CICÉRON ANGLEDROIT
Hé cool, la Seine !
éditions du Palémon
ZA de Troyalac’h
10 rue André Michelin
29170 Saint-Évarzec
DU MÊME AUTEUR
1. Sois zen et tue-le
2. Nés sous X
3. Fallait pas écraser la vieille
4. Riches un jour, morts toujours
5. Qui père gagne
6. Hé cool, la Seine !
CE LIVRE EST UN ROMAN.
Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,
des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant
ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.
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Remerciements
À Delphine, Martine, Myriam.
À mes ancêtres, que je remercie vivement,
sans lesquels je ne serais pas là,
et surtout vous toutes et tous,
sans qui je n’existerais pas.
Le 13 avril 2016, 5 h du mat’.
« Ça me fait penser qu’il y a une vie avant la mort. »
Qui père gagne - Cicéron
PRÉAMBULE
Pour celles et ceux qui entrent directement, par ce bouquin, dans l’univers de Cicéron et qui, de ce fait, n’ont pas eu le bonheur de lire les précédents ouvrages, voici une courte, mais opportune, présentation des personnages principaux.
Les Z’Hommes
Cicéron Angledroit : détective, la petite quarantaine, pas très grand, mal peigné, assez looser et très opportuniste. Il élève, seul, sa fille de trois ou quatre ans, Elvira (Elvira Angledroit… autre calembour). Son ex-femme est partie à l’étranger où elle enchaîne les missions humanitaires. Sa mère, yougoslave, vit à Paris et s’occupe souvent de la petite… Il fait ce qu’il peut pour vivre, c’est surtout un observateur. Il vit à Vitry ; un deux-pièces dans une maison divisée en appartements… Ses voisins africains comptent beaucoup dans sa vie.
René : caddie-man à l’Interpascher de Vitry… mi-ouvrier mi-traîne-savates… Un homme bourru, rustre mais attachant (un peu le Béru de San-A mais en moins exotique). Il fréquente, chaque matin, le même bistro (dans la galerie de l’Interpascher) que Cicéron. Ils se sont rencontrés à l’occasion d’un attentat qui a touché le troisième larron important de l’histoire (Momo). René, sous ses airs rustauds, est un homme bien. Il se métamorphose parfois dans son rôle de président d’une association de malades (d’aide aux malades plus exactement), dans lequel il fait preuve d’un charisme étonnant.
Momo : Un taciturne au statut de SDF (faux statut), intellectuel « rentré », pas expansif ni vantard. Il vend des Belvédères (journal de réinsertion) à la sortie d’Interpascher… Il déploie une telle psychologie que cette activité est très lucrative pour lui. C’est le penseur de la bande. Il connaissait déjà René. Mais un attentat (lire Sois zen et tue-le), dans la galerie marchande, l’a privé de son bras droit et lui a permis de sympathiser avec Cicéron, qui croisait ces deux-là chaque jour sans faire attention à eux. Depuis qu’il est manchot il a doublé son chiffre d’affaires…
Le commissaire Saint Antoine : Un flic à l’ancienne, près de la retraite, connaissant bien la vie, désabusé mais très droit. Est devenu pote avec Cicéron, auquel il confie quelques affaires en marge quand il n’a pas les coudées franches. Pote mais avec, quand même, la barrière des convenances et du respect qui est la conséquence de son éducation et d’une longue carrière poussiéreuse de fonctionnaire de terrain.
Les Nanas
Brigitte : La maîtresse « officielle » et régulière de Cicéron. Elle est préparatrice dans une pharmacie et mariée à Jacques, un conducteur de travaux qui alterne, selon les bouquins, chômage et missions lointaines. Faut donc que Cicé et elle jonglent avec l’emploi du temps du monsieur.
Monique : Veuve de Richard Costa qui a été au cœur de Sois zen et tue-le. Elle aussi maîtresse de Cicéron mais plus épisodiquement. Elle est également lesbienne et vit désormais avec Carolina, son ancienne belle-sœur (sœur de Richard).
Carolina : Juste ci-dessus évoquée, c’est le fantasme number one de Cicé. Manque de bol, lui si talentueux d’ordinaire se métamorphose en cloporte dès qu’il approche d’elle. Au fil des aventures, ils se familiarisent l’un à l’autre mais ça n’est pas facile. D’autant que Carolina connaît très bien le passé de Monique et de Cicé et qu’elle semble plus exclusive que notre héros.
Vaness’ : Fliquette récemment arrivée, mais pas tièdement, dans la vie de Cicéron. Sexuellement elle le bouscule un peu de sa jeunesse et il a, parfois, du mal à s’accrocher aux branches. Elle est mariée à un CRS baraqué et africain dont l’existence crée des angoisses abyssales (et justifiées) dans la tête du détective. Heureusement, pour Cicéron, le couple bat de l’aile et ils vivent désormais séparément.
Voilà, voilou… Bonne lecture !
ONE
Note de l’auteur : J’écris les numéros des chapitres en anglais, ça sera toujours ça de gagné à la traduction.
Putain, une heure que j’l’attends l’Cicé ! J’aime bien l’rade à Raoul mais là faut pas pousser. J’risque de me faire gauler par le taulier. Momo est déjà reparti au taf. S’t’Antoine, qui est passé aussi, n’a pas pu rester. La pétasse de serveuse n’arrête pas de tourner autour de moi pour que j’commande. Mais j’ai déjà plus soif, c’est dire ! L’Cicé, il est plus pareil depuis qu’il a r’trouvé son vioque. Pourtant on peut pas dire qu’il sortait de la cuisse à Jenifer le Paulo. J’comprends qu’ça peut faire un choc d’enquêter sur un crime et de s’apercevoir que le macchabée c’est son paternel qu’on croyait qu’il existait même pas. J’comprends. Mais quand même, il pousse. Il nous en fait des tonnes avec son enfance, ses flashbacks nostalgiques. On croirait Wolvokitch, c’t’acteur qu’a une gueule d’éternelle victime. Même Momo, il commence à trouver qu’il nous gave. À c’compte-là, j’en aurais aussi pas mal à raconter, moi. Ça vous intéresse ? Fallait l’dire ! Y en a à raconter aussi. Moi mon vieux j’risque pas d’l’oublier. Quel con ! Combien d’roustes y m’a collées avant d’me dire pourquoi. C’est bien simple, on s’croisait : une torgnole. À croire qu’y m’aimait pas. Moi j’chuis d’Ris-Orangis. Les immeubles moches à côté d’la gare. Y’z’étaient moches, ils le sont toujours. Rien n’a changé à part le passage à niveau qu’a été remplacé par un souterrain. Vous pouvez aller vérifier. Mes vieux y travaillaient tous les deux à Viry, dans une usine de bouchons sur la N7. Ma mère était dans les bureaux. Chef facturière. Mon père dans l’usine. Vérificateur. Toute une vie à vérifier des capsules de bière, vous parlez d’un rêve de jeunesse, vous ! Y prenaient l’train, tous les deux, en bas d’chez nous, et en redescendaient un kilomètre plus loin à Viry. Le reste ils le faisaient à pince. Le soir, même chose dans l’autre sens. Les jours de grève – déjà à l’époque les cheminots étaient à l’avant-garde de la lutte sociale – y z’y allaient tout à pince. Y mettaient pas plus de temps. Dans les années quatre-vingt-dix la crise et la technologie ont mis fin à soixante années d’turbin malgré une tentative de diversification dans les bombes. Pas les bombes qu’explosent, celles qui font pschitt. Y se sont retrouvés à la rue. Mon vioque avait l’âge de la préretraite. Il est passé aussi sec de vérificateur de bouchons à décapsuleur compulsif. La picole, c’était devenu son truc. Et refaire le monde aussi. Croyez-moi, quand on picole vaut mieux pas faire de mômes. Regardez, moi, je n’en ai pas d’môme ! Mais on était déjà nés, la frangine et moi. En même temps, vu qu’on est jumeaux… La mère a rebondi. Pourtant elle était pas grosse. Elle a retrouvé du boulot à l’Euromarché d’Athis. Toujours dans les bureaux. J’vous la fais courte : là aussi ça a vite périclité. Elle a suivi son chef de secteur qui a touché un pactole quand la boîte a fermé et a ouvert cet Interpascher. Et je suis sûr, maint’nant qu’j’y r’pense, qu’il n’y a pas que le pactole qu’il a touché, l’salaud. Parce que, en plus de ma mère, il m’a aussi sec embauché en qualité de chef de l’entrepôt. J’étais jeunot et c’était moyennement pour moi, ça, de commander des caristes. Aujourd’hui, il est toujours proprio mais c’est son fils le dirlo. Y m’ont gardé, grâce à ma vieille, même après qu’elle soit partie, à son tour, en retraite. Mais je me suis retrouvé aux caddies. Ça me plaît mieux que l’entrepôt. Je suis dehors, je vois du monde, j’ai pas d’chef et le matos est de plus en plus costaud. Donc c’est plus cool. La frangine aussi a commencé à l’Inter. Ma mère devait être bonne. Mais pas longtemps, elle voulait être coiffeuse mais nos vieux voulaient pas. Elle s’est tirée à Paname où elle a été embauchée par une mercière. La mémé l’a carrément adoptée et, je ne sais pas trop comment, lui a refilé sa boutique. Murs et fonds comme n’arrêtait pas de nous seriner la frangine à l’époque. Vu la valeur des murs aujourd’hui, faut reconnaître qu’elle a bien réussi, sœurette, même si elle n’a pas inventé la chaude-pisse. Maintenant mes vieux sont en retraite, tous les deux, depuis belle lurette. Ils vivent à Tonnerre, dans l’Yonne. J’les vois pas très souvent. On est un peu fâchés depuis que, la dernière fois, j’y suis allé avec un pote qu’a le permis. Moi j’l’ai plus. Au lieu de contourner Chablis, par la déviation, comme les autres fois, on a décidé d’aller tout droit. On a passé la journée à visiter des récoltants et on a oublié d’aller chez les parents. Ils ont dû bouffer du gigot-flageolets pendant huit jours. Et c’est pas tout droit qu’on est repartis dans l’autre sens, mon pote et moi. Je ne me suis rendu compte que le lendemain qu’on avait oublié de pousser jusqu’à Tonnerre. La gaffe ! Je sais que Régine, ma frangine, va les voir de temps en temps. Elle prend le train à Bercy et des fois c’est direct, des fois faut changer et prendre le car. Voilà vous savez tout. Mais c’est pas ça qui fait arriver l’Cicé. Le con !
TWO
J’ai laissé le manche à René et voilà que, déjà, il déblatère sur moi. Ah les potes ! Je vous explique : je ne suis pas en retard, c’est lui qui a oublié que je devais, une fois de plus, passer à l’étude de ma notaire pour régler les derniers détails de la succession de votre pauvre papa. À croire que Sandrine, la clerc qui gère mon dossier successoral, en pince pour moi. Elle en pince, j’en ai eu la confirmation. Quand nous avons tout terminé, tout réglé, sentant que, désormais, il serait plus difficile de trouver un prétexte pour me convoquer, elle s’est lancée : J’aimerais, maintenant que tout est fini, que nous déjeunions ensemble qu’elle m’a déclaré, d’un seul jet, quand nous nous serrions la main. J’ai pas compris. Elle, femme bien comme il faut avec alliance et air sérieux, et moi comme vous me savez. Je vous l’ai décrite, à la fin du bouquin précédent, comme austère mais bien foutue. Tellement bien foutue et semblant si à l’aise dans sa vie que je devine bourgeoise, que j’ai mis un temps à comprendre que c’était à moi qu’elle s’adressait. J’ai donc bredouillé qu’en effet, pourquoi pas et elle a aussitôt proposé : Demain midi ? Demain c’est samedi (oui j’ai pas encore eu le temps de vous préciser qu’on était vendredi) et le samedi c’est pas courant que je déjeune avec une femme mariée. Je dis ça rapport à l’alliance qu’elle porte ostensiblement. Mais vous me connaissez, je ne sais pas dire non. Qu’auriez-vous fait à ma place ? C’est déjà assez triste comme ça la vie, surtout quand on vient de perdre son père. J’ai dit oui et j’ai demandé où. Je vous dirai où plus tard, là j’arrive chez Raoul et faut que je reprenne la main sur René sinon il va vous saouler jusqu’à la fin de ce bouquin. Y a pas derche de monde au bistro. C’est vrai que, maintenant, le vendredi c’est souvent RTT. Et puis on est en fin de mois, les chômages et autres RSA ne sont pas encore rentrés. Pas un chat sauf le gros matou de René qui maugrée dans l’indifférence générale (quand il n’y a personne c’est moins vexant l’indifférence générale), seul dans son coin, à notre table. Il m’accueille :
— Ah ben quand même ! Tu foutais quoi ?
— Je foutais des formalités administratives dont je t’ai parlé pas plus tard qu’hier soir.
Raoul, mon café et Lulu rappliquent. Ils sont si oisifs, ce matin, qu’ils se mettent à deux pour servir. René ne doit pas être dans son assiette car il décline le regard interrogateur de Lulu. Lui pas soif, vous avouerez que je ne vous ménage pas en scoop ! On dit que le monde attire le monde. Eh ben là, c’est le contraire. Je suis à peine le nez dans ma tasse que Vaness’ radine à grandes enjambées de Rangers. Fermez les yeux, vous entendrez carrément un escadron. Elle a l’air toute vénère, la gamine aux épaulettes. Elle ne s’encombre même pas des convenances malgré la présence incontournable de René. Qui s’en fout d’ailleurs.
— T’as une minute pour me causer ?
— J’ai la journée.
Ça ne la fait pas rire. Elle est en uniforme. J’aime pas trop. C’est pas mon truc, le côté Village People. En la voyant ainsi, je ne peux m’empêcher de penser à la grande godiche de la série Une femme d’honneur. En plus sexy quand même. On s’écarte de ma table afin qu’elle puisse, j’imagine, me passer un savon en presque toute discrétion :
— Dis donc, toi, t’as rien oublié ?
— Euh… non, je vois pas…
J’ai dû rater son anniversaire.
— Ça fait trois semaines qu’on n’a pas baisé !
Si la maigre assistance n’a pas entendu, c’est vraiment qu’ils ont un souci auditif tous autant qu’ils sont là à nous reluquer. Je fais le mariolle :
— Trois semaines ? Ah quand même !
— Fais pas l’mariolle !
Qu’est-ce que je vous disais ? J’me connais aussi bien qu’elle.
Je recadre :
— Tu sais que j’ai été passablement chamboulé…
— Me raconte pas de conneries…
— Oui, bon, c’est vrai… et, justement, je pensais à toi. Tu fais quoi ce soir ? T’es de garde ?
— De garde de quoi ? Tu me prends pour une infirmière ?
— J’en sais rien, moi, de vos charabias de fonctionnaires ? T’es libre ce soir ? On se fait un restau et on avise.
Elle se radoucit. Question adaptabilité, elle nous donnerait des leçons à tous :
— J’ai terminé ma semaine. J’ai fait la nuit et, là, je faisais deux ou trois courses quand je t’ai vu arriver. Bon, tu passes me prendre vers dix-neuf heures. Ça te va ?
— Ben oui, puisque je te le propose.
Vous avez vu mon talent, que vous connaissiez déjà, pour retourner la situation à mon avantage. Elle me claque deux bises, serre la pogne de René et part retrouver son caddie qui l’attend devant le bar. Je regarde ses fesses partir en souhaitant que le soir arrive vite. Pas gagné car je n’ai pas grand-chose à faire de cette journée. Je reprends ma place face à mon pote qui n’a pas dit mot. Il consent quand même un :
— Elle voulait quoi la fliquette ?
— Me présenter ses condoléances.
— Elle est pas en avance.
La conversation s’arrête là car c’est maintenant Saint Antoine qui entre en scène :
— Qu’est-ce qu’elle a après vous la lieutenante R’Messa ?
Je sens un fond de jalousie mal placée, surtout dans le contexte actuel où curés et députés tombent les uns après les autres pour pédophilie ou harcèlement. Dans son cas il ne serait pas loin de cumuler les deux. Je ne change pas ma version :
— Me présenter ses condoléances. Bonjour commissaire !
— Elle n’est pas en avance.
Un brouhaha indique que René préfère quitter la scène. Il m’aura attendu pour rien, le pauvre. À part bien sûr avoir l’honneur et le privilège de commencer ce bouquin. Il tend sa chaise au vieux qui s’y laisse tomber en faisant un grand signe au bistrotier. L’autre a compris et court s’accrocher à la poignée de son percolateur. Le bang-bang caractéristique du marc de café qui va à la poubelle pour être remplacé par le moulu frais nous informe de l’imminence de la livraison de la tournée du commissaire. Celui-ci me paraît de bonne humeur, mais il n’en laisse rien voir :
— Dites donc, vous vous êtes bien foutu de ma gueule, vous !
— Moi ? m’étonné-je sincèrement.
— Votre histoire avec ma femme qui organisait des partouzes au niveau territorial…
— Ah ça ?!
On se marre de concert.
— N’empêche que j’y ai vu que du feu. Ça m’étonnait quand même votre histoire d’hôtels de passe. Mais c’était délicat de demander des explications…
Pour toi, qui me lis, il faut te référer au précédent bouquin. Mais je te résume : Le vieux m’avait demandé de filer sa bonne femme qui avait été aperçue traînant dans tous les hôtels du coin. Il la soupçonnait des pires turpitudes. En réalité elle cherchait un endroit pour fêter leur anniversaire de mariage. C’était une surprise. Je ne pouvais donc pas lui raconter la vérité. Je lui ai donc inventé que madame Saint Antoine organisait des parties fines pour les invités de prestige de la mairie (où elle travaille en qualité de responsable de la communication). Ça avait scié le vieux mais, puisque c’était professionnel, il avait mis son mouchoir par-dessus ses suspicions. Je ne pensais plus à cette histoire.
Il poursuit :
— Faut que je vous raconte.
Les cafés arrivent.
Le temps que Raoul retourne derrière son bar et il attaque :
— Dimanche dernier, le dimanche je fais rien en principe et je traîne en guenilles, comme mon fils et ma belle-fille devaient passer prendre le dessert, j’avais mis le tee-shirt à la con qu’ils m’avaient offert pour la fête des pères. Un truc horrible où il y a écrit : Faut pas faire chier le vieux. Tout à fait mon genre…
Il se marre. J’imagine le tableau.
Je me marre aussi.
— … Mireille, ma femme (merci je savais), a trouvé un prétexte pour que je l’accompagne à Ikea, en haut de Thiais. Ikea c’est vraiment pas mon truc. Surtout un dimanche matin. Mais comme c’était juste pour aller prendre un soi-disant meuble à chaussures qu’elle avait commandé mais qu’elle ne pouvait pas porter toute seule, je l’ai accompagnée. Nous voilà partis, moi en jean et tee-shirt pourri et elle, comme d’habitude, bien sapée. La matinée était déjà bien avancée et je m’inquiétais un peu que les enfants arrivent avant nous pour le dessert. Mais on est passés devant Ikea sans s’arrêter. Sur le coup j’ai pas trop fait gaffe. Nous voilà arrivés au FF Hôtel1 de Rungis. Vous connaissez ?
— Non… pourtant… mais je vois très bien.
— Eh ben vous devriez y aller ! Bon, je continue. Je ne comprenais pas trop le rapport avec son meuble à chaussures. J’avais peut-être mal compris. Peut-être qu’elle m’avait dit à côté d’Ikea et qu’on allait récupérer un meuble d’occase. Je la suis en traînant un peu des pieds, toujours inquiet d’arriver en retard pour le dessert. Vous me connaissez, j’aime pas faire attendre. Eh ben là, si j’avais été cardiaque je crois que j’y serais passé et que vous m’auriez enterré dans mon tee-shirt. Surprise ! Il y avait toute la famille dans le hall, plus des amis dont certains qu’on n’avait plus revus depuis des années. J’ai tout de suite pigé. Surtout quand j’ai vu la banderole Noces de Rubis au-dessus de la salle des banquets (salle des banquets, y a plus que lui pour parler comme ça). J’avoue que j’avais complètement oublié que ça faisait trente-cinq ans qu’on était mariés. Ça passe tellement vite. Sur le coup je me suis trouvé con avec mon tee-shirt mais, comme j’avais rien en dessous, je ne pouvais pas l’enlever. Je vous passe les détails mais ça a été, les premiers moments passés car j’aime pas trop ce genre de fiesta, un super moment. Le fiston était de mèche, bien sûr. Ils étaient tous de mèche. J’ai failli vous appeler mais je me suis dit que vous deviez être chez votre mère. Et vous ne connaissez pas le FF Hôtel ? Vous devriez y faire un tour, ça vaut le coup. J’ai pas vu les chambres, je sais que c’est plutôt votre partie, mais derrière il y a un parc génial. Figurez-vous que le patron est un Quimpérois, comme madame Saint Antoine, et qu’il a la main verte. Alors il s’est inspiré du Jardin de la Retraite de Quimper. Vous connaissez ?
— Non, mais j’imagine…
— De toute beauté, ce parc. On ne peut pas y jouer au foot, c’est sûr, mais l’aménagement est vraiment extra, avec des terrasses, des bancs… Super calme.
Le voilà qui est en train de me brosser le portrait de la maison de retraite idéale où il aimerait finir ses jours. Il se racle la gorge :
— Bon, mais c’était pas que pour ça que je vous cherchais…
Il farfouille la fouille de son imper demi-saison et m’étale quelques photos devant le nez. Six exactement.
1. Fast Fucking Hôtel, une chaîne de moyenne gamme.
THREE
— C’est qui ces bonnes femmes ?
Il me laisse maronner intérieurement en pianotant la table de ses gros doigts. Je regarde, une à une, les photos en cherchant dans mes souvenirs. S’il me les donne ainsi en pâture c’est que, logiquement, elles devraient m’évoquer des choses. Mais je ne vois pas.
J’insiste :
— Je ne les remets pas, là comme ça. Je devrais les connaître ? Celle-là, peut-être…
Je lui désigne la photo de celle que je trouve la plus belle. Mais sans aucune conviction. Vraiment je suis comme vous, je ne vois pas où il veut en venir.
J’interroge effrontément :
— Des maîtresses à vous, qui auraient disparu sans laisser d’adresse et que vous voudriez que je localise discrètement ?
— Arrêtez de vous faire du cinéma.
— Je vous dis que je ne vois pas. Allez, racontez !
Il remet les photos bien dans un alignement parfait. Elles représentent des femmes qui semblent toutes avoir été photographiées dans le même décor. C’est tout ce que je peux tirer comme conclusion de mon observation attentive. Je le lui dis :
— À part que c’est au même endroit, je ne trouve rien. Allez !
Il se racle la gorge, vide sa tasse et prend une inspiration.
Il va parler, il parle :
— Bon, je commence par le début. Le ministère a sélectionné mon commissariat pour tester des nouvelles caméras de surveillance. Depuis les attentats, ça se bouge dans les étages.
Je le coupe :
— Ben, si ce sont des photos de caméras de surveillance, y a eu un certain progrès ! Nickel comme rendu !
En effet, on croirait que les nanas ont posé. La qualité est optimale. Ça change des clichés qu’on nous montre aux infos avec des types en noir et blanc, généralement flous. Il poursuit :
— C’est le dernier cri du matos que je qualifie de Big Brother. Mais c’est pas tout, même si le progrès est patent…
Pas bien compris s’il a vraiment dit est patent ou est épatant. Mais je l’écoute.
— …Non, on teste du matériel capable d’identifier les gens parmi une foule. Un truc à reconnaissance faciale. Cette caméra a été installée, il y a huit jours, à la sortie principale de la gare de Vitry.
— Et comment sait-elle qui elle doit reconnaître ? Il y a un fichier qui existe ?
— Il est en création. Mais là n’est pas le sujet. On teste le fonctionnement et la précision. Les techniciens qui mènent cette expérience enregistrent toutes les images en permanence. Et ils ont prouvé que la caméra-test peut faire des balayages sur la journée, sur une tranche horaire et même sur la durée totale de l’expérience. Et, croyez-moi si vous voulez, ça marche !
— Ça sert à quoi ?
— Pour l’instant on règle les programmes. Quand on aura un fichier de base nous pourrons facilement repérer des gens précis. Là on vérifie que ça marche. Le logiciel peut nous classer tous les passages d’un même individu. L’isoler des autres et, surtout, isoler chaque individu. On a choisi la gare car c’était plus compliqué avec l’affluence. Ça fonctionne très très bien. On voit ainsi ceux qui fréquentent quotidiennement la gare pour aller travailler, par exemple. La machine nous sélectionne toutes les photos avec les dates et heures de passage. Et si un gus passe plusieurs fois par jour, il est aussi signalé. Comme je vous l’ai dit, on teste juste la fiabilité et la précision. Et c’est du cent pour cent. Extraordinaire !
C’est beau, à défaut d’être rassurant, le progrès. Mais je ne vois pas le rapport avec ses bonnes femmes. Je ne manque pas de lui en faire part :
— Et ces nanas ? Elles vous ont tapé dans l’œil ?
Il soupire. Je le fatigue avec mes allusions grivoises.
— Non, je viens de vous dire que la machine avait tout bon. Vous pouvez passer un jour avec un béret et une barbe de trois semaines et le lendemain rasé de près avec une casquette, sans passer au travers de l’analyse. Vos deux photos sortiront comme étant vous. On a, en huit jours, une foultitude d’exemples où des mecs changent de look sans que leur visage passe à côté de l’analyse. Des changements normaux, changement vestimentaire, changement de coiffure etc. Eh bien ça ne pollue jamais l’analyse…
— Oui j’ai bien compris le principe mais pour en revenir à vos nanas…
— MA nana ! C’en est qu’une seule…
Je replonge le nez sur les images. Pas facile à croire. Et encore moins facile à croire qu’à ce niveau de métamorphose, le système ne botte pas en touche. En regardant mieux, en m’attachant à des détails, la bouche, l’allure générale, le nez, je suis obligé de convenir que c’est possible. Rien de plus.
— Peut-être que votre logiciel-espion atteint parfois ses limites ?
— Non. Mais je vous comprends. Mais non, le technicien m’a démontré comment le logiciel travaille et sur quels points il parvient à une telle précision. Là, je ne peux vous faire voir la mécanique mais je vous garantis que ces six photos sont bien celles de la même femme.
— Vraiment étonnant. Et ?
— Et quoi ?
— Et pourquoi vous avez fait le déplacement pour me faire voir ça ? Vous essayez de me vendre une caméra pour mon boulot ? Je n’en suis pas encore à ce niveau. Quand je suis un mari volage, j’ai vite fait de le repérer.
— Je vous l’ai dit, il s’agit d’un test de matériel. Aucune validation ne nous permet d’exploiter ces images. Sauf, peut-être, si on avait eu la chance de loger un terroriste ou une pointure connue du grand banditisme. Ça n’a pas été le cas. Nos poissons locaux sont trop petits pour figurer sur le fichier Europol qui n’est, de toute façon, qu’embryonnaire. Mais, ça me tracasse cette bonne femme avec ses déguisements et sa ponctualité. On l’a logée tous les matins à huit heures quinze. Ce qui nous renseigne sur le train qui l’a amenée à Vitry. Mon souci aussi c’est qu’on a qu’une caméra et que, donc, on la perd aussitôt. Aucun équipement ne prenant le relais sur ce secteur.
— Tous les jours ?
— Oui tous, depuis huit jours. Samedi et dimanche compris.
— Et qu’est-ce que je viens faire dans votre histoire ?
— Je n’ai aucun moyen ni aucune raison officielle de m’intéresser à elle. Mais ça m’intrigue. J’aimerais beaucoup que vous me rendiez le service de voir ce qu’elle fabrique.
— C’est que je ne vis pas, et vous le savez, que d’amour et d’eau fraîche. Et même si je viens d’hériter, ça n’est pas une raison pour que je me mette à faire du bénévolat.
En disant ça, je le provoque un peu car je sais très bien que, si ça débouche sur quelque chose, je n’aurai pas affaire à un ingrat. Il a sa cagnotte, le vieux. Il me sourit pour me faire comprendre que mes jérémiades n’ont aucun fondement. J’insiste un peu :
— Et puis je suis très occupé par mes soucis avec la succession de mon père. En plus d’avoir trouvé un père, je me suis découvert un frère. Ça chamboule, croyez-moi, et ça a une influence sur mon emploi du temps et ma motivation actuelle.
— J’irai jusqu’à dix mille.
Sans appel…