À Romy
C’était à Chantemerle, faubourg de La Neuveville, dans les jardins de Chantal Nicod.
La veille, au Centre culturel, madame le maire avait participé à l’inauguration de la nouvelle sonorisation de la salle de cinéma. Comme la Municipalité avait largement subventionné l’installation, il lui revenait de conclure la cérémonie officielle. Sa dernière obligation d’une semaine chargée.
Elle monta à la tribune après qu’un ingénieur du son eut inondé l’audience d’un déluge de détails techniques qui laissa chacun muet d’incompréhension. Mais admiratif devant tant de science.
Son discours fut presque totalement improvisé. Quelques mots clés sur un billet lui suffisaient. Passionnée du septième art, douée d’une mémoire remarquable, elle capta l’attention de son auditoire dix minutes durant, ponctuant ses paroles de traits d’humour judicieusement placés. Sa pratique de l’art oratoire, doublée d’une dizaine d’années d’enseignement, lui avait appris que le public décroche rapidement et qu’un mot d’esprit ramène son attention. Le potage passe mieux, à cause des épices.
Bouquet de fleurs, bise du responsable culturel, applaudissements. Puis projections de démonstration, depuis L’arrivée du train en gare de la Ciotat, en passant par la course de chars de Ben-Hur, jusqu’à La guerre des Étoiles IV. Les wagons, les quadriges et les vaisseaux spatiaux, portés par le son « surround » fonçaient sur les spectateurs, les prenaient à revers, virevoltaient autour d’eux. Ce fut convaincant à en donner le torticolis. Enfin boissons et petits fours, courtisaneries et jalousie.
Les pédants se livrèrent à la médisance, persuadés que l’expression d’une satisfaction quelconque fait commun, alors que le dénigrement blasé laisse supposer des connaissances supérieures. Ils se trémoussaient comme des chochottes qui croient flatuler à la hauteur des cervicales.
Elle les cueillit avec une admiration feinte, ponctuant leurs propos de « Ah, vous croyez ? » soulignés de sourires à désarmer un corps d’armée. Puis elle passa à un autre groupe avant de s’esquiver discrètement un peu après minuit.
Au bas du perron, un peu à l’écart, une silhouette.
— Te voici enfin, Chantal. J’ai vu que tu prenais congé. Je t’ai précédée.
C’était Christelle, une amie d’enfance. Une grande sauterelle rouquine au cœur sur la main, chose rare chez les orthoptères.
— J’ai quelque chose à te dire. Mais pas devant les autres. Impossible de toute la soirée, avec ta cour qui ne te lâche pas. Comme ça ne peut pas attendre, je te prends au vol.
Elles se firent la bise, ce qui leur permit de comparer leurs parfums.
— C’est mon fils, reprit Christelle. Il a vomi toute la journée. En plus, la diarrhée. Il y a plusieurs cas semblables dans le quartier. Et forcément la rumeur qui naît, qui se répand. Je préfère que tu l’apprennes par moi.
— Elle dit quoi, cette rumeur ?
— Que le réseau d’eau a été saboté. Empoisonné. Et que ça peut être mortel.
Ce n’est que lorsque les rayons d’un soleil de fin août caressèrent ses draps à demi rejetés qu’elle se réveilla. De bonne humeur. Son seul samedi libre depuis des mois. D’ici une heure, elle retrouverait une amie pour une partie de tennis, puis l’ambiance décontractée du club-house. Son mari était déjà parti avec leurs deux enfants, adolescents en phase terminale et bien latéralisés. Ils devaient être en train de gréer leur voilier. De la villa agrippée au coteau, elle les verrait bientôt sillonner le lac.
Elle prit une douche avec jet massant pour se réveiller complètement, enfila une tenue de sport sur laquelle elle glissa un survêtement. Puis elle pressa une orange pendant que la machine à café emplissait une tasse d’arabica moussu. Elle l’accompagna d’une biscotte, afin de ne pas se charger l’estomac avant une partie où l’important n’était pas de gagner, mais de ne pas perdre.
Elle poussa complètement la porte-vitrée qui s’ouvrait plein sud sur la terrasse ombragée, les vignes en pente, les vergers et le lac enfin, taquiné par une brise d’est. Le paysage lui souriait. Elle lui rendit la politesse et s’installa. Les pieds nus sur une table basse, le dos calé dans une chaise-longue, elle feuilleta le journal du matin. Page locale. Une photo de l’inauguration. Moue de satisfaction. Le tailleur qu’elle venait d’acquérir avec son mari, après un travail de persuasion de près d’une semaine pour qu’il consente à venir lécher les vitrines en sa compagnie, la mettait en valeur. Image de la femme mûre, au mieux de sa forme, avec un rien d’acidité prometteuse.
L’atmosphère était agréable comme un pastis provençal.
Au moment où elle allait attaquer les pages culturelles du week-end, son portable grésilla. Même pas un geste d’agacement. En fin de semaine, une dizaine d’appels quotidiens était son lot de premier magistrat de la commune. Être disponible. Ou faire autre chose.
— Police cantonale. Agent Jeannet.
— Bonjour, agent. Un problème ?
— Euh… je ne sais pas, à vous de juger… euh…
Un brave type, dévoué, mais ralenti par des interjections embarrassées. Il hésitait même à annoncer les bonnes nouvelles. Le moindre contretemps le trouvait aussi désemparé qu’un spermatozoïde qui s’est trompé de Fallope.
Dans sa famille, au travail, les autres décidaient pour lui. L’image qu’il se faisait du paradis était simple : un lieu où les questions seraient absentes. Uniquement des réponses. Il le demandait dans ses prières, le dimanche, à l’église, et enrageait lorsqu’un déplacement d’air incurvait la flamme des cierges pour la transformer en point d’interrogation.
Silence de dix secondes. Relancer le dialogue, mais sans question.
— Je vous écoute, agent Jeannet, allez-y.
— Un appel téléphonique du Dr Marti, le médecin qui assure aujourd’hui la permanence. Il m’a informé d’une nette augmentation des cas de gastro-entérite. Pourrait provenir de l’eau, mais sans certitude. Il m’a demandé d’en référer aux responsables directs mais, euh… évidemment, un samedi matin, ils sont dans la nature, aux abonnés absents. On ne peut atteindre que des euh… subalternes qui prétendent n’avoir aucune compétence de décision, qui disent qu’ils transmettront. Toujours comme ça, les week-ends de beau temps. Alors j’ai pensé à vous, Madame le Maire…
— Merci de votre obligeance. D’autres renseignements ?
— Euh… oui, non, pas grand-chose… euh, vaudrait peut-être mieux que…
— O.K. Je m’en occupe. N’hésitez pas à me rappeler si vous avez des nouvelles.
— Oui, euh… non.
Elle termina son café. La dernière gorgée avait au palais une amertume anormale. Ne pas agir avec précipitation. Du calme et de la logique. Peut-être ne s’agissait-il que d’une fausse alerte et, dans ce cas, elle avait encore une chance de disputer sa partie de tennis tout à l’heure.
Le médecin escomptait un appel des autorités.
— Ah, c’est vous, Madame le Maire ! Je m’attendais à quelqu’un d’autre, sauf votre respect. Mais les fonctionnaires sont inatteignables, comme d’habitude… Voici de quoi il s’agit. Depuis hier, non, avant-hier, les patients victimes de gastro-entérite vont se multipliant. J’ai pris contact avec mes confrères et les pharmacies, qui confirment. Oh ! ça n’a pas le caractère d’une épidémie, mais l’augmentation des cas est tout de même significative.
— Les causes ?
— Difficiles à préciser. Vous savez, par ces chaleurs de fin d’été, les gens consomment des boissons glacées sans précautions, les plages et les piscines sont bondées, de vrais bouillons de culture propices à la propagation d’agents infectieux. Les fruits achetés sur les marchés ne sont pas toujours lavés comme ils devraient l’être, les gosses traînent et se soulagent partout. Sans parler des aoûtiens qui reviennent de vacances avec la turista dans leurs bagages, si je puis dire. Les causes peuvent être multiples, mais l’affaire est à suivre sérieusement.
— L’eau potable ?
— Pas impossible. C’est pourquoi j’ai téléphoné à la police en espérant qu’elle répercute en haut lieu puisque, dans cette hypothèse, plusieurs communes seraient contaminées. Les réseaux sont interconnectés, si je ne m’abuse.
— Assez grave pour lancer le plan catastrophe ?
— Attendez, attendez. On ignore les causes, pour le moment. Hasardeux de lancer quelque chose avec des éléments si légers. Rien de tel pour propager des rumeurs que vous ne pourrez plus contrôler par la suite. Établir les faits, puis agir.
— C’est bien là mon intention… mais il y a des victimes !
— Un bien grand mot. La maladie est ennuyeuse, certes, mais pas mortelle. Maux d’estomac et diarrhées. Un peu de fièvre. Deux ou trois jours désagréables, sans plus. Éviter la panique me semble primordial. Allez, bon courage, chère madame, navré d’avoir perturbé votre samedi !
Elle consulta sa montre. Une demi-heure jusqu’à son rendez-vous. Ça devenait de plus en plus problématique. Encore deux coups de fil et elle aviserait.
Tout d’abord le conseiller municipal responsable de l’eau. C’est sa femme qui répondit. Il était au lit, ou aux toilettes. Dix heures que ça durait. L’eau ? Il y avait pensé, mais il penchait pour la négative. Lui-même ? Inutilisable pour au moins deux jours encore. Serait reconnaissant que le maire entreprenne quelque chose, car son suppléant avait profité d’Easy Jet pour faire un saut à Nice.
Seule.
Elle en avait pris l’habitude. Une constante en politique, où la solidarité ne règne qu’aussi longtemps que les parties sont gagnantes. Elle n’en était pas même aigrie. Lucide, elle savait que si l’on n’accepte pas les coups bas, il ne faut pas monter sur le ring. Elle y était de nouveau, avec un adversaire indéfini, insaisissable. Dans sa solitude, elle connaissait l’alternative. Soit elle maîtrisait la situation et elle imposait le respect, soit elle échouait et c’était le carnage.
L’ingénieur des services industriels maintenant. Un polytechnicien à la solide expérience. Deux dérivations téléphoniques avant de l’obtenir. Dans les Préalpes, comme souvent durant ses loisirs. Un passionné de la marche en montagne qui avait parcouru deux fois tout ce qui est en pente en Europe : à la montée et à la descente. Ou inversement. Et qui rempilait chaque fois qu’il en avait l’occasion, laissant une femme reconnaissante dans une paix royale. Après trente ans de mariage, ce qu’elle appréciait le plus dans son mari, c’était son absence.
Que Madame le Maire ne s’inquiète pas. Il allait immédiatement donner des ordres au fontainier, à savoir prélèvement d’échantillons d’eau dans tous les puits de captage, en compagnie de la police qui pourrait témoigner de la correction de l’opération, scellement des flacons puis déplacement en voiture de gendarmerie jusqu’au laboratoire cantonal. Une heure de route. Oui, oui, il se chargerait d’avertir le chimiste de piquet.
— Et si on procédait à une chloration supplémentaire ? On ne sait jamais. Tout ce qu’on risque, c’est quelques réclamations concernant l’odeur ou le goût de l’eau. Elle serait au moins désinfectée.
— J’allais vous le proposer. Des pompes doseuses sont installées dans tous les puits. Ça ira en même temps que les prélèvements. Il suffit de les régler, puis de les enclencher. Quelques minutes d’un travail de routine.
— De retour ce soir ?
— En principe pas. J’avais prévu de passer la nuit dans une cabane du Club alpin et de rentrer dimanche en fin d’après-midi.
— Navré pour vous, mais ce sera à onze heures demain matin. À bientôt.
Elle coupa pour éviter d’entendre le soupir de martyr que ne put réprimer l’ingénieur. Elle savait cependant qu’il était un vrai professionnel et un homme de confiance. Elle pouvait compter sur lui. Sa balade dans les Préalpes était de toute manière gâchée. Il ne pourrait plus mettre un pied devant l’autre sans penser à son réseau d’eau, il ne verrait plus l’acier bleuté des glaciers ou les chatoiements granitiques des moraines, mais des débitmètres et des agents pathogènes. Au moins, il se serait oxygéné. Il n’en voudrait pas au maire d’avoir interrompu son excursion : il savait que l’ordre était pertinent. Demain à onze heures, soit dans vingt-quatre heures, le temps de l’analyse.
Trop tard pour appeler sa partenaire de tennis. Elle devait être en route ou déjà sur place à s’échauffer la musculature. Charmante dans la vie, coriace comme une teigne sur les courts. Chantal Nicod aimait bien cet état d’esprit. Pas de pitié pendant le match, se donner à fond, le moins possible d’erreurs non provoquées, des prises de risque régulières pour le sain plaisir des coups gagnants. Ensuite la poignée de mains et le verre de l’amitié.
Elle enfila ses chaussures de tennis, glissa son portable dans une poche de son survêtement, passa au garage, enfourcha son vélo tout terrain et dévala le chemin puis la rue jusqu’au club de sport en contrebas.
Ses cheveux blonds mi-longs cajolaient sa nuque, la brise presque tiède effleurait son corps à travers son survêtement. Une élégance telle qu’elle ne suscitait sur son passage aucune pensée égrillarde, mais du ravissement mêlé à une certaine fierté : les maires des localités voisines, ventrus ou chenus, pouvaient toujours s’aligner. Privilège de l’élégance : quand elle paraît, même les imbéciles se taisent.
— Te voilà enfin, Chantal ! Mais ta raquette ? Oui, j’ai compris…
L’avantage avec sa copine est qu’elle s’occupait de tout : questions, réponses, déductions. Elle trouvait même des solutions.
— Ça devient une habitude ! Ne me dis pas quoi ! Tu m’en vois navrée. Quand vont-ils te lâcher les baskets ? Ne te fais aucun souci, j’ai aperçu un prof de sport du collège dans les parages. Il joue bien, il est sympa et plein d’illusions. Il sera ravi, le pauvre ! Ciao, Chantal, donne-moi des nouvelles en fin d’après-midi.
Un sourire, une bise rapide, et elle caracolait déjà en direction de sa victime par avance consentante.
À trois cents mètres, la station de pompage. Un bâtiment stupidement utilitaire dont une façade comportait une vaste fenêtre circulaire, comme l’œil d’un Cyclope, et qui révélait des tuyauteries vivement colorées, selon leur fonction.
Devant la porte métallique déjà ouverte, le fontainier l’attendait. Pas encore la trentaine, tignasse châtain dont les cheveux pourtant courts parvenaient à désigner tous les points cardinaux. Sa réserve timide trahissait une confiance en soi pas encore acquise. Normal. Il avait été engagé par la commune quelques mois auparavant, sitôt sa formation terminée. Il lui manquait de la pratique. « Quelques échecs le mûriront » pensa le maire en lui tendant la main.
Ils entrèrent.
Le sergent Maillat, de la police municipale, salua de la main au képi et désigna une mallette dans laquelle étaient rangés quatre flacons étiquetés et scellés : les échantillons d’eau qui venaient d’être prélevés dans les puits d’approvisionnement.
— J’y vais, Madame le Maire, dans vingt-quatre heures vous aurez les résultats.
Elle le remercia d’un hochement de tête. Moins d’une minute plus tard, la puissante cylindrée de service fonçait vers l’autoroute.
— Vous avez lancé la chloration, fontainier ?
— Par ici, madame.
Cela fonctionnait comme le goutte-à-goutte utilisé dans les hôpitaux. Le désinfectant passait dans les conduites à la manière de la perfusion dans les veines. Les soins intensifs. Serait-ce suffisants ?
— Merci, fontainier. À demain, onze heures, dans mon bureau, avec le chef des services industriels. Jusque-là, de piquet. Atteignable en permanence.
Elle lui laissa le soin de fermer les lieux et se rendit, à proximité, sur la pelouse qui jouxtait le port, observa le lac. Un sourire de contentement illumina son visage. Au loin, une virgule blanche sur fond bleu : leur voilier. De son portable, elle appela son mari. Presque instantanément, la barque vira de bord.
Chantal Nicod se rendit sur le môle. Elle se débarrassa de son survêtement et de ses chaussures de tennis. En short et chemisette, elle s’installa sur un bloc de calcaire voluptueusement tiède. À demi-étendue, elle s’offrit au soleil et ferma les yeux.
Elle aimait la musique du port qui pouvait varier du pianissimo glacial de février, quand rien ne bouge, la lumière elle-même étant figée, jusqu’au fortissimo des fracas orageux d’été, quand tout n’est que brames, rugissements et zébrures aveuglantes.
Aujourd’hui, en cette fin de matinée, c’était le rondo final du concerto de Cimarosa lorsque les deux flûtes chantent d’abord ensemble puis que leurs soli sont repris par les hautbois et le basson.
Un clapotis, une étrave qui projette des éclats d’argent. Pierre, son mari, avait réduit la voilure pour mettre le bateau en panne juste en face de sa femme. Elle sauta à bord. Une nouvelle manœuvre et le vent les emmenait vers le large.
— Un problème ?
— Oui, l’eau. Pour le moment, un souci. Qui pourrait devenir un drame. Personne ne sait encore. C’est cette attente qui me mine, ce duel avec une inconnue qui se dérobe, qui ruse, qui s’échappera peut-être en ricanant sur une dernière feinte, ou qui donnera l’estocade au moindre relâchement. Je la sens, tapie sous terre, insaisissable, qui me nargue. Bon sang, je n’aime pas ça !
Elle lui résuma les événements, les mesures prises, les pressentiments du médecin.
Ingénieur en biologie, Pierre pouvait parfaitement apprécier la situation. Il ne partageait pas l’optimisme niais des scientifiques qui sont persuadés que les progrès réalisés par les grands laboratoires permettent de dompter la nature, de la maîtriser, voire de l’asservir aux rapacités économiques. L’obsession du risque zéro l’exaspérait. On ne pouvait statistiquement exclure qu’un Martien fluorescent sonne à votre porte à l’heure de l’apéritif. Vivre, c’est avoir des surprises, c’est être étonné, tous les jours, si possible. Supprimer cela, c’est se réduire au pantouflage légumier.
Il prit la tête de sa femme entre ses mains, les fit glisser des tempes à la nuque qu’il caressa délicatement. Elle s’abandonna en fermant les yeux, esquissant un sourire triste.
— Tu as bien réagi. Tu ne pouvais faire plus pour l’instant. Mais l’affaire est à suivre sérieusement. Tu peux compter sur moi. Pour l’instant, essaie de faire le vide en toi. Dans les heures à venir, nous aurons besoin de toute notre lucidité.
Il effleura ses lèvres de l’index, puis se tourna vers sa fille aînée, qui tenait la barre.
— Nina, encore deux bordées et tu nous ramènes au port.
— Oh ! Pour une fois que nous étions tous ensemble !
— Tu oublies que ta mère a décidé d’assurer personnellement le bonheur de toute la population. Une vocation exigeante…
C’était dit sans méchanceté ni ironie. Plutôt avec un certain respect que sa fille partageait. Tous estimaient que s’engager était une manière de remercier la société, de renvoyer l’ascenseur. Peu importe l’engagement, c’est le geste qui compte. Sa mère avait fait un choix ambitieux et risqué, la mairie, alors qu’elle aurait pu mener une confortable existence, se consacrer à ses multiples intérêts : les arts, la nature, sa famille. Au fond d’elle-même, bien que cela fît ringard pour une adolescente, Nina était fière de sa mère. Elle ne le lui avait évidemment jamais dit, mais son comportement le montrait parfois par touches délicates. Cela suffisait.
— Vous continuerez de naviguer ensemble, toi et ton frère.
— On peut inviter des copains ?
— Tu veux dire une copine et un copain, non ?
Sa fille ne rétorqua pas. Le voilier s’approchait de la roselière sud du lac. Elle lança un « Pare à virer ! » et engagea la dernière bordée.
Chantal Nicod s’ébroua comme d’un rêve, fouilla dans son survêtement, à la recherche de son portable.
— S’il te plaît, maman, pas maintenant, encore un quart d’heure de calme !
Elle interrogea son mari du regard. Il opina. Elle renonça, respira à fond. Cette journée aurait pu être merveilleuse. Elle était gâchée, même si tout s’arrangeait.
Se tournant légèrement, elle regarda sa ville qui s’approchait.
Son mari avait, comme elle, laissé son vélo tout terrain au port. Ils rentraient côte à côte sur le chemin interdit aux voitures.
Lorsqu’ils avaient quitté le port, ils avaient entendu derrière eux une voix qu’ils n’avaient pas reconnue s’exclamer : « Et ça fait de la voile pendant qu’on nous empoisonne ! »
Ils ne s’étaient pas retournés.
Elle se rendit directement à la cuisine, enclencha la machine à café puis appela le médecin.
La présomption d’épidémie se transformait en forte probabilité. Les cas de gastro-entérite augmentaient de manière inquiétante. On ne pouvait attendre jusqu’à demain les résultats des analyses du laboratoire. Consulté, le médecin cantonal confirmait l’hypothèse du docteur. Probablement une pollution de la nappe phréatique. À démontrer scientifiquement, certes, mais à considérer en priorité, quitte à être démenti et critiqué pour manque de sang-froid, voire pour catastrophisme coupable. Dans tous les cas, les autorités supérieures ne la couvriraient probablement pas. Elles se réfugieraient derrière le dogme de l’autonomie communale et de la subsidiarité.
La fatalité lui réservait-elle quelques hématomes ou un K.O. foudroyant ? Elle savait qu’elle ne s’en tirerait pas indemne, quoi qu’il arrive. Il s’agirait de conserver sa garde bien serrée…
— C’est parti… Tu me tires encore un expresso et tu me prépares un sandwich, s’il te plaît ? Je vais me changer et mobiliser la cellule de crise.
— Pas un expresso, chérie, un jus d’orange.
Le bâtiment de la mairie était plongé dans la douce torpeur des moments où rien n’arrive.
Des bureaux désertés par l’administration, la salle des ordinateurs où ronronne la ventilation de l’air conditionné, des corbeilles à papier vides, chacun, la veille, ayant déchiqueté leur contenu dans la choucrouteuse. Le concierge avait passé partout, laissant derrière lui une propreté parfumée de citron synthétique. Il variait les produits de nettoyage selon son humeur. Le lundi, les fonctionnaires pouvaient se trouver plongés dans les agrumes, la pervenche ou la lavande. La nature au rabais, mais qu’on préférait à l’encaustique laborieuse.
Seul bureau ouvert, celui de la police, au premier étage. Dans un angle, sur une chute de moquette récupérée à la déchetterie, un berger allemand, molosse de cinquante kilos, bâillait de tous ses crocs en attendant de suivre le sergent Maillat dans sa prochaine tournée.
Au deuxième, face au bureau du maire, la salle du conseil municipal. Table de conférence en chêne, cernée de fauteuils tabac, sur une moquette du même bleu cendré que les yeux de Chantal Nicod. Une coquetterie de sa part, la seule qu’elle se fût permise avec le choix de la décoration. Sur le mur nord, une grande peinture de Geiger, un artiste de la région au talent reconnu. Un paysage de lac, de vignes, bleu et vert, lumineux et aérien comme un Cézanne. Le mur ouest, derrière la place du maire, s’ornait d’une pendule du XVIIe siècle, bronze et bois de rose, signée Jean Petitmaître. En face, la paroi était entièrement recouverte d’un tableau d’affichage en plastique blanc ponctué de rondelles aimantées multicolores. Au sud, quatre fenêtres ouvertes donnant sur la place du Marché et au-delà, par-dessus le sommet des platanes à la tignasse entremêlée de moineaux, sur le port de plaisance. Les stores à lamelles avaient été baissés.
À l’invitation du maire, ils avaient tous pris place, bloc-notes devant eux, feutres bleus et rouges en ordre de bataille.
À sa gauche, le secrétaire municipal. Fils d’immigrés italiens, Giuseppe Volpone avait des cheveux anthracite bouclés et taillés court, la trentaine pimentée de mer Ionienne, le regard de lave. Le caractère d’un volcan endormi, assagi dans ses hauteurs sereines, puis, soudain, sous l’accumulation de poussées quasi telluriques, éclatant en éruptions sonores à côté desquelles le Chœur des Hébreux de Verdi n’était qu’un doux zéphyr. Avec cela, franc du collier, bon comme les croissants du petit-déjeuner dominical.
Le sergent Maillat avait tant bien que mal calé sa charpente de cent kilos d’os et de muscles dans un fauteuil implorant la pitié et prêt aux aveux. Sa tenue bleu marine était complétée par un harnachement digne d’un destrier en partance pour les Croisades. Holster contenant un automatique 9 mm proche du lance-roquettes, matraque de caoutchouc durci, menottes accrochées au large ceinturon, talkie-walkie, sacoche avec blocs-rapports, formules de constats divers et contredanses variées. La laisse de son berger allemand, formée d’anneaux d’acier étincelants, était son seul bijou. Il était aussi dissuasif qu’un cuirassier, discret comme un porte-avions dans un biotope. Lors des patrouilles de nuit, il se munissait encore d’une lampe-torche, digne d’un phare breton, qui causait quelque souci à madame le maire. En effet, lorsque le brave sergent procédait à des interpellations nocturnes lors de vandalisme ou de petits trafics de drogue, sa méthode était toujours la même. Immobilisation du suspect, les mains sur le crâne, par le berger allemand bloqué à deux mètres, tous crocs dehors, puis toute la puissance de la torche braquée sur le visage du mec rendu quasi aveugle. Son geste était alors d’une pureté classique qui s’inspirait de la plus haute tradition olympique. Impossible de ne pas penser au Discobole de Myron. Cela s’achevait malheureusement dans un pathétique « Merde, pardon ! » très contemporain. Il se trouvait toujours, précisément sous son pied d’appel, le gauche, un piège dérisoire, invisible dans l’obscurité : racine perfide, canette abandonnée, voire étron visqueux qui le déséquilibrait définitivement. L’interpellé était alors allumé non seulement par le flot lumineux mais par la foudre de la torche le cinglant en plein visage. Parfois le sang giclait, parfois pas. Le sergent concluait son monologue par un « Bon, ça ira pour cette fois, mais que je ne t’y reprenne plus ! » Ainsi appliquée, la dissuasion était d’une efficacité légendaire. La petite frappe restait calfeutrée chez elle pendant au moins quinze jours à soigner son arcade sourcilière sanguinolente, son œil au beurre noir, ses lèvres tuméfiées, voire son oreille choufleurisée. Et le calme régnait dans la bourgade, à la satisfaction compréhensive des autorités.
La chevelure du fontainier était toujours marquée du plus pur libéralisme : la délocalisation à outrance. Il prenait son crayon, le portait à sa bouche, le reposait à côté de son bloc-notes, le reprenait pour le placer ailleurs, et recommençait. Il ne levait pas les yeux. Il se sentait coupable alors que personne ne l’accusait.
En face de lui, le responsable de l’OCC, l’Organisme en cas de catastrophe. La trentaine dévastatrice, un sourire à plonger les jouvencelles en apnée. Le week-end, il assistait un ami qui dirigeait une école d’initiation à la plongée. D’où sa tenue : espadrilles, bermudas et maillot orné de dauphins. Sympathique comme les prochaines vacances. D’un charisme dévastateur. Il aurait fait des ravages en politique, mais préférait consacrer son esprit civique au secourisme. L’homme qu’on appelait quand tout allait mal et dont la seule présence rassurait.
— Merci d’être présents à ce briefing, messieurs. Vous connaissez la situation. Vous y avez réfléchi suite à mon appel. Chacun connaît ses domaines de compétences, ses capacités d’intervention. Il s’agit de les coordonner en prévoyant le pire. Armand Girod ?
Le chef de l’OCC se leva, s’approcha du tableau blanc et, au feutre, y nota quelques mots en capitales : MOBILISATION, INFORMATION, RAVITAILLEMENT.
— Mes équipes peuvent être mises sur pied en moins d’une heure. Pour le moment, je me contenterai de l’état-major pour un briefing, cet après-midi, à l’issue de notre séance. Les schémas d’information sont en mémoire sur ordinateur. Reste à déterminer quelle information donner et à qui. En plus, il est indispensable de réserver quelques lignes téléphoniques afin que les gens puissent se renseigner. Pour le ravitaillement, il faut penser aux ménages d’une part et aux grands consommateurs : hôpitaux, industrie. Et ne pas oublier les bistrots : c’est là que se perdent les réputations…
— Fontainier ?
— J’ai déjà pris contact avec mes collègues des localités voisines. Une interconnexion est possible. Mais il est auparavant obligatoire de purger tout notre réseau et de le contrôler. Quatre jours au moins si tout va bien.
— Et nos pompes, nos conduites, canalisations ?
— J’ai tout contrôlé au central électronique. Tout est en ordre. Ça devrait me rassurer, mais ça me tarabuste. Je déteste l’irrationnel.
Elle n’aimait pas ce vocabulaire recherché, ces mots que le fontainier n’employait pas habituellement. Il avait préparé ses phrases. Une façade, mais pour cacher quoi ? Il devait pressentir quelque chose sans pouvoir le définir. Inutile d’insister.
— Sergent ?
— La voiture avec haut-parleurs est prête. Celle des pompiers à disposition.
— Bon. Nous diffusons une recommandation à la population. Ne plus consommer d’eau du robinet sans la bouillir, mesures d’hygiènes strictes, particulièrement avec les enfants. Diffusion par haut-parleurs, téléréseau, médias, affichage. Parallèlement, mise en place du service de renseignements. Des gens calmes, parce qu’ils vont se faire incendier. Personne ne se sépare de son portable. Toute information est transmise à Armand Girod avec lequel je reste en contact permanent. Sauf avis contraire, tous ici demain à onze heures. Merci de votre dévouement, messieurs, et au boulot !
Elle retourna dans son bureau où le secrétaire municipal la suivit et s’assit en face d’elle. Elle le savait prêt à sacrifier son week-end, à passer la nuit à la mairie, sur une natte à même le sol.
— Je pense comme vous, Madame le Maire. Sauf votre respect, on est dans la merde.
— Oh ! oui. D’ici moins d’une demi-heure, les médias seront informés. Les radios, les chaînes de télévision vont se précipiter. Ces jours, pas de marée noire, pas de catastrophe aérienne, aucun pédophile qui rôde. Les journalistes sont en état de manque. Ça va barder !
— Je reste avec vous.
— Merci, mais inutile pour le moment. C’est moi qu’ils veulent comme proie, et si possible aux abois. Que ne donneraient-ils pas, que ne feraient-ils pas pour avoir l’image d’un maire, mieux, d’une femme maire en larmes ?
Elle se redressa sur son fauteuil, posa ses mains à plat sur le bureau et conclut :
— Mais ils ne m’auront pas.
Le ton très calme, la voix douce soulignèrent sa détermination.
— Une seule tâche encore pour vous. Vous vous rendez au PC de l’Organisme en cas de catastrophe et voyez avec Armand Girod si ça roule.
Il se leva aussitôt, lui tendit la main.
— Et si je ne vous ai pas appelée dans une demi-heure, cela signifie que c’est O.K.
— Non, vous me téléphonez de toute façon.
— Bien, Madame le Maire.
Juste avant de refermer la porte sur lui, il ajouta :
— On a besoin de vous. Tenez le coup.
Elle non plus n’avait plus rien à faire là.
Elle quitta la mairie. Par la porte de derrière. La place de la Liberté, cernée de bâtiments médiévaux restaurés dans le respect de leur architecture originale, était à moitié plongée dans l’ombre. Sur ses pavés, interdits aux voitures, des enfants jouaient à la marelle. Leurs cris de jubilation ou de déception faisaient s’envoler des pigeons qui tournoyaient pour se reposer un peu plus loin et reprendre leurs roucoulades sensuelles. Le tilleul plus que centenaire qui dominait la place en son centre embaumait le quartier. Un parfum presque obsédant. « Tilleul, tisane calmante, pensa-t-elle. Les journalistes boivent-ils du tilleul ? »
Dans la rue voisine, une fontaine au bassin octogonal était surmontée d’une sculpture représentant un banneret en armes qui éclatait ses hauts-de-chausse de sa fière virilité en brandissant les armoiries de la cité. L’eau chantait. Une mésange, perchée sur un des goulots, faisait des mouvements de balancier pour picorer des gouttelettes. Un couple de touristes avait plongé les avant-bras dans l’eau rafraîchissante. Ils interrompirent leurs mouvements pour ne pas effrayer l’oiseau.
Chantal Nicod ne sembla pas remarquer tout cela, elle, si sensible à la douceur de l’instant. Elle ne voyait qu’une chose. Sur le fût du socle de la statue, un écriteau métallique avec l’inscription « Eau non potable ».
Elle secoua sa chevelure blonde et rentra par le chemin des vignes. Un détour de près d’un kilomètre. Un moment de paix parmi les promesses de grappes dorées du chardonnay ou bleu-noir du pinot.
Elle poussa la grille de Chantemerle, gravit l’escalier qui se faufilait dans les jardins en terrasses. Sur un mur, lovée au soleil, une vipère somnolait.
Son mari l’attendait au salon.
— Ton secrétaire vient d’appeler. Tout se déroule comme prévu. Les communiqués sont partis, tu les as sur courriel. Je les ai tirés. Ils sont sur la table. Ils figurent aussi sur le télétexte du réseau câblé.
Elle s’approcha de Pierre qui lui ouvrit les bras et l’enlaça tendrement. Elle abandonna sa tête sur son épaule. Ils restèrent ainsi, dans le temps suspendu.
Le téléphone sonna.
La ruée carnassière des médias était lancée. Le harcèlement des journalistes ne cessa que tard dans la soirée. Puis le téléjournal de la nuit diffusa une interview du médecin cantonal attestant de la conformité des mesures prises. Il se voulait rassurant.
Il fut suivi sur l’écran par un micro-trottoir catastrophique. Le monteur l’avait découpé pour en tirer un crescendo tragique. C’était à qui serait le plus alarmiste. Les suppositions devenaient des affirmations, les interrogations des accusations. Du fiel d’abord, puis de la haine. La rumeur de cas mortels se répandait. Ils devinrent des homicides.
Chantal Nicod se prit la tête entre les mains. Elle ne voulait plus voir cela, ces rictus grossiers, cette soif de destruction. Elle ressentait cela comme un viol. Elle se sentait déchirée, salie. Il fallait qu’elle se lave. Corps et âme.
Au milieu de la nuit, sous la douche, elle pleura longuement.
En ce dimanche matin, le temps était toujours aussi radieux. Par les fenêtres ouvertes de la mairie pénétraient les rumeurs lénifiantes du rivage : approche d’un vapeur bondé de touristes venant de l’île Saint-Pierre, faseyement paresseux des voiles sous la brise lacustre, pépiement des marmots dans les carrés de sable, cris des mouettes. Dominant le port, les drapeaux aux armoiries et emblèmes de la cité, de la Suisse et de l’Europe languissaient dans un farniente tentateur. Le miroitement doré des vaguelettes rappelait, dans sa fugacité, que tout n’est qu’illusion.
À l’intérieur, une chape de plomb s’était abattue. Les fins voilages qui se balançaient mollement, tamisant le scintillement perlé qui venait du lac, semblaient s’être transformés en rideaux de fer baissés avant l’émeute. Quelques centimètres de transparence séparaient deux univers.
Sur la table de conférence, devant les membres de la cellule de crise assommés, des photocopies du Rapport d’analyse faxé par le laboratoire officiel. Froid comme le couperet de la guillotine.
Résultats bactériologiques
Escherichia coli 4000 dans 100 ml
Entérocoques 21 dans 100 ml
Commentaire
Pour les bactéries des espèces E. coli et entérocoques, indicateurs d’une pollution fécale dans l’eau potable, l’ordonnance sur l’hygiène fixe la valeur de tolérance à « non décelable/100 ml ».
Les échantillons sont fortement pollués par des bactéries d’origine fécale. La présence de virus entéritiques confirme que la pollution est causée par des eaux usées ménagères.
Décision
L’utilisation des captages d’eau souterraine est interdite jusqu’à nouvel avis. Les installations de pompage seront immédiatement mises hors service.
La distribution d’eau potable fortement polluée a entraîné un nombre élevé de cas de maladie. Cette infraction tombant sous le coup des dispositions de la loi sur les denrées alimentaires, nous nous voyons obligés de dénoncer cette violation grave de la législation à l’autorité de poursuite pénale.
La voix de Chantal Nicod était d’une neutralité presque abstraite. Maîtrise de soi, contrôle des émotions. Si elle devait craquer, ce serait à Chantemerle, et Pierre serait là, comme toujours dans l’adversité. Elle ne partageait le malheur qu’avec lui. La politesse de l’égoïsme.
— Autant vous le dire tout de suite. Une enquête administrative a également été diligentée par l’autorité. Et je serai condamnée. Certains d’entre vous peut-être aussi.
L’ingénieur des services industriels, revenu en hâte de ses sommets, sembla perdre en un instant tout le hâle pris la veille sur les glaciers.
— Encore faudra-t-il prouver des erreurs. Mon réseau est parfaitement en ordre, je peux le démontrer.
— Pénalement, peut-être. Administrativement, non. Vous comme professionnel, moi comme élue, sommes responsables de la fourniture d’eau potable. Elle ne l’est plus. Nous avons donc failli.
— Mais il peut s’agir d’un accident, d’un sabotage, que sais-je ?
— Justement, vous ne savez pas. D’ailleurs, ne vous faites aucune illusion. Nous sommes déjà condamnés.
— Mais par qui, pourquoi ?
— Par nos administrés. Et parce que, dans notre civilisation judéo-chrétienne, il y a toujours un responsable au malheur.
— Mais c’est la désignation typique d’un bouc émissaire !
— Vous pouvez aussi appeler cela la faute originelle. Ou Ève, si vous êtes macho….
Il allait rétorquer. Elle l’interrompit d’un bref signe de la main :
— Arrêtez avec vos « mais ». Nous perdons notre temps. Nous mettons le plan catastrophe en vigueur. Prêt, fontainier ?
— Si je puis m’en aller, dans dix minutes les captages sont mis hors service et l’interconnexion effectuée avec la commune voisine. Mon collègue du Landeron m’a confirmé que leurs réserves sont suffisantes.
— Prêt, commandant de l’OCC ?
— L’information à la population et aux médias est pré-rédigée. Quelques mots à modifier suite au fax du chimiste. Distribution dans l’heure. Trois plantons de téléphone à disposition immédiatement. Pour le ravitaillement, l’eau minérale est réservée. Un coup de fil et quatre camions-remorques effectueront une première livraison en fin d’après-midi. J’ai prévu un briefing au PC à dix-sept heures.
L’ingénieur s’était repris.
— Dès l’interconnexion mise en place, je lance mes gars du service de piquet. Il s’agit de purger toutes les conduites de la ville. Nous travaillerons la nuit entière. Demain, il faudra demander aux habitants d’ouvrir tous leurs robinets pendant un quart d’heure, puis procéder à des analyses dans les quartiers. Dès qu’elles seront positives, après un à trois jours, nous pourrons réactiver le réseau.
— C’est si long ?
— Hélas, oui ! Ces bactéries et virus, ça s’accroche…
Le sergent Maillat avait déjà décollé son quintal du fauteuil reconnaissant.
— Madame le Maire, avec votre permission, j’envoie les voitures haut-parleurs.
Elle se leva.
— Au boulot, messieurs ! Et tous au PC à cinq heures.
Treize heures, les rues moyenâgeuses du centre ville étaient plongées dans la torpeur, désertes. Par les fenêtres ouvertes s’échappaient des fumets de rôtis, des cliquetis de vaisselle. Sur le seuil d’une porte, un chat offrait son ventre blanc au soleil. Au pied de la tour Rouge à la longue flèche élancée, sur la place pavée où les badauds viennent enfiler des perles de rêves parmi les vasques fleuries de géraniums, une équipe de télévision s’installait.
Elle fit un détour. S’ils jugeaient son avis nécessaire, ils savaient où la trouver et elle assumerait la situation personnellement, sans se décharger sur les autres. C’était sa conception de la collégialité. Les membres du conseil municipal lui en savaient gré. Ils en abusaient parfois dans les situations embarrassantes. Il leur suffisait pour cela de lancer « Je ne peux vous répondre avec toute la précision nécessaire. Adressez-vous au maire » pour se refaire une virginité. Sans honte, même.
Chantemerle l’attendait à mi-pente, comme un port s’ouvre à la barque chahutée par le large. Au moment où elle poussait la grille, La Neuveville commença à résonner des sirènes de la police.
Lundi, dix-sept heures.
Le Conseil municipal au complet siégeait en séance hebdomadaire ordinaire.
Les cernes bleus sous les yeux en amande de Chantal Nicod avaient été effacés par le maquillage. Mais les poches criaient à l’insomnie.
La plupart de ses collègues avaient apporté de leur week-end un bronzage qu’ils assumaient avec une gêne certaine. Cette santé était comme un affront à la population, comme un déni de faits. Du parking à la porte de la mairie, ils avaient bondi pour n’être pas aperçus ou pire, interpellés. Comment se sentir à l’aise, comment réagir face à une population sinistrée ? Malaise, culpabilisation.
L’épidémie enserrait la cité dans ses griffes. La peste, la lèpre l’avaient atteinte. Les usines, les administrations des villes voisines avaient fait dire à leurs ouvriers et employés de La Neuveville qu’ils étaient indésirables. Des lycéens avaient été refoulés à la porte de l’école par des surveillants hargneux. Une peur moyenâgeuse avait isolé la ville, l’avait mise au ban de la société. Un linceul la couvrait.
Le maire rappela la chronologie des événements, les mesures prises. Elle rendit également hommage aux femmes et aux hommes qui se relayaient depuis maintenant quarante-huit heures pour parer au plus pressé.
Le municipal responsable des services industriels était rentré tard dans la soirée. Il avait alors reçu la nouvelle comme un direct à l’estomac et passé toute la nuit à enquêter, à se renseigner, n’hésitant pas à tirer ses collaborateurs du lit. À l’aube, il avait même fait parcourir une centaine de kilomètres à un ingénieur-consultant récemment chargé du contrôle des canalisations.
— Madame le Maire, chers collègues, voici des faits. J’ai visionné encore une fois les films concernant les canalisations de la zone incriminée. Elles ont toutes été sondées par une caméra robotisée. Eh bien, mesdames et messieurs, ces canalisations sont irréprochables.
Il déploya devant lui un plan bardé de traits de couleur.