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Prologue

« Il y a un peu plus de mille ans, sous l’Ère que nous nommons « Première », naquit notre Monde dans l’harmonie la plus parfaite. La Terre se peupla de Nains - petits êtres robustes venus du Nord et artisans d’exception -, de Nâgas - Seigneurs des lacs et Maîtres des rivières - et d’Elfes - sages créatures de l’Ouest au talent inné pour la magie. Les derniers venus furent les Hommes, êtres du Sud, guerriers de qualité dont l’amour du pouvoir dépassait l’entendement. Certains Hommes, nommés Dragons, se différenciaient des autres en raison d’un pouvoir exceptionnel qu’ils avaient reçu à leur naissance, un Pouvoir Divin qui leur octroyait la capacité de maîtriser les éléments de la Nature. De nombreuses légendes prétendent que ces Hommes avaient obtenu leurs pouvoirs des dragons, majestueuses créatures des temps anciens, lézards ailés, gardiens de toute vie terrestre. Aujourd’hui encore nombreux sont ces Humains. Ils sont reconnaissables par le tatouage de dragon, entouré de deux éléments naturels, qu’ils portent sur l’épaule.

Peu après la race humaine, sont arrivés les Centaures ; coursiers des plaines, amoureux du vent et de la liberté. C’est à partir de ce jour que l’on nomma notre Terre : « Terre des Mondes ».

Pendant cinq cents ans, chaque Seigneurie de chaque Peuple mena une existence paisible sur Terre, emplie d’échanges et de partages. Il fut même créé sous l’Ère Première un organe chargé de protéger l’harmonie dans le Monde et de défendre les intérêts de la Paix. Hommes, Elfes, Nâgas, Nains et Centaures décidèrent de se réunir en une assemblée qu’ils nommèrent Conseil Majeur. Cet organe s’imposait comme le protecteur et le conservateur de l’harmonie terrestre. Trois fois par mois se réunissaient dans la Cité d’Iris, le cœur de la Terre des Mondes, vingt Seigneurs élus par leur Peuple pour débattre sur le développement du monde. Pour donner au Conseil le moyen de protéger leur Terre, les Mages et les Prêtres les plus érudits de chaque Peuple combinèrent leurs pouvoirs et reçurent deux cadeaux des Dieux Primaires Créateurs de l’Univers : la Terre, le Feu, l’Air et l’Eau.

Ces cadeaux furent quatorze Pierres de Puissance contenues dans deux Artéfacts - deux Trophées - : les sept premières composaient le Trophée de Clairvoyance et conféraient à l’utilisateur la capacité de lire les plans de ses ennemis, elles portaient en elles le pouvoir de l’Eau et de la Terre. Les sept autres composaient le Trophée de Destruction, fruit du Feu et de l’Air, et octroyaient une force d’arme colossale à quiconque s’en servait.

En guise de gardiens des Présents Divins, on désigna cinq Humains auxquels les Dieux octroyèrent des pouvoirs Dragon démesurés. Leur magie rivalisait avec celle des quatorze Pierres réunies. En langue ancienne ce pouvoir se nomme Salamoéna, ce qui signifie communément « Pouvoir Suprême ».

L’harmonie qui régna sur Terre pendant cinq cent ans aurait pu perdurer si le cœur des Humains n’était pas tant corrompu par le pouvoir. Au début de l’Ère Seconde, des tensions commencèrent à se créer entre les Hommes et les autres Peuples. Tous reprochaient aux Humains leur soif de conquête et leur amour pour la guerre. Les Pierres de Puissance ne cessaient d’attirer la convoitise des grands Rois de l’époque, qui pensaient en avoir besoin pour agrandir leurs Terres. Mais les Hommes ne sont pas les seuls à blâmer. Les Nains, pour leur part, commencèrent à mépriser les Elfes qu’ils accusaient de se prendre pour les seuls médiateurs de la Terre des Mondes et pour les êtres les plus nobles et les plus sages. Une dernière tension naquit entre Centaures et Nâgas les premiers reprochant aux seconds leur manque d’intérêt pour les affaires de la Terre des Mondes, les seconds reprochant aux premiers leur manque de participation active durant les réunions du Conseil.

Les Nâgas et les Centaures furent d’ailleurs les premiers à se retirer de l’assemblée, lassés de participer à un Conseil dont l’autorité déclinait de jour en jour. Ils furent suivis de près par les Nains. Seuls les Elfes et les Hommes restèrent. Ce fut bien évidemment le commencement d’une sombre époque, qui perdurera jusqu’à nos jours.

Nombreux furent les Seigneurs Hommes qui comprirent que la puissance de la Terre des Mondes s’amenuisait au fil du temps. L’un d’entre eux, nommé Fendhur, fils de Trévor et Souverain du Royaume de Morner fut le premier à tenter l’inévitable. Il convainquit son frère, représentant de la race Humaine au Conseil, de dérober les deux Artéfacts Divins pour que le Royaume s’approprie leurs pouvoirs. Bien évidemment il s’arrangea pour éliminer les détenteurs de Salamoéna, avant même que l’Assemblée de la Terre des Mondes ne comprît leurs intentions.

Par un odieux stratagème, Fendhur sépara les Cinq Dragons. Ainsi affaiblis, il parvint à les éliminer.

Ce furent les Elfes qui se rendirent compte les premiers de la folie des Hommes. Fen, Seigneur Elfique et membre du Conseil, tenta de prendre des mesures contre les traîtres. Mais il agit trop tard. Le mal planait déjà sur la Terre des Mondes, telle une obscurité grandissante dans la clarté de la paix, un orage de lances et d’épées prêt à éclater sur les Peuples libres du monde.

La tempête éclata bien vite. Les Pierres Divines furent réveillées, le pouvoir de la Création, qui avait jusqu’alors connu un sommeil profond, venait de se lever. Morner détenait la puissance ultime, ou du moins une partie de celle-ci car il arriva une chose à laquelle personne ne s’attendait. À l’heure de réveiller les Pierres de Vision, le Trophée resta endormi et le rituel échoua. Seul le pouvoir de Destruction avait été conféré à Fendhur et ses hommes. Ainsi leur Armée devint puissante mais à quel prix ? Il est impossible d’utiliser les pouvoirs d’un Trophée sans ceux de l’autre, au risque de bouleverser l’harmonie de la Nature en séparant l’Eau et la Terre de l’Air et du Feu.

Une malédiction ne tarda pas à frapper le Royaume de Morner pour le punir de son crime, transformant la totalité de ses habitants en bêtes. Toute trace d’humanité disparut de leurs âmes. Seule leur restait la quête de la gloire et l’envie de régner sur le monde. Ils attaquèrent nombre de Royaumes libres, qu’ils conquirent sans difficultés, et détruisirent les derniers Dragons susceptibles de reconstituer le pouvoir de Salamoéna. Ils se vengèrent des Elfes qui les avaient empêchés de nuire à l’harmonie de la Terre des Mondes, éliminant avec haine une grande partie des nôtres.

La seule ombre dans leur tableau était que le Trophée de Clairvoyance restait définitivement éteint. Ils tentèrent à plusieurs reprises d’activer les Pierres de Vision, mais sans succès…

Jusqu’au jour où Tréyen Trémior, le fils de Fendhur, s’empara du Trophée de Clairvoyance pour l’éloigner de la folie de son père. Il traversa la Terre des Mondes pour trouver refuge dans le Royaume d’Hesmon, le seul Royaume humain capable de résister à la puissance de son géniteur.

Mais Fendhur ne tarda pas à découvrir le vol du dernier Trophée et la trahison de son fils. Morner déclara la guerre à Hesmon de façon immédiate et mit en marche ses plus puissantes Armées. Ce fut sans nul doute la plus grande bataille de toute l’Ère Seconde.

Elle s’acheva cinq ans plus tard lorsque le Roi d’Hesmon activa les Pierres de Vision, sa seule chance de repousser l’assaillant. À l’aide du Pouvoir de Clairvoyance et de ses alliés, Hesmon parvint à évincer Morner.

Mais en dépit de ses intentions louables, le Souverain hesmonnois fut puni à son tour pour avoir utilisé un seul Trophée. Une malédiction frappa son royaume, le réduisant à néant.

Il fut rebâti quelques siècles plus tard et devint un Empire, prospère et plein de richesses. Il reste d’ailleurs l’un des Pays les plus brillants de nos jours, sous l’Ère Troisième.

Quant à Morner, plus personne n’en entendit parler. Le Royaume était toujours debout, toujours maudit mais ne semblait plus représenter de menace.

Toutefois, la guerre avait eu de terribles conséquences et la vie ne redevint jamais ce qu’elle était auparavant. Les Elfes, massacrés par Fendhur, s’exilèrent de la Terre des Mondes ou s’isolèrent. Les Nains ne sortirent plus de leurs mines et les Nâgas ne quittèrent plus leurs lacs. Les Centaures se retirèrent à l’Est. Seuls les Royaumes des Hommes restèrent au centre de la Terre des Mondes.

C’est dans ce contexte que notre notre Terre entra dans l’Ère Troisième, et c’est ainsi qu’elle demeura longtemps, jusqu’à ce que l’Histoire ancienne fût oubliée et ne demeurât plus qu’un mythe.

Mais dans les Montagnes de Sévran, au Nord de la Terre des Mondes, je sens qu’une menace grandit de jour en jour. Il y a quelques années, Morner s’est réveillé, soucieux de reprendre ce qu’il possédait jadis pour reformer le pouvoir des deux Trophées et lever à jamais sa malédiction. Il a pour désir de devenir le Royaume le plus puissant et le plus vaste de tous les temps.

Mais il n’est pas le seul. Je sens grandir dans mon cœur un espoir, chaque jour une lueur brille devant mes yeux…. Je sens grandir un autre pouvoir que celui des deux Artéfacts, un pouvoir éteint depuis des Ères entières, qui sera bientôt mis à l’œuvre et qui jouera un rôle décisif dans la survie de la Terre des Mondes. Salamoéna s’est aujourd’hui réveillé : le pouvoir qui pourrait nous sauver tous… »

Namiren Sérendelle

Partie I

Chapitre 1 : Une menace pour l’Empire

- Debout ! Il est l’heure de te lever !

Gerremi émit un grognement lorsqu’il sentit le drap dans lequel il s’était enroulé glisser sur son corps. Les volets claquèrent contre la paroi de la maison, baignant la pièce d’une douce lueur orangée.

Lorsque la porte de sa chambre se referma - indiquant que sa mère venait de partir - le jeune homme se leva et, comme tous les matins, il s’adossa au rebord de sa fenêtre pour prendre une bouffée d’air pur avant d’entamer sa journée.

Le soleil commençait à se lever et dévoilait peu à peu le paysage campagnard dans lequel Gerremi vivait. De sa fenêtre, il pouvait apercevoir la petite maison coquette au toit de chaume de ses voisins. Elle donnait sur un jardin fleuri et soigneusement entretenu par la maîtresse de maison. Quand la voisine n’était pas occupée à écouter les derniers racontars dans les lieux stratégiques du village - le lavoir, la taverne ou la place principale - elle rentrait chez elle pour choyer ses plantes, comme s’il s’agissait de ses propres enfants.

Tout autour des fleurs, la voisine avait disposé une trentaine de nains de jardin, auxquels elle semblait vouer une étonnante passion.

Gerremi pensa qu’il devait être très tôt en raison de la quiétude du foyer. Normalement ses voisins étaient toujours levés les premiers et, tandis que le mari partait au travail, la femme s’installait dans son jardin et veillait à faire assez de bruit pour réveiller tout le voisinage.

Derrière le cottage voisin, s’étalait le village blanc d’Istengone, calme et paisible à cette heure matinale. L’activité de ses habitants se limitait à l’ouverture de certaines échoppes et aux allées et venues des paysans qui, la tête encore lourde de sommeil, partaient aux champs.

À quelques kilomètres des derniers pâturages, se dressait la Colline Divine et Sacrée d’Istengone. Selon les Prêtres, les Dieux eux-mêmes avaient fait de cette butte leur sanctuaire en plantant en son sommet un chêne à l’écorce dorée, bien plus haut que tous ceux de la région. À en croire les légendes du village, le chêne aurait été planté mille ans avant que les premiers hommes ne viennent habiter en Hesmon. Les anciens disaient également que c’était cet arbre même qui avait donné à l’Empire son symbole : un chêne d’or. Tout autour du mont, s’étalait la Forêt d’Astéflone, par laquelle on pouvait rejoindre Aneters, la Cité la plus proche d’Istengone.

Il faisait bon dehors et l’aube offrait un spectacle magnifique. Gerremi s’abandonna au plaisir de rêver, mais à sa mère le tira de ses rêveries en frappant à sa porte.

- Dépêche-toi de te préparer si tu tiens à avoir un anniversaire réussi pour tes dix-huit ans ! Nos invités arrivent ce soir, nous avons tout à organiser pour leur venue !

Cette fois-ci, soucieux de ne pas déranger sa mère, Gerremi ne se fit pas attendre. Il prit la première tunique qui lui venait sous la main et s’habilla. Il jeta un rapide coup d’œil dans son miroir, donna un coup de peigne à ses épais cheveux bruns et aspergea sa figure avec de l’eau froide. Cela redonna du tonus à ses yeux azur, tant appréciés par la gent féminine.

Outre son regard océan, ce qui le différenciait vraiment des autres garçons de son âge et qui faisait son succès était le tatouage – représentant un dragon crachant un jet de flammes entouré de gouttelettes d’eau - qu’il portait sur l’épaule droite.

Aussi loin que remontait sa mémoire Gerremi l’avait toujours possédé. Ses parents lui disaient qu’il était né avec et qu’il le garderait toute sa vie. À leurs yeux, ce tatouage était la marque des Dieux, un privilège que les Divins lui avaient accordé et dont il pouvait être fier. Même si personne n’avait jamais su lui dire en quoi être né avec un dragon gravé sur l’épaule le rendait si particulier.

Il jeta un dernier coup d’œil à son miroir puis descendit déjeuner. La cuisine occupait une petite pièce à l’arrière du salon. Simplement meublée, elle se composait d’une table, d’une grande bassine destinée à laver la vaisselle et de quelques placards. Une marmite bouillonnant dans la cheminée emplissait la pièce d’une odeur agréable.

Gerremi attrapa un bol qu’il remplit de lait et se découpa deux tartines de pain.

Au même instant sa mère entra, courbée sous le poids des seaux d’eau qu’elle portait.

- Seulement en train de manger ? ! Aboya-t-elle, ça fait déjà un certain temps que je t’ai dit de te préparer. Tu devrais déjà être parti couper du bois pour le feu ! Ensuite tu iras acheter une nouvelle tunique chez Tristia, tu ne peux plus porter tes habits d’enfant. Après tu m’aideras à ranger la maison.

D’un geste brusque, elle attrapa une assiette qu’elle enduisit de savon et la plongea dans le seau d’eau en bougonnant.

Gerremi se demanda si c’était son passage à l’âge adulte qui mettait sa mère dans tous ses états. D’un naturel très calme et d’une patience hors pair, il était très rare que Syrima Téjar se mette en colère et en l’occurrence, le jeune homme avait beaucoup de mal à comprendre pourquoi elle se fâchait. Après tout il n’avait rien fait de mal.

Au contraire, le jour de ses dix-huit ans devait être le plus beau de sa vie. Un jour merveilleux ponctué de festivités et de présents pour fêter son entrée dans le monde des adultes. Ce serait le jour où il commencerait à prendre une place réelle dans la société, où il serait en droit de se marier.

En songeant au mariage, Gerremi sentit une boule lui nouer l’estomac. Une chose était sûre : il ne se sentait pas prêt à épouser une femme. Et bien que sa petite amie eût un an de moins que lui et qu’il dût attendre l’année suivante pour se marier, il espérait que son mariage serait le plus tard possible.

Avant de fonder une famille, il voulait partir pour la Cité d’Aneters et étudier l’Histoire de son Empire à l’université. Il voulait quitter la vie monotone d’Istengone pour aller décrocher un diplôme et transmettre son savoir à d’autres jeunes gens.

Gerremi s’égarait dans les limbes de son avenir lorsqu’une pensée amère le ramena à la réalité : ses parents n’auraient sûrement pas les moyens de lui payer de telles études. Ils avaient déjà beaucoup donné lorsque Fédric et Kaël, ses deux frères aînés étaient partis à Aneters, l’un pour s’engager dans l’Armée, l’autre pour étudier l’Alchimie. En tant que troisième fils, Gerremi était voué à rester dans le village pour y faire perdurer le nom de Téjar.

Le reste de la journée fut tout aussi désagréable. Le jeune homme passa tout son temps à s’occuper de la maison, en faisant de son mieux pour supporter la mauvaise humeur de sa mère.

À midi, ils eurent droit à la visite de leur voisine, venue demander quelques bûches pour le feu.

- Mon bon à rien de mari n’a même pas songé à s’approvisionner en bois, se plaignit-elle, il a préféré passer la soirée à boire comme un ivrogne. À part la coupe du blé et la boisson, il n’y a rien qu’il sache faire.

Cette visite surprise eut pour effet de porter la mauvaise humeur de Syrima à son comble. Elle détestait ses voisins.

Lorsque la terrible journée fut terminée, Gerremi se hâta de quitter la maison pour rejoindre Enendel, son ami le plus cher. Comme à son habitude, il le trouva dans son lieu d’entraînement favori : la Prairie d’Erboi, à quelques pas du village.

Enendel était le seul Elfe d’Istengone et probablement de tout l’Empire. Du même âge que Gerremi, il avait été adopté lorsqu’il n’était qu’un bébé par un soldat et sa femme.

Le jeune homme savait qu’il existait quelques Peuples elfiques au Nord de la Terre des Mondes mais ne connaissait rien sur eux. Il avait simplement entendu dire qu’ils préféraient la vie en autarcie, dans leurs grandes forêts, aux alliances avec les autres Peuples. Aussi rares étaient les Hommes de la Terre des Mondes à en avoir déjà vus. Peut-être Enendel venait-il de là bas ? En tout cas, à Istengone, personne ne semblait faire attention à sa différence. Il avait toujours été très bien intégré parmi les habitants du village.

Gerremi s’arrêta à la hauteur du talus qui bordait la prairie pour ne pas déranger son ami.

L’Elfe tenait son arc bandé au maximum. Il était concentré sur la cible de bois qu’il avait suspendue à un arbre. D’un mouvement à la fois puissant et habile, il décocha sa flèche qui atterrit au beau milieu du cercle. D’un geste rapide, il encocha une seconde flèche qui vint se planter à quelques centimètres de la première.

En tant que fils de soldat, Enendel avait toujours été passionné par les armes et il montrait un certain talent dans leur maniement, en particulier à l’arc où il était extrêmement habile. Peut-être était-ce en raison de son origine elfique ? Gerremi avait entendu dire que la force principale des Elfes résidait dans leur précision et leur agilité.

Enendel était si concentré sur son objectif, qu’il ne vit même pas son ami approcher. Le jeune homme dut crier pour lui faire comprendre son arrivée. L’Elfe rangea son arc, rejeta en arrière une de ses longues mèches blondes et lui donna une tape amicale dans le dos.

- Joyeux anniversaire ! Je me demandais quand tu viendrais.

- Je serais venu plus tôt si j’avais pu, assura Gerremi, j’étais coincé à la maison. J’ai dû aider ma mère à préparer la fête.

Elle était d’une humeur massacrante, je n’ai jamais vu ça ! J’aurais largement préféré m’entraîner avec toi !

Un large sourire s’étala sur le visage d’Enendel.

- Les mères sont toutes pareilles, elles ont peur de voir grandir leurs enfants. Si tu avais vu la mienne le jour de mes dix-huit ans. Mon mariage la rendait folle. Comme aucune femme ne m’intéresse à Istengone, elle voulait frapper à la porte de chaque maison du village pour me marier avec la première fille venue. Heureusement que mon père l’en a empêchée. Je ne sais pas avec qui elle aurait arrangé mon mariage !

- Moi aussi je pense que mon mariage lui pose des problèmes, rétorqua Gerremi, Yasmina n’est adulte que l’année prochaine. J’espère que mes parents ne vont pas me choisir une autre femme, tu imagines s’ils me choisissent Veruka ! Depuis qu’elle l’a aidée à puiser de l’eau, ma mère la trouve très gentille.

Enendel eut un petit rire moqueur. Veruka était une de leur camarade de classe et probablement l’élève qu’ils aimaient le moins dans leur école.

Bien que physiquement la nature ne l’eût pas gâtée, la particularité de Veruka était son amour excessif pour la gent masculine.

Gerremi songea aux nombreux moments où il s’était moqué d’elle, notamment lorsqu’elle avait déclaré être amoureuse de tous les garçons de la classe mais que le plus beau de tous, et le plus gentil, était sans conteste Enendel.

Elle avait au moins raison sur ce point. Le jeune Elfe était l’homme le plus gentil que Gerremi connaisse. Il avait toujours été loyal avec ses amis et en plus, c’était quelqu’un de très intelligent. Malgré ses longues oreilles taillées en pointes et la finesse de ses traits elfiques, il plaisait beaucoup à la gent féminine. Il était cependant très compliqué en amour.

Enendel ramassa l’épée qu’il avait posée contre une pierre et la tendit à Gerremi.

- Pour ton anniversaire tu ne refuserais pas un combat ?

Le jeune homme attrapa l’arme, la leva pour signifier à son ami qu’il relevait son défi et l’attaqua d’un coup latéral. Enendel le para sans aucune difficulté. Il enchaîna ensuite une série de mouvements, frappant Gerremi à tous les niveaux. Le jeune homme para tant bien que mal quelques attaques mais, concentré sur les coups portés par son adversaire, il ne remarqua que trop tard le fauchage de l’Elfe.

Il tomba lourdement sur le sol et son épée lui échappa des mains. Enendel pointa la sienne sur la gorge de son ami. Il avait gagné le premier combat.

Gerremi se releva, quelque peu agacé. L’Elfe avait beaucoup plus d’expérience que lui à l’épée mais tout de même : être désarmé en moins de quelques secondes ?

- Surveille tes jambes, conseilla Enendel, elles sont ta principale faiblesse. Fais également attention à la façon dont tu tiens ton épée. Sers-la avec plus de force sinon elle t’échappera au moindre coup.

Gerremi accepta les remarques de son ami sans broncher. Enendel avait toujours été un excellent entraîneur, le jeune homme lui devait énormément. Depuis que son grand frère était parti à Edgera pour intégrer la Garde Impériale, l’Elfe était devenu son compagnon d’armes préféré.

Tous deux s’apprêtaient à entreprendre un second combat, lorsqu’une voix claire résonna dans leur dos. Gerremi sentit son estomac se contracter lorsqu’il reconnut celle de Yasmina.

La jeune fille s’élança au pas de course, sa longue chevelure dorée flottant dans son dos tel un étendard porté par le vent.

- Joyeux anniversaire Gerremi, souffla-t-elle en l’embrassant.

Elle se dirigea ensuite vers Enendel en esquissant un immense sourire, comme si rien ne pouvait lui faire plus plaisir que de se retrouver avec ses deux meilleurs amis, et l’enlaça.

- Vous vous entraînez encore ? Vous avez déjà passé plus de quatre heures hier à tirer à l’arc, ça ne vous suffit pas ?

- Si je veux moi aussi faire partie de l’Élite Impériale, répondit Enendel, il me faut une maîtrise parfaite de tous types d’armes. J’aimerais monter en grade rapidement au sein de l’Armée. Et ça ne fait pas de mal à Gerremi de se dépenser un peu après tous les travaux que lui a donnés sa mère aujourd’hui.

Il donna un léger coup de coude à Gerremi qui acquiesça en soupirant.

- Mais je ne serais pas contre l’idée d’aller boire quelque chose à l’auberge de la Poule d’Or, continua Enendel.

- Je suppose que tu ne comptais pas t’entraîner avec nous aujourd’hui, ajouta-t-il en regardant la magnifique robe bleu azur que portait la jeune fille.

En fin de journée, se promener dans le village d’Istengone était très plaisant. Le soleil estival qui avait étouffé les maisons blanches durant tout l’après-midi commençait à descendre, donnant à l’atmosphère une température agréable.

À cette heure, les commerces battaient leur plein et de nombreux passants arpentaient les rues principales. Certains s’arrêtaient devant les échoppes des marchands pour acheter ou écouter les ragots de la journée. Un groupe de femmes se dirigeait vers le lavoir, des enfants se couraient après ou s’entretuaient dans des combats imaginaires. Certains habitants avaient même installé chaises et tables devant la façade de leur maison pour fumer la pipe, lire ou encore jouer aux cartes.

Les paysans, quant à eux, profitaient de la douceur vespérale pour retourner au travail.

Les habitations étaient toutes construites sur le même modèle : blanches et hautes de deux ou trois étages. Leurs façades étaient généralement très fleuries et richement décorées, donnant un air harmonieux au village. L a place centrale de la bourgade comportait une magnifique fontaine en forme d’aigle, des halles et un grand lavoir.

C’était également à cet endroit que se tenait l’auberge la plus confortable et la plus fréquentée du village : la Poule d’Or.

Les trois jeunes gens s’assirent à une table du fond, près d’une immense cheminée au manteau orné de motifs compliqués.

Yasmina déplia le rouleau de parchemin qu’elle avait acheté au crieur public, relatant les dernières nouvelles de la Terre des Mondes et de l’Empire, et commença à lire.

L’Empire d’Hesmon est menacé.

Aujourd’hui, notre Empereur a présenté un discours à Edgera, la Cité Impériale.

Le Royaume de Morner, situé à l’extrémité Nord de la Terre des Mondes, a réaffirmé il y a peu son intention de conquérir tous les Peuples libres de notre Terre. Nos éclaireurs nous rapportent de bien tristes nouvelles concernant le début de l’invasion Mornéenne sur les Terres du Nord.

Le Roi Isiltor et ses Armées auraient anéanti un Peuple de Nomades pacifiques originaire de la Contrée d’Hérone.

Le Royaume d’Échedi n’a pas résisté à l’assaut de ses Cités et le Roi s’est rendu. Les Centaures du village d’Alboner, situé sur les Terres de Syrial, ont eux aussi subi une attaque mornéenne à laquelle ils n’ont pas résisté. L’Empire du Milieu aurait quant à lui été corrompu par Morner. Il s’est soumis aux ordres d’Isiltor. Les Nains du Royaume de Morja craignent à leur tour une invasion en raison de la prospérité de leurs mines.

Nos alliés d’Évarlas pourraient eux aussi être victimes d’une menace de guerre. Mais selon leurs espions, Morner s’intéresserait avant tout à la puissance, à la richesse et à la culture de notre Empire.

De nombreux témoignages racontent que les Armées Mornéennes sont peu ordinaires et dévastatrices au combat, peut-être est-ce lié à leur immense connaissance en matière de magie. Mais si une quelconque menace atteint nos Terres, les Autorités Impériales assurent que l’Empire est prêt à répliquer. Notre Empereur commence à rassembler ses troupes au Nord d’Hesmon. La guerre semble proche mais je puis vous assurer qu’il ne s’agit que d’une menace et que pour l’instant, aucune offensive n’a été lancée.

Yasmina fut la première à s’insurger contre ce qu’elle venait de lire. Elle parla d’une voix aiguë et chevrotante qui fit sursauter ses amis et quelques clients alentours.

- Je rêve : Morner ? Mais qui est ce Royaume pour s’en prendre à des Peuples totalement inoffensifs ? Tout le monde sait que les nomades de la contrée d’Hérone ne se mêlent jamais à la politique de la Terre des Mondes, qu’ils ont toujours été respectés pour leur générosité et leur gentillesse ! Pourquoi s’en prendre à eux ? Et que nous veulent-ils ? Nous n’avons jamais eu d’hostilité envers eux !

- C’est stupide en effet, approuva Enendel, mais il faut savoir que notre Empire est extrêmement puissant et respecté, de plus nous avons des alliés loyaux. Nous devrions résister et les repousser sans trop d’effort, bien que Morner ait déjà réussi à détruire le Royaume d’Échedi. D’après les dires de certains, ce Royaume avait une grande puissance militaire.

Le jeune Elfe se tourna vers son ami, resté jusqu’alors silencieux. Son visage arborait une expression interdite. De toute évidence, le jeune homme était très préoccupé.

- Ça ne va pas ? S’enquit-il.

- Je crois que j’ai déjà entendu parler de ce Royaume, répondit Gerremi d’une voix amère, peut-être dans un livre de la bibliothèque. Je crois me rappeler que c’était un Royaume exceptionnellement puissant et assoiffé de pouvoir. L’Empereur le sait et, au risque de courir un assaut, il commence à unifier ses troupes. Mon frère a sûrement été obligé de rester à la Cité Impériale. Peut-être même qu’il partira bientôt pour l’Empire Nord. Une chose est sûre : je ne pourrai pas compter sur lui pour mon anniversaire. Il n’assistera pas à l’évènement le plus important de ma vie.

- Ne t’inquiète Gerremi, le réconforta Yasmina, je suis sûre que ton frère a obtenu le droit de venir te voir. Pour une cérémonie aussi importante que le passage à l’âge adulte, il a dû obtenir une permission. L’Empereur est tolérant et surtout respectueux envers notre religion et nos coutumes.

Mais la jeune fille regretta d’avoir parlé si vite car Gerremi entra dans une colère noire.

- Quelle journée infernale ! Ma mère qui n’arrête pas de s’énerver, cette nouvelle stupide, mon frère qui ne viendra pas - à vrai dire le sens du devoir est plus important que la famille, tout le monde le sait…

- Ça suffit ! Trancha Enendel, calme-toi, tout le monde nous regarde !

C’en fut trop pour Gerremi. Il se leva d’un bond et partit en claquant violemment la porte de l’auberge. Tous les clients lui lancèrent un regard inquisiteur puis se tournèrent vers Enendel et Yasmina, désireux de savoir ce qui avait bien pu faire entrer Gerremi dans une telle rage.

Le teint de la jeune fille vira au rouge vif. En ce moment précis, elle aurait tout donné pour rentrer sous terre.

Enendel était abasourdi. Il savait que Gerremi était parfois susceptible mais ne comprenait pas sa réaction. À vrai dire, lui non plus n’avait pas eu sa famille au complet pour ses dix-huit ans. Sa grande sœur, partie étudier la littérature dans la Cité Impériale, n’avait pas pu assister à sa fête d’anniversaire et il ne s’était pas mis dans tous ses états pour autant.

- Mais enfin, qu’est-ce qui lui prend ? demanda Yasmina, Il ne devrait pas s’inquiéter, son frère a forcément eu une permission. À vrai dire le Royaume de Morner n’a pas encore déclaré la guerre, ce n’est qu’une menace. Fédric vient peutêtre d’arriver à Istengone en ce moment même.

- J’en doute Yasmina, s’il y a une quelconque menace, il faut que l’Empire soit prêt à se défendre. Et pour cela, l’Empereur a besoin de tous ses soldats. En particulier de quelqu’un d’aussi puissant que Fédric.

- Peut-être mais vu le nombre de soldats que l’Empereur possède dans chaque Cité, chaque forteresse et en particulier dans la capitale, il peut se permettre d’en perdre un pour à peine trois semaines. En plus, vu la puissance de ses troupes, ce n’est pas un seul soldat qui fera la différence entre une victoire et une défaite.

- Tu devrais te renseigner un peu plus sur la guerre Yasmina, même si ça ne t’intéresse pas. Ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air - le jeune Elfe commença à se lever - en tout cas je pense qu’on ferait mieux de sortir d’ici avant d’être la cible de racontars. À Istengone tout s’apprend et tout se sait.

Il désigna de la tête un groupe de vieilles femmes qui les lorgnaient du coin de l’œil.

La jeune fille approuva d’un signe de tête.

Gerremi marchait dans les rues blanches d’un pas raide et rapide, si bien qu’il faillit renverser un futur chevalier qui combattait des dragons invisibles à l’aide de son épée en bois. L’animation qui régnait dans le village lui donnait mal à la tête et la lumière du soleil le fatiguait. Les mêmes questions se bousculaient dans sa tête et revenaient sans cesse. Il avait déjà entendu parler de Morner mais il était incapable de se rappeler où. En tout cas ce n’était pas à l’école où l’on ne parlait que très rarement de ces Pays du Nord, en marge de la Terre des Mondes. Peut-être était-ce dans un livre…. Mais pourquoi ce Royaume voulait-il dominer le monde ? Pourquoi s’intéressaitil particulièrement à l’Empire d’Hesmon ?

Quittant le vacarme de la rue principale, il prit une ruelle tortueuse qui montait sur la droite et arriva devant une petite maison à colombages. Une enseigne placée au-dessus de l’entrée indiquait qu’il s’agissait d’une forge.

En temps normal, Gerremi détestait venir à la forge en été.

C’était un endroit infernal où il régnait une chaleur intense.

À l’intérieur, de part et d’autre de la salle, étaient installés des postes de travail où les hommes frappaient le métal brûlant à l’aide de leur marteau. La seule chose qui avait toujours passionné Gerremi était l’imposante collection d’épées présentée sur une large table de pierre. Certaines armes avaient une garde incrustée d’or, de rubis, d’émeraudes ou de saphirs et possédaient de nombreux motifs ; d’autres étaient immenses et lourdes, capables d’asséner aux ennemis de puissants coups critiques. Parfois, on apercevait des haches et des dagues.

Au fond de la pièce, à quelques mètres de la cheminée, Gerremi aperçut son père, Ténim, occupé à sortir du feu une fine lame d’acier. C’était un homme grand et musclé. Il avait le dos légèrement voûté, d’épais cheveux châtains et des yeux noirs, à l’image de l’endroit dans lequel il travaillait.

En voyant son fils arriver, il tenta tant bien que mal de dissimuler la lame qu’il travaillait sous un amas de marteaux et de haches.

- Qu’est-ce que tu caches ? Demanda Gerremi.

- Oh rien du tout, répondit Ténim d’un ton désinvolte, une lame moins réussie que les autres. Tu as préparé la fête avec ta mère aujourd’hui ?

Gerremi opina et lui raconta ce qu’il avait appris à l’auberge avec ses amis. Il lui parla également du comportement de sa mère.

Son père le toisa de ses yeux sombres et Gerremi crut lire une certaine angoisse dans ses prunelles.

- Ne t’inquiète pas notre Empire a déjà subi de nombreux assauts dans le passé et nous ne sommes jamais tombés pour autant. Nous avons une Armée exceptionnelle, la meilleure de la Terre des Mondes à ce qu’on dit. Le seul souci c’est que Fédric va rester à la capitale et qu’on ne le verra pas ce soir. Nous avons reçu sa lettre cet après-midi, il l’a écrite il y a une semaine de cela. D’ailleurs je crois qu’il t’a aussi envoyé un présent.

- Peut-être mais ça ne remplacera jamais sa présence…

Ténim prit son fils par les épaules et lui dit de sa voix rauque.

- Je sais Gerremi à quel point la présence de ton frère va nous manquer. Mais n’oublie pas que tu as dix-huit ans aujourd’hui. Tu es un homme maintenant, essaye de ne pas t’apitoyer sur ton sort. À l’avenir il va falloir que tu sois fort.

Gerremi remarqua que le ton de son père n’était pas celui qu’il prenait habituellement. Il crut entendre un léger tremblement dans sa voix abîmée. Ténim semblait avoir remarqué que son fils le dévisageait car il tourna aussitôt le regard, chose qu’habituellement, aucun parent ne faisait devant ses enfants. L’homme soupira puis reprit :

- Assez parlé ! Maintenant il faut que tu rentres, la forge n’est pas un endroit convenable pour les discussions. Et puis la famille ne devrait plus tarder à arriver. On reparlera de ça à la maison.

Gerremi sortit, perdu dans ses pensées. Dehors il retrouva ses deux amis assis sur un banc.

Chapitre 2 : L’anniversaire

Lorsque Gerremi revint chez lui, la famille toute entière était déjà arrivée. Dans le petit salon, l’atmosphère était étouffante. Jamais le jeune homme n’avait vu tant de monde dans la maison de ses parents. Sa mère avait miraculeusement réussi à trouver des chaises pour asseoir tous les invités.

Dans la foule, Gerremi aperçut des visages qu’il connaissait à peine : des oncles, des cousins ou des tantes qu’il n’avait pas vus depuis son plus jeune âge. En revanche, il se réjouit de voir Kaël son autre grand frère, accoudé au manteau de la cheminée.

Plus jeune que Fédric, Kaël s’était marié peu après la fête de ses dix-huit ans avec Kara, la fille de la bibliothécaire du village. Une femme d’une gentillesse incomparable.

Ils étaient ensuite partis pour Aneters où tous deux voulaient étudier l’Alchimie.

Gerremi fut agréablement surpris de voir que sa belle-sœur était venue à sa fête.

À l’autre bout de la pièce, le jeune homme reconnut les cheveux grisonnants de son grand-père et la petite silhouette voûtée de sa grand-mère. Ils se frayaient un chemin parmi la foule pour venir saluer leur petit-fils. Finalement la soirée ne s’annonçait pas si négative.

Peu après de chaleureuses retrouvailles, Syrima entra dans la pièce une lettre à la main. Gerremi reconnut l’écriture propre et légère de Fédric et sa joie s’envola aussi vite qu’elle était venue. Le jeune homme prit la lettre que sa mère lui tendait et la lut en silence.

Joyeux anniversaire Gerremi !

18 ans déjà ? Je n’arrive toujours pas à croire que tu es maintenant entré dans le monde adulte.

Tu vas enfin pouvoir goûter à la liberté et j’espère que cela t’apportera beaucoup de bonheur.

J’aurais vraiment aimé venir à ta fête, malheureusement ça ne sera pas possible. Mon bataillon a été assigné à la forteresse de Blovor, au Nord de l’Empire. Notre Souverain craint pour la sécurité de ses Terres. Les Armées mornéennes se rapprochent de jour en jour.

Ils ont fait un assaut à Fagomi, la capitale du Royaume d’Échedi après avoir pillé et brûlé tous les villages qu’ils trouvaient sur leur route, tuant des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Le Royaume est tombé en à peine deux semaines. Cela n’a rien d’étonnant vu les monstres qui peuplent leurs Armées : morts-vivants, créatures démoniaques, Drows (Elfes à la peau noire).

Leur noirceur a même corrompu une tribu de Centaures. Ils ont été torturés jusqu’à ce que la folie les prenne.

Mais ne t’inquiète pas, notre Armée est très bien entraînée. Ce satané Ludwick, qui s’avère être mon Capitaine, ne nous laisse pas une minute de repos. Il semble avoir pour seul plaisir de nous voir souffrir à n’importe quelle heure de la nuit, sous n’importe quel temps. Je crois que Morner ne sait pas sur quoi il va tomber en nous attaquant.

Passe le bonjour à la famille, je vous embrasse fort.

Ps : J’espère que mon cadeau va te plaire !

Fédric.

Le cœur de Gerremi s’emplit d’amertume. Il fit de son mieux pour réprimer la grimace de dégoût qui s’étalait sur son visage.

En revanche, la vue de la missive ne semblait en rien ébranler la joie du grand-père.

- Ah ce Fédric, quel homme ! Un véritable soldat de l’Empereur tel que j’aurais du l’être - il se tourna vers l’ensemble de la famille - et oui, figurez-vous que j’étais l’homme qui se battait le mieux de tout le village ! À moi tout seul j’ai terrassé un grand groupe de brigands.

Il se leva d’un bond puis mima son récit avec de grands gestes ridicules - sans doute imaginait-il des scènes de combat exaltantes.

- Peter, chéri, assieds-toi, tu n’es plus tout jeune comme notre petit Gerremi, lança la grand-mère.

Gerremi grimaça. Comme c’était le dernier enfant de la famille, on le qualifiait sans cesse de « petit ».

Il s’apprêtait à répliquer qu’il avait désormais dix-huit ans et qu’il n’était plus un enfant lorsqu’une douleur fulgurante lui déchira la tête. Pris de vertiges, le jeune homme dut s’appuyer contre un mur pour ne pas s’affaisser.

Des regards inquiets se tournèrent vers lui. Sa mère et son frère se précipitèrent à sa rencontre. Jugeant que Gerremi avait besoin de calme, Kaël l’escorta jusqu’à sa chambre, Syrima sur ses talons.

À peine avaient-ils franchi le seuil de la porte qu’une douleur aiguë transperça l’épaule droite du jeune homme, comme si son tatouage s’était subitement déchiré. Gerremi tomba à genoux, paralysé par le mal. Des larmes lui montèrent aux yeux. Il commença à hurler.

Plus le temps passait, plus la douleur semblait s’intensifier, paralysant chacun de ses membres. Sa tête brûlante se mit à tourner et son champ de vision se brouilla. Il eut tout juste le temps d’entendre sa mère hurler son prénom avant de sombrer dans l’abîme d’un gouffre glacial.

Gerremi ne voyait plus rien autour de lui, seule la douleur et la noirceur alentour persistaient. Mais petit à petit, il lui sembla qu’il reprenait ses esprits.

Lorsque le jeune homme ouvrit les yeux, il se retrouva perché sur un immense rocher d’où il pouvait observer une scène étrange. Du feu jaillissait de ce qui semblait être une Cité. À l’intérieur des hommes à l’allure imposante et des monstres massacraient les habitants. Des cris fusaient de toutes parts. Les souffrances et les pleurs des citoyens se mêlaient à ceux de Gerremi. Il ressentait la même peur, le même désespoir et paradoxalement la même envie de résister, de tenir, de se battre. Mais quelle était cette ville ? Était-ce une Cité de son Empire ? Cela signifiait-il que l’Empire d’Hesmon allait s’écrouler ?

Gerremi sentit sa tête tourner à nouveau puis il sombra dans le néant. Il chuta longtemps dans le noir complet, si longtemps qu’il perdit la notion du temps. Quoi qu’il en fût la douleur s’estompait petit à petit. De faibles voix se mirent à résonner dans sa tête, pareilles à des murmures, tel le souffle léger de la brise du mois de Claralba. Enfin sa chute se termina sur un sol dur et il se réveilla. Il reconnut les longs cheveux bruns de sa mère, penchée sur lui. Son visage affichait une expression inquiète.

- Que s’est-il passé mon fils ?

Gerremi émit un léger grognement et remarqua qu’il était allongé sur son lit. Quelques membres de sa famille - dont Kaël et ses grands-parents - étaient à son chevet et le regardaient d’un œil inquiet. Le jeune homme dit d’une voix rauque et frêle :

- Le feu… il y avait le feu… une Cité qui brûlait… des morts et des monstres partout et du feu…

Syrima posa délicatement sa main contre le front de son fils puis l’enlaça. Lorsqu’il eut repris ses esprits et recouvré ses forces, Gerremi se libéra de l’étreinte de sa mère, gêné d’être enlacé en public comme un enfant.

- C’était si étrange, expliqua-t-il. J’ai vu une Cité en flammes, attaquée par des monstres et des hommes à l’aspect étrange. Je me demande s’il ne s’agit pas d’une Cité de notre Empire, peut-être que c’est ce qui nous arrivera lorsque Morner attaquera.

Le jeune homme réfléchit un instant puis reprit d’une voix inquiète :

- Tu penses que j’ai le don de prédire l’avenir ?

Le visage de Syrima resta figé quelques instants dans une expression de terreur. Une lueur de panique éclaira subitement son regard. Puis, comme si elle venait de se rendre compte que son mutisme effrayait son fils, elle fit de son mieux pour adopter un air dégagé.

- Je ne pense pas que ce soit un don quelconque. Dis-moi simplement si tu as eu mal à un endroit particulier avant de t’évanouir.

Gerremi fronça les sourcils. De la douleur, oui, il en avait ressenti partout dans son corps. Un mal si aigu, si intense, qu’il en était tombé à terre. Le jeune homme se souvint alors qu’avant d’avoir eu sa vision, il avait ressenti de légers picotements sur son épaule droite. Les démangeaisons s’étaient ensuite intensifiées jusqu’à ce qu’il sente son épaule se déchirer.

Sa mère lui prit le bras et examina attentivement son tatouage. Le dragon qu’il portait sur l’épaule ne semblait en rien avoir changé. La créature ailée au dos hérissé de piquants crachait toujours ce qui ressemblait à un jet de flammes entouré de fines gouttelettes. Gerremi crut remarquer dans le regard de sa mère une pointe d’amertume et beaucoup de tristesse. Syrima se contenta d’esquisser un sourire dans l’espoir de réconforter son fils.

- Repose-toi, tu te sentiras mieux tout à l’heure.

Elle sortit ensuite de la pièce, suivie de près par les autres membres de la famille. Gerremi se retrouva seul, perdu dans ses pensées, mais il ne s’en plaignait pas. Quelque part, il était même soulagé de se retrouver au calme.

Le jeune homme jeta un dernier coup d’œil à son tatouage. Comme il s’en doutait depuis longtemps, être né avec un tatouage de dragon sur l’épaule n’était pas quelque chose de normal. Gerremi était persuadé que cette créature était responsable de sa vision. Ce n’était pas la première fois qu’un évènement extraordinaire se produisait dans sa vie, et à chaque fois Gerremi avait soupçonné son tatouage d’en être le responsable.

Il se rappela le voyage qu’il avait effectué avec sa famille à Edgera, la Cité Impériale. Alors âgé de douze ans, il jouait sur les escaliers principaux de la ville avec ses deux frères. Ces derniers, qui avaient toujours adoré faire des bêtises, s’amusaient à sauter du premier palier de l’escalier pour arriver tout en bas. Déjà grands et musclés, ils y arrivaient plutôt bien. Fédric lui avait donné un défi :

- Si tu parviens à sauter du premier palier pour arriver aux pieds de l’escalier, tu mériteras d’être un homme, un vrai. Et je pense que ça sera un honneur d’avoir un nouvel homme dans la famille.

Gerremi, qui avait toujours vécu dans l’ombre de ses frères, avait voulu montrer que lui aussi était fort et courageux en relevant le défi de Fédric. Sauf qu’au lieu de sauter du premier palier, il avait décidé de sauter du deuxième. Il avait pris son élan, sauté… mais de beaucoup trop haut. Il avait réalisé une chute spectaculaire qui aurait dû, en temps normal, lui causer de sérieux dommages. Par on ne sait quel miracle, il s’en était sorti pratiquement indemne avec juste une petite luxation au niveau de l’épaule droite, qui était encore un de ses points faibles. Étrangement ses parents ne s’en étaient pas réellement inquiétés. Pour eux, Gerremi était juste robuste et possédait une chance terriblement insolente. Ils avaient simplement puni Fédric et Kaël pour avoir mis la vie de leur frère en danger.

Plus tard, il lui était arrivé plein de petits accidents qui auraient dû lui coûter un bras, une jambe… il s’en était toujours sorti avec quelques égratignures et quelques petites douleurs à son épaule tatouée.

Mais il n’avait jamais rien connu qui lui eût procuré la même sensation que tout à l’heure. Sans parler de sa vision. Il tenta de s’en rappeler les détails mais seuls la Cité en feu et les cris de ses habitants lui revenaient en mémoire. De quel Royaume s’agissait-il, d’Échedi, de son Empire ? Était-ce donc Morner l’assaillant ?

Au crépuscule, l’anniversaire commença. Gerremi fut à la fois étonné et heureux de voir que la quasi-totalité du village était venue, même si certaines familles n’avaient pas été conviées.

La fête se déroulait dans la grande prairie où Enendel s’était entraîné un peu plus tôt.

De nombreuses tables avaient été installées un peu partout sur l’herbe autour d’une large piste de danse. Contre les arbres, la famille Téjar avait installé une dizaine de tonneaux de bière.

L’anniversaire avait à peine commencé que déjà les premiers fêtards venaient réclamer leur pinte.

Le repas se présentait sous la forme d’un grand banquet. La longue table prévue à cet effet était garnie de mets odorants apportés par les invités.

Montés sur une estrade, un groupe de musiciens payé par la famille Téjar toute entière, faisait virevolter demoiselles et jeunes hommes au son du tambourin, du flutiau et du luth.

Parmi les quelques danseurs, Gerremi reconnut la chevelure blonde de Yasmina. La jeune fille avait noué ses cheveux en une longue tresse qu’elle faisait tourbillonner au rythme de ses mouvements délicats. Le jeune homme put constater à quel point elle était belle et gracieuse dans sa robe bleu nuit. Enendel, pour sa part était assis sur une chaise, le plus loin possible de la piste de danse. Gerremi se hâta de le rejoindre.

- Tu ne danses pas ? Le taquina-t-il.

Le jeune Elfe esquissa un large sourire.

- J’ai horreur de danser, je ne voudrais pas me ridiculiser devant toutes les filles présentes ici ! En tous cas Yasmina s’en donne à cœur joie.

Gerremi prit une chaise et s’installa à côté de son ami. À vrai dire, lui non plus n’aimait guère la danse. Il se demanda un instant s’il devait parler de son malaise et de sa vision à Enendel mais il jugea préférable d’attendre le lendemain. Après tout c’était sa fête d’anniversaire, pourquoi s’embêter à ressasser de mauvais souvenirs ? Pourtant… un léger coup de coude d’Enendel le tira de ses rêveries.