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Avec le soutien conjoint du Service des affaires culturelles de l’État de Vaud et du Service des bibliothèques et archives de la Ville de Lausanne. L’Editeur remercie également la ville de Vevey pour son aide.

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© Éditions de l’Aire, Vevey

Couverture : Atelier de l'Aire

e-ISBN : 9782512007258

© 2017, version numérique Primento et Éditions de l’Aire

Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs

Le prêtre marmonnait des prières à toute vitesse tandis que le cercueil descendait dans le trou, rue Powakowska, au milieu des tombes héroïques qui rappelaient la boucherie de Varsovie en 1944, deux cents cinquante mille morts, et, dans ce matin pisseux, un de plus, un type douteux, victime d’un accident de chasse en compagnie d’un ami tchèque. Anya me serrait le bras, non par tristesse, mais peut-être pour s’appuyer sur quelqu’un venu d’ailleurs, loin de cette Pologne qui cache mal ses cicatrices. Elle n’avait pas particulièrement aimé cet oncle, mais il l’avait fait rire avec ses embrouilles. Agent des services secrets communistes, reconverti dans le trafic d’ambre et d’or, il avait développé, de son enfance de gamin pauvre jusqu’à sa fortune aléatoire, un cynisme teinté d’humour qui révélait une intelligence rusée. De quoi plaire à cette amie lettrée qui m’avait demandé de l’accompagner.

Le cynisme, pas besoin de passer par le communisme, nous le pratiquons aussi dans nos bureaux de Zurich, lui expliquai-je, mais là, il n’est pas drôle. Marek avait fait des études d’espagnol et avait été engagé très jeune dans la diplomatie, d’abord comme traducteur à l’ambassade du Mexique, puis en tant que conseiller aux tâches peu claires, mais qui lui avaient permis de voyager alors que le pays était encore fermé.

Sa veuve tenait d’une main un parapluie mal déployé, de l’autre un mouchoir qui devait rester sec sur son œil. Grande, cheveux noués d’un blond hésitant, on remarquait surtout sa bouche, charnue et agitée de petits mouvements saccadés et réprimés. Son manteau resté ouvert sur la blouse noire laissait entrevoir une poitrine encore peu fatiguée. « Ils vivaient séparés, chuchota Anya, mais elle se fait du souci pour l’héritage car il devait bien cacher ses petits cailloux. » Autour de nous, quelques hommes au visage fermé, peut-être des policiers chargés de l’enquête, des ex-flics politiques aussi, des affairistes au cou gras, des femmes aux yeux bien soulignés par le maquillage permanent des sourcils, aux talons hauts et courageux qui n’avaient pas craint de trottiner dans les allées de pierres de ce haut-lieu de la mémoire. L’une d’elles avait un regard dense et un manteau bien coupé qui retenaient l’attention. La dernière compagne. « Elle s’appelle Ewa. Je la connais peu. Mais c’est une femme bien. »

Pourquoi le tireur était-il resté à Prague ? Sa femme l’avait excusé, parlant d’une sévère dépression. Mon amie m’attira dans un café proche et commanda des chocolats chauds au rhum que la serveuse inonda de crème.

– Tu es sûre que ton oncle travaillait pour les services secrets ?

– Il le niait, mais avec le sourire.

– Et le tireur maladroit ?

– Pas du tout. Il a connu Marek pendant ses études, dans un cours d’espagnol à Cuba, je crois. Ils aimaient la chasse. Et les filles. Le Tchèque, un professeur d’université, aurait même milité chez les dissidents tendance Havel. Ils étaient en désaccord sur à peu près tout.

– Ils se sont brouillés ?

– Tu joues au flic ?

Elle plaisantait, mais pourquoi m’en aurait-elle dit plus sur ce qu’elle pensait de cet accident qui aurait tout aussi bien pu être un meurtre ? Et pourquoi étais-je là avec elle ?

– Je n’aime pas trop les bondieuseries et les énigmes policières. Et puis je connais peu de monde autour de mon oncle, à qui mes parents battaient froid. Je ne sais plus quoi te montrer à Varsovie, alors j’ai pensé que ce cimetière t’impressionnerait. C’est un peu notre Père-Lachaise. Avec moins d’écrivains et plus de morts pour la patrie. Mais le tragique, ça va, je m’en suis lassée. On passe d’une commémoration à l’autre, tous font des discours, les curés, les réacs nationalistes, nos ex-dissidents, les journaux et les magazines en font des tonnes sur l’histoire. Les communistes mentaient, mais je me méfie des médias d’aujourd’hui.

Cette scène inattendue allait me poursuivre longtemps. J’admirais le léger détachement d’Anya, son regard attentif et amusé. Ce recul devant les événements, attitude qu’elle partageait, je le découvris plus tard, avec son amie Karola. La femme qui me fit connaître la Pologne et bien plus encore.

Ischia

Gros culs des yachts alignés côte à côte sur le port, à une trentaine de mètres de mon assiette, presque tous éteints. Quelques matelots et leurs bières sur les ponts arrière. Les clients quittaient la terrasse. Un couple prolongeait à voix basse une discussion que j’imaginais intense. Une jeune handicapée, attablée au bout du café, sur le passage, poussait de petits cris et agitait ses bras au-dessus de sa tête, avec un sourire tordu. En payant l’addition, je me risquai à demander à la serveuse si la pauvre fille était une habituée. « Oui, on la laisse s’asseoir ici quand il n’y a pas trop de monde. Elle ne boit que de l’eau. »

Chaque année, depuis si longtemps, je prends une semaine de vacances en solitaire. Je le faisais déjà quand j’étais marié. Pourquoi Ischia cette fois ? Par hasard, par internet, par envie de mer, par attirance pour une île loin du vacarme. Par fuite bien sûr. Là où il n’y aurait pas trop de banques qui me rappellent celle où je travaille. Ironie : je ne voulais plus voir de riches obsédés par leur fric et je me retrouvais devant les bateaux des millionnaires.

J’avais fini ma grappa, même pas tenté d’en commander une autre, pas pressé de rentrer à l’hôtel. Le personnel rangeait les tables. La serveuse assise dans un coin, à l’arrière, se massait les chevilles. Je finis par lui adresser un sourire que je me m’efforçai de rendre le moins lourd possible, quitte à lui donner une ombre de niaiserie.

Plutôt grande, la poitrine plate, les épaules carrées, les cheveux plaqués en arrière, d’un blond incertain, elle paraissait à la fois décidée, dans sa démarche, dans ses gestes, et aussi flottante dans son regard qui balayait la terrasse éteinte. Elle alla se chercher une San Pellegrino, éteignit le spot qui éclairait les menus rédigés en italien, anglais et russe et, à ma surprise, s’assit à ma table. Karola était polonaise, engagée pour une saison.

– Et vous ?

– Je travaille dans les assurances. Je suis en vacances, juste de passage.

Je ne parle pas de la banque parce qu’à chaque fois cela éveille un intérêt peu bienveillant, on me pose des questions, on me croit riche.

– C’est un bon job, les assurances ?

– En Suisse, oui. Les gens y sont assurés pour tout.

– Pas chez nous.

Je pus enfin regarder de plus près son visage. Les lèvres étaient fines, bien dessinées, d’un rouge intense, plutôt sombre. Elle plongea la main dans son sac de cuir souple, brassa des objets pendant quelques secondes et en ressortit un bâtonnet qu’elle passa rapidement sur sa bouche brillante. On pouvait deviner ses petits seins sous la blouse noire d’un tissu assez dru pour que les plus prudes ne s’en offusquent pas. Elle en effleura un en glissant sa main par le haut, comme pour remettre en place un soutien-gorge, pourtant inexistant. Il n’y avait chez elle aucune timidité ni aucun signe de provocation.

– C’est vrai que les Polonais peuvent travailler en Suisse ? C’est vrai qu’on y gagne bien ?

Je compris que, l’automne finissant, elle était prête à changer de pays.

– Vous ne rentrez pas en Pologne ?

– Il n’y a pas de jobs. Et les salaires, c’est une misère.

De mon italien chaotique nous avions passé à l’allemand qu’elle parlait étonnamment bien. Mais au fait pourquoi serait-ce étonnant ?

– Je croyais que chez vous l’économie allait plutôt bien, mieux qu’ailleurs. Enfin, c’est ce qu’on lit. On dit que de tous les pays de l’Est, c’est la Pologne qui s’en sort le mieux.

Elle eut un sourire fatigué. Et je sus qu’elle allait mettre fin à cette amorce de discussion ennuyeuse.

C’est à cet instant que j’aurais dû avoir le mot drôle. Je ne le trouvai pas.

– J’habite Zurich, si vous passez là, faites-moi signe.

– Peut-être...

Elle se leva soudain et alla chercher sa veste en jean décoloré. Le patron descendait le rideau derrière nous. Elle reprit place à côté de moi. Elle passa un doigt sur ses sourcils, comme pour les masser. Puis elle leva les bras, passa ses mains derrière la tête et libéra un chignon serré, retirant une broche qu’elle plaça entre ses dents avant de se coiffer sans brosse ni peigne. Ses cheveux libérés gonflèrent et tombèrent jusque sur les épaules. Ils étaient de couleur châtain clair, avec mèches blondes. Je ne croisai pas son regard assez intensément pour décider si ses yeux étaient gris, ou un peu verts, ou un peu bruns.

De toute la soirée je n’avais remarqué aucune odeur particulière. Et, juste à ce moment, je captai une senteur mêlée de fuel, de friture et de mer. Et moi, qui sais bien parler pour ne rien dire, je ne trouvais plus mes mots. Karola se taisait aussi, explorant son sac à main.

Je m’enfonçai donc dans la banalité.

– Je viens d’arriver et ne connais pas l’île. Pour se baigner, quel est le meilleur endroit ?

– Cela dépend si vous aimez le sable ou les rochers. Ce que je préfère, c’est trouver quelqu’un qui nous emmène en bateau avec des copines, il y a de belles criques. Loin des touristes.

Dès le lendemain, je retrouvai Karola et je payai l’excursion à bord d’une barque de pêcheur. Au prix fort, au moins dix fois la valeur des poissons pêchés le matin même par le beau gosse. Négocier eût été une faute. Se comporter en touriste suisse, plus tout jeune et pingre, c’est à peu près ce qu’il doit y avoir de moins séduisant, pensai-je. Ou lui plairait-il peut-être, au contraire, de me voir en homme d’affaires obstiné sur les rabais. Aimait-elle l’argent ? Partait-elle de son pays juste pour un meilleur salaire ? Pour décrocher le gros lot ?

Il me fallut une ou deux minutes pour rire de ce soupçon. Qui étais-je, moi, conseiller dans une banque zurichoise, pour me demander si cette jeune femme était intéressée ou non. Moi qui passe des journées avec des clients riches dont les comptes constituent souvent les fondements de leur identité.

Dans le vacarme et le tremblement du moteur, je me demandais néanmoins quelles étaient ses intentions, si elle en avait. Je ne connaissais pas encore le côté pragmatique et direct des Polonaises qui parcourent l’Europe sans forcément chercher un mec.

La barque passait au large des plages où s’entassaient des corps rougis. Elle s’approcha des côtes lorsque celles-ci tombaient à pic dans la mer, parois de lave, végétales et pierreuses. Entre ce vert et ce noir, ici et là, on devinait des maisons blanches. A la pointe de l’île, le batelier cria : « Là haut, c’est la Colombaia, la résidence de Visconti ! »

Indifférence de Karola. Elle ne connaissait pas Visconti. Et moi, sur le moment, je ne me souvins d’aucun de ses films. Elle demanda que l’on s’arrête et plongea. Elle nageait beaucoup mieux que moi.

Elle s’éloignait si rapidement que par moments je la perdais de vue. Et je me laissais dériver vers d’absurdes rêvasseries. Pourvu qu’il ne lui arrive rien. Les plongeurs tarderaient, les carabiniers m’interrogeraient. Je leur dirais que je ne savais à peu près rien d’elle, même pas son nom de famille. Où trouver quelqu’un que nous pourrions avertir ? A part le patron du restaurant, je ne sais rien. Un autre ami ? Je vous dis, je ne sais rien. On me demanderait : Vous êtes-vous disputés ? Pas du tout, on se connaissait à peine. Et que raconterait le pilote interrogé séparément ?

Je me glissai dans l’eau qui m’apaisa. La montagne qui tombait à pic dans la mer me parut immense et ma brasse enfantine.

J’étais déjà de retour sur le bateau quand la naïade remonta lentement l’échelle, comme si elle avait peine à sortir d’un liquide si doux. J’eus envie de lécher les gouttes brillantes sur ses bras.

Etendue dans l’embarcation étroite après la première baignade, elle se pommada plusieurs fois, en s’attardant, me sembla-t-il, sur ses petits seins. Puis elle se plia en deux pour atteindre le bout de ses jambes longues. Son âge ? Je dirais la mi-trentaine, à la fois juvénile et déjà légèrement fatiguée. Je rêvais qu’elle me propose de m’étendre de la crème solaire sur le dos. Mais nous n’en étions pas là.

Je craignais déjà moins la médiocrité de mes questions.

– Tu ne m’as pas dit ce que tu as étudié.

– L’ichtyologie.

– Les poissons ? C’est drôle, j’ai un grand aquarium d’eau amazonienne.

– Je ne me suis jamais intéressée à l’aquariophilie.

– Alors pourquoi cette branche ?

– Mon père a monté une pisciculture et m’a convaincue d’étudier ça. Mais tout a foiré. Nous habitions près d’une rivière, mais il y avait aussi des usines pas loin, avec tellement de saloperies dans l’eau. Je bourrais les poissons d’antibiotiques mais beaucoup crevaient. Et puis un supermarché s’est ouvert dans la petite ville d’à côté. Plus personne n’achetait nos truites. Les gens préfèrent les congelés.

Je jugeai élégant de ne pas lui demander pourquoi, à midi, dans la gargote à touristes où le pilote nous avait débarqués, elle avait commandé une assiette de jambon plutôt que la pêche du jour. Mon filet de daurade locale était trop cuit, le vin blanc trop léger dans la bouche, l’addition exagérée. Nous sommes partis alors vers une petite ville de la côte occidentale, Forio.

Nous y bûmes un café sur une terrasse où tous les clients paraissaient italiens. A côté de nous, un très vieil homme, barbu, échevelé, tétait un bout de cigare éteint. Devant une boisson verte, il tripotait distraitement le menu en trois langues sans rien commander. Une jeune fille arriva avec un gros chien, genre punk, cheveux très courts, les épaules tatouées. Le vieux l’attendait. Elle s’excusa d’arriver en retard dans un flot d’explications dont je ne compris rien. Un grand-père ? Un client ? Ils se parlèrent longuement, l’un et l’autre penchant la tête par-dessus la table ronde.

Karola caressa le chien, la punkette se tourna alors vers nous et nous demanda d’où nous venions.

– La Suisse ? Je connais ! Il m’arrive d’aller à Chiasso, à la frontière, pour vendre mes dessins. Vous voulez les voir ?

Elle sortit de son cartable des aquarelles hideuses.

– Ça, c’est un coucher de soleil dans les Caraïbes. Je gagne ma vie en dessinant. Je suis seule. Je suis orpheline.

Un peu lourd. Le vieux lui dit quelque chose en dialecte et elle reprit la conversation avec lui.

– Eh ! bien, tu vois, on ne verrait jamais des gens se comporter ainsi en Pologne. Le vieux comme la fille paraissent tellement libres. Nous sommes plus coincés, alors que nous nous croyons libérés.

Je crus bon de visiter l’église. Karola suivit mais en passant le porche ne se signa pas. Notre attention tomba sur une pierre où étaient gravés les noms des treize victimes d’un bombardement, le 8 septembre 1943. Des fleurs fraîches y avaient été posées.

– Tu n’as pas de guide ? Qui bombardait ?

– Allons en acheter un, ce sont les Anglais, je pense. Ou les Américains.

La librairie n’était qu’un étroit couloir. Une dame aux cheveux blancs vendait en parlant russe un livre de photographies sur Ischia-Capri-Procida à un couple courtaud, gras, mal fringué. Sûrement pas les passagers des yachts.

– Vous parlez tous russe dans cette île ?

– Je l’ai appris à l’école. Je viens d’Allemagne de l’Est, mais je suis établie ici depuis longtemps.

– Alors nous pouvons parler allemand ? Je suis Suisse, Madame est Polonaise.

– Je préfère l’italien. Vous le lisez ?

La dame trouva une brochure qui racontait l’événement. Le jour même du bombardement la population avait fêté l’armistice entre les Alliés et le gouvernement du général Badoglio qui avait succédé à Mussolini, arrêté en juillet. La Sicile et un grand bout de l’Italie du Sud avaient été libérées, mais de terribles batailles se préparaient encore.

Karola semblait ne pas s’ennuyer à ce récit qu’elle survolait en rapprochant sa tête de mon épaule. Pour une Polonaise, le nombre des victimes de Forio ne doit pas être impressionnant, pensai-je. Je lisais debout, elle s’éloigna quand je m’attardai sur le chapitre des rebonds, des trahisons, des vengeances de cette fin de guerre sanglante.

– On a aussi une histoire compliquée.

– Cela t’intéresse ?

– Autrefois, on en parlait de temps en temps en famille.

Puis elle laissa tomber : « Il faut dire que nous ne sommes pas vraiment polonais. Ukrainiens. »

– Tu m’expliqueras si tu veux, dis-je en ne quittant pas le petit livre du regard pour éviter celui de cette compagne soudain mystérieuse, ne pas l’embarrasser.

Elle devait rentrer à Ischia pour reprendre son service. Nous étions sur le seuil quand l’Allemande, m’ignorant, lança à Karola : « Avez-vous visité le cimetière polonais de Monte Cassino ? Ce n’est pas loin d’ici. » Puis elle nous vendit un dépliant bilingue qui en décrivait l’histoire.

Nous en avions tous deux de vagues souvenirs. Mon professeur du collège survolait joyeusement ses chapitres préférés : les Romains et la Seconde Guerre mondiale. Il nous avait parlé de cette bataille dite « la Stalingrad méditerranéenne ». Karola se rappela que Monte Cassino était aussi un fait d’armes polonais raconté à l’école.

De janvier à mai 1944, les Alliés, qui avaient conquis le sud de l’Italie jusqu’à Naples, ont buté sur la ligne Gustav dressée par les Allemands qui barraient la botte, décidés à défendre Rome. Le Mont Cassin, comme disent les Français, est une colline haute de 500 mètres, une position stratégique depuis l’Antiquité. Dominée par une abbaye du neuvième siècle. Totalement détruite par les assauts alliés et aujourd’hui reconstruite à l’identique.

Les quatre batailles qu’il fallut mener pour faire sauter le verrou coûtèrent la vie à 115 000 soldats alliés, en particulier des Africains du nord. Ces « Français » sans droits chez eux se battirent avec un acharnement qui, dit-on, força l’admiration du général allemand Kesselring. De leur côté, les Allemands perdirent 60 000 hommes. L’assaut final fut donné par le 2e corps polonais du général Wladyslaw Anders entre le 11 et le 18 mai. Le cimetière de Monte Cassino compte 1 090 tombes.

D’humeur lourde après cette lecture poursuivie à bord du bateau bruyant qui rendait toute conversation lassante, je me demandais comment plaire à Karola. Elle gardait le nez collé sur son téléphone.

En s’arrimant au quai, le prétendu pêcheur, Napolitain aux activités multiples, siffla d’admiration au passage de deux grandes blondes qui déambulaient en riant derrière leurs larges lunettes noires. Poitrines triomphantes et sacs Vuitton à l’épaule.

– Des Russes. Ou des Ukrainiennes.

– Les filles des yachts ?

– Non, probablement des escort-girls de Milan et Turin qui viennent en vacances.

– Les mecs d’ici ne les draguent pas ?

– Ce n’est pas du tout leur genre. Elles les remballeraient vite. Elles chassent à un autre niveau.

Karola courut reprendre son service. Je ne la rejoignis pas le soir. Plus fatigué qu’elle, je m’endormis après avoir mangé une pizza sèche, avare de tomate et de mozzarella, arrosée d’un vin rouge de l’île, flatteur la première seconde, effacé aussitôt après.

Il me fallut attendre le café matinal du jour suivant pour en savoir plus sur les origines de cette Polonaise ukrainienne, révélées par petits bouts de phrases. Mon ignorance de l’histoire m’accablait. Au milieu de la nuit, agité par une insomnie teigneuse, faute de réseau internet sans fil, j’avais épuisé le crédit de ma carte téléphonique en surfant sur wikipedia pour essayer de comprendre.

Dans l’est de la Pologne aux frontières fluctuantes, les Ukrainiens et les Polonais vivaient entremêlés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les premiers, alliés aux Allemands, persécutèrent et massacrèrent les seconds. Après la défaite du Reich, l’horreur s’inversa. Les vaincus furent expulsés vers l’est, dans le pays dessiné par Staline. Les populations qui s’accrochaient à leurs villages furent dispersées et les autorités polonaises entreprirent un programme d’intégration forcée. C’est ainsi que les grands-parents de Karola se retrouvèrent dans l’ouest du pays, quelque part dans les territoires d’où les Allemands avaient été chassés.

– Et maintenant ?

– Moi, je suis Polonaise en ville et Ukrainienne à la maison.

– C’est un problème, en Pologne, d’être Ukrainien ?

– Pour la génération de mes grands-parents et de mes parents, ce fut très dur. Plus aujourd’hui. Depuis l’entrée dans l’Union européenne, il y a même des campagnes pour le respect des minorités. Les homosexuels, les handicapés, les Tziganes... et les Ukrainiens.

– Et les Juifs ?

– Il n’y en a presque plus. Cela ne veut pas dire que nous les aimons plus aujourd’hui qu’hier. Tu as entendu parler des deux jumeaux qui ont gouverné le pays pendant quelques années ? Ils ne le disaient pas comme ça, mais ils détestaient les Juifs, les Ukrainiens, les Allemands, les Russes, tout le monde.

– Pourquoi es-tu venue en Italie ?

– Parce qu’en Pologne, les hommes sont soit pauvres et alcooliques soit riches et tricheurs.

– Vraiment ?

– Tu ne connais pas la Pologne. On ne pense qu’au fric.

– Comme ici. Comme en Suisse.

– Mais vous avez une autre façon, moins tapageuse, de montrer la richesse. A Varsovie, les étrangers sont épatés par les boutiques de luxe, les centres commerciaux où les gens passent leur dimanche à baver devant des trucs qu’ils ne peuvent pas s’acheter, à boire des cafés à la crème et au caramel hors de prix. Ils sont impressionnés par les bagnoles, rien que des BMW, des Audi et des Mercedes. Ils s’endettent comme des fous pour en mettre plein la vue. C’est une bonne affaire pour les banques ! C’est la vitrine. Tu devrais voir comment on vit à la campagne. Alors tu comprendrais pourquoi les jeunes partent. Tu sais que la Pologne, depuis la fin du communisme, a perdu deux millions d’habitants ?

– Et toi, tu as trouvé un bel Italien...

– J’en ai rencontré un dans une disco de Varsovie. Tu n’imagines pas combien d’Italiens viennent chercher des femmes chez nous. J’ai fini par le suivre ici. Il était gentil et voulait m’épouser. Mais surtout, il cherchait quelqu’un pour garder ses enfants d’un premier mariage et travailler avec lui dans son hôtel plein de Russes. Ça l’arrange à cause des langues que je parle. Sa mère vit avec lui et s’occupe de tout. Alors je viens de le quitter. Trois mois, c’est assez. Je ne vais pas rester en Italie. Pourtant ce ne sont pas les jobs qui manquent dans les restos et les boutiques pour qui sait le russe. J’hésite entre Milan et Berlin.

– Ou Zurich ?

– Pourquoi pas ?

Elle rit d’une façon qui pouvait paraître prometteuse mais qui en réalité me faisait comprendre que je ne devais pas espérer sa venue en Suisse.

– Avant de partir, j’aimerais visiter ce cimetière polonais, lâcha-t-elle d’un air léger, presque futile, comme si elle proposait d’aller voir telle boutique.

Le lendemain, nous embarquions dans l’hydroglisseur vers Naples. Mes petites vacances étaient terminées. Karola avait donné son congé le soir même de l’excursion à Forio. Elle cala deux gros sacs entre ceux des touristes, à l’avant du bateau. Depuis les rangées serrées de sièges, on ne voyait pratiquement rien. Les vitres étaient embuées. La brume cachait des côtes mal identifiées.

– Tu ne reviendras pas à Ischia ?

– Non, j’en ai assez. Mon presque-mari trouvera une blonde quelque part. Et puis j’ai envie de revoir mes parents. Et toi ? Tu vas retrouver ta femme ?

– Je suis séparé, elle est Américaine, elle est retournée à New York. Elle s’appelle Diana. Comme nous n’avons pas d’enfants, cela n’a pas été un drame. Je vis seul mais pas solitaire.

– Rassure-toi, je ne te suivrai pas en Suisse !

– Pourquoi « rassure-toi » ?

– Je connais les hommes. Ils aiment séduire mais quand la femme débarque avec ses valises, ils prennent peur.

– Tu lis trop les magazines féminins, répondis-je avec une mauvaise foi telle que j’en éprouvai quelque gêne.

– Elle est comment ta femme ?

– Une belle noiraude. Spécialiste du trading des devises. Tiens, elle a de lointaines origines familiales en Pologne. Elle est juive. Elle ne vous porte pas dans son cœur...

– Qui ? Les Polonais ?

– Les Polonais, oui, les Ukrainiens pas mieux. L’antisémitisme reste fort chez vous, non ?

– Attends, je vais acheter un panini au bar. Tu en veux un ?

Elle revint avec un coca-cola « normal », plein de sucre. Elle ne me proposa même pas une bouchée de son sandwich. J’aimais sa façon gourmande et sans gêne d’essuyer la graisse du jambon sur le coin des lèvres, le doigt passant et repassant sur cette bouche dont je ne connaîtrai peut-être jamais le goût.

– C’est quoi le trading des devises ?

– Les grandes banques achètent et vendent des monnaies, fixent les cours, les manipulent au passage, et se font des fortunes sur le dos des clients naïfs.

On vendait la Neue Zürcher Zeitung au kiosque du port de Naples. Je ne pus résister, je jetai un coup d’œil aux pages des finances que je feuilletai en habitué. Tout était sur mon smartphone, mais il me fallait brasser ce papier pour me sentir dans le coup.

– Tu te fais du souci pour ton fric ?

Je ne sus quoi répondre et tentai de m’en sortir en hochant doucement la tête, avec un sourire que je voulais amusé ou mystérieux. On a les mystères qu’on peut.

Monte Cassino

Le bus Napoli–Monte Cassino était chargé de touristes, rien que des jeunes et des retraités. Karola me plaisait : en plein élan de la vie mais plus une gamine, loin encore des rivages de la vieillesse dont j’approchais en zigzaguant.

Elle feuilleta longuement un magazine plein de photos de stars plus ou moins connues. Cela eût suffi à mon ex-femme pour la trouver gourde, elle qui ne lisait que des gros romans américains ou des revues de luxe à dos carré. Je me souvenais de sa moue méprisante quand elle parlait de « ces filles de l’Est ». Putes ou femmes de ménage.

Le cimetière, dominé par une immense croix de buissons bas, a la forme d’un demi-cercle en terrasses avec ses lignées de tombes propres. Tout y paraît harmonieux, paisible, rassurant, alors que l’on a en tête le chaos de la mort, la boue, le sang.

Karola se promenait tranquillement entre les croix et regardait sans s’attarder les noms gravés.

– Ils ne sont pas tous Polonais.

Mais allez savoir qui est quoi dans ce méli-mélo des frontières. Le pape Jean-Paul II, qui a visité ces lieux, a eu l’élégance de le reconnaître, parlant des tombes surmontées de croix latines et grecques, ainsi que des pierres tombales portant l’étoile de David. Il n’avait pas eu un mot pour les musulmans.

Le magasin de souvenirs débordait de cartes postales, d’images guerrières ou pieuses. Karola me montra un CD. Une chanson devenue célèbre : Czerwone maki na Monte Cassino, les Coquelicots rouges du Mont Cassin. Inventée, assure-t-on, dans la nuit du 17 au 18 mai 1944, par le poète Feliks Konarski et son compagnon de troupe, le musicien Alfred Schütz, qui participaient à l’offensive. Un tube patriotique que des chœurs, en Pologne, chantent encore.

Vois-tu ces ruines sur les cimes ?

C’est là-bas que l’ennemi se cache comme un rat !

Allez, allez, allez !

L’attraper par le cou et le précipiter tout en bas.

Et ils partirent avec folie, avec ardeur,

Et ils partirent pour tuer et pour venger,

Et ils partirent comme toujours déterminés,

Comme toujours se battre pour l’honneur...

Les coquelicots rouges sur le Monte Cassino

Au lieu de la rosée ont bu le sang polonais...

La vendeuse était polonaise, une grande fille sèche à lunettes étirées en pointes sur les côtés. Elle vendit un petit livre à Karola qui refusa que je le paie.

– En Suisse, vous n’avez pas de cimetières militaires ?

– Non.

Elle le savait, elle provoquait. Je ne sus pas quoi ajouter, comme lorsqu’elle m’avait demandé si je me préoccupais de mon argent.

– Vous avez eu de la chance.

Nos livres d’école ne parlent pas de chance. Mais d’habileté politique, de détermination à se défendre. Je fuis vite le sujet.

– C’est quoi, ce bouquin ?

Il s’agissait de la biographie d’un héros : le général Wladyslaw Anders, commandant du 2e corps de l’armée polonaise, vainqueur de Monte Cassino. Je découvris plus tard son extraordinaire trajectoire.

Né dans une partie de la Pologne alors russe, il combat dans l’armée du tsar pendant la Première Guerre mondiale, fait ses écoles d’officiers à Saint-Pétersbourg, devient chef d’état-major dans la Pologne recomposée en 1919. Et, en 1920, il participe à la guerre russo-polonaise. Lorsqu’éclate le conflit suivant, en 1939, il est fait prisonnier par les Soviétiques, qui l’envoient en prison à Moscou, à la Loubianka. Libéré en 1941, lorsque l’Allemagne attaque l’URSS, il intègre les forces polonaises réunies au sein de l’armée soviétique.

Staline se méfiait de ce corps polonais. Environ cinquante mille hommes qu’il envoie en Iran, puis en Irak et en Palestine. Expédition accompagnée d’autant de civils, prisonniers polonais, femmes, enfants, sortis des camps soviétiques.

Cette unité passe sous commandement britannique, puis elle est envoyée au combat en Italie où elle perd des milliers d’hommes et gagne des titres de gloire. Le général ne savoure pas longtemps sa victoire : l’accord de Yalta, qui replace sa patrie sous l’emprise soviétique, l’irrite. Installé à Londres, il ose critiquer Churchill. Il tombe en disgrâce. Les autorités communistes lui re-tirent la nationalité polonaise. Il reste en Grande-Bretagne jusqu’à sa mort, en 1970. Son corps repose auprès de ses soldats dans le cimetière de Monte Cassino.

Karola parut peu touchée par tant d’héroïsme. Elle mordait dans un sandwich mou dont débordait le gras gris du jambon. Sans un regard vers la bâtisse qui domine la colline, au-dessus des tombes.

– Nous voulons vraiment monter là-haut ?

L’abbaye rasée dans la bataille a été reconstruite à l’identique. Un ensemble de bâtiments, avec l’église, le musée, une cour bordée d’arcades et vue sur la mer. Tout y est. Le décor baroque, les angelots couverts d’or, Marie partout.

Un professeur allemand guide sa classe. Nous l’entendons dire qu’une partie de ces objets précieux sont les originaux. Ils auraient été mis à l’abri, soigneusement emballés dans les souterrains, par un général cultivé avant l’assaut des Alliés.

Le détail intrigua peu Karola qui voulait manifestement quitter ces lieux.

Le soir tombait, la mer prenait des couleurs aussitôt figées dans les petits appareils des touristes. Dans le bus du retour vers Naples, ma compagne d’un jour s’assit derrière moi, à côté de la vendeuse polonaise qui, elle aussi, ne paraissait pas mécontente de prendre la route. Sa saison était finie. Elles s’engagèrent dans une longue discussion. Je ne saisis qu’un mot : Rimini.

Quand je pus enfin m’immiscer, je demandai : « Pourquoi Rimini ? » Karola m’expliqua. La division ukrainienne SS-Galicie fut internée à Rimini sur ordre britannique et sous contrôle des troupes polonaises. Ces hommes ne furent pas maltraités. Le général Anders avait donné des consignes en ce sens avec cet argument : beaucoup de ces gens sont à moitié polonais.

Arrivés près de la gare ferroviaire, Karola voulait partir tôt le lendemain vers Milan. Nous avons, comme il se doit, mangé une pizza napolitaine en glosant sur l’origine de ce plat universel.

– Tu sais ce que m’a aussi dit la vendeuse ? Il y a des sujets dont on ne parle pas dans les visites guidées. Les soldats vainqueurs de Monte Cassino se sont comportés comme des salauds. Ils ont violé des milliers d’Italiennes. Les Polonais, je ne sais pas, sans doute aussi, mais les Marocains étaient déchaînés et les GI’s pas en reste. Il paraît qu’il y a même un roman sur le sujet. Attends, j’ai noté sur mon iPhone. La Ciocciara, de Moravia. Il faut que je le trouve.

Le restaurant faisait aussi pension. Nous étions fatigués. Etonnés aussi du tour que prenait le voyage. Ni elle ni moi n’avions ainsi erré à l’improviste, sans guide imprimé sous le bras, accompagnés par ces petites machines qui prétendent remplacer les bibliothèques.

– Je prends une ou deux chambres ?

– Une suffira.

L’orage avait éclaté. L’hôtel était si minable que j’étais tenté d’aller en chercher un autre. Mais des rafales de pluie avaient vidé la rue, il était tard, nos bagages et nos têtes lourds.

Sa langue, en touchant enfin la mienne, me fit l’impression d’être toute fine et fraîche. Karola voulut se déshabiller et se coucher dans le noir. L’odeur de moisi me gênait mais, quand j’entrouvris la fenêtre, la bour-rasque effraya ma compagne d’un soir qui se couvrit du drap peut-être pas très propre.

Son corps, allongé contre le mien, était froid. Je promenais mes mains chaudes sur elle. Puis elle posa sa tête sur ma poitrine, comme si elle allait s’endormir ainsi. Mais soudain, elle se mit à me mordiller le bout des seins, les serrant délicatement des dents et les calmant avec sa bouche mouillée, ce que je trouvai agréable. Dans le creux de la main, je tenais tout entière chacune de ses petites pommes.

Je sursautai quand elle me demanda, tout doucement :

– Tu crois que je devrais les faire grossir un peu ?

– Ne fais pas ça ! Ils me plaisent ainsi.

Elle saisit alors sur la table de chevet le bout de plastique préparé avant d’éteindre et le plaça sur mon sexe avec douceur, compétence et autorité.