Avec le soutien du Service des Affaires culturelles du Canton de Vaud.
Si, par une nuit étoilée, un minuscule insecte se glissait dans votre oreille et vous murmurait « Ami de ce monde, je suis venu vous annoncer que les faits historiques n’existent pas », est-ce que cela changerait quoi que ce soit dans votre vie ? Si cet insecte prenait son temps pour vous expliquer ce qu’il veut dire par là, l’écouteriez-vous ? Seriez-vous curieux d’en découvrir le sens ? Iriez-vous jusqu’à donner à l’insecte le pouvoir de métamorphoser toute votre conception de l’« histoire » ? Laisseriez-vous l’insecte gratter votre tympan de ses petites pattes jusqu’à ce que vous compreniez la signification de ses paroles ? La plupart des gens ne comprendraient pas, mais pour les autres prêts à tendre l’oreille, voici l’histoire de Jésus et Marie-Madeleine.
Tout ce que l’on a écrit sur Marie-Madeleine est faux. Tout ce que l’on a écrit sur Jésus est faux. Est faux également ce que l’on a écrit sur l’histoire, car elle ne peut être conçue comme une pelote de laine qu’il suffirait de défaire pour en extraire le fil droit comme un pic, que l’on pourrait toucher, voir et comprendre. Chaque moment est d’une complexité infinie et toute chose est liée à toute autre. Combien de moments contient l’histoire ? Combien d’Etre chaque moment comporte-t-il ? Nous ne possédons ni assez de temps ni assez de mots pour décrire ne serait-ce qu’une petite parcelle de l’histoire. Lorsque quelqu’un s’y risque, c’est comme s’il tentait de faire entrer l’univers dans un petit bocal en verre. Toute personne qui en a la prétention est un charlatan, si bienveillant soit-il.
La vie de l’homme qu’on nomme « Jésus » est en cela emblématique. Que sait-on véritablement de Jésus ? Il serait le fils de Dieu. Que sait-on de Dieu ? Il serait né d’une vierge. Et nul ne peut savoir si cela est vrai. La vie sexuelle de sa mère reste un mystère. Qui que ce soit peut affirmer que sa mère était vierge. C’est le cas d’une de mes cousines qui tomba enceinte et dont les fervents chrétiens de parents déclarèrent qu’elle n’avait jamais eu de relation sexuelle : un spermatozoïde errant se serait faufilé dans son vagin. Est-ce cela la « vérité » ?
Vous et moi sommes en ce moment en vie. Mais y a-t-il une seule personne qui nous connaisse véritablement ? Existe-t-il une seule personne qui sache comment fonctionnent les interactions entre les millions d’atomes et de cellules dont nous sommes « composés » ? Bien évidemment que non. Et nos cœurs et nos esprits ? Même les personnes qui vivent avec nous ignorent ce qui se trame dans les profondeurs de notre âme. Le monde est un secret gargantuesque. Jésus a vécu il y a deux mille ans. Pensez à la façon dont sa vie a été travestie par des millions d’interprétations qui ne reflètent en rien la vérité. Nul ne saura jamais la vérité. Les gens se servent simplement des autres pour s’approcher au plus près de leur propre version de la réalité. Les gens se servent de l’« histoire » pour cadrer avec leur version de ce que représente la vie. Mais il n’y a pas d’histoire qu’on puisse connaître, et la vie n’entrera jamais dans le cadre d’un petit bocal en verre.
Le récit que je choisis de faire de l’histoire d’amour entre Jésus et Marie-Madeleine n’est le fruit que de ma seule imagination. Et je n’attends de personne qu’il me suive. Je ne veux aucun disciple. Je ne souhaite nullement initier une religion nouvelle ou en détruire une ancienne. Bien plus de mensonges ont été proférés sur Jésus qu’au sujet de quiconque ayant marché sur cette terre. Des centaines d’interprétations existent sur sa vie. La plupart des gens adhèrent à la version qui confirme leur manière de voir la vie et la vérité. Je ne crois pas au christianisme, mais parfois je crois en Jésus. Selon Nietzsche, « au fond, il n’y a jamais eu qu’un seul chrétien, et celui-là est mort sur la Croix. »
Le voici…
Mises à part quelques copies de l’Ancien Testament sur parchemin, aucun livre n’existe. Ni aucun journal, aucune télévision, aucune radio, aucun magazine, iPad/Pod et téléphone. Les ordinateurs, les appareils photos, les voitures, les trains, les avions, les bicyclettes, les ampoules électriques seront inventés dans quelque deux mille ans. Il n’existe aucun vaccin contre les maladies et les médecins n’ont absolument aucune idée de ce qui se passe sous la peau. Nul n’a jamais entendu parlé d’arme à feu ou de bombe. Toutes les guerres se mènent en face à face. On ignore que les bébés sont conçus lorsqu’un spermatozoïde pénètre un ovule. La majorité des hommes meurent avant l’âge de quarante ans, et les femmes avant trente ans. La terre est plate et à peine plus grande que le Liechtenstein. Peu de personnes se sont risquées à aller plus loin qu’à quelques kilomètres de leur lieu de naissance. Nul n’a entendu parlé d’atome ou de cellule. Leibniz ne naîtra que dans dix-sept siècles. Le mot « gravité » ne fait aucun sens. Les aiguilles pointues pour coudre les vêtements n’existent pas. Une paire de souliers a une grande valeur. On prend son bain dans une rivière ou dans un lac. Seul le soleil réchauffe l’eau. Le papier toilette n’existe pas. Il n’existe par ailleurs pas de toilettes. Nul n’a jamais entendu parlé d’un pape, d’un catholique, d’une croisade, d’un musulman, d’un mormon, d’un chrétien, d’une évolution ou d’un big-bang. Les olives constituent la denrée alimentaire de base. On naît dans des crèches. Il ne viendrait à l’idée de personne de qualifier de « sainte »la région autour de Jérusalem.
Grand nombre d’événements se produisent ailleurs sur la planète, mais personne à Jérusalem et dans ses alentours n’en sait rien. Les habitants des autres régions de la planète ignorent tout de Jérusalem.
Ainsi était la vie, à l’époque. Dans quelques milliers d’années, la nôtre lui ressemblera.
N’est-il pas remarquable de constater que plus les mythes et les traditions se perdent dans le passé, plus les personnes y croient. Juste après la mort de Jésus, nul ne pouvait croire qu’il était le fils de Dieu ou un thaumaturge. Encore moins qu’il était mort pour sauver le monde de ses péchés. La plupart des gens ignoraient d’ailleurs ce qu’était le péché. Ils essayaient simplement de survivre. Bien entendu il y avait la tradition juive et l’Ancien Testament. Mais les Romains détenaient le gros du pouvoir. C’est eux qui maniaient le bâton et la carotte. Et c’est lorsqu’ils commencèrent progressivement à s’auto-détruire et à perdre de leur pouvoir que le christianisme a commencé son histoire. Mais au moment de la mort de Jésus, il n’avait pas encore pris racine.
Oubliez les sages et la vierge. Jésus vint au monde comme n’importe quel autre enfant, sur un lit de paille. Sa mère était nerveuse, mais pleine d’amour. Son père, d’un caractère plutôt agréable, était éclopé et enclin à la paresse. L’enfance de Jésus se déroula normalement : ni jambe cassée ni bras cassé, du pain et des olives en abondance, des histoires sur Adam et Eve et les Dix Commandements. Il se fit remarquer par son esprit curieux et sa tendance à remettre tout en question. Il ne cessait de poser des questions. Lorsqu’on lui affirmait que Moïse était parvenu à diviser les eaux de la Mer Rouge, il doutait de la véracité de l’événement. Lorsqu’on lui affirmait que Dieu avait créé le monde en six jours, avant de se reposer le septième, il rétorquait qu’on n’en avait aucune preuve : si Dieu était tout-puissant, pourquoi aurait-Il besoin de se reposer ? Et pourquoi après six jours ? Pourquoi ne se servait-Il pas d’esclaves pour effectuer le travail à sa place, comme en avaient l’habitude les Romains ? Des Romains qui se servaient d’autres histoires et d’autres dieux pour expliquer l’origine du monde. Lorsqu’il atteignit l’âge de seize ans, il n’était pas en capacité de distinguer le vrai du faux. Il ne faisait que contempler le monde et observer la vie qui défilait devant ses yeux : le ciel bleu, le soleil, les collines, les chemins, les gens, la lune, les chèvres, les chats, les chiens, les étoiles, les insectes, les arbres, les fleurs, l’herbe, la pluie, les nuages, la souffrance, la douleur, le rire, la naissance, la mort, le bonheur, la tristesse. Lorsqu’une créature mourait, elle ne donnait nullement l’impression de s’en aller ailleurs.
Qu’était donc le ciel ? Qu’était donc cette vaste étendue de bleu, de gris et de noir suspendue au-dessus de sa tête ? Que contenait-elle ? Qu’était-ce qui, la nuit, scintillait dans le ciel ? Il se promenait souvent. Il cherchait le pourquoi du comment, sans trouver de réponse. La lune variait en taille, de nuit en nuit. Y avait-il deux lunes ? Ou même trois ? Ou quatre ? Parfois elle prenait la forme d’un demi-cercle, d’autre fois juste d’une faucille. Il en perdait la tête. On lui disait qu’il ne valait pas la peine de se creuser la tête. Que Dieu l’avait créée. Mais Jésus doutait de Dieu, de tous les Dieux. Ceux des Romains étaient innombrables. Quelle étendue pouvait bien avoir tout cela ? Existait-il une limite ?
A l’âge de dix-sept ans, il se mit à s’observer, alors qu’il était en pleines pensées. Est-ce que la pensée provient de l’œil, de la tête, des oreilles, du cœur, de l’entrejambe ? Peut-être jaillit-elle de toutes les parties du corps. Peut-être est-ce Dieu qui en est le créateur. Ou peut-être bien que la pensée créa Dieu. Est-ce que les animaux pensent ? Quoi qu’il en soit, bien des pensées sortaient de la bouche des gens. Et Jésus écoutait ce qu’ils avaient à dire. La plupart de leurs propos tournaient autour de leurs propres personnes. Ce qui paraissait somme toute assez logique.
Jésus était l’ami de tous – des Pharisiens, des Romains, des esclaves, des vieux, des jeunes, des hommes, des femmes, des enfants, des animaux. Il aimait se promener et contempler le monde. Chacun avait alors une histoire à raconter. Et il était de bonne écoute. Mais son monde était petit : les histoires se chevauchaient et s’entrecroisaient. Les mêmes propos, les mêmes personnes ne cessaient d’arriver à lui, encore et encore.
Sa mère et son père étaient tous deux morts avant ses onze ans. Sa mère fut la première à partir, à l’âge de vingt-neuf ans, après avoir donné la vie à une fille, sa demi-sœur. Son père, bien plus âgé que sa mère, avait déjà eu deux autres enfants avant que Jésus ne naisse. Il mourut vieux, à l’âge de cinquante-sept ans.
A l’époque, les enfants n’étaient pas choyés comme aujourd’hui. Ils devaient se débrouiller seuls très tôt. Ceci me rappelle ce que j’ai lu l’autre jour dans un livre d’histoire. Saviez-vous qu’au treizième siècle eut lieu ce qu’on nomme la « Croisade des enfants ». Trente mille enfants, âgés entre six et douze ans, traversèrent ce qui est aujourd’hui la France pour atteindre Jérusalem. Lorsqu’ils arrivèrent à Marseille, ils furent placés dans des navires. Deux de ces bateaux sombrèrent et tout le monde mourut. Les autres navires mirent le cap sur l’Afrique du Nord où on vendit les enfants comme esclaves.
Marie a dix-sept ans, douze ans de moins que Jésus. Ses yeux sont pareils à de petits océans turquoise, des yeux qui observent, à peu de choses près, le même monde que Jésus (les yeux de Jésus n’ont pas vu un oncle et un soldat romain la violer.) Les hommes s’enflamment à son passage, ils tentent de voir au travers de ses vêtements en haillons. Depuis ses sept ans, elle s’est débrouillée seule, dormant et se nourrissant comme elle pouvait. Elle se comportait alors tel un animal sauvage qui avance à tâtons et ne pense qu’à survivre. Mais à présent qu’elle s’est mise à réfléchir et à aimer Jésus, elle se demande ce qui meut les esprits et les cœurs, en particulier le sien, puis finit par se demander ce qui fait vibrer toute chose – la lune, le soleil, les poissons, les serpents, les doigts, les pieds, les nuages, les Romains, l’oncle, l’âne, les arbres…
Au fil des années, leurs chemins se sont croisés de nombreuses fois, mais ni elle ni Jésus n’ont osé ou n’ont voulu s’arrêter. Pourtant ce jour-là, leurs regards se sont trouvés. Et qu’importe pourquoi ! Sachant qu’elle s’appelle Marie, comme sa propre mère, il décide de s’avancer vers elle, et lui dit, en inclinant légèrement la tête : « Marie, j’ai terminé mes tâches du jour. Voudrais-tu venir te promener avec moi ? »
Ils quittent le village, gravissent une colline et se retrouvent en un lieu où ils surplombent l’horizon. Le soir est tout juste tombé, le soleil se couche derrière eux. Lorsqu’elle parle, il se remémore des arbres bercés par le vent…
– Je sais deux ou trois choses te concernant. Ton père s’appelait Joseph.
– Oui, il est mort.
– Tu sembles avoir beaucoup d’amis. Chaque fois que je te vois, tu es entouré de gens.
– Je suis gentil avec les gens. Il n’y a aucune raison de mal les traiter.
– Même les Romains ?
– Les Romains n’ont pas demandé à être Romains. Ils ne font que leur travail.
– Si seulement ils le faisaient ailleurs.
– Il y aura toujours quelqu’un qui détient le pouvoir et exerce le contrôle. L’important est de garder le contrôle sur soi-même.
– Quand on est violée, on perd le contrôle sur soi.
– Ils ne devraient pas te violer, mais « ne devraient pas » n’a pas vraiment de sens en soi.
– Ce sont des porcs.
– Les hommes sont des animaux.
– Pire.
– Pas toujours.
– En effet.
– Est-ce qu’ils t’ont violée ?
– Une fois. Un soldat m’a suivie là où je dormais. Je me suis réveillée au milieu de la nuit et il était allongé à côté de moi. Je l’ai senti avant même de le voir. Il m’a dit que si je ne faisais pas de bruit, tout se passerait bien. Je hais les Romains. J’ai de la chance que ça ne me soit arrivé qu’une seule fois avec eux.
– Est-ce arrivé avec d’autres hommes ?
– Mon oncle. Ce n’était pas vraiment mon oncle, plutôt mon demi-frère. Je l’appelle « oncle » car il a quinze ans de plus que moi. Au fait, c’est également ton frère.
– Que veux-tu dire par là ?
– C’est ton demi-frère, le fils de ton père.
– Comment sais-tu cela ?
– Ma mère m’a dit que Joseph a engendré David, puis qu’il l’a quittée. Elle était jeune. Plus jeune que moi en ce moment.
– Quel âge as-tu ?
– Dix-sept ans.
– Je connais ce David. Mon père ne m’a jamais dit qu’il était mon frère. Et David, est-ce qu’il t’a violée ?
– Il a abusé de moi. J’avais quinze ans, le même âge que ma mère quand elle a eu l’enfant de Joseph.
– Mais toi, tu n’as pas eu d’enfant ?
– Non.
– Et avec le soldat romain, tu n’as pas eu d’enfant ?
– Non.
– Donc, tu n’es pas une prostituée ? On m’a dit que parfois tu vendais ton corps.
– Toutes les femmes sont des prostituées. Toutes les femmes qui font l’amour alors qu’elles ne le veulent pas sont des prostituées. Si elles ne le font pas pour de l’argent, elles le font pour une maison, la sécurité, la famille, la nourriture… Cela revient au même.
– Et toi ?
– J’ai vendu mon corps pour de l’argent quand j’avais faim.
– Je ne m’imagine pas coucher avec une femme qui ne souhaite pas faire l’amour avec moi.
– Quelle chance ! Tu dois avoir des femmes qui te désirent.
En prononçant ces mots, elle détourna son regard et contempla le désert.
– Pas depuis quelque temps. Je ne comprends pas les gens qui font des choses contre la volonté des autres.
– Les volontés se heurtent souvent. La plupart des hommes agissent avant de penser.
– Les imbéciles n’ont aucune idée de ce qu’ils font.
– Pourquoi donc crois-tu que Dieu laisse faire le mal ?
– Ce qui est mal pour l’un est bien pour l’autre.
– Pourquoi Dieu permettrait-Il aux hommes de s’entretuer ?
– Eh bien, s’Il existait vraiment, Il ne le permettrait pas, je pense.
– Tu ne crois pas qu’Il existe ?
– Je n’en sais rien. Mais s’Il existe et qu’Il laisse des gens te violer, eh bien, c’est un Dieu étrange.
– Le Dieu des Juifs est bien étrange. Il détruit beaucoup de choses. Il se met en colère et nous foudroie.
– C’est bien pour cela que je ne fais que semblant d’être juif. Je ne crois en rien de tout cela.
– Tu ne crois pas au paradis et à l’enfer ?
– Je ne peux pas croire que Dieu punisse les gens. Et cette idée d’enfer est tellement barbare. Les Juifs essaient simplement d’effrayer les gens pour les contraindre à suivre leurs lois. Quel intérêt aurait Dieu de nous faire peur ? Je ne peux m’imaginer qu’un Dieu qui aide les gens. Comme une mère ou un bon père.
– Peut-être Dieu n’est-Il pas bon. Les Romains ont une multitude de Dieux dont certains sont cruels.
– Oui, je sais.
– Penses-tu qu’il n’existe qu’un seul Dieu ou plusieurs Dieux ?
– Je n’en ai aucune idée. Comment peut-on savoir ?
– Pourquoi alors les gens prétendent le savoir ?
– Parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Ils ont l’esprit petit. As-tu soif ? Il y a un ruisseau près d’ici.
– Oui, j’ai soif.
– Allons-y, donc.
Au moment où ils se levèrent, il lui prit la main.
Marie et Jésus se virent à nouveau le lendemain. C’était le jour du sabbat. Vendredi ? Samedi ? Dimanche ? Qu’est-ce que cela change ? L’univers ignore quel jour il est. Personne ne sait quand la terre commença à tourner. Mais nous aimons bien croire que nous le savons.
Si vous voulez comprendre quoi que ce soit à ce livre, il vous faut écarter toutes les idées préconçues au sujet de Jésus avec votre regard du vingtième ou du vingt-et-unième siècle. La plupart des gens en Occident se forgent leur idée de « Jésus » sur la base de ce qu’ils observent (ou ont observé) dans leur église et lors de deux célébrations majeures : Noël et Pâques. Laissons de côté Pâques pour le moment et réfléchissons à la façon dont nous nous imaginons Jésus, à partir de notre célébration de sa naissance, que l’on fête chaque année le 25 décembre.
D’abord, nous voyons la Vierge Marie ; à ses côtés un mari charmant et calme, Joseph, et le petit Jésus bien au chaud dans les bras de Marie, le tout dans une grange à façade ouverte, habituellement appelée « la crèche ». Tout le monde est heureux et bien portant. Jésus ne pleure jamais et Marie a l’air de sortir d’un bain chaud et d’être nouvellement vêtue. Il n’y a pas de médecin à l’horizon mais trois sages (pourquoi sont-ils sages ? – qu’ont-ils dit de si sage ? – nous n’en savons bien évidemment rien) qui apportent de merveilleux cadeaux. Au-dessus de cette bienheureuse crèche brille l’étoile céleste, jetant de la lumière divine sur toute la scène. Voilà comment nous percevons la naissance de Jésus. Ce à quoi nous ajoutons le sapin de Noël dans le salon, paré de bougies, de boules scintillantes et de guirlandes. Maintenant, mettons sous le sapin les cadeaux achetés et emballés avec beaucoup de soin et d’amour. Là-dessus, ajoutons le meilleur repas de l’année préparé par la maîtresse de maison tout au long de la journée. Et pour finir, allumons la chaîne stéréo et écoutons les morceaux de musique les plus relaxants jamais chantés par les grandes voix de la chanson telles que Bing Crosby, Mahalia Jackson, Johnny Mathis, Barbara Hendricks, Placido Domingo, ou encore le Mormon Tabernacle Choir… Voici Noël – Cette fabuleuse idée restera gravée dans votre mémoire pour le restant de vos jours. .
Vous ne serez jamais en mesure de dissocier la fête de Noël de l’idée que vous vous faites de Jésus. Mais cette idée n’a absolument aucun rapport avec la naissance et la vie de Jésus. Il s’agit tout bonnement d’un mythe. Personne ne suggère que les mythes sont mauvais. Au contraire, ils sont probablement la chose dont les sociétés humaines ont le plus besoin. Il reste qu’ils n’ont rien à faire avec la vérité et avec ce qui s’est effectivement passé dans le monde.
Jésus naquit probablement dans les douleurs de sa mère. Aucune étoile particulière ne brillait au-dessus de la grange. Aucun sage n’accourut sur son chameau à la lueur de la lune. (Et si Jésus était né à dix heures du matin ?) Joseph était peut-être loin de là.
Personne ne connaîtra jamais les circonstances de la naissance de Jésus. Mais il est plus que certain qu’elles ne ressemblent en rien à la féerie de nos célébrations de Noël.
Considérons maintenant le « Jésus » dont on nous parle dans nos églises soi-disant « chrétiennes ». Pensez aux tableaux, aux fresques et autres images qui arborent les murs. Jésus est constamment représenté avec une barbe soignée et de longs cheveux soyeux et propres. Du temps de Jésus, chaque homme portait probablement une barbe, et personne n’avait des cheveux propres. Ensuite, les histoires sur Jésus, les miracles, la marche sur les eaux, la multiplication des pains, les guérisons de lépreux et de personnes en d’autres piteux états. Rien de tout cela n’est plus véridique que les mythes de sa naissance. Il nous faut faire table rase de toutes ces idées préconçues et repartir de zéro.
Qui était Jésus ? A quoi ressemblait le monde il y a deux mille ans ? Nous n’en saurons jamais rien, mais faisons un effort d’imagination pour nous en approcher. Rappelez-vous que le monde de Jésus était petit, comme Rhode Island, et plat. Personne n’était au courant de ce qui se passait ailleurs sur la planète. Un peu comme nous aujourd’hui. Nous ne savons pas ce qui se passe dans le reste de l’univers. L’univers de Jésus se limitait à Nazareth, Jérusalem, la Galilée, Bethlehem, le ciel au-dessus de sa tête, et rien d’autre. Personne n’avait la moindre idée d’où tout ceci venait. Personne, dans le monde de Jésus, ne s’était rendu en Afrique, en Amérique, en Chine, ou même en Turquie, en Grèce ou encore en Europe. Pas même en Syrie, en Egypte ou en Iraq. Notre univers à nous s’étend à la Terre, Mars, Jupiter, la Voie lactée, 13’000’000’000 d’années d’évolution, aux trous noirs, et à quelques galaxies en plus. Personne ne sait vraiment ce qu’il y a là-dehors – au loin – et depuis combien de temps cela existe. Dans deux mille ans – le même lapse de temps qui nous sépare de l’existence de Jésus – les humains auront une perception de la vie et de l’univers totalement différente de la nôtre.
Tout est question de perspective. Nous avons la nôtre. Jésus avait la sienne. Revenons à la sienne…
Jésus et Marie se retrouvèrent à nouveau dans l’oliveraie située sur la colline surplombant Nazareth. Bien que ce fût le jour du sabbat, ni l’un ni l’autre ne se rendit avant ou après leur rendez-vous à la synagogue. Jésus ne croyait pas avoir besoin d’un rabbin pour lui dire ce qui était bon ou mauvais, juste ou injuste, vrai ou faux. Selon lui, les rabbins n’en savaient guère plus que lui sur quoi que ce soit. Ils avaient leurs opinions, lui avait les siennes. En outre, il n’aimait pas les foules. Il ne voulait pas qu’autrui parle ou agisse en son nom, et encore moins la foule. Il avait plusieurs fois observé comment les rassemblements se muaient en populace violente et décérébrée. Il ne faut pas oublier que Jésus était un sceptique et un penseur. Il était alors âgé de vingt-neuf ans. Il avait largement eu le temps de s’interroger, de flâner, de s’émerveiller, et de penser à son monde.
Alors qu’ils étaient assis sous l’olivier dans l’herbe brûlée par le soleil, il se rendit compte de la beauté de Marie-Madeleine. Elle avait dix-sept ans. Bien qu’elle eût été violée à deux reprises (en réalité bien plus souvent si l’on considère toutes les fois où elle avait laissé les hommes abuser d’elle afin d’obtenir de quoi se nourrir), son visage ne laissait transparaître aucune marque de misère ou de souffrance. De temps à autre seulement, Jésus pouvait distinguer une ride verticale au-dessus de son nez qui révélait un soupçon d’inquiétude ou de désarroi. Elle a la peau douce comme un pétale de rose, se disait-il. Lorsqu’elle parlait, elle avait l’habitude d’humecter ses lèvres entre les phrases. Tout ce qu’il voulait, c’était l’embrasser, mais il ne le fit pas, car il ne voulait pas ressembler aux autres hommes qui s’étaient jetés sur elle à cause de sa beauté. Il pouvait attendre éternellement, car il l’aimait.
– Où est ta mère ?
– Je l’ignore. Elle s’en est allée avec un homme, mais j’étais trop jeune pour pouvoir m’en souvenir. Je ne sais pas si cet homme l’a emmenée de force ou non. Elle m’a laissée avec sa sœur. Sa sœur est morte quand j’avais neuf ou dix ans. Je ne sais plus très bien. On m’a abandonnée à mon propre sort. Pendant des années, j’étais comme un chien errant, qui essaie de trouver de la nourriture et un abri pour dormir. J’ai souvent dormi à côté de ce rocher là-bas (avec son charmant long doigt fin elle pointe un bloc de pierre à sa gauche).
– J’ai eu de la chance. Quand ma mère est morte, j’avais encore mon père qui a fini par me donner du travail. Il était plutôt paresseux et a donc été heureux quand j’ai été assez âgé pour faire des choses pour lui.
– Que faisait-il comme travail ?
– Il fabriquait des tables, des chaises et des armoires. Il me semble avoir commencé à travailler quand j’avais onze ans. Je travaille encore parfois quand j’ai besoin d’argent pour manger. Je dors dans la même maison où j’ai toujours dormi. Ce n’est qu’une chambre, mais le toit est assez solide et la pluie ne s’infiltre jamais. Tu dois venir la voir un jour.
– Je voudrais bien. As-tu des enfants ? Vis-tu seul ?
– Je n’ai pas d’enfants, pour autant que je sache. Parfois, il y a des voyageurs qui séjournent chez moi, mais jamais pour longtemps. Et toi Marie, as-tu des enfants ?
– J’étais enceinte une fois, je crois. J’avais des nausées le matin pendant plusieurs semaines. Puis quelque chose m’est arrivé. Je me suis mise à beaucoup saigner et ensuite ce qui était en moi a disparu.
– Tu as dit que tu étais « comme un chien errant ».
– Oui, c’est bien cela.
– Ce qui me fascine, ce sont les différences – ou l’absence de différences – entre les hommes et les animaux. Quelles sont les qualités qu’ont les hommes et que n’ont pas les animaux ? Et quelles sont les qualités qu’ont les animaux et que n’ont pas les hommes ? Quelles sont nos ressemblances et quelles sont nos différences ?
– Cela dépend de quel homme et de quel animal on parle. J’ai connu des hommes qui agissent comme des animaux et j’ai vu des animaux agir comme des hommes. Les hommes et les animaux peuvent être doux. Les hommes et les animaux peuvent être cruels et violents.
– Je suis fasciné par les oiseaux. Aucun homme ne peut voler. Aucun homme ne peut passer d’arbre en arbre sans mettre pied à terre.
– Penses-tu que Dieu a créé les animaux pour l’homme ?
– Qui te dit que Dieu a créé les animaux ? Et si les animaux avaient créé Dieu ? Et si aucun des deux n’avait été créé ? Je n’en ai aucune idée.
– Tous les rabbins affirment que Dieu a créé les plantes et les arbres, puis les animaux et ensuite l’homme.
– Qu’en savent les rabbins ?
– Je ne sais pas.
– Et qu’est-ce donc ce Dieu dont ils parlent ? Ils parlent de Dieu comme s’il était leur meilleur ami. Comme s’ils savaient à quoi Il ressemble et comment Il agit. Peut-être Dieu ne ressemble-t-il en rien à celui qu’ils nous décrivent. Peut-être Dieu n’existe-t-il pas. Ils ne l’ont jamais vu, ce Dieu. Peut-être leur Dieu a-t-il un Dieu au-dessus de lui. Peut-être que ce sont les oiseaux qui sont les vrais dieux. Marie, tu sais, pour moi tout cela est un grand mystère, plus grand qu’aucun esprit ne pourrait l’imaginer.
Marie prend la main de Jésus et la presse contre sa poitrine.
– Je n’ai jamais entendu personne parler de cette façon, Jésus.
– Et moi je n’ai jamais eu quelqu’un qui m’écoute de la façon dont tu m’écoutes, Marie. Peu de gens veulent m’écouter.
– Je vais t’écouter. – Et je vais t’écouter, dit Jésus.
Marie et Jésus firent chacun un détour après s’être séparés. Jésus avait apporté une miche de pain et quelques olives, et ils avaient bu du vin. Tous deux avaient fini de manger pour la journée. Il restait environ une heure avant le coucher du soleil. Avant de s’allonger pour la nuit, chacun voulait être seul avec la pensée de l’autre. Lorsqu’un être se remplit d’amour, le reste du monde peut devenir une immense cacophonie.
Marie vivait avec une femme qui avait quatre enfants – toutes des filles de six à douze ans – et un homme mourant. La femme avait dit que cet homme était son père. Elle avait aussi dit que plusieurs années auparavant, son mari avait été battu par les Romains pour avoir refusé de leur remettre l’âne familial. Les soldats avaient emmené le mari mais « par miracle » laissé l’âne. Au cours des six derniers mois, Marie avait dormi dans le lit du défunt mari. Chaque matin, à l’exception du jour du sabbat, Marie nourrissait et lavait le vieillard tandis que la femme et ses filles allaient au marché pour vendre les légumes qui poussaient derrière la maison. L’âne transportait la marchandise.
Alors qu’elle marchait sur le chemin en bordure de la ville, Marie était tellement absorbée par ses pensées au sujet de l’homme avec qui elle avait passé l’après-midi qu’elle ne regarda pas même un instant derrière elle pour savoir si elle était suivie. Trois pensées se bousculaient dans son esprit. Premièrement : « Est-il possible qu’il n’y ait pas de Dieu créateur et dirigeant ce monde ? » Deuxièmement : « S’il n’y a pas de Dieu dans les cieux, faut-il que je trouve un Dieu sur terre ? » Troisièmement : « Jésus n’est pas comme les autres hommes. Il pourrait être mon Dieu sur terre et je pourrais être sa Déesse… aussi longtemps que nous vivrons. »
Fort heureusement, personne ne la suivait. Elle arriva chez elle au moment où la nuit tomba sur Nazareth. La femme était inquiète à son sujet. Les filles dormaient déjà dans un coin de la hutte.
– Marie, je me suis fait du souci pour toi.
– Tout va très bien. J’ai passé un après-midi merveilleux.
– As-tu eu assez à manger ?
– Oui, merci. Mais je prendrais volontiers un peu d’eau. J’ai beaucoup marché.
– Bien sûr. Nous en avons assez pour cette nuit et demain matin.
– J’ai passé ma journée avec cet homme appelé Jésus. Le connais-tu ?
– Oui, je sais qui il est. Je l’ai déjà vu au marché. Il est aimable mais très étrange. Parfois, il achète des légumes et les offre immédiatement aux pauvres.
– Nous avons passé l’après-midi à parler. Il dit des choses que je n’ai jamais entendu sortir de la bouche de qui que ce soit. Il ne croit pas au Dieu des Juifs. Il ne croit pas au paradis ni à l’enfer. Il pense que lorsqu’on meurt, c’est la fin. Il dit que la vie est un mystère, mais que cette vie est probablement tout ce que nous ayons.
– Comment peut-on ne pas croire en Dieu, au paradis ou à l’enfer ? Il est juif, non ?
– Il dit qu’il n’y a pas de raison de croire à ce que les rabbins nous disent.
– Mais alors qui devons-nous croire ? Les Romains… ?