pour mon fils Adrien
en souvenir de mes parents
Je m’appelle Joseph, et je veux quitter l’Arménie. Pourtant, je n’y habite pas ; au contraire, c’est l’Arménie qui m’habite, et son parfum m’entête, m’enivre, m’envahit.
Je m’appelle Joseph, et j’ai dix-huit ans. L’an dernier, j’ai perdu mon grand-père Aram. Avec lui, j’ai aussi perdu mes racines, le fil qui me reliait à un passé mystérieux et incomplet.
Je m’appelle Joseph, et, parfois, la nuit, je dis lentement à voix basse les syllabes de ce pays que je ne connais pas : Arménie. Maintenant, je veux tourner cette page, laisser au bord de la route la tragédie qui a chassé mes ancêtres de cette terre.
Je m’appelle Joseph, et je garde pour moi ce désir scandaleux, indicible : quitter l’Arménie où, pourtant, je ne suis jamais allé. L’Arménie, je veux l’abandonner, avant, peut-être, qu’elle ne m’abandonne et m’oublie.
Un trou d’air, et l’avion tangua. Annonce du capitaine : « Zone de turbulences. Attachez vos ceintures et redressez votre siège. » Répétition de l’annonce, sur un ton plus ferme cette fois. La femme assise à côté d’Arthur Simonian – une Indienne peut-être – semblait terrifiée. Elle secouait ses mains, les rapprochait, les écartait ; les articulations de ses doigts craquaient. Par moments, elle appuyait son visage contre le hublot, comme si elle espérait, à force de les scruter, obtenir du réconfort dans le coton des nuages. Ensuite, elle se pencha vers Arthur et prononça quelques mots indistincts. Il ne lui répondit pas ; il ne voulait pas engager une conversation et avait brandi devant lui l’écran protecteur du journal qu’il prétendait lire. Quand il comprit que son silence ne découragerait pas la passagère, il dit à voix basse : « Excusez-moi, je ne me sens pas bien. » Elle le regarda avec étonnement et se tut. Au soulagement d’Arthur, elle entreprit alors d’explorer la poche du fauteuil où attendaient, sagement pliés, des écouteurs de dimension réduite ; intriguée, elle les retourna dans tous les sens. Une hôtesse fut appelée à la rescousse, qui l’aida à choisir un canal musical. Vingt minutes plus tard, l’avion retrouva une trajectoire calme. L’anxiété de la femme parut diminuer ; ses traits se détendirent et elle ferma les yeux.
Un repas fut servi (le choix fade entre des pâtes et du poulet), mais Arthur n’y toucha pas. Au lieu de manger, il buvait de l’eau, dans l’espoir, vain, d’étancher l’inquiétude qui l’avait saisi dès le décollage de l’avion. Avec son père, Aram Simonian, malade depuis quelques mois, il avait commencé à correspondre de manière fréquente ; on aurait dit qu’il lui fallait rattraper de longues saisons où les banalités et les silences s’étaient succédé. Le rythme des messages, courts et factuels au début, s’étoffant ensuite, avait augmenté ; Arthur à New York où il enseignait le français dans une école privée ; Aram, fragile, courbé sur son bureau à Genève, la ville où son fils avait grandi et qu’il avait quittée plusieurs années auparavant.
Avant Noël, la santé du père se détériora. Arthur renonça à un voyage prévu de longue date dans les Caraïbes (la caricature publicitaire des vacances sous les tropiques) et décida de revenir dans une Europe qu’il ne reconnaissait plus tout à fait, à la manière de ces mélodies chantées autrefois et dont on conserve avec peine le seul refrain. Peu à peu, il s’était détaché de ses habitudes, des gens qu’il avait connus, des lieux où il aimait aller, du tissu formant, à l’époque, un quotidien si familier et si immuable. Au départ, quinze ans plus tôt, il n’avait pourtant pas eu l’intention d’émigrer pour de bon, mais, à un moment donné, il avait dû constater qu’une ligne, une frontière peut-être, séparait sa vie d’avant de sa vie à New York. Un dédoublement avait opéré : en Amérique, dans une autre langue, dans une autre culture, revêtu d’un autre habit, il avait traversé un miroir, franchi une césure et s’était transformé. Le jeune homme encore hésitant était devenu adulte. Cette nuit-là, à grande vitesse, l’avion le ramenait vers un passé lointain, éveillant des images qui, jusqu’à cet instant, dormaient dans sa mémoire.
Désordonnés, nostalgiques, les souvenirs affleuraient. Le dimanche matin, après le petit déjeuner, Aram entrait dans sa chambre et prononçait le début d’une question rituelle, si souvent posée qu’elle demeurait incomplète : « Arthur, tu aimerais… ? » C’était le signal que le garçon espérait : Aram invitait Arthur à l’accompagner à la bijouterie qu’il possédait au centre de la ville. Impatient, à l’affût, le fils était prêt avant même d’être appelé ; déjà, il avait enfilé son pantalon et choisi une chemise bleue, devenue un peu petite, mais qui plaisait à son père. Dans la rue, l’enfant s’efforçait de marcher à la vitesse d’Aram, allongeant le pas afin de rester toujours à sa hauteur. En hiver, Aram portait un chapeau (à une époque où les chapeaux avaient largement disparu des accessoires de la mode) et un manteau de cachemire beige ; il était le père le plus beau du monde, et le garçon, comblé, était la fierté incarnée. Pour accéder au magasin, il fallait franchir une porte discrète, barricadée soigneusement par un double code et par une traverse métallique. Quand le verrou cédait, Arthur arrivait dans la caverne d’Ali Baba. Pour lui, c’était un monde de féerie, habité par les princesses des contes et par les reines d’Orient. Les bagues et les montres jetaient des éclats qu’une lumière tamisée rendait plus vifs encore ; un collier de pierres précieuses, inaccessible et hautain derrière une vitrine close, semblait narguer les visiteurs. La magnificence avait effacé la modestie des débuts. De son parcours Aram ne parlait pas, et, à l’adolescence, Arthur avait appris avec surprise, et de manière incomplète, combien le chemin de l’exil qu’avaient suivi ses parents avait été long et rude, violent même. Une fois dans la bijouterie, Aram s’installait dans le petit bureau attenant à l’espace de vente ; il sortait des documents marqués de l’en-tête à son nom ; il vérifiait les comptes et préparait les commandes de la semaine. Un jour où, pour une réponse insolente (ou était-ce pour une dispute avec sa sœur ?), Arthur n’avait pas été autorisé à suivre son père (« Toi, tu restes à la maison » avait déclaré Aram), la déception avait été si forte qu’il s’en souvenait encore.
Et maintenant, cet homme, qui avait de longues années durant représenté pour son fils la force et la sécurité, serait-il encore en vie quand l’avion atterrirait ? Ou Arthur arriverait-il trop tard ? Il savait que sa sœur l’attendrait dans le hall de l’aéroport, et il l’imaginait, silencieuse, le regard perdu. Il voyait sa silhouette dans la foule, insensible au bruit qui l’entourait ; il était certain qu’elle ne bougerait pas, attendant qu’il s’approchât d’elle.
Le haut-parleur de l’avion grésilla et donna les prévisions du temps ; des averses étaient annoncées pour le reste de la journée et il allait peut-être neiger ; comme souvent en hiver, un ciel gris formerait un dais sur la ville. L’appareil se posa et le pilote actionna brutalement les freins, conduisant l’engin vers le portail. Les formalités de douane accomplies, Arthur trouva son bagage sur le tapis roulant et franchit une porte en verre dont les battants, à l’approche des voyageurs, s’ouvraient avec un claquement métallique. Il aperçut Anne, appuyée contre un pilier. Il se dirigea vers elle et, avant même qu’elle n’eût prononcé un mot, il comprit que l’heure avait passé. Elle l’enlaça d’un geste furtif et dit : « Arthur, tu n’y es pas arrivé. » Par la suite, l’écho de la phrase résonna longtemps : « Tu n’y es pas arrivé. » S’il était évident, le reproche lui sembla injuste. Il aurait voulu répondre, mais il y renonça : un aéroport chargé de passagers arrivant pour les fêtes de fin d’année ne se prêtait pas vraiment à une scène de famille qui allait sans doute s’avérer difficile. Il valait donc mieux remettre à plus tard, quand ils seraient seuls, les explications (et les blâmes et les malentendus et les « je t’avais bien dit »). Anne, qui s’appelait en réalité Anoush, ajouta : « Il est mort ce matin à six heures. » Bien qu’elle fût attendue et redoutée, l’annonce, dans sa sécheresse et dans sa brièveté, prit Arthur de court, et il lui fallut quelques minutes pour entendre, puis comprendre les mots que sa sœur avait dits. Encore incrédule, il reprit à mi-voix : « Il est mort ce matin. » Anne baissa la tête, tout en restant immobile. A ce moment-là, il aurait aimé effacer l’éducation retenue qui avait été la leur, renoncer à la timidité et à la pudeur qui les empêchaient de tomber dans les bras l’un de l’autre. Anne montra la sortie du hall : « Allons-y. Ma voiture n’est pas loin. » Il la suivit ; il tirait sa valise et contournait des employés brandissant des panneaux sur lesquels se lisaient des noms griffonnés en majuscules. Une agitation joyeuse régnait ; les voyageurs étaient accueillis par des embrassades et des exclamations ; un jeune garçon brandissait une rose enveloppée dans un papier transparent. Maladroit, Arthur heurta une femme qui portait un gros sac ; elle lui jeta un regard appuyé et il eut envie de crier : « Mon père est mort ce matin. Vous ne pouvez pas comprendre ? » Alors qu’ils entraient dans le cabriolet bleu d’Anne, il se répétait avec insistance, comme on s’accroche à une barrière pour lutter contre le vertige : « C’est ma ville. C’est ma sœur. Mon père est mort. » A proximité, il reconnut la passagère indienne de l’avion, qui hélait un taxi. Elle lui sourit, soulagée sans doute que le voyage se fût terminé sans encombre. Il la salua distraitement d’un hochement de tête.
Dans la voiture, le silence s’installa ; pourtant, ils auraient eu tant de choses à se dire. A cette heure matinale, la circulation était fluide ; ils traversèrent rapidement la ville et gravirent la colline d’où l’on apercevait au premier plan l’étendue du Léman et, au loin, les sommets du Jura. A proximité de la destination, Anne ralentit et, avec la précision qui caractérisait chacun de ses gestes, gara la voiture en quelques mouvements secs du volant. Comme ils pénétraient dans la maison, Arthur entendit les notes graves d’un violoncelle. Anne dit : « Joseph répète ses morceaux ; il a bientôt un examen. » Arthur n’avait pas revu son neveu depuis deux ans ; quand Joseph apparut dans le couloir, il le reconnut sans peine, même si le garçon avait grandi. C’était maintenant un adolescent, toujours aussi maigre qu’autrefois, avec la même couronne de cheveux en bataille. Arthur l’embrassa sur la joue et, posant la main sur son épaule, il sourit : « Joseph, c’est bien toi ? » Le neveu répondit : « Je ne sais pas… Tu es mon oncle de New York ? » Il l’avait toujours appelé mon oncle de New York et Arthur aimait être nommé ainsi. Quelques années auparavant, Joseph était venu lui rendre visite avec sa mère ; Arthur se souvenait de ses yeux terrifiés quand ils avaient assisté à une représentation du Fantôme de l’Opéra, monté avec une cascade d’effets spéciaux dans un théâtre de Broadway. Il entendait encore son « Génial ! » exclamatif comme ils contemplaient les lumières de la ville et survolaient sa géographie scintillante depuis la terrasse de l’Empire State Building. Pour trouver les baskets rouges que Joseph voulait absolument obtenir, ils avaient écumé le plus grand magasin du monde. Ce fut une semaine de rires et de découvertes où s’additionnèrent dans un beau désordre les salles feutrées des musées, les épices des restaurants mexicains et les couleurs des érables dans les parcs. Pourtant, Anne ne donna pas suite à l’invitation d’Arthur qui lui proposa plusieurs fois de revenir à New York avec son fils. Elle disait : « Pas maintenant ; l’an prochain peut-être… »
Jetant un coup d’œil interrogateur dans la direction de son oncle, Joseph dit :
– Alors, tu as entendu pour grand-père ?
– Oui, mais j’ai de la peine à y croire. C’est arrivé si soudainement…
– Ce n’est pas arrivé soudainement, corrigea Anne alors qu’ils entraient dans le salon. L’hôpital nous a envoyé des signaux d’alerte.
– Je les ai sans doute mal compris… J’avais l’impression que tu dramatisais les choses.
– Il me semble plutôt que tu ne voulais rien savoir. Tu te cachais dans ta bulle.
– Peut-être. Pour moi, hayrig 1 est resté l’homme fort de mon enfance.
– Tu ne dirais pas ça si tu l’avais vu récemment ; il devenait chaque jour plus faible. Tu aurais dû revenir plus vite…
Les joues creusées, Anne se tenait droite dans un fauteuil beige, près de la fenêtre, posture impeccable de la sœur aînée qui savait tout. Faire la leçon à son frère avait été longtemps une de ses activités favorites et, à ce moment-là, Arthur lui en voulait, même si autrefois ils avaient été très liés, « complices » disaient leurs parents. Il se sentit cependant obligé de reconnaître la part qu’Anne avait prise :
– C’est vrai, tu t’es bien occupée des parents et tu as porté la charge, surtout depuis la mort de mayrig 2. Mais, tout de même, tu as aimé ce rôle. Admets-le…
– Elle est trop facile, cette explication. Tu ne crois pas ?
Anne se leva et ouvrit la fenêtre. Un air frais entra dans la pièce, soulevant au passage les voilages des rideaux. Des mouettes criardes tournoyaient au-dessus du lac gris. Dans le salon immaculé, chaque meuble, chaque bibelot (une collection d’animaux en verre dépoli ; des poupées ramenées d’un voyage en Afrique) était disposé avec minutie, comme si, bientôt, la pièce allait être photographiée pour un journal de décoration. Arthur se trouvait sur une terre étrangère.
Anne dit avec une douceur acide :
– Allons, le roi Arthur, tu as une belle vie. Pas d’enfants, des amies gentilles et jolies, des voyages…
– On pourrait changer de sujet si tu veux bien. Parlons plutôt d’Eric. Comment va-t-il ?
Anne entretenait avec son mari, Eric Landolt, des relations tumultueuses, faites de séparations et de réconciliations ; elle ne répondit pas.
– Tu ne dis rien ? insista Arthur.
– Je n’ai pas envie de parler d’Eric. Il est absent aujourd’hui ; il revient demain. Peut-être.
Devinant sans doute qu’un conflit allait commencer, Joseph intervint :
– Je fais du café. Des amateurs ?
En même temps, Anne et Arthur acceptèrent la proposition, qui eut le mérite de détourner la conversation. Une fois le café bu, Joseph saisit l’archet de son violoncelle :
– Je vais jouer Le Cygne. Grand-père a toujours aimé ce morceau.
Le garçon assis tenait l’instrument contre lui, dans une proximité calme. Le bois du violoncelle donnait un éclat chaud. Quand il eut fini d’interpréter la pièce avec une ampleur et une gravité surprenantes pour son âge, Joseph resta un instant immobile, puis sourit ; le silence s’installa.
* * *
Aram avait été malade pendant quelque temps, et, depuis qu’une faiblesse générale s’était emparée de son corps, mais non de son esprit, il avait demandé à sa fille avec une forme de timidité qui ne lui ressemblait pas de lui rendre visite plus fréquemment, d’abord chez lui, puis dans la clinique où il avait été conduit. Anne aimait le voir, lui parler, le toucher. Elle avait interrogé les médecins et avait compris : il ne vivrait plus très longtemps, le chemin était désormais sans issue. Elle avait toujours été proche de son père, et même si l’imminence de sa mort la rendait triste, la sérénité que montrait Aram adoucissait son chagrin. Un soir, alors qu’elle était assise à ses côtés dans la chambre d’hôpital, il repoussa le repas qui venait de lui être apporté et dit : « Tu sais, j’ai eu de la chance. Je ne peux pas me plaindre. » Quand elle quitta la chambre, Anne vit une infirmière qui paraissait l’attendre dans le couloir :
– Votre frère habite New York, n’est-ce pas ? Il est peut-être temps qu’il…
La phrase était d’abord restée en suspens, puis Anne l’avait complétée :
– … qu’il rentre. Vous avez raison ; je vais l’avertir ce soir.
La formule consacrée (« Le pronostic vital est engagé ») ne fut pas prononcée, mais le doute n’était pas permis.
Après quelques heures d’hésitation, Anne appela son frère, mais eut le sentiment qu’il refusait de la croire. Comme s’il voulait à la fois s’en convaincre et la persuader, il affirma avec force :
– Tu t’alarmes pour rien. L’homme est solide. Il va tenir, j’en suis sûr.
– Pas cette fois, je te le dis.
– Comment tu le sais ? Tu as vu le médecin ?
Elle s’efforça de rester calme.
– J’ai parlé à l’infirmière. C’est elle qui m’a conseillé de te prévenir. C’est sérieux et le déni ne sert à rien.
Pendant un bref instant, Arthur demeura silencieux, puis il l’informa qu’il avait prévu un voyage dans les Caraïbes pendant les vacances de Noël. « Voilà le problème, on y arrive » pensa Anne.
– Comme tu veux… mais je crois que tu devrais déplacer tes vacances. Les Caraïbes peuvent attendre.
– Oui, je sais, mais je ne suis pas seul.
Bien entendu, elle l’avait compris et peu lui importaient les détails. « Le joli cœur a une nouvelle amie ; il veut lui donner la priorité. » Placer le devoir avant le plaisir n’avait jamais été le fort d’Arthur, mais elle n’allait pas le lui rappeler, lassée de répéter que, dans une famille, il convenait parfois de respecter l’ordre des choses. « Il va avoir quarante-deux ans ; qu’il prenne seul ses responsabilités. »
– Bien, dit-il enfin, acceptant l’évidence. Je cherche un vol et j’arrive dès que je peux. Tu viendras me prendre à l’aéroport ?
Depuis toujours, les parents leur avaient attribué des rôles contrastés : Arthur représentait la légèreté, le charme, la facilité, tandis qu’il lui revenait, à elle la sœur aînée, de se distinguer comme la meilleure élève de la classe et la favorite de Mademoiselle Clerc, la maîtresse de piano, qui témoignait de son extrême satisfaction en dessinant des étoiles sur les partitions de musique et en distribuant à cette enfant précoce une farandole de caramels mous. La leçon terminée, Arthur, gourmand et malicieux, guettait le retour de sa sœur. Il attendait les bonbons : « Tu m’en donnes ? » La question ressemblait à une affirmation.
Une après-midi, après l’école, les enfants étaient seuls dans le salon. Arthur sautait sur le canapé en cuir blanc et faillit tomber. Pour se rattraper, il fit un mouvement de la main gauche et, comme il cherchait à retrouver l’équilibre, heurta un vase chinois orné de dragons multicolores. Une seconde plus tard, l’objet était en miettes sur le sol. Avec une facilité déconcertante, Arthur devint un simple spectateur de la scène ; il jeta à sa sœur un regard surpris (« mais que s’est-il donc passé ? »), puis il alla dans sa chambre, laissant les débris éparpillés à terre. Quand hayrig et mayrig rentrèrent ce soir-là et découvrirent le vase brisé, ils interrogèrent les enfants l’un après l’autre. Certain de son impunité, le garçon ne chercha pas à dissimuler qu’il était l’auteur de la maladresse. Sa tranquille assurance ne fut d’ailleurs pas démentie : Anne écopa du blâme à sa place. « Ton frère est plus jeune que toi. Si nous ne sommes pas là, c’est à toi de le surveiller. Tu es grande maintenant. » Or seuls deux ans les séparaient. Elle éprouva à ce moment-là un sentiment d’injustice qui demeura longtemps après l’incident ; elle en voulut à Arthur d’avoir conservé, face aux questions de leurs parents, un visage si lisse et un calme si parfait. (A l’aéroport, comme elle attendait son frère, Anne était certaine qu’il apparaîtrait dans le hall avec ce même visage lisse, ce même calme parfait, les traits reposés, comme s’il s’apprêtait à participer à une élégante veillée de Noël. Loin d’elle, impossible à atteindre.)
A l’adolescence, Anne avait souhaité se rapprocher de son frère et découvrir le monde dans lequel il évoluait. En vain, car il gardait pour lui et ses secrets et ses amis. (Elle devait cependant reconnaître que, par la suite, elle fit de même.) Elle cultivait un amour secret pour un camarade d’Arthur, un garçon aux cheveux noirs et au sourire ironique, auquel elle espérait toujours parler quand elle le voyait, mais c’était impossible. A peine Lucien sonnait-il à la porte de l’appartement qu’Arthur se précipitait pour l’accueillir et l’entraîner dans sa chambre. Un instant plus tard, installée à sa table de travail, se penchant distraitement sur une version latine, elle entendait un chanteur anglais dont la voix rauque faisait vibrer les murs de la pièce. A de rares occasions, Lucien partageait le repas de la famille Simonian. Anne essayait alors d’engager la conversation, mais, rapidement, les garçons entamaient leur sujet de prédilection, qui la confinait au silence : le hockey sur glace et les réussites, assez fréquentes, de leur équipe favorite. Bien plus tard, quand elle apprit le mariage de Lucien, elle en ressentit une forme de déception, de mélancolie plutôt, comme si, pour Anne, dont l’imagination était vive, une occasion avait été manquée. Pourtant, rien, dans la réalité, ne permettait de l’affirmer.
Cela faisait quinze ans maintenant qu’Arthur avait quitté l’Europe pour New York, et Anne regrettait son absence, car une connivence forte, même si elle était souvent silencieuse, les unissait depuis l’enfance ; si étroit fût-il, ce lien n’empêchait ni les disputes, ni les incompréhensions. Quand, accompagnée de son fils, Anne rendit visite à son frère, elle était dans la tourmente d’un conflit conjugal ; elle espérait qu’Arthur écouterait avec attention son récit et qu’il lui apporterait son soutien. Elle s’efforçait de ne pas pleurer et, fidèle à leur éducation familiale, de brider ses émotions : « on se tient droit et on retient ses larmes. » Pendant quelques instants, Arthur fut attentif, puis il mit la main sur son bras et dit : « Anne, tu vas surmonter le problème. Ton mari, tu l’aimes quand même. Ne donne pas dans l’amertume… » Il ne comprenait pas, ou n’admettait pas, que cette amertume, elle en avait besoin et qu’elle pouvait même s’y complaire. Pourtant, le séjour à New York se déroula bien, surtout pour Joseph : à l’image du rôle privilégié que joue, dans certaines sociétés lointaines, l’oncle maternel, Arthur fit de son mieux pour plaire à son neveu. Le clou des vacances fut une paire de baskets qu’illuminait une ampoule attachée au talon. Ces chaussures enchantèrent l’enfant et il les porta jusqu’à ce qu’un trou perçât la semelle et que le petit bulbe de couleur cessât de clignoter.
* * *
La veille, à deux heures du matin, Anne reçut l’appel qu’à la fois elle attendait et craignait. Elle reconnut la voix essoufflée de l’infirmière : « Madame Landolt, l’état de votre père s’est aggravé. Vous devriez venir, je crois… » Anne hésita à réveiller Joseph, puis décida de se rendre seule à l’hôpital. Quand elle fut à son chevet, Aram respirait de façon saccadée et bruyante, indifférent à l’entrelacs de tuyaux qui lui transmettaient de l’oxygène. Elle s’assit tout au bord du lit et lui prit la main. Il ouvrit les yeux et tenta de prononcer un mot. Peu à peu, sa respiration ralentit. Doucement, l’aube vint ; une pâle lumière de décembre éclaira la chambre. Aram mourut. Elle le regarda avec grande attention ; sur son visage, la maladie avait laissé des traces ; pourtant, il était beau, comme il l’avait toujours été. Elle se dit : « Maintenant, je suis orpheline. Un adulte aussi peut être orphelin. J’ai perdu mon père. J’ai perdu mon Arménie. » Elle resta dans la chambre sans bouger ; quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit, l’infirmière entra, dévisagea Aram et comprit qu’il était parti. Elle ne bougea pas et, au soulagement d’Anne, ne procéda pas immédiatement aux gestes professionnels qu’elle était censée accomplir. Anne ressentait une intimité étrange avec cette femme inconnue, pour laquelle Aram était désormais un corps dont elle devait s’occuper dans un délai fixé et selon une procédure établie. Un rideau de solitude s’abattit sur Anne, qui baissa la tête. L’infirmière dit : « Venez, je vais vous faire un café. »
Quand Anne quitta l’hôpital, une grande animation avait remplacé le calme de la nuit. Une fois dans la rue, elle était si désorientée qu’elle ne parvint pas à retrouver sa voiture. Elle s’assit sur un banc et appela Joseph pour lui annoncer la mort de son grand-père. Elle ajouta : « Et j’ai perdu la voiture. »
Joseph ne put s’empêcher de rire : « Maman, tu es incroyable ! Regarde bien… »
Le ton de sa voix fut une consolation. Elle se sentit un peu mieux. Elle leva les yeux. L’auto était parquée devant elle.
– Oh, attends, voilà, je l’ai retrouvée… Il est déjà l’heure d’aller à l’aéroport ; je vais chercher Arthur. Nous serons bientôt de retour.
* * *
Après qu’il eut raccroché le téléphone, Joseph sortit un cahier bleu, enfoui au fond d’un tiroir. Il tenait parfois son journal.
Grand-père est mort ce matin. Il va beaucoup me manquer, mon grand-père. Je le sais déjà. J’aimais passer des moments avec lui, surtout quand on était seuls. (« Quand on était seuls » : Joseph n’avait pas envie d’écrire à l’imparfait. Ça sonnait faux. A l’école, le professeur notait dans la marge : « Erreur dans l’emploi des temps. Corrigez. ») Le garçon poursuivit. Aram, mon grand-père, m’emmenait souvent au bord du lac ; on marchait sur la jetée, puis on s’arrêtait et il m’achetait une glace qui coulait sur les doigts. Il me parlait de la bijouterie : d’abord, c’était un petit magasin, avec une clientèle réduite. Il en avait bavé. Puis le succès est venu, « à la force du poignet ». C’était une de ses expressions favorites. Il disait aussi : « Au départ, on n’avait rien. Pas un sou. Il a fallu se battre. »
Avant son arrivée à Genève, il vivait avec son frère et avec sa sœur Becca dans l’empire ottoman. On les avait chassés et ils étaient arrivés ici. Je ne comprends pas bien leur histoire et quand je posais des questions, il ne répondait pas vraiment. Il me disait : « Pacha, je te raconterai ça plus tard. » Maintenant, c’est trop tard. Après tout, c’est mieux ainsi. On ne vit pas hier, on vit aujourd’hui. J’aimais quand il disait « pacha » avec son accent arménien. Après tant d’années, il avait gardé son accent. Moi, je m’y étais habitué et je ne l’entendais presque plus. Sauf au téléphone. Je me demande pourquoi… Peut-être l’amplification du son !
Quand elle est sortie de l’hôpital où il est mort, maman ne retrouvait plus sa voiture. Elle est troublée, c’est normal, mais je la connais : elle va ravaler son chagrin. Comme toujours, elle contrôle, elle assure, au lieu de se laisser aller. Et pourtant, on peut glisser dans le chagrin ; on ne va pas se noyer !
Je me réjouis de revoir Arthur. Je l’aime bien, mon oncle. Et, un jour, j’aimerais retourner à New York lui rendre visite.
* * *
L’enterrement eut lieu avant Noël. Joseph était assis au premier rang de l’église, à côté de sa mère et de son oncle, qui donnèrent à tous les participants à la cérémonie une image d’unité et d’affection. Le garçon savait que la tension entre eux subsistait et il admirait l’effort qu’ils déployaient à si habilement la cacher. Il ne put s’empêcher de penser : « De bons comédiens, vraiment… » mais il s’abstint de tout commentaire, se contentant d’un signe discret de connivence à son père, installé plus loin sur le banc. Anne et Arthur portaient des vêtements élégants ; Anne avait demandé à Joseph de mettre un costume et une cravate, mais il avait refusé. Des jeans et une chemise blanche feraient l’affaire. « Tu pourrais aussi te coiffer joliment ! » Joseph est désolé, mais il ne se coiffe pas joliment. Jamais. Et ses cheveux, c’est lui. Il répondit : « Grand-père ne dirait rien, j’en suis sûr. » Malgré sa déception, Anne ne discuta pas. Elle se sentait vulnérable et n’allait pas se lancer dans un conflit avec son fils pour un sujet somme toute de moindre importance.
Le prêtre prononça un discours fougueux, mais long, sur la vie après la mort. Le sermon terminé, il mouilla ses lèvres de la langue, puis se tourna vers Joseph qui se leva du banc, prit son violoncelle et s’assit en face de l’assistance ; une chaise avait été placée à côté du cercueil recouvert de fleurs. Avant d’interpréter Le Cygne, le garçon dit quelques mots sobres : « Mon grand-père me manque et je vais jouer pour lui un morceau qu’il aimait bien. »
Joseph n’avait jamais connu un public aussi attentif. Dommage que ce fût à un enterrement ! Une fois la dernière note du Cygne évanouie, il posa son archet ; un silence profond enveloppa l’église entière ; puis un chant arménien d’une beauté grave retentit. Le prêtre donna la bénédiction ; les cloches se mirent à sonner, doucement d’abord, de plus en plus fort ensuite. Rangée après rangée, les participants passèrent devant Anne et Arthur, s’inclinèrent et sortirent.
Sur le parvis, dans la foule, se trouvait une femme d’environ soixante ans, vêtue d’un manteau noir à col de fourrure. Elle s’approcha de la famille. Visiblement, Anne et Arthur ne la connaissaient pas, alors que le garçon l’avait déjà rencontrée chez son grand-père. Elle tendit une main gantée et dit à voix basse : « Bonjour, je m’appelle Inès Miranda ; j’habite au Guatemala. Nous ne nous sommes jamais vus. Pourtant, j’étais une amie proche d’Aram. Je suis désolée qu’il nous ait quittés. » Et elle ajouta, désignant Joseph : « Ce jeune homme est un excellent violoncelliste. Pour moi, ce n’est pas une surprise parce que je l’ai déjà entendu jouer, et je suis une de ses admiratrices ! Quand il donnera ses premiers concerts dans les grandes salles du monde, je serai présente. Vous pouvez compter sur moi. » Au moment où elle prononça ces paroles avec un bel accent hispanique, Inès Miranda se dressa sur la pointe des pieds comme si, gagnant quelques centimètres, elle cherchait à mieux convaincre ses interlocuteurs. Anne fut certainement étonnée par cette déclaration, mais son visage resta impassible. Il serait temps, plus tard, de questionner Joseph au sujet de l’inconnue, qu’elle invita à rejoindre l’assistance : dans un local attenant à l’église, une réception était offerte. Inès accepta la proposition : « Merci. Je lèverai mon verre à la mémoire d’Aram. » On entendit le bruit discret d’un moteur ; l’automobile noire où le cercueil et les fleurs avaient été placés s’éloignait. « C’est fini. Il s’en va » se dit Joseph. Une larme coula sur sa joue.
Le soir, quand tous, même les cousins éloignés, furent repartis avec les promesses habituelles (« on se revoit bientôt » et « je te téléphone dans quelques jours »), Joseph entendit sa mère parler à Arthur : « Avant que tu retournes à New York, on doit passer ensemble chez hayrig. » Elle avait employé le mot arménien désignant le père.
Arthur fit un mouvement imperceptible des lèvres et Joseph, l’observant, devina que son oncle n’avait pas envie d’obtempérer.
– Tu veux faire un inventaire ?
– Je ne peux pas vider cette maison seule. Il faut que tu m’aides.
– On va trouver quelqu’un qui s’en chargera, proposa Arthur, s’efforçant d’adopter un ton apaisant.
– Et quoi encore ? On appelle un brocanteur ; il arrive dans sa camionnette, embarque les meubles et on les retrouve au marché aux puces une semaine plus tard. Tu plaisantes, j’espère.
Joseph les dévisageait, raidis par le chagrin, séparés par une distance en apparence infranchissable alors qu’ils avaient été, il le savait, si proches autrefois.
Arthur comprit qu’il fallait céder. Il dit simplement :
– Allons-y. Où est ta voiture ?
Cette fois, Anne savait où elle avait laissé le cabriolet bleu. Joseph décida de les accompagner. « Vaut mieux pas les laisser seuls en ce moment. » On traversa, le long du lac, une campagne jalonnée de grands arbres, candélabres qui surgissaient de l’obscurité. Pendant le trajet, personne ne parla ; le garçon revoyait les images de l’enterrement : la couronne de roses posées sur le cercueil, le manteau d’Inès Miranda, le corbillard qui avait emmené Aram. Il entendait la voix forte du prêtre, à laquelle se mêlait la mélodie du chant arménien s’envolant vers les voûtes de l’église.
On arriva. La demeure d’Aram, dans laquelle il s’était installé à la mort de sa femme, était en partie cachée par des haies piquées d’arbustes rouges ; à l’arrière, la maison était flanquée d’une petite tourelle où se découpait une fenêtre ronde. De cet observatoire, on pouvait suivre les vols d’oiseaux qui, avant le premier automne, émigraient en direction des côtes africaines.
Anne chercha les clés dans son sac ; elle mit un moment à les trouver, tandis qu’Arthur défaisait l’écharpe sombre nouée par-dessus son manteau. La maladresse de leurs gestes n’échappa pas à Joseph ; on aurait dit qu’ils tournaient un film au ralenti. Devant leur hésitation, le garçon poussa la porte, voulant sans doute les encourager à franchir le seuil. Passé un couloir étroit, ils pénétrèrent dans le salon ; la pièce n’avait pas été rangée depuis qu’Aram avait été conduit en urgence à l’hôpital. Un journal était étalé sur le canapé, comme s’il témoignait d’une lecture interrompue. A côté d’un fauteuil en cuir, sur un petit guéridon, se trouvait une tasse de café à moitié pleine dans laquelle une mouche était tombée. Une bibliothèque occupait un pan entier de la pièce, où, faute de place, les livres s’empilaient en désordre. Sur le mur opposé, une applique lumineuse éclairait une grande peinture abstraite, bordée d’un cadre blanc. Chaque objet semblait annoncer le retour imminent du propriétaire ; on eût dit qu’il était parti en toute hâte, avec la ferme intention de revenir très rapidement. Absent, le mort était plus présent que jamais. Il n’était plus là, mais les objets de son quotidien – ses livres, sa table, ses tableaux – l’attendaient comme des vigies silencieuses. Seule la mouche, ailes repliées dans le liquide, avait cessé de vivre.
Arthur se tourna vers sa sœur : « Et maintenant, que fait-on ? Je dois bientôt rentrer chez moi. » Anne avait gardé son manteau et se tenait vers la porte-fenêtre qui ouvrait sur le jardin. Elle pensa : « Il est prêt à s’enfuir pour New York aussi vite que possible. » Après un instant, elle dit :
– On ne peut pas vider cette maison. Ni la vendre. Pas pour le moment. Il faut attendre…
– … et laisser les choses en l’état ? Je ne suis pas d’accord. Ce sera encore plus difficile dans trois mois.
Arthur s’approcha des rayons de la bibliothèque.
– Non, ne fais pas ça !
– Je n’ai rien touché.
– Tu allais enlever les livres ; je t’ai vu.
– Anne, calme-toi. Je n’ai rien touché.
Ils se turent, deux étrangers hostiles, pris dans un bloc de glace. Peut-être s’attendaient-ils à voir Aram apparaître soudain dans la pièce ; il aurait prononcé les mots de consolation et les paroles douces dont ils avaient besoin. Joseph intervint :
– Vous feriez mieux de vous réveiller ! On dirait des personnages oubliés dans un musée. Grand-père n’aimerait pas voir deux fantômes chez lui…
– Heureusement que tu es là, fit Arthur d’un ton moqueur.
Un bruit mystérieux traversa la nuit. C’était le hululement d’un hibou.
– Vous avez entendu l’avertissement ? Non ?
Ni Arthur ni Anne ne répondirent à la question. Désignant l’étage, le garçon leur dit : « Venez. » Par l’escalier étroit, ils montèrent dans la tourelle. Joseph ouvrit la fenêtre et, un instant plus tard, on entendit à nouveau le cri du rapace. A côté de la fenêtre, sur une table basse que recouvrait une plaque en verre se trouvait une liasse de lettres. Ils s’approchèrent du guéridon. Arthur s’empara du paquet et grommela : « Jamais vu cette écriture. » Il demanda à sa sœur si elle avait une idée ; elle secoua la tête. Joseph leur vint en aide.
– A l’enterrement, cette femme qui portait un manteau noir au col de fourrure… Vous vous souvenez ?
– Oui, répondit Anne. Elle vient du Guatemala. J’ai oublié son nom. Inès…
– Inès Miranda.
– Eh bien ?
Joseph les regarda en souriant, hésita un instant avant de dire :
– Vous ne vous doutiez de rien, mais grand-père et Inès étaient très liés…
– Et nous, on ne savait rien ! s’exclama Arthur.
Le jardin secret d’Aram était inconnu de ses enfants et, pour dire vrai, le jeune violoncelliste était fier d’avoir été son confident. Un privilège lui avait été accordé.
– Comment a-t-il connu cette femme ? demanda Arthur qui, parfois, imitait sans le vouloir l’inflexion sèche de sa sœur.
– Rappelle-toi… Il y a quelques années, Aram a fait un long voyage.
– Aram ? Tu utilises maintenant son prénom ?
– Oui, et alors ? Parfois, je l’appelais par son prénom. Il ne m’en voulait pas. Maintenant retour à l’histoire. Ecoutez bien, ça vaut la peine.
Joseph évoqua le tour guidé d’Amérique centrale qu’Aram avait entrepris après la mort de sa femme. Il avait dit : « Je vais me consoler ailleurs. J’ai besoin de changer d’air. » A Guatemala City, dans la chaleur moite d’un soir d’été, il quitta les autres voyageurs. Il errait sans but quand il entendit un air de jazz. La musique venait d’un bar aux portes ouvertes sur la rue. L’endroit s’appelait Oh la la. Aram entra, s’installa sur un haut tabouret et commanda une boisson ; à une table voisine, une femme le regarda et sourit. C’était Inès. Elle sirotait un alcool sucré. Ils se mirent à parler ; elle lui demanda d’où il venait. D’autres questions suivirent ; la conversation coulait, légère. Une connivence s’établit.
– … et ensuite oh la la ! compléta Joseph. C’est aussi simple que ça.
– J’ai beaucoup de peine à imaginer mon père rencontrant une femme de cette manière, dit Anne en regardant son frère. Qu’en penses-tu ?
– J’ai trouvé le titre du livre que je vais écrire : La vie secrète de nos parents, répondit Arthur. Et après, que s’est-il passé ?
– Ils se sont revus le lendemain. Grand-père a manqué la visite à laquelle il était inscrit ; il a prétendu qu’il était malade. Il a préféré Inès aux ruines des Mayas. On ne peut pas lui en vouloir !
Anne fronça les sourcils ; partagé entre la surprise et le sarcasme, Arthur esquissa un sourire. Le garçon poursuivit :
– Ensuite, ils se sont retrouvés plusieurs fois. A Madrid, où le fils d’Inès travaille comme architecte, et ici, à Genève.
– Je me demande pourquoi il ne nous a rien dit. Et toi, pendant ce temps, tu étais au courant.
– C’est si simple à comprendre. Aram était redevenu un jeune homme qui vivait une aventure. Il était chaud…
– Pardon ? Je t’en prie, Joseph.
– Il voulait du bon temps, c’est tout. Il disait : « Mieux vaut une romance que l’écriture d’un testament, ou la visite d’un cimetière ! »