Ce livre paraît avec le soutien de la Ville de Lausanne et du Canton de Vaud.
© Éditions de l’Aire, Vevey
Photocomposition : Véronique Wild
e-ISBN : 9782512007241
© 2017, version numérique Primento et Éditions de l’Aire
Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs
Je suis l’écorce d’un arbre contre ma main nue, au fond du verger de mon enfance.
J’ai enlevé un de mes gants et posé ma main contre le tronc rugueux dont j’aime le contact, comme j’aime sentir, à travers la laine, les coquilles pleines de fils que je ramasse pour aider ma grand-mère. Je me tiens debout sous le noyer, c’est la fin de l’automne, ma grand-mère cherche des noix parmi les herbes qui m’arrivent au-dessus des genoux : je la vois, dans ses bottes en caoutchouc, se pencher en avant, écarter les herbes et mettre dans un panier ces noix qui sont, parfois, encore dans leur écale verte. Il fait froid, malgré mes habits chauds, mais je sais que, bientôt, lorsque les trois paniers seront remplis, ma grand-mère dira : « Allez, on rentre », et qu’une fois dans la cuisine mes mains et mes pieds se réchaufferont, qu’elle me préparera un quatre-heures avec les cerneaux des noix qu’elle cassera et des biscuits, du thé au lait. J’aime le son du casse-noix qu’elle repose sur la table en marbre, je suis ce bruit autant que celui des coquilles qui se brisent ou s’entrechoquent, dans le panier que nous allons ramener tout à l’heure. Je touche cet arbre qui est bien plus vieux que moi, j’ai dit un jour qu’il était fort et gentil, ma mère et ma grand-mère ont souri. J’entends un oiseau croasser, ma grand-mère relève la tête entre deux poignées et me dit : « Remets ton gant, maintenant, il fait froid. » Je remets mon gant de laine noire et fais quelques pas, pour sortir de l’abri du branchage, et mieux voir les corneilles voler autour du pin dans le ciel gris. A ce moment, à l’autre bout du jardin, la porte de la maison s’ouvre et mon père apparaît. Il regarde dans notre direction et se met à marcher vers nous, en franchissant les dalles de la terrasse, que les feuillages du marronnier abritent en été. Le marronnier, à l’angle de la maison et de la route, écarte ses branches à la fois au-dessus des dalles et du trottoir, et je suis cet arbre que je vois comme la véritable porte d’entrée de chez nous, le signe de l’accueil et du lieu où rien ne devrait avoir le pouvoir de me blesser. Mon père arrive à l’extrémité de la terrasse, dévale la pente du talus sur lequel est construite la maison, encadrée du pin et du marronnier. Cette pente est ma montagne, mon père la franchit en trois pas, et au commencement du verger, à la hauteur du poirier dont la branche la plus forte est le refuge au-dessus de mes colères d’enfant, le bras qui me console, il se met à courir. Ma grand-mère se relève pour le regarder, il court vers moi dans ces herbes qui sont ma jungle, les pans ouverts de sa veste s’écartent dans le vent, il court dans ce verger où je vais courir tant d’années, où je vais rêver à des mondes que j’oublierai, où je vais voir des étoiles filantes, jouer au football, embrasser une fille, boire en cachette, courir et courir des milliers d’heures, mon père court en passant devant un cerisier qu’on abattra, puis à l’endroit où j’empoignerai mon meilleur ami, le soir de mes vingt ans, il court depuis ce poirier qui me trahira quelques années plus tard, le soir où mon père m’annoncera, sous ses branches, qu’il ne rentrera plus à la maison. J’ai quatre ans, j’aide ma grand-mère à ramasser des noix et rien de cela n’existe encore, il court jusqu’à ce noyer que j’aime caresser et où il arrive enfin, les larmes aux yeux parce qu’il a reçu le vent froid sur son visage ou parce qu’il veut m’annoncer que ma petite sœur est née.
Je suis mes chaussures de marche dans la poussière ocre et je foule un nouveau monde. J’écoute les cailloux croustiller sous mes semelles dans le silence, je sens les muscles de mes jambes me faire avancer sur la carapace de ce rocher, me porter, s’ancrer à chaque pas dans cette sorte de temple à ciel ouvert. Je ne suis que muscles, tendons, et veines dans mes jambes ; je suis les plantes de mes pieds protégés par du cuir et du caoutchouc qui reposent sur cette terre, fermement, rien ne peut les en déloger. Mon regard, sous un chapeau souple, se perd dans les couleurs. Je vois tout près le rocher nommé Nourlangie, qui me semble vivant, je vois l’océan d’arbres à perte de vue et la terre nommée d’Arnhem, au loin, une roche immense se détachant de la verdure et comme ornée de piliers encastrés, c’est un visage, inhumain mais fort, vigilant, inaltérable. Une herbe plie sous mon pied droit, je m’arrête et j’écoute dans la chaleur, je récite dans ma lourde tête de garçon de quinze ans les bribes d’un chant navajo : la beauté devant moi fasse que je marche, la beauté derrière moi fasse que je marche, la beauté tout autour de moi fasse que je marche…
Je marche sur cette pierre rouge, je saute par-dessus une crevasse qui s’y ouvre, je m’accroupis à son sommet pour en être plus proche et je regarde mon grand frère Loïc, quelques dizaines de mètres plus bas, photographier une colonne de fumée grise qui s’élève, très loin de nous, au-dessus de la forêt du parc national. Je me balance sur la pointe de mes chaussures pour que le sol continue de vivre, sous moi, je sens la tension de mes chevilles, mon frère monte dans ma direction. Quelques jours plus tôt, j’ai lu ce chant navajo dans une boutique de souvenirs ; on y trouvait des crayons, des tee-shirts, des cahiers décorés de peintures d’aborigènes, mais aussi quelques livres sur leurs coutumes et leur culture, et, pour l’occasion, on y avait ajouté des ouvrages sur les indigènes persécutés de par le monde. Dans ce fourre-tout de la bonne conscience, j’ai remarqué ce petit livre sur les Indiens d’Amérique, contenant ce chant shaman que j’ai recopié dans mon carnet de voyage, persuadé d’avoir trouvé quelque chose. Accroupi au sommet de ce rocher rouge, voisin de celui que le plan appelle Nourlangie Rock, à l’est du Parc National de Kakadu, je cherche des mots sans les trouver pour nommer ce quelque chose, qui m’accueille, que je foule – j’ai quinze ans et ma présence dans cet inaccessible horizon de beauté est scandaleuse en même temps qu’elle se justifie parfaitement, mon corps est à sa place, plus que jamais. Je vois mon frère parler avec un couple d’Anglais, je ferme les yeux et murmure ce mot, aussitôt perdu dans la brise légère : Australie. Et d’autres mots apparaissent dans ma tête, « authentique », « élémentaire », « terre » et « origine », je sens la présence du géant Nourlangie s’imposant dans la lumière, et la force qui en émane se mélange à mes vagues idées du mythe et du rêve aborigènes. Une page de mon guide m’a appris que les piliers de la terre d’Arnhem sont la résidence de Namarrgon, l’homme-foudre, et tout cela m’attire, je comprends sans comprendre, je voudrais me fondre dans le paysage.
J’ouvre les yeux ; mon frère arrive à ma hauteur. Il s’arrête pour regarder l’horizon bleu vert et dépose son sac à dos dans la poussière. J’ai eu la chance de pouvoir le rejoindre à la fin de son séjour en Australie, pour trois semaines de voyage, et les mots « chance » et « voyage » ne cessent eux non plus de résonner dans ma tête depuis mon arrivée à l’aube, quelques jours plus tôt, à Sydney. Il va poser l’appareil photo sur un caillou rouge plus haut que les autres, revient vers moi, rayonnant, s’accroupit en disant « souris, couillon ! » et me prend par l’épaule, pour la photo. J’ai quinze ans et je découvre les syllabes traînantes du mot « voyage », et dès cet instant, à chaque fois qu’un espace s’offrira à moi, à chaque fois qu’une terre nouvelle crépitera sous mes chaussures, je verrai cette photo et j’entendrai, dans le vent, le murmure d’un adolescent porté par un monde trop beau pour lui, j’entendrai la voix de son frère qui lui dit de sourire, couillon.
Je suis les doigts de Lisa sur ma poitrine, le poids de son bras sur mon torse. Mes caresses sur son dos, et sa respiration toute proche, ses cheveux dans mon cou, sur mes joues. Je ferme les yeux pour être chaque cellule de mon corps, pour laisser ce rare bien-être m’emplir de calme.
La chambre, les objets, la lumière de l’après-midi existent à nouveau. Ils émergent, silencieusement, de la brume qui les avait fait disparaître. Je suis un corps nu et entier, reposant contre un autre, mais, juste avant, j’ai été un crépitement, un souffle, un regard souterrain vers ses yeux, ses lèvres, ses cheveux, ses seins, ses mains m’attirant vers elle. La peau de ses hanches, de ses cuisses, sa langue. Le contact de nos ventres, mes doigts aimantés, mon sexe tendu dans sa main en équilibre sur un fil, toute la cartographie de ses iris ; j’ai été des sons inarticulés et un immense regard partagé dans une sorte de stupeur, et maintenant je ne suis plus que ce corps de vingt-deux ans porté par l’équilibre de tous ses atomes, entier, serré contre elle.
Je regarde le plafonnier se balancer, doucement, dans le courant d’air de la fenêtre entrouverte, quand jaillit le souvenir de ce même jeune corps, mon corps, crispé, courbé au-dessus d’un bureau, courbé sur mes mains glaciales, au-dessus de ce bureau qui se trouve là, à quelques mètres du lit. Brusquement, je me rappelle le visage trop chaud, le picotement sous les bras de l’isolement dans une autre chambre, une chambre trop grande, celle de la maison familiale, d’une vie ridicule comme un vêtement trop ample. Un soir d’il y a deux ou trois ans, où une douleur pulsait dans ma nuque et mes épaules à chaque fois que je penchais la tête en arrière, et cette douleur me disait : qui peut comprendre ou aimer cette chair, ma chair qui sent la tache humaine. J’étais seul, assis devant ce bureau muet, j’avais trop chaud et trop froid et le désir violent d’une insaisissable délivrance, mais il m’était impossible de disparaître : mon corps, quoi qu’il arrive, collait au sol, mon corps, cette transpiration aux mains froides, couvrait un mètre carré de ce monde.
Etendu sur le lit, je ferme les yeux et devine, un instant, les contours de ma tache de chair sur un carré de terre, et que la douleur pourrait revenir, peut-être ; mais sa tête bouge légèrement, ses cheveux caressent ma joue, et je suis à nouveau la douce pesanteur de son bras sur mon torse, de ses doigts sur ma poitrine.
Je suis le regard de ma sœur s’échappant par la fenêtre, son profil détouré par cette clarté un peu trop forte d’un jour un peu trop radieux. Un jour de février, aux montagnes et aux toits limpides sous le ciel. Dans ce couloir blanc, appuyé contre la vitre, le dos chauffé par le soleil, je tourne ma tête vers elle, je parcours du regard chacun de ses traits comme on découvre, un jour, par hasard, qu’une peinture classique reproduite dans tous les manuels du monde a quelque chose à nous dire. La chambre d’hôpital de mon grand-père mort est une bibliothèque brûlée et il n’en est ressorti qu’une page, dans ce couloir, une page est tombée d’un livre disparu et c’est une peinture célèbre, que j’ai vue tant de fois publiée, reproduite, utilisée, imitée, mais dont je découvre à l’instant seulement certaine couleur, certaine texture restées sous la surface. Cette peinture est le visage de ma sœur perdue dans ses pensées, en ce triste et magnifique jour d’hiver. Je la regarde, et avant qu’elle ne se détourne de la fenêtre au passage d’une infirmière, je suis la joue de mon grand-père sur mes lèvres et je pense à ce qu’elle vient de me raconter, en peu de mots : leurs retrouvailles, un soir de décembre d’il y a quelques semaines qui paraît déjà d’un autre siècle.
Elle était revenue d’Irlande pour Noël, elle y travaillait et ne l’avait pas vu depuis quatre mois. Elle n’avait appris la nouvelle que quelques jours plus tôt, à la gare, de la bouche de ma mère ; nous ne lui avions rien dit, nous avions pensé qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Ma sœur a pleuré, dans le hall vibrant de la gare, elle a crié contre ma mère, elles ont pleuré toutes les deux. Je l’ai vue plus tard, en fin d’après-midi. Avec Loïc, nous l’avons retrouvée devant l’église de la grand-place : j’ai reconnu sa silhouette, debout sur les marches du parvis, le vent ramenait sur son visage les quelques mèches brun clair qui n’étaient pas attachées. Elle a retiré ses mains des poches de son manteau bleu marine pour nous serrer dans ses bras, j’ai commencé, « tu sais… ? », elle a hoché la tête sans rien dire et nous avons marché tous les trois côte à côte sur les pavés, j’ai parlé de Noël et des invités. Trois jours plus tard, le 24 décembre, elle entrait chez ma mère, le visage rougi par le froid. Elle a accroché son manteau à droite de la porte et s’est dirigée vers le salon. Personne n’était encore là, sauf mon grand-père, qui lisait dans le fauteuil. Ses cheveux brillaient sous la lampe. Quand il l’a entendue entrer, sa main est allée chercher lentement l’accoudoir, il s’y est appuyé pour se relever. Ma sœur l’a vu sourire en enlevant ses lunettes, il n’avait pas changé, il paraissait peut-être plus fragile, et c’est ce qu’elle a pensé tandis qu’il ouvrait son bras droit pour l’accueillir, le livre et les lunettes dans la main gauche : elle a pensé à ses propres mains froides, elle n’a pas pu sourire, elle a eu peur de le toucher. Mon grand-père a dit : « Emilie… », avec lenteur, comme s’il goûtait chaque syllabe ; alors elle a mis un bras autour de son cou et l’a embrassé, la chaleur de ce corps en sursis s’est diffusée dans le bras de ma sœur et dans sa poitrine, ils sont restés ainsi quelques secondes, son regard à elle fixé sur un tableau orangé accroché au mur, ses yeux à lui s’enfouissant sous les paupières lorsqu’il a entendu la voix de sa petite-fille dire, grand-père. Elle l’a relâché, a fait un pas en arrière, et mon grand-père est resté debout. Un instant, il a paru fort, il a été à nouveau le géant de notre enfance qui nous tirait dans les sentiers du massif d’Argentine, son regard est passé sur ses mains, qu’elle tenait jointes devant elle, puis a plongé dans ses yeux. « Bon, on t’a déjà tout raconté, tu connais ma situation. » Il a touché de sa main libre le haut du bras de ma sœur et a souri une deuxième fois : « Alors, parlons de toi. »
Emilie a vingt-deux ans ; trois jours avant Noël, elle a appris que son grand-père était malade. Aujourd’hui, elle est revenue d’Irlande, précipitamment, suite à l’appel de ma mère. Dans le corridor de l’hôpital, elle vient de me raconter, dans un léger sourire et en très peu de mots, ce qu’ils se sont dit, ce 24 décembre. Elle a vingt-deux ans et, debout dans ce couloir ensoleillé, peut-être sent-elle encore le contact de la main de notre grand-père, peut-être pense-t-elle à ses propres mains froides, à ce qu’elle a raconté de sa vie dans le salon peu avant que le reste de la famille n’arrive pour le festin de Noël et ne la questionne à son tour, sans obtenir de réponses. Je la vois de profil, tout près de moi, dans la clarté trop forte de ce jour de février, et c’est en découvrant que je ne connais pas son visage que je tente, comme jamais, d’être le regard triste de ma sœur qui s’échappe par la fenêtre.
C’est une soirée d’été, quatre mois avant son accident.
Rares ont toujours été ces soirées gratuites, dans la fraîcheur et la douceur planant sur la terre chauffée toute une journée. Sur la table, des assiettes, des couverts épars, des verres vides ou à moitié pleins, des bouteilles, des restes de roquette et de salade de pâtes. Une forte odeur de menthe se dégage d’un bouquet de feuilles vertes que ma mère vient d’apporter, avant de retourner à l’intérieur pour faire bouillir de l’eau, nous laissant seuls sous la lampe à huile et les ampoules multicolores de l’auvent, Emilie et moi.
Les autres convives ont disparu dans le jardin, derrière le sureau, nous les entendons parler à voix basse, entre les pas rythmés du chien qui ressurgissent de temps à autre sur les dalles, jusqu’à ce que son museau vienne fourrager au bout de la table. Nous le regardons sans mot dire en rigolant un peu et, sans plus de résultats que la fois d’avant, le labrador repart vers le jardin, ses pas se perdant dans le silence de l’herbe.
Assis dans un fauteuil en plastique, les mains sur les accoudoirs, un peu ivre, agréablement ivre, comblé, j’ai les jambes étendues sur les dalles. Je regarde ma sœur, la petite tache dans son cou qui me surprend toujours un peu, lorsqu’elle la dévoile en attachant ses cheveux clairs ; je la connais pourtant par cœur, cette forme d’écusson ou de pays, d’île non répertoriée.
Emilie sourit, mais ses yeux trahissent sa fatigue. Elle a eu peur, ce jour-là, la frayeur banale mais jamais anodine qu’une mère éprouve lorsque, dans une rue animée, elle ne retrouve plus, quelques longues minutes durant, son fils de quatre ans. Plus de peur que de mal, comme on dit, et Gabriel dort maintenant paisiblement à l’intérieur, mais les traits de ma sœur reflètent encore cette angoisse, la première peut-être du genre dans sa vie de mère, mais assurément non la dernière.
La soirée est douce et calme, sent le sureau, la bougie et la menthe. Je n’ai jamais osé demander à Emilie si elle a décidé d’avoir un enfant si vite et si jeune. Je ne vais pas non plus le lui demander, ce soir-là. Je me contente d’échanger avec elle, de temps en temps, des paroles ordinaires, entre de longs et pacifiques silences. Je me contente d’observer ses yeux brun vert perdus au-delà de la lumière de la terrasse, d’observer mon verre presque vide, d’observer la tourte pas tout à fait terminée sur la table. Emilie, comme elle le fait parfois quand elle est un peu ivre, agréablement ivre, extrait une cigarette d’un paquet déjà entamé, et se l’allume avec la bougie. En expirant sa première bouffée, elle relève légèrement la tête et m’indique quelque chose du doigt au-dessus de nous, vers la toile blanche de l’auvent. Je vois, posé sur la lanterne à huile suspendue, remuant à peine les ailes, un papillon gris, immense pour nos contrées, quasiment tropical. Emilie rapproche d’elle, entre les assiettes, le cendrier posé sur la table.
« Tu sais que les larves de certains papillons vivent des mois et des mois, avec leur tronche d’asticot, mais ne survivent que deux jours une fois transformées ? Je l’ai raconté à Gabriel, ça l’a vraiment marqué. »
J’émets un son qui se veut probablement d’acquiescement, ou de surprise, et je prends une gorgée de champagne.
« Tu crois que le papillon se demande, au bout de ses quarante-huit heures : “Est-ce que j’ai bien vécu ? Est-ce que j’ai savouré chaque moment, même le plus dérisoire ?” Mais non. Il ne sait pas qu’il va mourir. Il sera peut-être resté quarante-huit heures accroché à cette lanterne idiote, au lieu d’aller voir du pays. Tous ces mois passés à ramper pour deux petits jours suspendus dans les airs, et il ne s’en rend même pas compte. »
Le chien est revenu, il tourne autour de nous, pose un instant sa tête sur les genoux d’Emilie, qui le caresse avec une expression de concentration intense. Puis il se couche à côté de sa chaise, silencieux.
« Et nous, frangin ? On oublie. On oublie qu’on va casser comme des brins de paille. Deux jours, quatre ans, vingt-huit ans… Mais si on n’oubliait pas ? Qu’est-ce qu’on garderait ? Qu’est-ce que tu garderais, toi ? »
Elle prend une longue bouffée, comme si elle voulait conserver la fumée pour toujours, si longue qu’elle se met à toussoter, ce qui nous fait glousser doucement. Puis elle regarde ailleurs. Je tourne un peu autour de ce mot, « garder », les yeux dans le vague, je veux lui demander de préciser ce qu’elle entend par là, mais mon corps, baigné dans un nuage velouté, ne veut pas consentir à l’effort de parler. Je ferme les yeux, décèle les discrets craquettements de quelques grillons dans l’obscurité. Les senteurs du soir et de la menthe, le calme, l’alcool me bercent. Lorsque je rouvre les yeux, mon regard tombe sur la bouteille de champagne vide, l’étiquette déchirée sur les bords en un geste à peine conscient d’Emilie, plus tôt dans la soirée, trahissant l’émotion qui s’insinue dans ses mouvements à chaque fois qu’elle se met à parler de son séjour en Irlande. Fugitivement, des images de landes vert sombre et de falaises traversent l’espace protégé de l’auvent, flottent sur la table, les verres et les assiettes, avant de disparaître. Emilie ne bouge pas, la fumée de sa cigarette monte paresseusement à côté de son visage. Je regarde un moment, un pauvre sourire aux lèvres, la bouteille de champagne. Le papillon, toujours accroché à la lanterne, remue les ailes, et nous relevons simultanément la tête pour constater que, tout autour de lui, s’ébattent maintenant plusieurs dizaines de ses congénères.
Je suis les jambes d’un chef d’orchestre, droites sur leur estrade, dans le chœur d’une cathédrale. Un homme au long costume noir, aux cheveux un peu fous, pas très grand, un peu épais, planté sur ce minuscule îlot devant ses musiciens, face à cent personnes qui chantent, debout ; et derrière lui un parterre en rangs serrés, immense présence silencieuse. Assis au milieu des places les moins chères, dans un bas-côté, je vois toutes ces chevelures et tous ces profils raides ou dodelinants, oublieux ou concentrés, absents ou happés par le premier mouvement du Requiem allemand de Brahms. Je peux voir entre les colonnes de pierre une partie des musiciens, une partie des instruments, une partie du chœur, mais surtout je vois cet homme qui se tient là comme si de rien n’était, comme si tout ne reposait pas sur ses jambes, frêles soutiens d’un corps large ; comme si toute cette puissance, cette vague du premier mouvement du Requiem ne déferlait pas sur cette paire de guiboles, droites comme des piquets, cachées par un voile noir. Je souris, et regarde brièvement sur ma droite, où est assise une femme que je connais, une amie de la famille. Elle se tient là, impassible, dans son col de fourrure doux et blanc. Alors je m’efforce d’être le bois sous mes fesses, d’être ces dalles millénaires, d’être une cathédrale imperturbable face au chant et aux ellipses de l’existence, car deux d’entre elles se nouent à cet instant.
Je pense à cet homme sur l’estrade et à son métier, le plus beau métier du monde. Je l’imagine, plus jeune, devenir directeur de chœur parce qu’il ne voyait pas ce qu’il pouvait y avoir de mieux que se tenir seul, vacillant sur sa pauvre paire de jambes, sur un caillou au milieu du fleuve, comme il le fait en ce moment, seul face au souffle de cette centaine de congénères qui lui crient à la figure, je suis vivantvouloir