La quête continue… Et le temps est compté.
L’astre flamboyant révélait ses premiers rayons lorsque les guerriers prirent congé du royaume sylvestre. Tel un repère immuable et intouchable, il s’élevait et déversait sa lumière sur le monde. La lune n’était plus qu’un souvenir… jusqu’au soir suivant où elle régnait sans partage sur le firmament et nimbait le paysage d’un voile d’argent. Ainsi allait le cycle éternel de la vie, parfaitement désintéressé des conflits qui secouaient le monde des Hommes. Cependant, les ténèbres sans visage grandissaient dans l’ombre et le silence. Elles étaient comme un immense tombeau que nul ne distinguait… pas même ceux qui y reposaient déjà. Les conflits et les forces éveillées annonçaient déjà les prémisses d’une grande guerre dont le monde des mortels ne se relèverait sans doute pas. Alors, il n’y aurait plus de soleil pour accueillir leurs journées. Plus d’étoiles pour bercer leurs nuit, ni même lune pour régner. Le chaos serait seul souverain, gouvernant un monde de cendres et de ruines. Toutefois, parmi les denses ombres qui menaçaient de briser l’univers des Hommes, subsistait une lumière, portée par quelques âmes qui avaient choisi de croire en un espoir de paix.
Et tant que certains étaient prêts à risquer leur vie pour cette lumière, l’étincelle que l’éveil des ténèbres tentait d’étouffer ne serait jamais entièrement vaincue.
Seul le bruit de sabots martelant le sol vint briser la quiétude des paisibles terres sylvestres. Les invités du roi des Elfes cheminaient maintenant vers l’ouest. Les arbres devenaient plus rares et laissaient place à de vastes plaines parsemées de bruyère et de buissons épineux. Un vent glacial secouait la végétation, annonçant la proximité du Territoire des Dragons de Glace, tel que le nommaient les légendes. Stemm et Arca connaissaient déjà son emplacement, puisqu’elles avaient dû s’y rendre quelques temps auparavant afin de sauver Vestigem de l’emprise des ténèbres. Désormais, tous le savaient, les légendes fondées par les Anciens et propagées de génération en génération, étaient réelles. Les trois Royaumes étaient bel et bien encerclés par d’autres terres, jusqu’alors inexplorées, et au sein desquelles personne avant eux ne trouva le courage de s’aventurer. Du moins, si cela s’était produit, aucun récit ne subsistait à ce sujet. Seulement des rumeurs, lesquelles se muèrent en légendes, pour ensuite tomber dans l’oubli.
Tandis que les guerriers ralentissaient le pas de leur monture, Héra fixait le flacon contenant l’Eau d’Hybris confiée par le monarque des elfes, et suivait des yeux le balancement du liquide argenté. Esode, qui avait rapidement remarqué son obsession pour la source de lumière sacrée, ralentit sa monture afin d’être à sa hauteur.
– Ne te laisse pas attirer par son influence, ou il ne t’en restera plus lorsque tu en auras besoin. Je sais que c’est tentant, mais il te faut résister à son appel.
– Tu ne sais rien, murmura la Princesse en resserrant sa prise sur la pierre d’Etnaleth.
– Il est certaines choses que tu crois dissimulées, mais que des yeux et un cœur avisés peuvent voir.
– Je te conseille de garder le silence si tu tiens à ta langue, Elfe, répliqua Héra sur un ton tranchant qui choqua profondément ses amis.
« Sacha. » l’avertit Stemm en plongeant ses yeux ambrés dans son regard enflammé.
« Je refuse de croire qu’elle… »
Le dirigeant des Protecteurs d’Helia ne put terminer sa phrase. Il savait parfaitement que son comportement distant et son ton agressif n’étaient qu’un prélude à ce qui allait suivre. Sa corruption par les ténèbres devenait de plus en plus avérée, mais il refusait de l’admettre.
« Héra restera Héra. Quoi qu’il advienne. »
Vestigem fixait sa compagne sans mot dire, étonné par la soudaine colère, vive et sauvage, qu’il lisait dans son cœur. Le guerrier aux yeux glacés ne put toutefois pas s’empêcher de s’amuser de cette réaction pour le moins… familière. Oh, en cet instant, elle lui ressemblait plus que jamais. Malgré lui, cette pensée le fit sourire.
Un vent frais troubla ses songes et il reporta son attention sur l’horizon. Là-bas, au loin, peut-être trouveraient-ils enfin ce qu’ils cherchaient. Plus qu’un dragon porteur de maléfice, ils désiraient dévoiler une vérité étrangement enfouie, comme si certains craignaient qu’elle ne soit découverte. Leur quête dépassait la simple odyssée. Il s’agissait d’une quête de savoir. Et tous savaient combien la connaissance pouvait s’avérer une grande source de pouvoir… mais aussi combien certaines vérités détenues pouvaient se révéler dangereuses.
Aralgann fit halte devant une falaise rocheuse, au dessus de laquelle planaient en cercle des dizaines de dragons aux écailles vertes striées de brun et à la queue allongée.
– Des Dragons de Gaïa, suggéra Isidore. Issus de l’essence élémentale de Terre.
– Exact, confirma Esode. Ils ne sont pas dangereux, juste méfiants.
– Mieux vaut les éviter, conseilla le guerrier nomade.
– Kirshann… murmura Héra en fixant les créatures ailées.
– Est-il parmi eux ? se raidit Stemm.
– Je ne sens pas sa présence, mais depuis que nous sommes ici, je ressens une grande puissance.
– Il se rapproche de nous.
– Non… C’est nous qui nous rapprochons de lui.
Sans prévention, l’Eau d’Hybris se mit à brûler la main de sa propriétaire, laquelle échappa un cri aigu. La chaleur devenant insupportable, elle lâcha le flacon, qui heurta le sol avec un tintement métallique. L’un des dragons dévia de son itinéraire et piqua vers le groupe de guerriers, soulevant une vague de panique même dans les cœurs les plus braves.
– À terre ! hurla Aralgann.
Tous obéirent à son commandement. Héra sentit ses tempes battre douloureusement, et tendit la main pour récupérer l’Eau. Les ailes de l’animal frôlèrent le groupe de si près que la jeune femme sentit le vent provoqué par son vol s’immiscer dans ses cheveux et fouetter son visage. Une griffe atteint son visage, marquant d’une entaille sa joue gauche. Le dragon n’eut toutefois pas l’occasion de la blesser une seconde fois. Esode décocha précipitamment une flèche en direction du poitrail de la bête ailée, qui émit un râle de douleur. Sacha tendit instinctivement sa main devant lui, créant un bouclier de flammes entre le dragon et ses compagnons. L’animal rebroussa chemin, vaincu. Un long grondement retentit, puis le silence retomba.
– Merci, haleta Isidore à l’attention de Sacha et Esode.
– Maître… s’étrangla Sylvess en suppliant Liasséra du regard.
– Tout va bien. C’est terminé.
Aralgann haussa un sourcil devant la détresse du garçon. Il côtoyait le danger depuis ses plus jeunes années, pour cette raison, la seule pensée de s’en plaindre ne lui avait jamais traversée l’esprit.
– Tu seras amené à faire face à bien des dangers, jeune archer, et pas seulement des dragons.
Il dirigea son regard à l’endroit où se tenaient les dragons quelques instants auparavant, avant de poursuivre d’un ton appuyé.
– Plus vous poursuivrez votre chemin, plus vous vous rendrez compte qu’en ce monde, ces créatures seront le cadet de vos soucis.
Sacha lui adressa un regard inquisiteur pour le faire taire.
L’encouragement ne faisait pas partie de ses nombreux talents.
– Pourquoi l’Eau m’a-t-elle brûlé ? articula Héra, troublée.
– Il semblerait qu’elle ait réagi à quelque chose, remarqua Esode.
– Ou à quelqu’un, lâcha Sacha en fixant l’endroit où se tenait, quelques instants plus tôt, le dragon.
« Tes dons ne sont certes pas ceux d’un mortel. Où as-tu appris à maîtriser le feu ? » le questionna Aralgann dans son esprit.
« C’est une longue histoire. » répliqua l’intéressé.
« J’ai tout mon temps. »
La détermination et le calme du guerrier nomade fit naître l’ombre d’un sourire sur les lèvres de Sacha.
« Si le secret devient une monnaie, alors vous avez une dette envers nous. »
Les guerriers firent halte devant l’une des falaises escarpées. Aralgann choisit ce moment pour intimer à Sacha de lui livrer tout ce qu’il savait. Le dirigeant des Protecteurs d’Helia obtempéra en réprimant un soupir.
– Que voulez-vous savoir ? lança-t-il en guise d’introduction.
– Comment as-tu acquis une telle maîtrise du feu ? Seuls les plus puissants mages sont capables de le gouverner comme tu le fais.
– Comme je vous l’ai dit, il s’agit d’une longue histoire. Pendant notre périple à travers les Terres de Feu, nous avons découvert une étrange forteresse, qui abritait une clef. Il nous a fallu résoudre des énigmes et affronter une créature gardienne du joyau afin d’y accéder. J’en déduis que la protection de cette clef était capitale.
– Qui a pu s’en approcher ? demanda calmement Aralgann, même si une étrange flamme dansait dans son regard clair.
– Seulement moi.
– Continue.
– Tous mes compagnons ont été repoussés par une barrière invisible qui semblait protéger la clef de quiconque souhaitait s’en approcher. Je ne peux l’expliquer, mais mes pas me guidaient vers elle. J’ai entendu une voix dans mon esprit, et trois mots étaient gravés sur la tranche de la clef. Khaal Shenya Origen.
– N’oublie pas tes origines, traduisit Aralgann, à la grande surprise de Sacha.
– Vous connaissez la langue Heliaster ?
– Il y a bien des choses que je sais et que j’aurais préféré ignorer.
– Comme nous tous…
Un silence s’ensuivit. Les deux hommes prirent appui contre le roc et se désaltérèrent. Aralgann attendit patiemment que le guerrier se livre.
– La clef m’a également dévoilé mon passé.
– Dévoilé ?
– Certains détails concernant mon enfance m’ont été cachés.
– Des choses qu’un enfant ne devrait jamais avoir à entendre, je présume.
– Oui, confirma Sacha avec amertume. Mes parents… étaient Roi et Reine du Royaume de Zephiria. Lorsque j’étais enfant, quelqu’un a voulu m’ôter la vie, mais le feu m’a protégé.
Faute de pouvoir m’atteindre, ils… s’en sont pris à mes parents…
– Le feu t’a protégé ? Pouvais-tu le gouverner ?
– Non… Je n’ai rien exigé. J’étais entouré d’un mur de flammes. C’est tout ce dont je me souviens.
– Je comprends.
– Pourquoi mon passé vous intéresse-t-il autant ?
– Parce que… tu me ressembles, lui avoua Aralgann dans un demi-sourire.
– Vos parents sont morts ?
– Pas dans le sens où tu l’entends. Pour moi, ils n’existent plus. Je les ai effacés de ma mémoire, à compter du jour où ils se sont débarrassés de moi.
Le dirigeant des Protecteurs d’Helia dévisageait son interlocuteur sans pouvoir dire un mot.
– J’étais pour eux un fils qu’ils n’avaient pas désiré, l’éclaira le guerrier nomade en réponse à sa question silencieuse. Dès mon plus jeune âge, je manifestais un comportement anormal à leurs yeux. Des talents qui n’auraient dû être ceux d’un enfant. À cinq ans, je me battais déjà presque comme un adulte. Je refusais toute autorité. Alors, ils ont préféré se défaire d’un fardeau tel que moi.
– Je l’ignorais…
– Je sais. Je ne te demande pas de compatir à ma situation, parce qu’elle me convient tout à fait.
– Vous n’éprouvez aucune colère, aucune révolte face à leur choix ? se hérissa Sacha, une étrange flamme dansant dans ses prunelles.
– Non, répondit simplement Aralgann en se détournant. Son calme déconcerta le guerrier brun.
– Vous connaissez la Loi des Éléments, n’est-ce pas ? lança Sacha afin d’attirer son attention.
– Oui, en effet. Je ne vous apprendrai rien que vous ne sachiez déjà sur ce sujet.
– Je veux savoir quel est le rôle des héritiers, et pourquoi certains d’entre nous ont été choisis pour le devenir.
– Ta maîtrise du feu fait de toi l’héritier du feu, mais cela, tu le sais déjà. Vous avez été choisis parce que vous semblez être les seuls à pouvoir faire basculer la destinée de ce monde. Quelle que soit la difficulté de la tâche, et le nombre de fois où vous en dévierez, vous finirez toujours par vous rappeler pourquoi vous mettez vos vies en danger.
Sacha se sentit soudain coupable d’avoir caché sa véritable nature à ses compagnons.
– Demeurons-nous toujours des humains ?
– Pour moitié seulement.
– Un autre héritier s’est manifesté.
– Liasséra, héritière de la puissance de la terre.
Le guerrier brun acquiesça d’un signe de tête.
– Y-en aura-t-il d’autres ?
– Oui, mais ce sera à eux de le découvrir. Cinq héritiers pour cinq éléments.
– Pourquoi tant de secrets ? s’impatienta Sacha, désireux d’élucider tous ces mystères.
– Cette vérité que vous cherchez ne peut vous être dévoilée maintenant, lui apprit Aralgann.
– Sommes-nous en quête d’une chose que nous ne pourrons trouver ?
– Il vous faudra attendre.
« Erwana… » songea Sacha.
– Elle ne peut vous aider, aussi puissante que soit sa magie temporelle, dévoila le guerrier nomade.
– Nous n’attendrons pas comme des agneaux piégés que le loup vienne à nous ! se révolta le dirigeant des Protecteurs d’Helia. C’est nous qui irons à lui, ajouta-t-il pour lui-même.
– Ne fais pas la même erreur que moi, Sacha. Ne te laisse pas aveugler par ta fougue, le mit en garde Aralgann. La patience est un enseignement long et difficile, mais nécessaire pour comprendre certaines choses.
– Je fais ce que bon me semble !
– Vous ne devez pas précipiter le cours des choses et vous ne les précipiterez pas, insista le guerrier nomade, perdant tout à coup son calme.
Pourquoi tenait-il tant à ce qu’ils n’agissent pas de suite ? Quel secret se cachait encore derrière cette histoire ? S’ils défiaient les recommandations de leur guide, allaient-ils le regretter ?
– Certaines choses doivent se produire sans que quiconque cherche à en évincer ou perturber le cours, ajouta Aralgann en plantant son regard clair avec insistance dans les yeux enflammés de Sacha.
– Si je savais au moins de quoi il en retournait, siffla le guerrier brun.
– Vous le saurez… Bientôt.
Le dirigeant des Protecteurs d’Helia tourna les talons et alla rejoindre ses compagnons avant qu’ils ne s’inquiètent de son absence.
« Je vous en prie, ne commettez pas une erreur que vous n’aurez de cesse de regretter… » songea Aralgann pour lui-même.
Les guerriers reprirent leur chemin en direction des Terres de Glace. Le vent frais qui les avait accompagnés pendant leur voyage se mua bientôt en une bourrasque glacée et la végétation devint inexistante. Seuls demeuraient quelques troncs pour la plupart secs et dénudés. La fine couche de poudreuse embrassait leurs branches sombres et s’élevait en fines volutes dès qu’un souffle balayait la lande. Le ciel s’assombrit et la neige se mit à tomber, recouvrant le sol desséché d’un fin manteau immaculé. Les voyageurs pressèrent le pas afin d’échapper à la tempête qui s’annonçait déjà. Le soulagement les envahit lorsqu’une imposante arche recouverte de neige se dressa à l’horizon.
– C’est ici, annonça Arca, qui avait reconnu l’entrée du territoire des dragons de Glace.
En scrutant rapidement l’âme de la jeune déesse, Aralgann fut surpris d’y déceler une profonde tristesse. En sondant plus amplement ses pensées, le guerrier nomade découvrit la source de sa soudaine mélancolie : il y vit une petite créature ailée disparaître sous les yeux éplorés d’Arca. Il se coupa brusquement de son examen silencieux, troublé de ressentir la puissance de ses émotions comme si elles avaient été siennes. Il ne pouvait nier s’être attaché à elle, indubitablement. Peut-être parce que son instinct aventurier et son insatiable besoin de défier les règles lui rappelaient ses propres traits de caractère à son âge. Aralgann était un être complexe qui s’attachait peu, mais lorsqu’il le faisait, c’était de façon sincère et profonde. Esode et Sacha comptaient parmi les rares personnes à avoir obtenu son estime, bien que le premier soit devenu un ami cher depuis bien plus de lunes que le second. Leur amitié s’était forgée au fil du temps, même s’ils s’étaient entendus dès leur rencontre. L’affection qu’éprouvait le guerrier nomade envers Sacha tenait davantage de leur ressemblance et des émotions qu’Aralgann avait décelées chez lui à leur rencontre. Un cœur complexe rongé par la vengeance et un grand esprit de sacrifice.
S’il refusait de le montrer, leur guide avait aisément deviné les tendres sentiments que l’héritier de Zephiria entretenait à l’égard de la Princesse.
– Restez prudents, ordonna Sacha. Si une autre attaque se produit, jetez-vous à terre. Compris ?
Tous acquiescèrent. Satisfait, le guerrier brun mit sa monture au pas et s’engagea sous l’arche. Les guerriers progressèrent à travers les terres de Glace sur un chemin qui devenait de plus en plus étroit, entouré de falaises escarpées et de montagnes, sans rencontrer nul obstacle. La neige et le froid rendaient leur progression de plus en plus ardue. Pourtant, alors que le désespoir et la fatigue gagnaient le groupe, une caverne, semblable à celle rencontrée sur les Terres de Feu, se dressa devant eux, longtemps dissimulée par la tempête de neige.
– Attendez ! intervint Esode, brisant le silence. Nous ne sommes pas seuls.
– Je ne ressens aucune présence, s’étonna Isidore.
– Elles sont à peine perceptibles, expliqua l’elfe. Quelles que soient ces présences, elles ne tiennent pas à être découvertes.
– Montrez-vous, exigea Sacha en haussant la voix.
– Nous ne sommes pas des ennemis ! ajouta Amélyss, assez fort pour que sa voix porte en dépit de la tempête.
– Vestigem ? s’éleva une voix étonnée.
Une jeune femme aux cheveux blancs parés de reflets argentés et au teint pâle émergea lentement des ténèbres de la caverne, une lueur surprise dansant dans ses yeux bleus. Sa peau semblait dotée de pigments bleu très clair, comme si des milliers d’indiscernables cristaux reflétant la lumière étaient incrustés dans sa chair.
– Qui êtes-vous ? demanda l’intéressé, visiblement tout aussi surpris. Comment connaissez-vous mon nom ?
– Tu ne te souviens pas ? murmura la jeune femme en posant ses doigts sur la joue du guerrier.
Héra porta un regard noir sur l’inconnue. Même si elle la dominait du haut de sa monture, elle avait l’impression d’être écrasée par sa beauté et sa grâce qui semblaient issues d’un autre monde. Comment osait-elle se montrer si proche de lui, alors qu’ils venaient tout juste de se rencontrer ?
– Me souvenir de quoi ? Qu’essayez-vous de me dire ?
– Tu ne te rappelles pas de moi ? insista l’inconnue.
Soudain, un mot, un nom, s’échappa de ses lèvres, comme si quelqu’un l’avait prononcé à sa place. Comme… une évidence.
– Alisha…
– Tu t’en souviens, susurra la jeune femme avec un sourire qui mêlait soulagement et bonheur.
– Tout est trouble dans mon esprit…
– Tu es déjà venu ici, lui apprit-elle. Autrefois.
– Je ne m’en souviens pas, s’étrangla Vestigem.
– Tu ne te rappelles vraiment rien ?
Le guerrier plissa les yeux afin de tenter de faire resurgir ses souvenirs enfouis. Ils étaient là, quelque part, si profondément enterrés qu’il aurait pu ignorer leur présence s’ils ne lui revenaient pas parfois par bribes. Et aujourd’hui, d’un seul toucher, une inconnue les ravivait aussi aisément qu’un vent porte un brasier. Des images défilèrent dans son esprit, des visions de paysages enneigés, d’une caverne de glace, de lui-même enlaçant une femme… qui n’était pas Héra. Il ne la distinguait pas clairement, mais sa chevelure n’était pas brune. Elle resplendissait d’un éclat argenté. Le souffle court, Vestigem vacilla, ramenant brusquement son esprit à la réalité.
– Non… Ne me dis pas que… hoqueta-t-il, bouleversé.
– Nous étions bien plus que de simples amis, jadis.
Ces paroles résonnèrent comme un coup de poignard dans l’esprit de la fille des étoiles. Ses mains lâchèrent les rennes de sa monture et se mirent à trembler.
« Non… » geignit-elle en continuant de fixer Alisha d’un air choqué.
– Vous n’êtes pas la première personne que je rencontre qui sache manier les mots si aisément qu’ils paraissent vrais, murmura Vestigem en reculant lentement. Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
– Cette perspective te déplaît-elle tant ? s’enquit la jeune femme, visiblement peinée.
« Que faisons-nous ? » demanda Stemm à l’attention de Sacha.
« Elle m’intrigue. Elle… et les vérités qu’elle semble détenir. Aucun recours à la force tant que ce n’est pas nécessaire. » ordonna le guerrier brun.
« Compris. »
Sacha brisa les rangs, sans quitter Alisha du regard.
– Qui êtes-vous ?
– Alisha, fille de Cyrië, Reine de Thalyssia.
– Thalyssia ?
– Le nom donné à ce royaume perpétuellement plongé dans l’hiver, précisa la jeune femme.
– Tu sais pourquoi nous sommes ici, n’est-ce pas ? demanda Esode d’un ton méfiant. Réponds.
Alisha lui jeta un regard empli de colère en réaction à son attitude peu courtoise.
Sacha lui intima d’un regard de se taire, tandis qu’Aralgann l’appuyait en lui adressant un coup d’œil peu encourageant. L’elfe comprit qu’il n’aurait pas dû répliquer, mais continua néanmoins de défier la princesse du regard. Son ami réprima un soupir. Il venait une fois de plus de lui prouver à quel point les elfes pouvaient se montrer fiers et entêtés. Ils remettaient rarement en question leurs convictions, et si un étranger leur faisait mauvaise impression, il n’était guère aisé de les dissuader de leurs à-priori.
– J’ignore quelles sont les motivations qui vous ont guidées ici. J’ai simplement ressenti la présence de Vestigem.
– Pourquoi la mienne ? la questionna le guerrier aux yeux glacés, impassible.
– Nous sommes liés, lui apprit-elle en désignant un pendentif d’argent ceint autour de son cou par une chaîne qui soutenait un cristal entouré d’un dragon. Sa queue s’enroulait autour du joyau en courbes élégantes.
Héra sentit son sang se figer. Comment était-ce possible ? Un vif sentiment de trahison étreignit son cœur, plus puissant encore lorsqu’elle tentait de le réprimer. Blessée, elle observait leur échange sans mot dire, mais le regard qu’elle posa sur Alisha suffit à mettre en garde cette dernière.
– Je n’ai jamais aimé qu’une seule femme, et cette femme n’est pas toi, siffla le guerrier aux cheveux d’argent.
– À présent, peut-être, mais dans le passé, tu m’as fait serment de ton amour.
– Vestigem… s’étrangla la jeune Princesse.
– Je ne me souviens de rien, murmura Vestigem, amer.
– Si tu as choisi d’oublier, alors je ne peux rien faire pour toi, jeta sèchement la fille de la reine en se détournant.
– Ce n’est pas moi !
– Soit. Mais une promesse reste une promesse.
Le murmure de la jeune femme s’estompa dans les ténèbres de la caverne de glace. Vestigem s’élança à sa suite, conscient de la peine qu’il causait à sa compagne mais mu par une indomptable soif de vérité. La femme des neiges éveillait trop de questions et soulevait trop de doutes en lui pour qu’il la laisse s’échapper. Il avait conscience que s’il la laissait partir maintenant, les interrogations qui l’assaillaient n’obtiendraient sans doute jamais réponse. Il devait savoir, ici et maintenant, et elle était la seule capable de lui fournir les explications qu’il exigeait. Bien malgré lui, il dut admettre qu’elle était la clé de l’énigme de son passé… et sa seule chance de clarifier les souvenirs incertains qui hantaient son esprit depuis tant de lunes.
– Alisha !
– Vestigem, non ! protesta Sacha.
Mais le guerrier aux yeux glacés ne l’entendit pas. Sa silhouette se fondit peu à peu dans les ombres, sous le regard abasourdi des guerriers et de leurs apprentis.
Héra demeurait étrangement calme, mais lorsque son ami de toujours surprit la lueur meurtrière dans les yeux de la jeune femme, un frisson parcourut son échine. Dans son regard métallique était tapie une promesse muette qui n’attendait qu’une occasion pour être exécutée. Sacha tâcha d’oublier le feu glaçant qui avait animé ses yeux à cet instant, mais s’aperçut que les dernières paroles d’Alisha lui avaient sans le savoir fourni une nouvelle opportunité de mettre ses menaces à exécution.
« Une promesse reste une promesse. »
La femme des neiges ne croyait pas si bien dire…
Alors que ses compagnons l’attendaient à l’extérieur, Vestigem suivit Alisha au cœur de la caverne. Une faible lumière bleue éclairait la bâtisse de pierre et de glace, révélant la présence de dizaines d’autres femmes. Toutes avaient la peau très pâle et les cheveux blancs ou argentés, ce qui éveilla en Vestigem des origines oubliées.
« Tant de ressemblance… Mes parents m’auraient-ils créés à l’image de ce peuple ? »
– Bienvenue à Thalyssia, héritier du trône, s’élevèrent en chœur les voix des jeunes femme.
– Héritier du trône ?
Vestigem se trouvait dans un état d’hébétude complet lorsqu’un contact frôla sa main, le ramenant brusquement à la réalité. Il surprit le regard bleu de la femme des neiges, si semblable au sien qu’il avait l’impression de regarder son propre reflet dans un miroir. Ses iris étaient si profonds, si incisifs qu’il aurait pu s’y plonger jusqu’à se perdre dans leur contemplation. Sans un mot, Alisha l’entraîna dans une étrange cavité, semblable à une chambre dont les murs étaient circulaires, à l’abri des oreilles indiscrètes.
– Puisque tu es lié à moi, et que je suis née Princesse de Thalyssia, tu assureras la descendance de la famille royale, lui apprit Alisha, implacable, mais quelque chose dans son expression et sa proximité rendait troubles les pensées du guerrier.
En dépit de son apparent stoïcisme, il pouvait aisément deviner l’amour et la tendresse qui l’animaient. Elle s’était donc réellement éprise de lui… Mais c’était un sentiment qu’il ne pouvait rendre réciproque… et un dangereux jeu auquel elle s’adonnait.
– Je suis navré, Alisha, mais je ne peux accepter ce trône… ni cette place parmi les tiens. J’ai construit mon existence loin de vos terres, et mon cœur appartient déjà à quelqu’un. Elle représente tout pour moi.
Doux mensonge qu’il s’efforçait de faire passer pour vrai, mais s’il ne parvenait pas à se duper lui-même, il était certain qu’Alisha n’y croirai pas non plus. En vérité, sa présence le troublait bien plus qu’il ne voudrait jamais se l’avouer. L’attirance qu’il avait éprouvée lors de sa première rencontre avec Héra lui parut bien piètre face à ce qu’il ressentait en la présence de la femme des neiges.
– Tu ne peux briser les règles établies par nos lois, répliqua la jeune femme après un court silence.
– Tu me demandes de faire un choix sans même que je connaisse les circonstances de notre rencontre.
– Si telle est ta volonté, je te conterai ce que tu as oublié… par dépit ou par choix.
Le guerrier ne releva pas sa pique, conscient qu’elle traduisait seulement son amertume. Il avait détesté la façon dont elle l’avait contourné, lentement, jusqu’à prononcer les derniers mots au creux de son oreille. Simple murmure pourtant porteur de tant de force…
– C’est ma volonté, répliqua-t-il en s’efforçant de conserver sa prestance.
– Il y a des années de cela, alors que je n’étais qu’une âme insouciante destinée à assurer la relève de la famille royale, nos gardes ont donné l’alerte à l’intrusion. Un enfant avait été trouvé sur nos terres, éreinté et pétrifié de froid. Toi. C’était l’un des hivers les plus longs et les plus rudes que nous ayons jamais connu, pour cette raison nous t’avons recueilli et tu es resté plus de deux ans à mes côtés. Lorsque je te demandais d’où tu venais, ou que je te posais des questions sur tes origines, tu te contentais de sourire, ou tu esquivais le sujet. Je t’admirais parce que tu me ressemblais. J’aimais ta nature sauvage et spontanée, j’aimais la façon dont tu agissais, j’aimais tout de toi… Toi aussi, tu m’as aimée, de la même façon que moi. Je savais néanmoins qu’un jour ou l’autre, ce bonheur me serait dérobé. Vois-tu, le bonheur n’est qu’un compagnon éphémère qui déteste qu’on le considère comme acquis. Lorsque tu es parti, je t’ai haï. Je t’ai méprisé. J’ai juré que l’homme qui verserait des larmes plutôt que des caresses sur mon visage le paierait de sa vie. J’ai juré de te tuer si je te retrouvais. Des années se sont écoulées avant que j’accepte ma nouvelle solitude. Que j’accepte l’idée même que tu sois parti. Alors je me raccrochais à la seule chose qui me donnait de l’espoir : ta dernière promesse. Le serment que nous nous reverrions, et que tu vivrais à mes côtés lorsque viendrait l’heure.
Sa voix tremblait par moments, mue par la tristesse et transformée par la rage. Ses mots ne laissèrent pas indifférent le guerrier. Elle ressemblait à une créature sauvage et indomptable, au jugement implacable, et pourtant profondément vulnérable lorsqu’il s’agissait de sentiments. Vestigem réalisa à quel point la loyauté était un concept important à ses yeux… et ce qu’il en coûtait à ceux qui l’avaient trahie.
– Des années durant, je t’ai cherché à travers le continent, mais tu n’es plus jamais reparu… Jusqu’à maintenant. « C’était avant que je n’intègre la Lune Brisée. » comprit Vestigem. « Je n’étais qu’un gamin à cette époque… »
– Que signifie ce pendentif ? voulut-il savoir en soupesant l’objet entre ses doigts.
– Il scelle ta promesse d’union.
Le guerrier n’eut pas le temps de remarquer qu’Alisha avait glissé l’une de ses mains derrière son dos. Lorsqu’il releva la tête, la lame d’un poignard était fermement maintenue à quelques centimètres de sa jugulaire. Cette scène lui rappela la réaction de sa compagne lorsqu’il s’était rendu pour la première fois chez elle. Pourtant, cette fois, la situation ne l’amusait pas. Pas alors qu’il affrontait le regard transcendant d’Alisha, dont les joues étaient déjà couvertes de larmes. Elle le défiait du regard comme nul n’avait jamais osé le faire avant elle. Et dans ces iris clairs reposaient un tout autre serment que celui qu’elle avait évoqué : celui de l’éliminer.
– Ali…
– Tu m’as trahie. Tu m’as manipulée. Qu’est-ce que j’étais pour toi, Vestigem ? ! Un jouet ? Une… distraction ? Je t’ai sauvé, ce jour-là, mais tu sais quoi ? Je regrette de l’avoir fait. J’aurais dû rester là, à te regarder crever de froid et supplier vainement de l’aide. Mais il n’est jamais trop tard pour réparer ses erreurs.
En dépit du poignard qui menaçait de transpercer sa chair, le guerrier prit entre ses deux mains le visage d’Alisha et lui déroba un baiser. Échange qu’il prolongea jusqu’à ce qu’il sente sa main trembler et l’arme vaciller entre ses doigts. Pour son plus grand soulagement et sans le moindre remords, car s’il avait agi par instinct de survie, ses pensées étaient désormais trop troubles pour penser à Héra, elle lâcha l’arme et le poussa vers l’une des parois de la cavité dans l’intention de prolonger leur baiser. Ils s’adonnèrent à un ballet sensuel et passionné sans que l’un ou l’autre parvienne à conserver la maîtrise de ses émotions, qui leur échappaient comme une brise entre les doigts d’un mortel.
– Tu m’aimes à en mourir, murmura Vestigem en reprenant son souffle.
– Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
– Tu ne parles que de me tuer depuis tout à l’heure.
Elle tenta de le repousser, contrariée par la justesse de son commentaire et sa façon déconcertante de percer à jour ses véritables sentiments, mais il ne lui laissa guère l’occasion de répliquer. Ses caresses se firent plus entreprenantes et ses baisers, plus insistants. Il s’aventura plus loin dans ce jeu qu’il l’avait prévu, envoûté par sa présence. Son corps semblait la réclamer toute entière, et elle répondait avec tant d’ardeur à ses avances qu’il se laissa volontiers aller à cet échange pourtant interdit. Il ne sut dire avec exactitude lequel des deux imposait son charme à l’autre. S’il voulait se persuader d’avoir le contrôle, la vérité était toute autre. En réalité, elle exerçait sur lui un enchantement dont il ignorait tous les secrets. Malgré le serment auquel il était déjà lié, il se surprit à songer qu’aucune femme n’avait jamais fait vibrer son cœur comme Alisha le faisait à présent.
Leurs souffles s’entremêlaient tandis qu’ils s’adonnaient à une valse passionnée où tous deux s’offraient l’un à l’autre sans retenue. Pourtant, une pensée ramena brusquement le guerrier à la réalité. Soudain conscient de la situation, il éloigna lentement l’héritière de Thalyssia.
– Je dois partir… Mais je reviendrai, je t’en fais la promesse.
Furieuse, elle le plaqua contre la paroi.
– La dernière fois que tu as dit ça, tu as attendu des années pour revenir.
– Mais j’ai tenu ma promesse, tout comme je l’honorerai la prochaine fois.
– La prochaine fois, je ferai en sorte que tu sois mort, cracha-t-elle, blessée.
Elle avait eu envie de le supplier de rester mais sa fierté l’avait empêchée de formuler sa supplication à voix haute. Et comme toujours, lorsqu’elle était meurtrie, elle utilisait la seule arme qui lui redonnait un brin de prestance : la menace. Toutefois, lorsque le guerrier lui vola un baiser des plus insoupçonnés, si convaincant et spontané, ses menaces lui parurent bien insignifiantes. Elle le laissa l’embrasser une dernière fois, mais lorsqu’elle recula, son regard était aussi glacial qu’un éternel hiver. Ses yeux bleus étaient déjà humides de larmes naissantes.
Sa respiration trahissait sa détresse. Elle l’observa longuement, rassemblant son courage pour délivrer son message d’adieu. Ce dernier blessa Vestigem davantage qu’il ne voulait le reconnaître.
– Souviens-toi. La prochaine fois… je te tuerai, Vestigem.
Je te tuerai.
Le guerrier soutint une dernière fois son regard implacable dans lequel il devinait pourtant tout l’amour du monde, avant de quitter les lieux sans un mot.
Alors qu’il regagnait la lumière brumeuse du jour, ses compagnons s’empressèrent de l’interroger. Celui-ci leur conta patiemment ce qu’il avait appris sur son passé, et sur cette mystérieuse promesse, en omettant bien sûr d’évoquer certains détails de leur… entrevue. Héra se contentait de l’observer sans mot dire, tiraillée entre son amour pour Vestigem et l’étrange voix qui lui soufflait de se méfier de lui. S’il ne se souvenait pas d’une partie de son passé, Alisha semblait, elle, parfaitement lucide quant à leur relation commune. Cette simple perspective lui donna la nausée. Le guerrier ne s’offensa pas de sa décision de ne pas lui adresser la parole de la soirée. Il n’avait pas particulièrement envie de lui parler, pas après ce qui s’était produit dans cette caverne où tant d’émotions qu’il avait crues disparues s’étaient éveillées d’un simple échange.
Les voyageurs furent conviés à passer la nuit sur les terres de Thalyssia, et il fut décidé qu’ils rencontreraient la Reine en personne le lendemain matin.
Vestigem se sentit étrangement familier à ce territoire recouvert d’un épais manteau de neige et perpétuellement plongé dans l’hiver. Si le souffle glacial qui secouait ses cheveux et caressait son visage l’apaisait curieusement, il ne l’aida guère à mettre de l’ordre dans ses pensées toujours habitées par le regard incisif d’Alisha… et ses dernières paroles. Les visiteurs se virent offrir un repas chaud, puis furent conduits dans une grotte dotée de plusieurs cavités aménagées en diverses chambres. Le peuple de Thalyssia, contraint de vivre au sein de terres infertiles, avait développé l’art de sculpter la pierre et la glace afin d’en faire des habitats. Les guerriers purent ainsi prendre du repos à l’abri de la tempête qui faisait rage.
Cette nuit-là, tous dormirent à poings fermés. Tous, sauf Héra.
Bouleversée par la trahison -consciente ou non- de son compagnon, la Princesse commençait à douter de sa loyauté. Tant de détails qu’elle aurait préféré ignorer venaient s’accumuler, ajoutant à sa confusion. Après tout, elle n’était pas la seule tombée sous le charme du guerrier au tempérament sauvage. Amélyss lui avait avoué ses sentiments -secret qu’elle avait appris de son compagnon-, et Héra décelait en sa sœur une curieuse attirance pour Vestigem. Des sentiments qu’elle croyait morts depuis le jour où il avait tenté d’assassiner Sacha. Assaillie par ses sombres pensées, Héra ressentit un besoin pressant de compagnie, et elle savait parfaitement où la trouver. « Vas-tu toujours te tourner vers lui lorsque tu te sens seule ? » se reprocha-t-elle.
Elle ne parvenait à chasser l’image de ses yeux humides de son meilleur ami lorsqu’elle l’avait abandonné après s’être offerte à lui le temps d’une nuit. C’était une décision irréfléchie qu’elle regrettait encore, même après tant de lunes. Cette escapade nocturne lui avait pourtant procuré bien plus de plaisir qu’elle ne se l’était jamais avoué, blottie dans ses bras protecteurs, loin du vide qu’avait laissé Vestigem dans son cœur après son départ.
Dans l’obscurité, elle laissa ses pas la guider vers le guerrier brun, qui ouvrit les yeux en percevant sa présence.
– Tu n’arrives pas à trouver le sommeil.
– Non… avoua-t-elle, la gorge serrée. Difficile d’oublier ce qui s’est passé aujourd’hui.
– Il y a une partie de son enfance dont il n’a aucun souvenir, peut-être ignore-t-il encore ses actions passées, et l’influence qu’elles auront sur le présent.
– Ce n’est pas tant de sa sincérité dont je doute, mais de sa loyauté. Je me demande combien de temps il faudra à cette femme pour gagner son cœur, si ce n’est déjà fait.
– Alisha est une inconnue à ses yeux. Tu es celle qui fait battre son cœur. Celle qui lui a redonné une raison de vivre.
– Et elle vient de lui donner toutes les raisons du monde de rester. J’ignore de quels sortilèges elle a usé sur lui mais…
– J’ignorais que ma belle princesse était aussi jalouse… susurra-t-il en posant sur elle un regard trop familier pour qu’elle ne devine pas les tendres sentiments qui s’y dissimulaient.
– Je ne suis pas…
Les lèvres de son ami s’ancrèrent aux siennes, mordirent sa lippe inférieure puis frôlèrent dangereusement sa nuque, coupant court à toute protestation de sa part. Elle frissonna, partagée entre son amour pour Vestigem et l’ardent désir qui semblait happer toute once de raison. Mais quelle compagne deviendrait-elle si elle trahissait elle aussi cette loyauté qu’elle n’avait cessé d’évoquer ? Malgré elle, elle le repoussa lentement et surprit dans ses prunelles noisette le regard qu’elle avait toujours redouté de sa part. Elle l’entraîna à l’extérieur, où l’air glacé caressa leur visage en déposant quelques flocons de neige. Ils scrutèrent l’horizon sans dire un mot.
Héra porta son regard sur le visage de son ami de toujours afin de projeter son esprit en lui. Elle décela un tourbillon d’émotions si complexes et puissantes qu’elles la frappèrent intérieurement. Elle se coupa brusquement de son examen silencieux, profondément troublée. Sacha ne parut pas s’apercevoir de son geste.
« C’est toi, la cause de son malaise. » intervint la prophétesse.
« Moi ? Qu’ai-je fait qui puisse le rendre si triste ? »
« C’est plutôt ce que tu n’as pas fait qui le désole. »
« Encore une histoire de cœur… »
« Qui le détruit de l’intérieur. Pourquoi refuses-tu de le rendre heureux, Héra ? »
« Je ne refuse pas de le rendre heureux. Je refuse d’aimer deux hommes à la fois. »
« Ton amour pour Vestigem n’est qu’une illusion. »
« Une illusion ? » répéta la jeune Princesse, scandalisée. « Je l’ai aimé depuis le premier jour, et vous parlez d’illusion ? »
« Peut-être. Mais t’es-tu déjà demandée ce qu’il en était de ses sentiments ? »
Elle se mordit la langue pour ravaler une réponse acerbe, consciente qu’il n’était guère prudent de s’aventurer en terrain dangereux. Si la voix de la prophétesse pouvait s’immiscer dans son esprit à n’importe quel moment, alors il y avait fort à parier que ses yeux l’épiaient à chaque instant. Évidemment, ses paroles faisaient écho aux doutes qu’elle avait confiés quelques instants plus tôt à son meilleur ami.
« Je t’en conjure, ouvre-lui ton cœur.Tu ne le regretteras pas. » murmura la prophétesse.
Puis, plus rien.
Ses sentiments de plus en plus confus, la jeune femme en resserra son étreinte sur les doigts de son meilleur ami. Le guerrier brun leva ses yeux emplis de tendresse sur elle.
Celui-ci savait pertinemment que ce plaisir ne durerait qu’un instant, et que l’élue de son cœur n’éprouvait rien de plus que de l’amitié à son égard. Une amitié qui ne lui suffisait plus. Il fut un temps où il s’était résigné à demeurer un simple ami à ses yeux, mais ce temps était révolu. En cet instant où sa chaleur l’appelait et mettait à l’épreuve ses sentiments, plus que jamais, il se sentit incapable de lutter. Pas alors qu’elle se trouvait main à main avec lui, si proche et pourtant si lointaine. Sa présence physique était réelle mais son esprit errait bien loin de sa portée… tout comme son cœur. Il dut lutter pour que les mots ne s’étouffent pas au creux de sa gorge et fut surprit par l’assurance de sa propre voix lorsqu’il livra son fardeau.
– Je t’aime… Même si mes yeux se plongent dans ceux d’une autre, c’est toi que je vois dans ses prunelles. Toi qui hante mes nuits et habite mes pensées. Parce que… je n’ai jamais cessé de t’aimer. Jamais.
« Et j’aurais tant aimé que ce soit dans des circonstances différentes… »
Confuse mais touchée par la sincérité qu’elle lisait dans ses yeux, elle ne sut quoi répondre à cette déclaration si spontanée. Elle aurait souhaité pouvoir exaucer son souhait, du fond du cœur elle désirait son bonheur mais se savait incapable de le lui offrir. Pourtant, ce soir-là, loin de la hantise d’Alisha et de ses responsabilités d’élue des étoiles, elle voulait s’abandonner à lui.
À lui, à sa chaleur, à ses caresses, à sa voix, son toucher. S’abandonner à cet amour qui semblait l’envelopper malgré elle.
Sa conscience enfouie sous les appels de son cœur, elle le ramena lentement vers elle et leurs lèvres se rencontrèrent. Contre toute attente, et même si cela le torturait plus qu’elle n’aurait pu l’imaginer, il mit fin à leur échange.
– Arrête… S’il te plaît…
– Ce n’est pas ce que tu veux. Tes yeux me supplient de continuer, murmura-t-elle en l’embrassant de nouveau.
Cette fois, il se sentit tout bonnement incapable de résister. Ses protestations lui parurent bien piètres face à ce que son cœur lui hurlait. Passion et raison se déchaînaient en lui, si bien que sa conscience l’abandonnait chaque instant un peu plus.
– Héra, arrête ça…
– Regrettes-tu ce qui s’est produit la première fois ?
Il ne se résolut à lui mentir malgré ce que lui intimait sa raison déjà submergée par le désir. Il se surprit à lui rendre ses baisers avec de plus en plus d’ardeur.
– Oui… Je regrette. Je regrette de ne pas avoir su te retenir.
Je regrette d’avoir laissé Vestigem te rappeler tes devoirs de compagne. Je regrette de ne pas avoir fait naître cette lueur qui éclaire ton regard lorsque tu évoques son nom… Et je t’aurais fait hurler de désir jusqu’à ce que son visage ne soit plus qu’un souvenir.
Ses propres propos le choquèrent mais sa conscience semblait prisonnière de l’amour inconditionnel qu’il lui portait. Jamais il ne s’était résolu à lui parler ainsi, à lui livrer ces pensées si intimes, si secrètes. Et pourtant, il était là, devant elle, une nouvelle fois… et cette fois, il n’avait aucune intention de la laisser partir. Cette fois… il s’abandonnerait à elle sans crainte.
Après tout, elle avait lancé ce dangereux jeu, depuis le jour où elle avait pour la première fois accepté de se livrer à lui, et il n’était pas certain qu’il sache s’arrêter. C’était une éternelle partie sans vainqueur, un jeu voué à l’échec et qui conduisait inexorablement à la souffrance, mais qu’importait. Ce soir, et pour toutes les lunes à venir, il était prêt à se détruire pour elle.
Prêt à tous les sacrifices pour un seul de ses regards.
Loin de lui tenir rancune des propos pourtant incisifs et crus qu’il venait de porter, elle accepta la main qu’il lui tendit. Elle l’observait sans trop savoir où il souhaitait l’emmener. À peine eut-elle frôlé ses doigts qu’ils furent instantanément transportés au cœur d’un tout autre décor.
– Où sommes-nous ? murmura Héra, ébahie.
– Il s’agit de mon repaire secret. Nous pouvons agir comme bon nous semble, personne d’autre ne pourra y accéder… sauf si quelqu’un rompt ma concentration.
– Alors ne laissons une telle opportunité à personne…
La jeune femme l’enlaça et pressa ses lèvres contre les siennes.
La proximité de leur contact et l’étrange sensation d’euphorie qu’elle provoquait en lui eurent tôt fait de lui faire oublier ses paroles irréfléchies. Il répondit à son baiser avec plus d’ardeur encore, puis la fit allonger sur ses genoux tout en poursuivant leurs jeux interdits. Mais l’interdit était parfois si tentant… et même sa plus forte volonté n’aurait su le retenir de céder à la tentation. Ses lèvres frôlèrent sa peau nue tandis qu’il la débarrassait d’une robe devenue… bien trop encombrante à son goût. Ils firent l’amour sans une once de regret ou de remords.
Haletant et comblé, Sacha acheva ce moment d’extase par un tendre baiser tandis que ses doigts jouaient dans ses longs cheveux bruns.
Héra promena son regard sur l’étrange espace baigné par les rayons du couchant. Un vent tiède vint caresser son visage, et elle ferma les yeux, savourant ce moment hors du temps… et qui avait dépassé toutes ses secrètes espérances.
Sacha l’enlaça par derrière, heureux de revoir sourire celle qui avait volé son cœur. Elle avait vécu tant de bouleversements, tant de souffrances en si peu de temps… Son seul souhait était de la revoir heureuse, l’espace d’un instant.
– Ton sourire m’a manqué.
– Tout comme l’époque où nous n’étions que des âmes innocentes… J’essaie de lutter contre l’appel des ténèbres, mais plus les jours passent, plus elles semblent vouloir m’emporter avec elles.
– Aralgann prétend que nous aurons bientôt en notre possession la clef de l’énigme.
– Quelque chose se prépare, Sacha. Je ne veux pas que des Hommes se battent pour moi. Trop de sang a déjà coulé.
– Il semblerait pourtant que ce « destin » auquel tout le monde fait allusion soit scellé.
Un silence s’installa. Leur danse du désir semblait déjà bien lointaine aux deux amants. La réalité reprit ses droits et, avec elle, les lourdes responsabilités qui leur incombaient.
– Resteras-tu près de moi quoi qu’il arrive ? demanda Héra en se retournant pour lui faire face.
– Jusqu’à mon dernier souffle.
– Tu es tellement différent de lui…
– Lui ?
– Vestigem. Il est colérique et quelque peu sauvage, tandis que tu es doux et impulsif. Il est réfléchi alors que tu t’emportes facilement…
– Vas-tu dresser la liste de toutes nos différences ou profiter de cet instant où, pour une fois, il n’y a que toi et moi ? lâcha Sacha.
– La deuxième alternative me paraît plus acceptable, sourit Héra.
Son compagnon se retourna instantanément en percevant l’ironie dans son ton. À la fois irrité et amusé, il se jeta sur elle et la fit tomber à la renverse. Au lieu de protester, Héra ne chercha pas à résister et lui adressa un sourire énigmatique.
Même s’il savait pertinemment que ce bonheur dont il rêvait tant serait éphémère, il préféra s’abandonner à son étreinte et sa chaleur et savoura la chance inespérée que lui tendait la jeune femme en lui ouvrant ainsi son cœur… avant que l’accès ne lui soit de nouveau banni.