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Avec le soutien conjoint du Service des affaires culturelles de l’Etat de Vaud et du Service des bibliothèques et archives de la Ville de Lausanne

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© Éditions de l’Aire, Vevey

Couverture : Atelier de l'Aire
Photocomposition : Alain Girardet, Penthalaz

e-ISBN : 9782512007234

© 2017, version numérique Primento et Éditions de l’Aire

Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs

A Monique et André

1

Quelqu’un lui a demandé une cigarette. Une intonation masculine. On lui a adressé la parole, une voix calme qui a tranché le silence.

Ça venait de sa droite, un peu devant, à quelques mètres. Elle n’y voit pas grand-chose, elle distingue le gris du chemin, et tout autour des masses végétales plus ou moins sombres, des nuances granuleuses qui alternent avec des zones de ciel blanchâtre ; il y a bien quelques lampadaires çà et là, mais leur lueur jaune n’éclaire guère à plus d’un ou deux mètres. Pour toute personne raisonnable, c’est une situation à emmerdes, le genre de scénario dont on se passerait bien quand il est le milieu de la nuit, qu’on rentre seule à sa voiture et qu’on est une jeune femme de vingt-quatre ans.

Elle ne répond rien évidemment, presse le pas, cherche à se convaincre qu’elle a rêvé. Elle a passé une bonne partie de la soirée à se promettre que c’était le dernier verre, alors évidemment l’alcool lui joue des tours, elle se fait des films, c’est la nuit et la nuit ça fait peur, on a vite fait de prendre le souffle du vent pour une voix, la chute d’une branche pour le signe d’une présence.

Ses yeux balaient le sol, elle aimerait tourner la tête de côté, s’assurer qu’il n’y a rien ni personne derrière l’angle de cette baraque dressée quelques mètres devant elle, mais elle n’ose pas ; de toute façon, que verrait-elle ? Elle se demande qui a eu l’idée de mettre ce genre de construction ici, comme s’il pouvait y avoir une raison sensée d’installer des pissoirs à cet endroit. Du coin de l’œil, elle distingue le mur tagué, la petite fenêtre d’aération, deux découpes sombres dans la paroi, WC hommes, WC femmes. En ce moment, elle se sentirait mieux si cette bicoque n’existait pas, si elle était seulement entourée du manteau épais des arbres. Elle continue de marcher.

– Eh ! Je vous parle ! Vous n’avez pas une cigarette, Mademoiselle ?

Il a haussé le ton : c’est une voix plutôt grave, une voix d’homme adulte, difficile d’en dire plus. Aucun accent particulier. Une voix menaçante, forcément, au vu des circonstances. Depuis qu’elle a cru l’entendre la première fois, elle doit avoir parcouru trois ou quatre mètres ; cette fois, aucun doute n’est possible, il y a quelqu’un. Instinctivement, sa main se crispe dans sa poche, elle serre son trousseau de clés. Le parking n’est plus très loin : elle avance, que pourrait-elle faire d’autre ? Ses talons claquent sur le sol.

Ce qu’elle redoute, c’est qu’avant d’arriver à sa voiture, le chemin rétrécit, il traverse une petite zone plus dense, un sous-bois d’arbustes et de buissons qui finissent par former comme deux murs latéraux, difficilement franchissables de jour ; quant à vouloir s’y cacher de nuit... Elle sent le rythme cardiaque au niveau de son cou : quand elle est stressée, elle peut voir cette artère gonflée, toujours au même endroit.

Évidemment, elle sait que cet homme n’est pas là par hasard : à deux heures trente du matin, dans ce genre d’endroit, on lui donnerait difficilement tort. Elle évalue les possibilités qui s’offrent à elle : elle peut continuer de marcher, chercher à atteindre le parking en profitant de l’obscurité, si ça se trouve le type n’a pas de lampe de poche, il n’y verra rien non plus, et puis là-bas il devrait encore y avoir du monde, au moins quelques personnes, le centre-ville n’est pas si loin et c’est vendredi soir, elle trouvera bien un ou deux gaillards pour l’aider. Ou peut-être faut-il courir vers le lac, c’est le dernier moment, et chercher du secours auprès de ses amis : à tous les coups, ils seront encore sur place. Quand elle a annoncé qu’elle rentrait, ils ont voulu la retenir, boire encore quelques bières, histoire de ne pas rester sur l’incident qui s’était déroulé quelques minutes auparavant. Oui c’est cela, il faudrait qu’elle tourne les talons et se mette à courir, ils ne sont pas loin, quelques centaines de mètres, elle peut bien courir trois minutes le plus vite qu’elle peut ; sur une distance aussi courte, elle a une chance de le semer. Dans sa tête, elle refait le chemin qu’elle vient de parcourir : repasser devant les pissoirs, retraverser la pelouse puis longer le lac jusqu’aux grosses pierres ; ils seront encore là, il y aura bien quelqu’un pour faire passer à ce connard l’idée d’effrayer les jeunes femmes.

La vodka caramel qui l’a rendue si légère en milieu de soirée, quand tout le monde s’amusait à faire des ricochets, s’est évaporée. Son corps désormais se prépare à l’urgence, elle calcule des distances, évalue les risques, cherche à réduire l’incertitude, à gagner du temps. Elle marche d’un pas saccadé, son petit sac à main aux motifs arabisants se balance et vient rebondir contre sa hanche.

A quelques mètres devant elle se trouve un dernier lampadaire, globe de plexiglas opaque bouffé par les insectes et qui ne fait que produire un halo inutile ; audelà, c’est la nuit. La seule chose à faire, c’est de tracer rapidement et ne surtout pas montrer qu’elle a peur ; c’est comme avec les clébards, ne jamais rien laisser paraître. Si ça se trouve, c’est juste un pauvre type de plus, un de ces abrutis qui demandent des clopes aux filles qui passent, comme ça, on ne sait jamais bien pourquoi, faute sans doute de savoir s’y prendre autrement. Des handicapés du contact, plus pathétiques que vraiment dangereux. Alors elle avance encore un peu plus vite, tête droite et buste volontaire. Elle n’entend rien que ses talons qui résonnent, c’est terrible ce bruit, aucun moyen de s’échapper en faisant un boucan pareil, c’est comme si elle frappait le sol avec un marteau à chaque foulée.

Apparemment, le type ne la suit pas. Elle peine à croire qu’il va rester là, derrière son mur, à attendre que quelqu’un d’autre veuille bien avoir la politesse de s’arrêter et lui tendre une sèche, qu’une autre jeune femme, plus conciliante, veuille bien refaire le monde avec lui. Elle voudrait tourner la tête, s’arrêter et écouter, elle a besoin d’informations, l’idée qu’on puisse l’observer alors qu’elle est comme aveugle la fait frissonner. Déjà, elle commence à chercher son souffle. C’est avant d’entrer dans le bois, juste quand elle s’apprête à dépasser le premier bouleau, qu’elle sent une ombre fondre sur elle.

L’homme colle une main contre sa bouche, elle hurle mais l’effet produit est ridicule : un cri étouffé et contraint, sorte de feulement rauque.

S’enfuir. Seulement s’enfuir ! Les arbres, le chemin, les arbres à nouveau, tout défile. S’enfuir...

Il la maintient, sa bouche grande ouverte exige de l’air mais rien ne vient, elle panique, sensation instinctive de noyade.

Coups de pieds, coups de coude, ses jambes jaillissent et ses bras fendent l’air tiède autour d’eux.

S’enfuir. Rien dans sa réaction n’est réfléchi, rien n’est ordonné.

L’homme est derrière elle, elle cherche à se retourner, veut arracher cette main étrangère sur son visage, elle griffe, cherche à mordre mais tout est trop chaotique, déréglé, inefficace... L’inconnu semble prendre les choses plus calmement : tout en maintenant sa paume contre le visage de la fille, il balaie ses chevilles d’un coup de pied circulaire et la pousse violemment vers l’avant. Elle bascule dans le vide, c’est tout juste si elle parvient à projeter ses bras devant elle pour amortir sa chute.

Elle est à terre, ses deux paumes fragiles devant elle, fichées dans les graviers. Elle hurle de douleur mais surtout d’effroi, et cette fois-ci, son cri transperce l’obscurité. Tout se passe ensuite très vite : l’homme se rue sur elle, il lui saute littéralement sur le dos, il agrippe une pleine poignée de ses cheveux et projette sa tête contre le sol. Le mouvement est précis : sans la présence de cette petite flaque foncée qui grandit sous ses longs cheveux, on pourrait croire qu’il ne s’est rien passé.

La jeune femme semble calmée. Revenue, en somme, à de meilleures dispositions. Sonnée, elle croit émerger d’un sommeil compliqué, elle ne comprend pas bien où elle se trouve. Elle sent qu’on lui maintient les mains dans le dos, qu’on s’agite autour de ses poignets. Elle entend un cliquetis métallique, veut dégager ses bras mais n’y parvient pas : elle est menottée. En quelques minutes, sa situation s’est fortement compliquée.

Elle revient à elle : ce type qui l’a apostrophée, elle retournait vers sa voiture, elle revoit ses potes de fac plus tôt dans la soirée qui sont allés se baigner, qui ont nagé jusqu’au radeau accroché à quelques brasses de la rive, elle entend la musique qui sortait de la grosse radio amenée par Jon, les Doors évidemment, Jon est resté croché sur les Doors depuis ses dix-sept ans. Elle revoit le mec avec qui elle partage sa vie depuis deux ans, son visage, ses yeux, ils se sont quittés il y a quelques minutes à peine. Les bouteilles, les rives du lac, les grillades, et ce moment bizarre, inexplicable, qui a en bonne partie gâché la fin de la soirée : tout cela lui revient. Et puis il y a eu cet homme, le long du chemin.

Elle sent maintenant cette ombre qui la tire en arrière comme on manipulerait un sac de pommes de terre, elle est à genoux, perçoit une sensation rêche, du sang sur ses lèvres. Elle respire vite, émet un chuintement à chaque inspiration.

– Alors on va tout de suite mettre les choses au point : tu recommences à t’agiter, je t’en remets une. Clair ?

A nouveau ce ton posé, ce phrasé rationnel du type qui sait ce qu’il fait. Elle n’a pu le voir, ne sait pas à quoi il ressemble : penchée en avant, elle n’ose lever la tête. Elle pense à son père, elle l’appelle dans sa tête, le supplie de venir très vite, comme une prière. Ce n’est pas à son copain qu’elle demande du secours, mais à son papa : à vingt-quatre ans, elle est restée une enfant.

L’homme fait quelques pas, ses semelles crissent sur les pierres, elle veut savoir ce qu’il fait, ce qu’il lui veut, et puis soudain le sol s’illumine, le goudron brille devant elle, tout devient blanc. Elle cligne des yeux, aperçoit la flaque rouge devant elle à côté d’un mégot, plus loin quelques branches cassées sur le sol, des feuilles mortes, un peu d’herbe sur le côté, très verte, et puis la lumière disparaît, aussi soudainement. L’homme a pris une photo. Devant elle, les chaussures se déplacent, elles reculent d’un ou deux mètres, le type semble hésiter, il se décale vers la gauche, et puis à nouveau la lumière du flash, deux fois de suite. La fille sent une larme rouler sur sa joue, une goutte de haine, d’humiliation sans doute, perle salée qui irrite sa peau. Son nez est insensible : est-il cassé ? Est-ce qu’elle est défigurée ? C’est à ça qu’elle pense maintenant, à son nez, à son visage, on sait comment sont les jeunes femmes de son âge, propres sur elles, soucieuses de leur reflet. Les larmes tombent, ça a commencé par quelques sanglots et puis c’est devenu une plainte monotone, une sorte de lamentation un peu pathétique qui a pris de l’ampleur et la voilà qui gémit de plus en plus fort, ça sort tout seul, elle a trop peur, elle ne veut pas être là, elle ne comprend rien, ça n’a aucun sens, ça ne peut pas se passer. L’homme observe ce triste spectacle en silence, et puis ce raffut finit par le perturber. Plus le moment de jouer à clic-clac-Kodak : il commence à s’agiter, non pas que l’endroit soit particulièrement fréquenté à cette heure-là, mais il craint peut-être que les gémissements et les cris finissent par alerter quelqu’un.

– Bon. On dirait que t’as pas encore bien compris. Il s’approche de ce corps hoquetant et tremblant, de ces traits tendus.

– Maintenant, tu la fermes.

Il agrippe la fille par les cheveux, la tire vers lui. Elle est rouillée, ses genoux lui font mal.

– Regarde-moi. Regarde-moi, petite salope. Regarde papa.

Elle lève lentement les yeux. Pour la première fois, elle l’entrevoit, elle distingue ce corps, ces habits, ces baskets claires d’une marque de sport, ce jean. Elle remonte encore un peu le regard, une veste de cuir, difficile de déceler la teinte dans l’obscurité, elle est portée près du corps, comme une veste de motard. Elle sait qu’elle doit mémoriser tout cela, les vêtements, la corpulence, la voix, la façon de marcher peut-être, tout ce qui pourra être utile à la police. Elle sait comment ça se passe ensuite, conséquence d’heures passées à regarder des films policiers ou des séries à la mode ; les gens savent comment les flics bossent, comment ils dressent un portrait-robot, ce genre de technique. Elle cherche une marque distinctive, un sigle sur la veste, quelque chose. Il y a une fermeture-éclair, deux poches au niveau de la poitrine. Et puis elle voit la cagoule : aucune bouche sur cette face mate, elle espère un repère, quelque chose à quoi s’accrocher, des traits, une expression, mais c’est juste un tissu foncé qui descend jusqu’au cou, percé de deux orifices ronds : il n’y a nul regard, nulle émotion. Deux trous vides de toute humanité.

L’homme s’accroupit.

– Je sais pas si tu peux imaginer comment je vais te faire mal. Je crois pas que tu peux l’imaginer.

Il approche une main de son visage. Elle cherche à reculer mais il la tient toujours par les cheveux, une pleine touffe qu’il enserre méchamment. Elle voit son doigt qui s’approche, il est tout près, il frôle sa joue, caresse lentement sa lèvre inférieure. Elle ne respire plus : à nouveau, cette sensation étrange d’engourdissement, et puis soudain l’index s’introduit entre ses lèvres, elle le sent sur sa langue, contre son palais. L’homme entame un mouvement de va-et-vient, retire son doigt de quelques centimètres, l’introduit à nouveau. La répulsion est immédiate, sa mâchoire se crispe d’un coup et ses dents se resserrent. L’homme crie, retire sa main d’un mouvement brusque et braille un juron, puis il la gifle. Elle vacille à peine : figée de surprise, elle est toujours à genoux, sans doute n’y a-til que ses yeux grand ouverts, comme deux billes absurdes, pour témoigner de l’impact. Elle se met à tousser, s’étouffe et crache, ça dure bien une minute, puis elle parvient à maîtriser son souffle.

Comme tout le monde, elle a regardé des documentaires sur les violeurs et les tueurs en série, elle croit se rappeler que c’est en nouant un semblant de contact avec leur agresseur que certaines femmes ont pu s’en sortir, tant bien que mal. Il faut qu’elle négocie sa survie : physiquement, elle ne fait pas le poids, alors elle doit parlementer, instaurer un simulacre de dialogue. Elle veut le faire parler, voilà c’est ça, gagner sa confiance, elle se dit que s’il parle, ce sera déjà une minuscule brèche dans laquelle elle pourra s’engouffrer.

– Que... Qu’est-ce que vous voulez, parvient-elle à murmurer ?

– Nom de Dieu, mais t’as pas encore compris ? Tu la fermes et tu t’agites pas, c’est tout.

L’homme la détaille sans bouger, petite chose agenouillée devant lui, on dirait qu’il la contemple. Il farfouille dans sa poche et en sort quelque-chose, puis il semble hésiter sur la suite des événements, ou peut-être savoure-t-il seulement ce moment rare et très particulier où l’on peut disposer entièrement de quelqu’un, où l’on entrevoit que l’on pourra briser la résistance d’une personne pour en faire une sorte d’automate, un objet totalement à soi. Pour l’heure, il se penche un peu plus vers elle, lui abaisse la mâchoire d’une main et lui fourre une boule de tissu au fond de la gorge.

– Maintenant, lève-toi.

Elle ne bouge pas. L’inconnu enfile des gants avant de disparaître derrière elle, elle sent qu’il s’agite près des menottes, puis il la tire vers le haut.

– Lève-toi, petit cul.

La douleur est immédiate, ça la prend au niveau des omoplates, elle cherche un appui, agripper Dieu sait quoi, mais avec les mains liées elle parvient à peine à se remettre droite, enfin elle se redresse mais elle tangue, la tête lui tourne, dans ce noir elle n’y voit rien, sans repère elle n’a pas d’équilibre, elle ne comprend rien à l’endroit, à la situation, à cet homme. Ciel et sol sont confondus en une même noirceur, devant elle les arbres penchent et semblent se casser, elle se sent chuter et retombe lourdement sur le côté. Quelqu’un viendra. Quelqu’un l’aidera, c’est certain, elle ne peut imaginer que cela ne se passe pas ainsi. L’homme ne bouge pas, et quelque chose lui dit que sous sa cagoule, ce fumier se marre. Elle réessaye de se lever, finit par y parvenir, vacille encore ; le voici qui applaudit.

– Bravo ! Bravo, ah mais quelle artiste ! Bravo ! Un vrai petit singe ! Une guenon avec le plus joli petit cul de toute la région !

L’homme la saisit par le bras et la pousse sur le chemin, éclairant la route à l’aide d’une lampe de poche. Elle ne se débat pas, ne pense déjà plus à fuir, ou alors considère-t-elle seulement qu’il vaut mieux garder ses forces. Elle avance, un peu courbée sur ce sentier bosselé, la lèvre supérieure fendue, coupée peut-être par ses propres dents ; dire qu’il n’y a pas même une demiheure, elle offrait discrètement ses seins aux mains coquines de son mec, la nuque caressée par la brise tiède de cette si belle soirée de juin...

Ils marchent ainsi pendant quelques minutes. Elle distingue, à une centaine de mètres, les premières lueurs de la place circulaire, là où parquent les badauds lorsqu’ils profitent des rives du lac. L’homme l’entraîne vers la droite, ils empruntent un chemin de traverse, plutôt une sorte de trace dans le sous-bois, elle sent les fourrés qui griffent ses chevilles. Ils progressent ainsi un moment, puis le chemin débouche sur une clairière. Elle cherche à percer l’obscurité, distingue une construction en face d’elle, elle sait à peu près où ils se trouvent, sans doute derrière ce restaurant fermé depuis deux ou trois étés, une cahute de planches et de plastique où l’on servait des assiettes de frites et des glaces. Elle se demande si le type va la violer ici, ou l’égorger dans cet espace misérable, derrière cette baraque, juste là, précisément où le propriétaire entasse ses bidons d’huile et ses déchets de cuisine.

L’homme la pousse contre un arbre. Sans relâcher son bras, il sort une corde de sa veste, la passe dans son dos. Elle comprend que tout cela était préparé, prémédité, que ce type attendait quelqu’un, ou plus sûrement qu’il l’attendait elle. Il noue la corde aux menottes, puis passe l’autre extrémité autour d’un tronc. Il tire d’un coup sec : elle est entraînée vers l’arrière, sa tête cogne, ses mains sont plaquées contre l’écorce. L’inconnu réapparaît dans son champ de vision, il tient toujours la corde, la passe autour de son ventre puis il disparaît à nouveau ; elle sait qu’elle doit agir très vite. Elle se prépare : des occasions comme celle-ci, peutêtre n’y en aura-t-il pas d’autres. Il entame un deuxième tour, encore une seconde ou deux et ce sera le moment, le voici qui se présente juste en face d’elle, c’est maintenant où jamais, elle ferme les yeux et décroche le plus violent coup de pied qu’elle peut dans l’entrejambe du type. Avec son bâillon, elle n’a pas pu hurler, et pourtant il lui semble avoir entendu sa propre voix résonner parmi les arbres, un cri bestial.

L’homme est plié en deux, elle distingue sa silhouette ridiculement voûtée qui chancelle, tout est silencieux désormais, plus un bruit, comme un voile de gaze qui recouvrirait la scène. L’homme a lâché la corde, ses mains sont crispées, placées comme une coquille autour de son bas-ventre. Immédiatement, elle se retourne et se précipite devant elle. Le lien se desserre quelque peu mais ne cède pas immédiatement, elle doit reculer et forcer à nouveau : elle est libre. Menottée certes, mais plus rien ne la retient.

D’instinct, elle se rue en direction de la masse sombre du restaurant. La zone est déboisée, par chance il n’y a pas d’obstacles devant elle, elle court, il y a quelque chose de grotesque à la voir ainsi foncer tête baissée, les mains liées, comme une volaille décapitée. Très vite, ses chaussures posent problème : les talons étroits de ses bottines s’enfoncent dans la terre, ils basculent tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche, irradiant ses chevilles. Elle n’est pas à ça près, alors elle continue de courir, elle n’est plus si loin de la maison désormais, elle n’y pense pas de toute manière, elle ne pense à rien, n’a pas d’autre projet que de fuir, foutre le camp, elle manque plusieurs fois de chuter mais par miracle, ou par le concours improbable de quelque loi physique, elle tient debout et poursuit sa course erratique, bateau ivre seulement guidé par l’instinct, elle zigzague ainsi pendant encore quelques mètres, elle appelle, elle hurle, supplie qu’on l’aide.

Soudain elle est stoppée dans son élan, figée sur place, retenue par les menottes. La traction lui coupe le souffle. Elle perçoit des à-coups dans la corde, entend des jurons : d’abord une complainte confuse, puis au fur et à mesure qu’il s’approche les mots, les menaces prononcées comme on cracherait à terre. Il ne doit plus être qu’à quelques mètres d’elle, elle s’attend à tout, ferme les yeux, il va l’assommer avec une branche, lui déboîter les bras d’un coup sec ou la fracasser le crâne à coup de poing, elle imagine tout. Elle n’ose bouger, elle anticipe le choc, et puis elle sent qu’on applique quelque chose sur ses yeux : l’obscurité devient totale.

L’homme l’entraîne sur la gauche, l’oblige à marcher rapidement. Ils avancent quelques dizaines de mètres puis la texture du sol change, il devient plus dur, du goudron sans doute. Elle cherche à se remémorer les lieux, à dessiner une sorte de carte mentale de leurs déplacements : des années qu’elle n’est plus revenue par ici, elle revoit le camping plus loin dans la forêt, et puis le parking où se trouve sa voiture.

Ils s’arrêtent. L’homme a lâché son bras mais avec ce bandeau, elle ne peut imaginer s’enfuir. Elle attend. Elle écoute ; un bruit de porte de voiture. Le son caractéristique d’une porte coulissante. L’homme la soulève littéralement, la projette en avant. Elle perçoit un faible écho : un espace confiné, elle pense à une camionnette, une fourgonnette de transport. Le sol est froid, strié de petites aspérités. L’homme saisit encore ses pieds et la pousse entièrement à l’intérieur ; quelques secondes plus tard, une porte se referme, le moteur toussote, et le véhicule démarre.

2

Alexis Roch était de ce genre d’homme à répartir les femmes qu’il croisait en deux catégories : celles qu’il se verrait bien baiser, et les autres. Non pas que ce travail permanent de classement s’effectuât chez lui de manière consciente : c’était simplement une opération mentale immédiate et automatique, un mode de fonctionnement aussi naturel que le fait de serrer une main ou de dire bonjour. Souvent, lorsqu’il croisait une femme qui lui plaisait, ce qui était le cas d’une grande majorité des personnes de sexe féminin entre, disons, quinze et quarante ans, il ne pouvait faire autrement que de l’imaginer nue, à genou devant lui ou à quatre pattes sur un lit, les fesses écartées ou prenant son sexe dans la bouche. Lorsque la femme en question était d’un certain âge, il se demandait alors si, lorsqu’elle avait vingt ou trente ans, elle était salope au plumard ou appréciait la sodomie.

On pourrait penser que ce comportement avait été déclenché chez Roch par la puberté, qu’il ne s’agissait au fond que d’une affaire assez banale d’hormones : il n’en était rien. C’est vers l’âge de trente ans que cela s’était mis en place, sans qu’il ne s’en rende vraiment compte ni ne le désire, au moment où Roch acquérait de nouvelles responsabilités, prenait sa place dans la société et commençait de jouir des plaisirs conférés par un pouvoir nouvellement acquis.

A l’instant où la DRH lui a présenté Jessica Monaco, vingt-deux ans, licenciée en lettres et en ethnologie de l’Europe centrale et orientale, l’une des trois nouvelles stagiaires qui allait effectuer son stage RP à Swisscast<TV, Roch l’a volontiers classée dans la catégorie des baisables. C’était une jeune femme sérieuse et travailleuse, ses notes étaient excellentes et, cerise sur le gâteau, elle était encore pleine de ces idéaux qui amènent certains jeunes gens à embrasser la carrière de journaliste : autant dire qu’elle était impatiente de recevoir sa carte de presse et donc, pour le dire vite, taillable et corvéable à souhait. Comme d’autres stagiaires avant elle, elle abattait généralement en une journée ce que ses collègues au bénéfice d’un contrat à durée indéterminée faisaient en une semaine.

– Jessica ? Jessica ? Bon sang mais elle est passé où, encore ? Quelqu’un a vu Jessica ?

Voix grave, à la fois travaillée et posée malgré l’urgence : Alexis Roch se plaisait à donner l’image qu’il savait rester maître de lui-même en toutes circonstances, qu’il possédait ces qualités supposées naturelles qui faisaient de lui un meneur. En ce moment, et malgré le soin qu’il mettait à ne point le montrer, il bouillonnait de ne pas trouver la stagiaire. Dans un costume bleu nuit à pantalon à pinces, une préciosité qu’il devait être le seul dans la maison à se permettre, il arpentait le couloir transversal au pas de charge, projetant sa tête dans l’embrasure de chaque porte, tournant très vite à gauche puis à droite et ressortant, le buste déjà incliné, avant de s’élancer vers le prochain bureau. Ses chaussures, des Crockett & Jones qu’il achetait directement à Londres, glissaient avec légèreté sur la moquette, c’était une véritable chorégraphie.

– Quelqu’un a vu Jessica ? Merde, elle fout quoi ! C’est pas le moment d’aller se limer les ongles, là !

La stagiaire, dont le quotidien consistait en gros à débusquer des infos ayant trait à l’islamisme radical, à l’immigration incontrôlée ou à la maltraitance des chats, était introuvable. Roch était nerveux, il savait que le journal qu’il allait présenter ce soir serait certainement l’un des plus importants de sa carrière. Bien entendu, ce n’était pas la première fois qu’il attendait des informations qui ne venaient pas, ou qu’il devait se préparer à bousculer l’ordre des sujets au dernier moment : lorsqu’on présente le journal télévisé de la première chaîne suisse d’information en continu, la réactivité et l’improvisation font partie du cahier des charges. Et puis dire qu’il n’aimait pas ce genre de situation serait mentir : se trouver dans le feu de l’action, se sentir emporté par la vague tourbillonnante de l’actualité, quand il ne s’agissait pas simplement de la devancer, qu’y avait-il de plus grisant ? C’est un job qu’on ne choisit pas par hasard. Présentateur de journal télévisé, c’est à vrai dire un job qu’on ne choisit pas : on est nommé ou on attend de l’être, parfois durant toute une carrière. Beaucoup d’appelés et peu d’élus, on le comprend facilement : quinze tickets par mois, côtoyer tout ce que la Suisse romande compte de décideurs et de micro-célébrités, recevoir à Noël des caisses de vin à s’en noyer, se voir ouvrir toutes les portes, tous les salons et un certain nombre de chambres à coucher... Et puis retrouver sa belle gueule sur papier glacé deux ou trois fois par an en une du magazine local, quand on s’aime, ça n’a pas de prix : outre le salaire, il y a des avantages que peu d’emplois sont à même d’offrir.

Dans un contexte de concurrence croissante marqué par l’émergence de nouvelles offres télévisuelles privées, Swisscast<TV avait été pionnière en proposant, dès 2005, le premier programme suisse d’information en continu. S’inspirant du concept développé outreAtlantique par CNN ou, plus tard, par Fox News, la chaîne diffuse de l’information vingt-quatre heures sur vingt-quatre, fait intervenir de nombreux experts à l’antenne, privilégie le direct. Sur le modèle des grandes chaînes étrangères, son habillage est très coloré, et de nombreuses informations défilent en tout temps en bas de l’écran, permettant ainsi aux téléspectateurs d’être informés sans avoir besoin de suivre les émissions. Fondé et géré par une petite équipe de trentenaires et quarantenaires aux dents longues, le jeune programme grignote avec appétit et méthode des parts de marché aux stations historiques du service public, moins souples et moins réactives, ankylosées surtout par des décennies d’un mélange toxique d’habitudes, de monopole d’état et de copinage politique en matière de recrutement des cadres.

À l’époque de son lancement, beaucoup avaient parié sur un échec. L’heure était au web, le concept de « télévision à la carte » était sur toutes les lèvres, et les spécialistes étaient tous à peu près d’accord sur l’idée que d’ici dix à quinze ans, l’idée même de chaîne de télévision n’existerait plus sous la forme que nous lui connaissions. Plutôt que de lancer une nouvelle station, beaucoup misaient sur la production de « contenus thématiques », plus à même d’intéresser les annonceurs. On parlait de « formats courts », de « capsules », un nouveau jargon prétentieux apparaissait, sans que l’on sache toujours de quoi il s’agissait vraiment. Certains experts autoproclamés tenaient un discours radical, allant jusqu’à remettre en cause la pertinence d’une émission telle que le journal télévisé de vingt heures, expliquant qu’à l’heure des réseaux sociaux et de la prétendue « culture du débat » inhérente à ces nouveaux médias, il devenait impossible qu’un homme ou qu’une femme seule détienne la légitimité de présenter et de commenter l’actualité. Le monde de la télévision semblait se chercher, les chaînes se réorganisaient dans une certaine précipitation. Il s’agissait de ne pas « rater le train du numérique ». Certains croyaient en la viabilité d’une chaîne d’information, mais uniquement diffusée en streaming sur les grands sites de vidéos en ligne ; il fallait bien reconnaître qu’une grande partie de la créativité et de l’innovation en matière de contenus télévisuels avait migré sur le web, les chaînes historiques, qu’elles soient privées ou publiques, n’ayant plus rien proposé d’innovant depuis « Loft Story » et la téléréalité, il y avait un moment de cela : les créateurs de Swisscast<TV avaient senti une opportunité de faire un coup, de prendre tout le monde par surprise.

Alexis Roch avait été débauché par Swisscast<TV trois ans auparavant, alors qu’il était correspondant parlementaire sur la première chaîne de radio du service public ; non sans quelques grincements de dents de collègues, il s’était vu confier le poste alors qu’il n’avait aucune expérience en télévision. Les rumeurs de copinage, inévitables, avaient couru puis s’étaient tassées avec les mois ; l’homme, d’ailleurs, n’était pas mauvais dans sa nouvelle fonction, l’avis était largement partagé.

En recrutant Roch, le conseil d’administration de Swisscast<TV avait réalisé un joli coup de filet. La quarantaine triomphante, diplômé en hautes études commerciales de l’Université de Neuchâtel, l’homme s’était construit une petite notoriété romande sur un coup d’éclat : l’unique interview du président français d’alors Nicolas Sarkozy, en visite à Montreux pour le sommet de la francophonie, en 2010. Quinze minutes d’entretien – un format exceptionnellement long en radio – enregistrées depuis un salon feutré du Montreux Palace. Roch devait cette opportunité à l’un de ses professeurs d’université : l’homme avait obtenu son poste de Professeur de droit constitutionnel après avoir occupé la fonction de secrétaire d’Etat à l’enseignement et à la recherche du gouvernement Fillon, c’était par son entremise que l’interview avait pu être organisée.

Dès qu’il s’était agi de remplacer le présentateur d’alors, jugé trop vieux à cinquante-trois ans, le nom de Roch s’était imposé assez spontanément au sein du Conseil d’administration, et les discussions avaient commencé à propos de la meilleure stratégie pour le souffler à la RTS. Réputé être politiquement plutôt à droite, un positionnement rare au sein du service public, l’homme s’était toujours gardé d’apparaître comme proche de telle ou telle chapelle, de tel ou tel homme politique : non sans hypocrisie, les journalistes étaient supposés être « apolitiques », c’est-à-dire qu’ils devaient affirmer des positions de centre-gauche assez consensuelles pour ne choquer personne. Intelligemment, Alexis Roch avait réussi, durant toute sa carrière, à ne pas faire de vagues sur les sujets sociétaux – on le disait pro-européen, en faveur de l’avortement et du mariage gay, autant de positions parfaitement légitimes au sein du service public – tout en assumant une ligne économique libérale. Sa propension à n’inviter que des patrons, ceux qu’il appelait avec déférence les « créateurs de richesse », sa pointe de condescendance lorsqu’il interviewait un syndicaliste ou un employé, sa détestation notoire, sous couvert d’irrévérence et d’anticonformisme, du modèle social français et sa gestion peu équilibrée du temps de parole lors des débats, qui consistait à renforcer la présence des puissants et à diluer le message des faibles, faisaient partie du personnage, de la « patte Roch ». Bien sûr, l’homme disposait d’un carnet d’adresses que dix ans de fréquentation régulière des milieux économiques helvétiques avaient su avantageusement garnir. Mais ce n’était pas la principale raison de l’intérêt que le Conseil d’administration lui avait porté. Outre le style du journaliste, ce ton faussement provocateur, ce qu’il appelait ses « impertinences », l’homme avait été approché car il semblait pouvoir incarner naturellement et sans effort l’image nouvelle que la chaîne entendait afficher : la jeunesse bien entendu, la phrase décomplexée, cette élégance très urbaine et cette ambition qui l’amenait à vouloir « secouer le monde ». Le physique du personnage séduisait également – cela faisait partie intégrante du cahier des charges –, comme l’avait confirmé un sondage effectué auprès de deux cent lectrices d’un grand magazine illustré : son visage à la fois volontaire et étonnamment doux passait bien à l’antenne, parmi plusieurs adjectifs, c’est « rassurant » qui avait été retenu le plus souvent pour le décrire. Loin de constituer un handicap, ses traits légèrement orientaux conféraient à Roch quelque chose d’un charme d’ailleurs, une pointe contenue d’exotisme parfaitement en adéquation, elle aussi, avec cette « ouverture vers le monde » promue par la jeune chaîne d’information. S’il possédait des traits méditerranéens, tout l’être du journaliste exhalait la suissitude : son attitude digne et sérieuse, la rigueur implacable de ses costumes, ses manières discrètes, sa gestuelle et son sourire de gendre idéal, et ce fond à peine discernable d’accent, une marque de cosmopolitisme tout à fait bienvenue. À bien y penser, cette part d’ailleurs qu’il portait en lui, venait en quelque sorte, par effet de contraste, renforcer le sentiment d’une appartenance viscérale à la communauté des Helvètes.

En bon professionnel de l’audiovisuel, Roch s’était construit lui-même son propre mythe, il avait assemblé sa biographie comme on écrirait l’intrigue d’un roman, sans que personne ne parvienne réellement à démêler le vrai du faux. Sans grande originalité, la ficelle fonctionnait toujours, il revendiquait s’être « hissé à la force du poignet », il aurait pris très tôt son destin en main, soucieux de s’extraire par le travail et l’opiniâtreté de sa condition modeste d’enfant issu d’une vieille famille paysanne fribourgeoise. Selon sa biographie officielle, ses parents auraient été contraints de vendre l’exploitation familiale dans les années 60 et auraient emménagé à Neuchâtel avec quelques centaines de francs en poche, sans que personne ne parvienne jamais, ou ne souhaite réellement, séparer la vérité du récit dramatisé. Parce que sa réussite ne saurait résulter de la chance d’avoir été au bon endroit au bon moment, d’un opportunisme exacerbé, d’un sens aiguisé de l’entregent ou d’un peu de tout cela à la fois, Roch laissait entendre qu’il en avait bavé, qu’il « savait d’où il venait », estimant ne rien devoir à personne. C’est tout naturellement que ses parents trouvaient leur place dans ce dispositif narratif, « deux être admirables qui n’ont jamais rechigné au travail, et à qui je dois tout. » Si la réalité était sans doute plus nuancée – Roch avait bénéficié d’un système relativement généreux de bourses d’études et n’avait jamais vécu ni dans l’insécurité, ni dans la pauvreté

– il continuait d’entretenir un certain mystère sur son enfance, ayant, de par sa formation et son expérience professionnelle, une conscience aiguë de l’importance du Storytelling. L’homme aimait dire que s’il avait des ennemis, s’il dérangeait, c’est qu’il n’était pas du même moule que le reste de la profession, ne manquant jamais une occasion de rappeler ses racines terriennes, brocardant ce « petit milieu lémanolémanique », cette « clique lausanno-genevoise » contre laquelle il aurait eu, et avait encore, à lutter pour se faire une place, pour avoir seulement le droit de « faire de l’information différemment ». « Passer par l’émotion pour atteindre la raison », avait-il appris pendant ses études, et il se donnait pour principe d’appliquer cette formule en tout temps, qu’il s’agisse de la mise en scène de l’actualité ou de sa propre vie.

En cette journée du sept janvier 2015, il régnait une effervescence particulière dans les locaux de la chaîne d’information. Malgré l’air accablé et grave qu’il convenait d’arborer en pareilles circonstances, Roch masquait difficilement son excitation, il aimait ces moments où l’histoire semblait s’accélérer, quand les événements se précipitent et que c’est à lui, Alexis Roch, qu’il revient de les annoncer, de les commenter, de leur donner sens.

Chaque matin, l’homme se livrait à un petit rituel : dans la salle de bain, après s’être douché et lavé les dents, il prenait sa chevalière posée la veille sur le lavabo et la passait à son annulaire gauche. Il l’examinait ensuite, s’intéressant au sens des armoiries ciselées dans le métal précieux : si celles-ci étaient orientées « en baisemain », c’est-à-dire tournées vers l’extrémité du doigt, la journée s’annonçait mauvaise ou ennuyeuse. Si par contre les armoiries étaient orientées « en bagarre », c’était le signe d’une journée intéressante. Le soir, quand il avait fini sa journée, il regardait à nouveau la bague : bien souvent, mais peut-être n’était-ce là que l’application de quelque loi des probabilités, la prédiction du matin s’avérait exacte.

En ce jour de janvier, la chevalière était placée en baisemain ; dans la matinée, une tuerie avait eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo. Vers onze heures trente, deux hommes encagoulés avaient fait irruption au siège du journal, dans le onzième arrondissement de Paris, et avaient fait feu contre les personnes présentes pour la séance de rédaction hebdomadaire. Les premières dépêches de l’AFP étaient tombées une demiheure plus tard : l’une d’entre-elles rapportait les propos d’un témoin qui aurait entendu crier « on a vengé le prophète ». Le cadrage de l’attentat islamiste avait été effectué très rapidement, malgré les timides appels à la prudence lancés çà et là : quelques heures après les faits, les coupables étaient désignés.

Parmi l’opinion, l’attentat n’avait pas vraiment surpris, tout le monde semblait s’y attendre avec une fatalité résignée, seuls le choix de la cible et le mode opératoire avaient vraiment frappé les esprits. Le journal visé était connu pour sa ligne extrêmement critique à l’égard des religions musulmane et catholique. La rédaction avait déjà reçu des menaces : une protection policière du personnel avait été mise en place.

Sur iTélé, un premier bilan du nombre des victimes avait été communiqué aux environs de midi : il était question de dix morts. C’est à partir de là que l’événement avait été jugé suffisamment important pour qu’un journaliste de Swisscast interrompe l’émission boursière et communique en direct les premiers éléments à disposition.

Une fusillade dans une salle de rédaction en plein cœur de Paris, des morts : à l’évidence, c’était du très lourd. Roch avait été joint peu après midi, alors qu’il entamait son repas dans une brasserie du quartier des Eaux-vives. C’est Henchoz, le Rédacteur en chef de l’actualité, qui lui avait appris la nouvelle.

– Que se passe-t-il ? Je suis au restaurant là, je peux te rappeler ?

– Un attentat en France. À Charlie Hebdo. Il y a des morts.

Roch n’eut pas le temps de répondre.

– Grouille-toi, ok ?

– Tu veux que...

Henchoz avait déjà raccroché.

Roch déposa trois billets sur la table. Dans le taxi qui le menait aux studios, il commença à lister les intervenants qu’il faudrait inviter, les images d’archives à ressortir, les liens à faire, ou à ne pas faire, avec d’autres attentats s’étant déroulés en Europe dernièrement : les attaques contre le métro de Madrid, les attentats de Paris peut-être... Arrivé à Swisscast vers treize heure quinze, il se rendit au pas de charge en salle de rédaction.

– Alors ?

Penché sur un écran d’ordinateur, Henchoz l’informa qu’il y aurait onze morts, dont deux policiers. Hollande et Cazeneuve étaient arrivés sur place.

– Regarde avec une des stagiaires pour ce soir, qu’elle ressorte les archives des attentats. Tu peux voir ça ?

– Ok, répondit Roch.

Il parcourut le couloir central, passa la tête dans quelques bureaux. La porte de la documentation était ouverte, il aperçut Jessica.

– Ah, vous êtes là ! Cinq minutes que je vous cherche ! Pour ce soir, on a besoin des archives des attentats de 1995 à Paris, dans le métro. Vous me sortez tout ce que vous trouvez, et vous regardez avec Henchoz pour la sélection.

– Très bien.

– Ah oui, il faudrait aussi que vous appeliez ce type, là, pour avoir une réaction en direct pendant le journal. Vous savez, cet imam qu’on avait eu il y a un mois.

Jessica Monachon fronça les sourcils.

– Mais oui, comment il s’appelle déjà ? Il avait déclaré qu’on ne pouvait pas analyser les châtiments corporels contre les femmes avec les cadres de références occidentaux, un truc du genre... Al-Shatri, c’est bien ça ? Ça vous dit quelque chose ? Vous essayez de le joindre, vous faites une interview assez longue, genre dix minutes, histoire qu’il ait le temps de déraper deux-trois fois... Faites-moi du jus, je compte sur vous !

Jessica nota rapidement les instructions sur le dos d’un prospectus publicitaire.

– Et puis pour avoir un contradicteur, essayez d’avoir le prof de l’uni de Genève qui est venu il y a une semaine sur la RTS. Vous l’avez vu à Temps présent ? Un pur bisounours qui parle de religion d’amour et de paix, depuis sa tour d’ivoire académique.

– D’accord.

– Ah ! encore une chose, pour l’imam, vous l’appelez tout de suite. On va essayer de l’avoir avant de se faire griller par Forum. C’est un bon client, ils vont vouloir l’inviter aussi, faut être rapide.

La jeune femme s’éloigna ; avait-elle surpris le regard de Roch sur ses fesses, lorsqu’elle s’est engagée dans le couloir ? Le présentateur s’éloigna en direction du vaste openspace de l’actu, laissant derrière lui quelques notes d’une senteur musquée.

En salle de rédaction, les premières photos commençaient à arriver. L’une d’entre elles, glaçante, possédait toutes les qualités d’une image iconique : on y voyait une voiture, portières ouvertes, arrêtée au milieu d’une rue déserte. Deux hommes cagoulés se tenaient de chaque côté, en habits de combat, visiblement lourdement armés. L’image, prise en plongée, était un peu floue, ce qui lui conférait un caractère particulièrement dramatique.

– On essaie d’avoir un satellite avec Paris, on a pu joindre Fabien, indiqua Henchoz. Il roule vers le siège du journal, d’ici une demi-heure on devrait être bon pour un duplex. Pour ce soir, il faut voir comment ça évolue dans la journée mais je pense qu’on fait vingt minutes là-dessus, et on garde dix pour le reste. T’en penses quoi ?

– Ouais. Bien sûr. Vingt minutes c’est le minimum.

Chacun comprenait intuitivement que ce à quoi il assistait allait bousculer l’histoire, allait produire une lame de fond politique et sociale d’une puissance considérable.

L’immense écran plat trônant à l’angle gauche de la salle était divisé en une dizaine de rectangles. Les chaînes du service public helvétique ainsi que les principales stations françaises étaient retransmises ; sur la plupart d’entre elles, un bandeau défilait au bas de l’écran. Euronews avait interrompu ses programmes depuis quelques minutes et diffusait en boucle les rares séquences disponibles : les terroristes présumés entrant dans leur voiture, l’un d’entre eux prenant le temps de ramasser l’une de ses chaussures tombée à terre avant de prendre la fuite, d’autres images tournées à l’aide d’un téléphone portable, filmées depuis le toit d’un immeuble voisin, ou cette séquence terrible dans laquelle on voyait ce qui ressemblait à la mise à mort d’un policier : l’homme, à terre, suppliait les assaillants avant d’être achevé par balle.

C’est sur iTélé que Roch apprit la mort de Cabu et de Charb. C’est surtout l’exécution de Cabu qui le toucha : avec cette annonce, l’attaque devenait concrète, incarnée. Il était désormais possible de mettre des visages sur les événements, qui prenaient un tournant réellement dramatique.

– Cabu est mort, lança Alexis Roch au milieu de l’agitation de la salle de rédaction ; l’information, une de plus, se noya dans le flot des nouvelles arrivant de partout et saturant les esprits, courriels, SMS d’amis ou de conjoints, dépêches d’agence, innombrables appels téléphoniques, écrans clignotants ici ou là...

Atteint d’une sorte de haut-le-cœur, Roch sortit de la ruche, parcourut le couloir qui le mena à la cafétéria. Il descendit sur la petite terrasse en gravier, s’alluma une cigarette. « Cabu est mort ». La France était attaquée, la liberté d’expression atteinte mais c’était l’image du dessinateur qui persistait dans la tête de Roch, qui s’imprimait presque comme un hologramme devant ses yeux. Une démarche nonchalante, une tête un peu bizarre, des lunettes rondes et une tonsure, des pullovers aux motifs improbables... Une finesse surtout, une intelligence ; pourquoi tuer un type comme lui ? Pour Roch, ce qui se jouait en ce moment était sans doute un attentat islamiste, c’était surtout un affrontement d’une effroyable violence entre la bêtise et l’intelligence, et avec la mort de Cabu, cette dernière avait été durablement touchée, atteinte au cœur, dans la tête.

Roch écrasa sa clope dans le cendrier empli de sable et retourna dans le bain.

– Cinq. Quatre. Trois...

L’horloge aux diodes rouges, placée au-dessus du prompteur, indiquait « 19 :59 :57