par crever.

Souvent, les gens lui demandent si ça va. Elle aimerait pleurer, tenter d’imaginer une réponse, mais il est vingt heures, mais l’eau s’apprête à bouillir. Elle n’entendra pas le jeu du couvercle ni ne verra les bulles blanches et brûlées, parce que les deux jeunes filles sont mortes.

7

Sans y croire, tu restes couché. La chaleur écrase, le chevet grince, il est trop tard : tu ne dormiras pas.

Redresse-toi. De la fenêtre tu ne vois pas même le cadre, pas le moindre fil de lumière. C’est l’heure noire, la tienne, et tu n’en feras rien. D’une pièce à l’autre, entre les murs courts, l’air pousse ses bouffées grasses. Il traîne, t’étrangle et fraîchit à peine, enfin, sur le seuil qui s’ouvre.

Sous les néons, dans le silence de la cage d’escalier, tes pas frottent les marches. Tu descends lentement, sans voir personne, sans rien entendre que le bourdonnement des téléviseurs. Tu passes devant une dizaine de portes, des chaussures et des jouets, quelques judas éclairés qui seuls subsistent lorsque, à mi-chemin, l’obscurité se fait. Tu connais les volées et les couloirs : tu n’as pas à réveiller la minuterie.

La cour est encore moite, la lune à son dernier quartier. Le chat de la veille se retourne, soucieux. Sur ses pas qui détalent, tu suis la courbe d’un nouvel escalier, jusqu’à l’alignement de bouteilles vides et de boîtes de conserve, à la lisière du petit bois, jusqu’au conteneur qui déborde où tu récupères tes journaux.

L’immeuble est calme, presque silencieux. Pour voir des gens qui partent, comme pour avoir moins peur, tu attendras que passe au loin le dernier métro.

En arrière-plan stagnent les arbres et les roches volcaniques, allées et bancs déserts, vues aériennes d’un temps suspendu où seules coulent les cascades. Sur les collines alentour, sur les pelouses grasses et les parterres de fleurs, les policiers s’étendent en battue morte.

Une chaîne d’information diffuse le portrait des deux victimes. Fi des presses qui grisaillent, foin des entre-deux : les couleurs leur sont rendues, mais ton doigt presse et papillonne : Marc Malloy écrit son premier chapitre ; les piscicultures peinent depuis dix ans ; un artisan fribourgeois frotte l’embout d’une canne à vent. Tu recules. Les damiers se penchent pour écarter une feuille, poursuivent et poussent une pierre. Plus loin, un jardinier scrute la branche nue qu’un collègue lui désigne, puis, devant la grande serre, près des palmiers, les visages reparaissent.

Merrin, sans doute, pouvait se contenter de ses seize ans. L’épaule et les joues pleines, elle a grandi tôt, empruntant des airs résignés de grande sœur ou de petite dame, le col blanc d’un chemisier de soie. Gonflée d’importance, elle n’a pas eu le temps de s’impatienter. Sous une frange dégradée, elle raille l’objectif d’un sourire proche de la grimace, qui tend ses traits et fait pétiller ses jolis yeux noirs. Elle en oublie sa pulpe, les regards de mélasse des garçons qui s’attardent, mais elle haïrait ses parents d’avoir publié cette image.

Des billes se blousent ; d’autres sont creusées dans la chair d’un melon miel. Leo Kress répond au téléphone sous le regard de Richter, et des gants blancs soulèvent la page d’un grimoire. Les chaînes défilent et Fay se plaît en esquisse, en impression qu’estompe encore la fuite ; elle aime à baller, oscille et bascule. Elle veut y aller. C’est déjà son automne, celui des chutes et des mouvements, l’âge des volte-face qu’on interrompt. Elle demeure de trois quarts, comme si jamais elle n’avait posé, qu’elle ne pût être gardée en respect. Qu’importe ? Trois traits suffisent : Fay est d’une beauté blanche, profonde, d’injustices et de paradoxes, qui confine aux joliesses qui font mal et qu’on n’ose ; elle reste d’une superbe, presque fanée, qui manque sans qu’on l’ait vu.

Les Hautes-Pyrénées débordent et Rio gronde. Des carrés de chocolat mollissent, déjà parsemés ; quelqu’un gagne, le Cambodge s’apprête, quelqu’un pleure, un œuf se fêle. Trois femmes se caressent, un cocotier peut porter cinq cents noix, des parasites égosillent les figurants de la baie, un homme s’effondre dans une carrière chinoise et Spencer Tracy s’inquiète pour sa fille.

Les yeux vert et marron, distants l’un de l’autre et du monde, haussée d’un strabisme à peine perceptible, Fay a le regard de Mouchette, craintif et insolent, des yeux de chat sauvage en lesquels on lit ruse et méfiance, achèvement d’un visage rare, absent, qui ne pouvait être d’un autre siècle. Cachée, une main ramène ses cheveux en arrière, en vague ignorant le soleil, tantôt rousse, tantôt auburn. Seule, elle arbore les désinvoltures éphémères, de celles qui naissent et s’en vont dans un sourire. Elle a quinze ans.

Le Château veille. Figées en deux images, glacées sur le papier, les deux filles se regardent sans se voir ; derrière elles, le vol des hélicoptères, les journalistes et les courbes contrariées des cordons de police. L’image s’arrête sur les grilles du parc près desquelles fleurissent déjà les hommages, amoncellement de couleurs dont émergent de grandes enveloppes ; sur d’autres jeunes filles qui pleurent et s’embrassent, le bandeau blême appelant à témoins.

Sans comprendre, tu fixes l’écran. Tes yeux fatiguent et, tandis qu’il pleut sur Edimbourg, que les passants font mine de se recueillir, tu prononces les deux prénoms, à peine audibles, presque honteux : Merrin et Fay. Tu les répètes, plaisants, puis sans la conjonction : Merrin, Fay ; Fay, Merrin.

Le reportage prend fin sans donner de réponse. L’enquête suit son cours. Tu n’as vu qu’un visage. Rien n’en reste. La page culturelle s’ouvre sur une exposition. Soit.

Comme les toiles défilent en silence, alors que les commissaires s’enthousiasment, tu appelles une amie. Il est tard, l’heure indue, mais elle ne dort, seule, qu’au petit matin. Vous n’échangerez que quelques mots, mais vous vous verrez en fin de semaine : elle reçoit. Vous parlerez encore, pour fausser le silence, jusqu’à ce que sa bouilloire siffle.

Devant le musée, l’attente se prolonge. L’écran se noircit sur un portrait à l’envers, orange, qui laisse paraître, en arrière-plan, un bœuf écorché, les courbes et les carcasses. Sans y penser, tu inclines la tête pour mieux voir.

8

Le corps n’est plus de leur monde. Les proches, les parents de Dundee – ceux qui se sont offert le voyage – entrent timidement dans le petit hall. Les joues rouges, ils se cantonnent, piétinent et se contraignent ; les pochettes sont serrées, les vestons déboutonnés, reboutonnés. Ils n’essaiment, au gré des moulures, que pour faire place.

A trente ou quarante miles de chez eux, ils se retrouvent et s’alignent en cartes à jouer. Les plus âgés s’installent contre les lambris ; d’autres leur font face, voûtés, et la conversation. Les accolades s’attardent, les bises restent silencieuses. Ils se regardent en sourires courts, sans mot dire, d’abord, puis sans terminer leurs phrases. Les mains s’élèvent pour corriger le tombé des nappes et pour faire signe, mais à hauteur de hanches, aux nouveaux arrivants.

C’est une foule, bientôt, qui noircit les lieux qu’ombrent encore les gouttes des lampes molles. Les visages s’y confondent, de cire et de petits fards. Sophie retrouverait là sa mère et sa sœur, en froid, des cousines, des voisines, son employeur, une tante qui l’avait emmenée, lorsqu’elle avait l’âge de Wendy, à Kirriemuir, devant la statue de Peter Pan ; elle éviterait l’oncle obèse tenant son rôle, l’œil qui frise ; elle embrasserait sa nièce, gênée, qui n’appelle jamais, qui tire sèchement sur ses manches tout en cherchant un visage connu, et elles ne verraient ensemble que des tronches et des trognes, d’épais troncs nourris de viande et de vin, des crânes, des cravates abrégées sous les cols jaunis, et des femmes, derrière, grandes, grasses, parfois malades et menues, toujours coites, tenues, les lèvres mordues ; et puis ces autres, targuées de libertés, chiennes cagneuses qui fatiguent ; et sa nièce se serait retirée. Sophie verrait surtout des inconnus, de ces visages croisés qui ne vieillissent plus, dont on sait l’odeur et les rides empoudrées, auxquels on se sait lié mais dont on doute qu’ils portent un nom. Elle errerait, le regard au-dessus des têtes, sans que personne n’ose lui toucher le bras.

Dans cette colonnade, dans l’acanthe émoussée, elle reconnaîtrait, pour l’avoir vue l’an dernier à l’enterrement d’un aïeul, la robe des fillettes qui gigotent de part et d’autre d’un bellâtre en lavallière, leur beau-père, comme elle remarquerait la gêne et l’ennui, les lentes rumeurs, les yeux plissés qui bâillent, les poches qui vibrent et les rognures, les fesses qui s’effleurent, les mains calleuses et les joues fraîches, comme elle suivrait les serveurs en livrée blanche des romans qui morts, mesquins, comptent encore leurs heures.

Le nez coulant, la bouche entrouverte, Sophie goûterait les relents surs, les menthes dures des gommes qu’on s’interdit de mâcher, et le sel de ses morves et les eaux de Cologne qu’elle aimerait boire à s’en tuer. Elle pourrait voir le père de Fay, l’écrivain fugitif et manqué, chercheur inutile, la superbe effondrée, cynisme et sarcasme en berne. Il ne dit rien. A Sophie, il ne reprochera rien ; il ne la prendra pas dans ses bras. Aux gens qui lui serrent la main, il ferme les yeux et se détourne, et la foule, bientôt, l’oublie en comblant.

De loin en loin, par deux ou trois, surviennent de jeunes inconnus, sinon de vue, de ceux, grandis, éphèbes dégrossis, que l’on évite au coin des rues. A peine ont-ils foulé le parquet, marqué un temps devant le portrait de Fay, qu’ils ressortent les mains croisées pour fumer sous l’auvent. Ils ne peuvent reconnaître Sophie. Parmi eux, sans doute, se trouvent Callum et David, les rares prénoms soutirés à sa fille, des garçons qu’elle voulait minces et polis, s’inclinant pour lui serrer la main.

Les Dundonians haussent les épaules. Ils devisent doucement, contiennent leurs élans. Souvent les bouches béent et se ravisent, réprimant les avis comme des rots, la tête basse. On aimerait commenter les fruits et les poissons, le vin d’Espagne et les feuilletés, rire d’une pochette ou de talons malheureux. On aimerait être ailleurs, enterrer quelqu’un d’autre, pouvoir éprouver l’étrange euphorie des funérailles.

De gêne, d’ennui, les mains s’empochent, étouffant les gestes et les pièces sur lesquelles les ongles s’usent. Le ton s’apaise un temps, couard et content, prend son importance lorsque les voix, émules sèches, s’élèvent en murmures que d’autres piétinent, les vernis qui claquent parmi les miettes. Des pans de chemise lorgnent. Une ceinture se détend. Le curé salue le moelleux d’une mignardise, se reprend, heureux qu’un téléphone sonne, aussitôt tu.

Devant la baie vitrée, sur une banquette de skaï, une cousine de son âge pleure Fay, hoquette, prise de sanglots, dans l’étreinte maniérée d’un coussin gris ; elle n’a rencontré la défunte que deux fois, mais le couple de voisins qui l’observe en coin, à l’écart, recule encore, mal à l’aise, lui prostré, elle odieuse, une main caressant son ventre engrossé. Ils jettent des regards sur le seuil, vers les épais rideaux vert olive qui cachent une chaise.

Et toujours, dans le brouhaha qui enfle, l’accent grince, roule ses reproches et ses certitudes, une sympathie dont Sophie ne veut pas, l’accent de jute et des murs qui s’effritent, la syllabe courte et la langue râpeuse, engourdie, qui creuse encore des intonations grossières, l’accent dont elle s’est tant efforcée de se défaire, qui dit la peine et la gêne, la pitié, les dieux des âges et le coût des cercueils. Il sait taire surtout, ou draper dans son dialecte, ce que tout le monde croit savoir : Sophie est – était – une mauvaise mère.

Pour une heure encore, les souvenirs s’échangent et s’épuisent, de parc aquatique et de maternité, de Pâques et d’Irlande. On se mouche, on s’éclaircit la voix. L’heure tinte qui embarrasse. On pleure la bouche pleine. On se serre l’épaule ou la nuque, on sourit tendrement, au ciel, et c’est le corps de son enfant qu’on imagine dans la bière.

Sur la cuvette, Sophie les entend, tous, qui reniflent et cancanent, qui rongent, toussent et déglutissent, les verres qu’on pose sur la crédence, les noyaux qui glissent au sol, elle sent leur poids contre la porte. Le long de ses avant-bras coulent de longues larmes. Les paupières pressées, elle s’apprête à les rejoindre ; elle les rejoindra les yeux rouges, les traits tirés, la langue trempant dans l’alcool, parce que c’est ce qu’ils veulent voir. Lorsqu’elle entrera dans la salle, ils mangeront, les gens de Dundee, la pâte à la main, ils avaleront sans mâcher. Sophie a soif.

9

Devant la fontaine à eau, personne n’en parle. Une épaisse quadragénaire s’attarde sur son séjour dans l’arrière-pays, sur le charme d’un gîte et les prévenances d’un hôte que tu plains. C’est le fils d’une autre, ensuite, incompris des écoles, qui s’offre en vaine pâture aux cures des collègues, basset flatté. Toutes s’indignent et s’exclament, envieuses et déçues, étirent à l’envi des arguments qui se meurent en pépiant.

Sans surprise, personne ne s’intéresse à un fait divers noué à plus de mille kilomètres. On n’en parlera pas non plus autour de la machine à café qui n’en finit pas de renâcler.

Sitôt arrivé, tu as cherché le bouton de ton ordinateur. Tandis qu’il rassemblait ses esprits, tu t’es dégourdi les jambes, de corbeille en îlot, jetant un œil sur les bureaux ras. En t’étirant, tu n’as pas eu besoin de tourner la tête pour savoir les murs que n’ornent, outre la mosaïque passée des pense-bêtes, que les sables et les chevaux des calendriers.

Tes pas t’irritent, le même chuintement sur la moquette partout. Déjà las, tu vas t’asseoir vers l’écran bleu, à l’orée de la première plage de deux heures et de l’obscénité, ici, du mot pause.

Les dossiers n’ont pas bougé. Les chemises jaunes débordent de circulaires et de transcriptions. Tu retrouves des noms à peine oubliés, les masques et les quérulences, formules faites, le gargarisme des majuscules et des deuxièmes prénoms. Tu te lèves, ta chaise s’affaisse. Elle geint, tu fais tes gammes sur ton clavier, tapant des phrases pour l’absurde. Il te faut un temps, encore, pour que tes yeux fassent le point, pour comprendre où tu es, ce que tu dois faire. Les icônes s’alignent, identiques, qui s’ouvrent sur les mêmes arborescences. Tu ouvres un dossier et un fichier, tu n’en sais rien, et les mots se remettent à couler, creux, qui cognent et que tu connais par cœur.

C’est la saison morte, celle des bureaux vides et des fenêtres ouvertes, où le personnel de ménage prend ses aises ; un suspens dont personne n’abuse. De la rue même ne parviennent que des souffles ralentis, presque clairs.

Au fil des arrivées, les marrons roulent comme des reproches. La porte claque ; on la retient. Le couloir rampe et des têtes paraissent dans l’embrasure. Tu plaisantes en un mot, pour le point. Tu passeras plus tard, au mitan du matin, quand tu n’en pourras plus, transi d’inertie, crevé de bruits.