VL02.jpg

 

 

 

 

 

 

 

 

VALÉRIE LYS

 

 

 

Confessions rennaises

 

éditions du Palémon

ZA de Troyalac’h

10 rue André Michelin

29170 Saint-Évarzec

 

DU MÊME AUTEUR

 

 

 

Aux éditions du Palémon

 

 

 

1. Rennes, échec au fou

 

2. Confessions rennaises

 

3. Grise mine à Fougères

 

4. Les Rouges et Noirs

 

5. L’enfant pétrifié

 

 

 

 

 

 

CE LIVRE EST UN ROMAN

 

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

 

 

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2017 - Éditions du Palémon.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

Je récupérai mon sac dans le porte-bagages, saluai mes compagnons de route et descendis du TGV Paris-Rennes.

Je connaissais déjà la gare de Rennes. Plusieurs enquêtes m’y avaient conduit. Son origine remontait au milieu du XIXe siècle. Je me souvenais d’avoir lu la phrase écrite par le maire de l’époque, Ange de Léon : La ville se tend vers le rail comme une vierge qui brise ses entrailles, et se précipite au-devant de son amant qui vient la féconder.

Je remontai le quai. Nous étions début juillet et la gare vomissait des flots de voyageurs. Des familles entières s’y déversaient. Les enfants tournaient comme des toupies folles. Les parents traînaient, telles des limaces éreintées, des valises obèses. L’atmosphère était étouffante. Le thermomètre atteignait les 28 °C et le plafond bétonné de la gare amplifiait la sensation d’écrasement. Fatigué, j’émergeai enfin du gouffre. Le hall, verrière lumineuse et aérée, me fit l’effet d’un choc électrique. Tel Ulysse sortant de la grotte, victorieux du Cyclope, je me redressai fièrement et avançai dans l’allée centrale.

Je débouchai sur la place. De nombreux hôtels, de belle architecture, me faisaient face : l’Hôtel des Voyageurs, l’Hôtel Astrid ou encore Le Sévigné. J’ai toujours aimé les places de gare. Elles font office de vitrine pour le voyageur qui s’y arrête. Il s’en dégage une atmosphère à la fois active et authentique.

La place était charmante. En demi-lune, elle répondait à la gare avec ses terrasses colorées, prises d’assaut par les badauds. Un groupe de musiciens amateurs, nombreux en cette période de vacances, attirait les passants qui ralentissaient, voire s’arrêtaient pour écouter.

Une fontaine rectangulaire lançait ses jets puissants vers le ciel étonné de cette pluie sans nuages. Je posai mon sac quelques instants pour profiter de sa fraîcheur. Des gouttelettes d’eau vinrent réanimer ma peau agonisante. Je tendis mon visage en direction de cette source miraculeuse avec un bonheur égal à celui du pèlerin perdu en plein désert apercevant une oasis salvatrice.

Au centre de la place trônait une statue aux formes curieuses. Je ne l’avais pas remarquée lors de mes précédents voyages. Je m’approchai. Il s’agissait du Magicien de Sanejouand.

La statue représentait un individu dont la tête était surmontée d’une sorte de crête. Il observait la ville. Son corps, simple rectangle posé au sol, symbolisait, à coup sûr, la longue cape noire des magiciens. Rennes, ville ou tout est possible, même le rêve ?

J’aperçus la file des taxis. Je m’y dirigeai d’un pas rasséréné.

— 1, rue du Capitaine-Maignan, à l’Hôtel Saturne, s’il vous plaît, dis-je au chauffeur qui transpirait à grosses gouttes, appuyé à sa portière.

— Très bien, Monsieur. On y va, me répondit-il avec un sourire.

Tout en parlant, il m’ouvrit la portière, me débarrassa de mon sac puis démarra.

— Quelle chaleur ! continuai-je pour meubler le silence. Même à Paris, il y a davantage d’air. Nous sommes loin du crachin breton, n’est-ce pas ?

— Ah ces Parisiens ! Tous les mêmes. Ce ne sont que des clichés. Nous n’avons pas que les galettes, le cidre, les bigoudènes et la pluie, Monsieur ! On a aussi le soleil, la mer et les belles filles !

 

Je me souvenais pourtant, lors de mes enquêtes rennaises précédentes, que la pluie m’avait tenu compagnie bien souvent.

— Je plaisantais. Bien que Parisien, je suis un fervent passionné de la Bretagne, vous savez.

La voiture avait filé le long de l’avenue Janvier. Nous tournâmes à gauche, boulevard de la Liberté. Le chauffeur de taxi s’arrêta.

L’Hôtel Saturne me faisait face. Bel établissement, un brin trop moderne peut-être. Je poussai la porte. Il fallait monter quelques marches avant d’arriver à la réception.

Encore un effort.

Devant moi, un hall magnifique : moquette brune, accueil en boiserie, lumières tamisées, fauteuils en cuir de Russie créaient une ambiance très british. Le calme et l’atmosphère feutrée du lieu contrastaient étrangement avec le brouhaha désordonné de la gare.

— Bonjour Monsieur. Que puis-je pour vous ? entendis-je derrière moi.

Je me retournai et aperçus l’hôtesse. Elle arrangeait un bouquet de roses sur une table basse.

Elle se tourna vers moi d’un mouvement gracieux. C’était une femme d’une trentaine d’années, longiligne, au regard brun ravageur. Ses lèvres rubis entrouvertes laissaient apercevoir des dents éclatantes, petits morceaux de sucre gourmands. Des cheveux auburn encadraient un visage ovale et lisse comme une opaline.

— Bonjour Madame. Excusez-moi, je ne vous avais pas vue. J’ai réservé une chambre, ajoutai-je.

— À quel nom, s’il vous plaît, me demanda-t-elle tout en se dirigeant vers le bureau.

Sa démarche était élégante. Femme distinguée. Raffinée même.

— Commissaire Velcro.

— Oh ! Excusez-moi, Commissaire. Nous vous attendions avec impatience.

Il me sembla qu’elle avait rosi. Ses ongles rouges glissèrent le long de la liste des réservations. Elle tapota sur le clavier informatique.

— Chambre 125. 1er étage, Commissaire. J’espère que vous serez bien installé. Votre chambre donne sur l’arrière. C’est une des plus calmes de l’hôtel. Si vous voulez que l’on vous aide à monter vos bagages…

Tout en disant cela, elle me tendit la clef avec un charmant sourire. Séduisante, vraiment !

— Ne vous donnez pas ce mal. Je n’ai qu’un seul bagage et il n’y a guère plus que ma brosse à dents à l’intérieur.

Elle partit d’un éclat de rire.

Je longeai un couloir éclairé par les mêmes lumières douces que celles de l’accueil. Sur toute la longueur, un immense miroir vous accompagnait jusqu’à l’ascenseur. J’arrivai dans mes appartements. C’était une chambre de taille moyenne, mais très agréable. Un grand lit double, une table où était posé un écran plat. Au mur, une photographie d’art représentait un simple tronc d’arbre. Il y avait un petit balcon d’où l’on apercevait, en ce début de mois de juillet, les promeneurs déambuler dans les rues. Je me trouvais en plein centre-ville, côté ouest. De ma fenêtre, je dominais le Colombier, un des centres commerciaux les plus importants de Rennes.

Malheureusement je n’étais pas venu au Saturne pour y passer des vacances, mais pour élucider un meurtre.

Il y avait dix jours de cela, on avait retrouvé le cadavre d’une femme, écrasé sur le macadam, dans une ruelle déserte, derrière l’hôtel. D’après le médecin légiste, ce n’était pas une simple chute mais bien un meurtre. On l’avait précipitée du haut du sixième étage et dernier étage de l’établissement.

Sur le rapport que j’avais eu en main, il s’agissait d’une dénommée Édith Le Guezennec, femme de cinquante ans, veuve, sans histoire. Elle travaillait à l’Hôtel Saturne depuis vingt-cinq ans comme femme de chambre et donnait toute satisfaction, semblait-il. C’était un promeneur qui l’avait découverte le matin en faisant son jogging. La mort remontait à la veille au soir, aux alentours de dix-neuf heures.

Tout le monde avait d’abord pensé qu’il s’agissait d’un accident. Puis, au vu des marques de lutte retrouvées sur son corps, la thèse de l’assassinat avait été confirmée.

 

Je m’installai. Je déposai mes mots croisés sur la table de chevet. J’aperçus la bouilloire, objet incontournable des hôtels bretons. Je l’allumai. Un bon thé allait me redonner des forces.

Ce n’était pas la première fois qu’une enquête m’entraînait en Bretagne. Moi, le Parisien pure souche, j’étais chaque fois charmé par l’accueil et l’ambiance de cette région.

Une fois tout en place, je téléphonai à ma femme pour la rassurer sur mon sort et lui promettre un retour rapide, puis je m’allongeai sur mon lit. Les gorgées chaudes du thé me firent le plus grand bien. Bientôt, il serait l’heure de dîner. Je pourrais alors établir un premier contact avec le personnel et organiser des interrogatoires pour le lendemain. Il fallait que je me fasse une idée des collègues de la victime ainsi que du patron de l’établissement. Ça n’allait pas être une mince affaire…

Détendu, je pris mon crayon, ma gomme et j’ouvris mes mots croisés. J’étais arrivé à la grille 59, mais Laclos me donnait du fil à retordre.

Une huile ou des œufs avec un P en première lettre et cinq lettres en tout. Je bloquais sur cette définition depuis le début de l’après-midi.

 

 

 

 

 

 

 

 

II

20 heures. Je me levai, me passai les doigts dans les cheveux pour y remettre un semblant d’ordre. J’étais prêt à descendre pour le dîner. La salle du restaurant était attenante à la réception. De grandes baies éclairaient la pièce. Une tenture de velours rouge tapissait tout un pan de mur. Un gourmet étourdi aurait pu se croire dans une salle de spectacle et attendre avec impatience le lever de rideau. Des lustres hypertrophiques constitués d’une multitude de cabochons scintillants de mille feux faisaient la nique à quelques appliques chétives. Sur les nappes blanches, des couverts en argent accompagnaient une vaisselle en cristal et porcelaine. Dans les angles, les chaises étaient remplacées par des banquettes de cuir entourant des tables rectangulaires.

Dès que j’entrai, une serveuse d’âge mûr s’approcha de moi. Elle était vêtue comme une soubrette : un chemisier blanc, une jupe droite noire et un tablier de dentelle blanc superposés. On aurait dit Bérénice de Balzac. Il ne lui manquait plus qu’une coiffe et un plumeau pour se métamorphoser en femme de chambre.

Visiblement elle savait qui j’étais, puisque tout de suite elle me dit :

— Bonsoir, Commissaire. Si vous voulez bien me suivre…

Sans attendre, elle m’emmena vers une table dressée le long d’une des baies. Je m’assis. La vue était étonnante. Le soleil déclinant s’infiltrait entre les immeubles voisins et diffusait un éclairage rouge des plus romantiques.

La salle était loin d’être pleine. Deux couples de retraités à ma droite. Une grande table familiale à ma gauche.

La serveuse revint vers moi avec la carte.

— L’hôtel n’est pas plein, me semble-t-il, lui dis-je pour entamer la conversation.

— Détrompez-vous, Commissaire. Il est simplement un peu tôt. Les touristes arrivent plus tard. Ce soir, nous attendons l’arrivée de trois cars de tourisme : un en provenance de Paris, un deuxième de Belgique et le troisième d’Espagne. Vous verrez, bientôt, la salle va se remplir.

J’avais oublié que l’Hôtel Saturne était inscrit dans tous les programmes des tour-opérateurs. Sa localisation en plein centre-ville en faisait une halte pratique pour visiter Rennes. Il était le point de départ des visites du musée de Bretagne et de la vieille ville. J’allais être entouré de toute une clique de touristes excités, aux relents de paella, de frites et de bière.

Je soupirai sans m’en rendre compte. J’étais loin des galettes saucisses et des crêpes arrosées d’un coup de cidre que j’aimais tant. L’enquête commençait mal !

— Commissaire, avez-vous choisi ?

Je sursautai. J’en avais oublié la carte. Je la parcourus rapidement. Je n’avais pas très faim. Différents menus étaient proposés dont un à l’intitulé alléchant : « menu diététique ». Il y avait même le nombre de calories en face de chaque plat. Je me décidai pour celui-ci, en réaction aux gloutonneries de mes futurs compagnons de salle.

— Je vais prendre un velouté de tomates, puis un croustillant aux gésiers. Pour finir, un blanc-manger à la crème.

— C’est un excellent choix, Commissaire, commenta la serveuse.

 

Elle disparut dans les cuisines. Au bout de quelques instants, de nouveaux convives arrivèrent. La serveuse avait raison. Ils avaient tous l’air de touristes avec leurs cheveux décoiffés, leur mine défaite et leur peau plissée par les kilomètres avalés.

Heureusement, les tables pour les groupes avaient été dressées à l’écart. Mon calme était ainsi relativement préservé. J’évitais les manifestations bruyantes de ces réunions dans lesquelles il y avait toujours quelques individus pour faire le spectacle.

La serveuse revint avec ma soupe fumante. Elle la déposa devant moi en me souhaitant un bon appétit.

— Comment vous appelez-vous, Madame ? demandai-je avant qu’elle ne tourne les talons.

— Je m’appelle Alice Fournier, Commissaire.

Je la dévisageai avec mon œil professionnel. La cinquantaine, environ un mètre soixante, maigrichonne et grisonnante. Elle avait un physique ingrat avec des petits yeux perçants et des lèvres pincées sur une vie qui n’avait pas dû être facile tous les jours. Je percevais chez cette femme un passé plein d’embûches et d’épreuves. L’enquête me confirmerait si j’étais un fin psychologue.

— Vous travaillez ici depuis longtemps, madame Fournier ?

— Depuis une semaine seulement. J’ai été engagée à la place de la pauvre femme, me murmura-t-elle à l’oreille.

— La femme qui a été précipitée du haut de l’hôtel ?

— Oui, Commissaire.

Un silence gêné s’ensuivit.

— Excusez-moi, Commissaire. Ce n’est pas très agréable pour moi de travailler à la place d’une morte.

La conversation était visiblement terminée. De toute façon, la salle continuait à se remplir et la serveuse allait être très occupée.

Mon dîner avalé, je retournai dans le hall. Je savais qu’à cette heure tardive, c’était souvent le directeur de l’établissement qui tenait la réception. En effet, un individu d’une soixantaine d’années avait remplacé la jeune femme de l’après-midi. Le téléphone dans une main, il se battait avec le clavier de l’ordinateur de l’autre main. Visiblement, celui-ci ne voulait pas lui donner l’explication attendue. J’en profitai pour l’examiner. C’était un homme qui débordait de partout. Ses cheveux poivre et sel jouaient aux rebelles malgré un gel à la conduite héroïque. Une moustache drue agitait ses pointes aiguisées comme pour échapper au gouffre qu’elle surplombait. Il était vêtu d’un costume de flanelle beige, agrémenté d’une cravate bleu roi. Sa chemise blanche, gonflée comme un ballon d’hélium, cachait une ceinture marron en cuir tressé. Ses doigts étranglés par des phalanges atrophiques se concluaient sur des ongles larges et soignés.

Il raccrocha. Je m’approchai.

— Bonsoir Monsieur. Commissaire Velcro. Puis-je m’entretenir avec vous quelques instants ?

— Ravi de vous voir, Commissaire. Nous vous attendions avec impatience. Excusez-moi, j’essayais de résoudre un problème par téléphone. Mais ces fichus ordinateurs ont tous des programmes et des codes différents. C’est celui de mademoiselle Lamour. Elle seule connaît ses codes. Tout comme moi avec celui qui se trouve dans mon bureau. Je tiens beaucoup à cette confidentialité. Cela responsabilise le personnel, vous ne trouvez pas ?

— Vous avez raison. En revanche, si vous ou mademoiselle Lamour êtes absents, l’ordinateur est du coup inutilisable. C’est embêtant.

— Tout a un inconvénient, Commissaire, conclut-il.

Le directeur me tendit enfin une main chaleureuse que je serrai en retour.

— Excusez-moi deux minutes, Commissaire. Je termine mon dossier et je suis à vous tout de suite.

Il se plongea de nouveau sur son clavier, parut m’oublier quelques instants puis, une fois la manipulation finie, il reprit :

— Tout le personnel a été bouleversé par l’accident. Ce fut si soudain, si inattendu. Une femme appréciée de tout le monde. Elle travaillait à l’hôtel depuis de nombreuses années. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais un retard. Un travail impeccable. Pour moi, c’est une grosse perte, humaine et professionnelle.

— J’espère trouver le responsable rapidement, Monsieur…

— Excusez-moi, Commissaire. Je ne me suis même pas présenté. Monsieur Hart, directeur de l’hôtel.

— Enchanté, monsieur Hart, lui répondis-je.

Il semblait avoir oublié notre première poignée et me tendit de nouveau la main.

Je la pris avec un empressement non feint comme si de rien n’était.

— Monsieur Hart, repris-je. J’aurais besoin de rencontrer demain matin les membres du personnel qui pourraient m’apporter quelques informations. Pourriez-vous me donner la liste des personnes concernées ?

Il parut réfléchir quelques minutes avant d’ajouter :

— Nous avons beaucoup d’employés intérimaires ou saisonniers. Dans l’équipe en place, il y a l’hôtesse d’accueil, mademoiselle Lamour, que vous avez rencontrée cet après-midi, je crois.

Je souris.

— Elle porte bien son nom, n’est-ce pas ?

— Je vois que vous êtes un connaisseur, Commissaire, conclut-il avec un regard complice. Elle travaille pour moi depuis cinq ans. Bonne employée.

Un silence se fit puis il continua :

— Sa fonction officielle est celle de réceptionniste. En réalité, elle est un peu comptable, gestionnaire, responsable des circuits touristiques. Elle sait tout sur tout. Si vous avez besoin d’un renseignement sur cet établissement, demandez-le-lui. C’est une vraie perle !

Il réfléchit encore quelques instants :

— Il y a Joseph Le Gall, notre jardinier depuis une dizaine d’années. Sans histoire, célibataire. Je ne lui connais aucune incartade. Un vrai jésuite. Il faut vous dire que l’Hôtel Saturne, à ses débuts, possédait un parc arboré qui nécessitait un jardinier à temps complet. C’était l’époque où l’ensemble du Colombier n’était pas encore dans sa forme actuelle. Nous étions entourés d’un parc très agréable. Aujourd’hui, il tond les deux pelouses qui nous restent, s’occupe de la barrière automatique et effectue les petites réparations quotidiennes.

— Qui d’autre ? demandai-je.

Il prit un stylo dont il retira le capuchon pour le remettre à plusieurs reprises. Il paraissait nerveux.

— Il y a notre dernière recrue, madame Fournier, la serveuse au restaurant. Je ne la connais pas encore bien. Je l’ai engagée il y a seulement une dizaine de jours suite à la disparition de madame Le Guezennec.

— Justement, vous pouvez me parler de madame Le Guezennec ?

Il réfléchit encore puis répondit :

— Je ne comprends vraiment pas qui a pu faire du mal à une femme comme elle. Elle travaillait à l’hôtel depuis plus de vingt ans. Elle faisait partie de cette génération qui a commencé à travailler à douze ans, sans diplôme, sans aucune formation, seulement avec le courage au ventre. Elle était toujours là quand il y avait un coup de bourre.

— Quel âge avait-elle ? demandai-je.

— Cinquante-cinq ans, mais elle était usée par la vie.

La sonnerie du téléphone nous interrompit. Monsieur Hart me fit un signe de la main pour s’excuser. Il prit une réservation puis raccrocha.

— Excusez-moi, Commissaire. C’est le travail. À cette heure-ci, je suis seul à m’occuper de l’accueil et il y a de nombreux appels. Nous ne pouvons même pas aller dans mon bureau pour être tranquilles. Le soir, j’assure la permanence. Je suis désolé. Où en étions-nous ?

— Vous étiez en train de me brosser le portrait de madame Le Guezennec.

— Oui, c’est vrai. Elle avait une fille. Elles vivaient ensemble de l’autre côté de la ville. La fille est caissière dans un centre commercial en périphérie.

Je l’écoutais avec attention.

— Honnêtement, je ne connaissais pas sa vie privée. Comme je vous l’ai dit, c’était une femme très discrète. Elle ne parlait que rarement d’elle-même. Par contre, elle s’entendait bien avec madame Le Coz. Je vous la présenterai, c’est une de nos femmes de chambre. Peut-être pourra-t-elle vous en dire davantage.

Un nouveau coup de fil l’interrompit. Son visage se contracta. Au son de sa voix, je compris qu’il s’agissait d’une communication personnelle.

— Excuse-moi, je ne peux pas te parler plus longtemps. J’ai des clients qui m’attendent. À ce soir, conclut-il avant de raccrocher.

J’avais fait semblant de m’intéresser à des magazines posés sur une table basse.

— C’était ma femme, Commissaire. J’ai horreur qu’elle m’appelle sur mon lieu de travail. J’ai beau le lui dire, rien n’y fait. Ah, les femmes !

— Ne vous plaignez pas, monsieur Hart. Ce qui est horrible, c’est quand elles n’appellent plus !

Il émit un petit rire convulsif, du plus curieux effet.

Le téléphone retentit de nouveau. J’abrégeai l’entretien pour ne pas déranger mon interlocuteur plus longtemps.

— Monsieur Hart, vous pouvez m’organiser une petite réunion pour demain matin avec toutes ces personnes ?

— Je vais faire de mon mieux, Commissaire. À demain, 10 heures. Bonne nuit.

J’aimais bien ce bonhomme. Direct, sympathique et… étourdi.

J’allais prendre congé quand je me ravisai :

— Je peux vous demander un dernier service, monsieur Hart ?

— Bien sûr, Commissaire. Tout ce que vous voulez.

— Pouvez-vous me dire où se trouve la piscine la plus proche ?

Il me regarda étonné.

— Les deux piscines les plus proches sont celle de Bréquigny dans la ZUP sud et la piscine Saint-Georges dans le vieux centre, de l’autre côté de la Vilaine. Je vais vous donner un plan de la ville pour que vous vous y retrouviez.

Tout en parlant, il avait pris un dépliant sur un présentoir et qu’il me tendit.

— Merci beaucoup, monsieur Hart. À demain matin.

— À demain, Commissaire. Bonne nuit.

Je connaissais déjà la piscine Saint-Georges. Lors d’une enquête précédente, qui m’avait d’ailleurs donné du fil à retordre, j’y allais souvent pour me déstresser. C’était un très bel établissement, datant du début du XXe siècle. Je me souvenais de son beau bassin dont le fond en mosaïque représentait la mer, de la magnifique ferronnerie du portail et des grès flammés de la façade. C’était une véritable œuvre d’art.

 

Je montai dans ma chambre. À peine fus-je arrivé devant la porte que je vis une ombre penchée sur la serrure. Je m’approchai sans bruit.

— Puis-je vous aider ? demandai-je brusquement.

L’ombre sursauta et un homme se retourna lentement. Il devait avoir environ quarante ans. Son visage était inexpressif et lunaire. Ses yeux vides me fixaient sans étonnement. Il tenait un tournevis à la main et portait un bleu de travail.

— B’jour, M’sieur, marmonna-t-il.

— Je ne crois pas avoir demandé une quelconque réparation au niveau de la porte de ma chambre, repris-je sans aménité.

— Hum…

Visiblement, il ne savait que bougonner. Il regarda sa montre avec lenteur, prit un papier froissé dans sa poche, le déplia et le déchiffra avec difficulté. Il me sembla que c’était une liste de numéros, peut-être ceux des différentes chambres avec des réparations à effectuer.

Sans commentaire, il remit la feuille dans sa poche et s’apprêta à tourner les talons.

Je l’interrompis en lui mettant la main sur l’épaule. Dans son regard, je discernais de la panique.

— Pas si vite, voulez-vous ? Ma chambre a l’air de vous intéresser. Qui êtes-vous ?

L’effroi fit place à la panique. Il se mit à trépigner sur place et à broyer le manche de son tournevis dans ses mains crispées.

— Je… trompé de… chambre. Désolé, M’sieur.

Il se tordait les mains de plus belle. Des gouttes de sueur étaient apparues sur son front.

Je compris que je n’en tirerais pas grand-chose de plus. Je remis à plus tard mes investigations sur ce curieux bonhomme et relâchai la pression de son épaule. Il s’enfuit comme si une armée de trolls le poursuivait.

Je pénétrai dans ma chambre. Après un rapide coup d’œil de professionnel, je constatai que rien n’avait été volé ou fouillé. Mon homme n’avait pas eu le temps d’ouvrir la porte.

Je me mis à l’aise, ôtai mes chaussures et m’allongeai sur le lit.

Progressivement, les personnages prenaient forme autour de moi. Une femme assassinée. Une pin-up qui tenait les rênes de l’établissement et plaisait bien au directeur. Un jardinier, souvenir de l’heure de gloire de l’hôtel, qui faisait partie des meubles. La nouvelle recrue se fondant déjà dans l’atmosphère feutrée de ce microcosme.

Il était 21 heures. J’aurais aimé tester la piscine de Bréquigny. Elle était sûrement fermée à cette heure-là. Dommage, je serais bien allé faire quelques longueurs pour me détendre. Demain allait être une rude journée.