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À propos de l’auteur

Bernadette McDonald est la fondatrice du Festival du film de montagne de Banff (Canada) et l’auteur de nombreux livres de montagne, dont Libres comme l’air (Nevicata, 2013), une passionnante histoire de l’alpinisme polonais, récompensée de nombreux prix littéraires, dont le Grand Prix du Salon du Livre de Montagne de Passy (France), le prix Boardman Tasker (Royaume-Uni) et le prix du Banff Festival (Canada).

Introduction

« Celui qui poursuit un but restera vide lorsqu’il l’aura atteint. Mais celui qui a trouvé le chemin portera toujours le but avec lui. »

Nejc Zaplotnik, Pot

Je me frayai un chemin dans la poudreuse d’une tempête de neige de fin d’été, à la recherche du câble fixé sur l’arête étroite qui mène au sommet du Triglav, le plus haut sommet de Slovénie. Progressant avec précaution, je rejoignis Aljaž Tower, la petite tourelle métallique qui couronne le sommet. Cette modeste structure est pour tous les Slovènes l’un des symboles de leur souveraineté territoriale : en réponse à l’oppression de l’étranger, le prêtre Jakob Aljaž avait bel et bien acheté le sommet du Triglav pour un florin, en 1895, comme pour dire « nous sommes les maîtres de nos terres ».

Parvenue au sommet, je n’en crus pas mes yeux. Une petite foule était rassemblée près de la tour, bavarde et joyeuse, des dizaines de personnes qui pique-niquaient et fêtaient leur ascension. Des étudiants lançaient des boules de neige et faisaient les clowns devant les caméras. Une vieille femme, entourée de ses deux guides, pleurait doucement. Un sourire radieux éclairait le visage d’un homme qui n’avait ni bras ni jambes.

Je me dirigeai vers un groupe de jeunes grimpeurs.

— Est-ce une sorte de fête nationale ? demandai-je.

— Pas du tout, répondit une femme d’allure particulièrement athlétique. C’est juste le week-end.

— Mais pourquoi y a-t-il tant de monde ?

— Parce que c’est le week-end et que nous avons le temps, répéta-t-elle, avec un sourire indulgent. Nous sommes des Slovènes, et ici, c’est le Triglav. C’est notre devoir de le gravir. Chaque Slovène doit le gravir au moins une fois.

Je regardai la femme en pleurs : était-elle soulagée d’avoir atteint le sommet, ou peut-être effrayée à la perspective de la descente ? Puis je tournai à nouveau mon regard vers l’homme sans membres, que ses amis aimaient suffisamment pour l’avoir porté sur sept cents mètres de dénivelée, dans des conditions qui étaient loin d’être idéales. J’essayai d’imaginer ce qu’ils pouvaient ressentir à être au sommet de leur Triglav – le symbole national de la Slovénie. Et je m’interrogeai sur le caractère d’une nation qui pense que ses ressortissants doivent gravir sa plus haute montagne pour être un véritable Slovène.

Au cours des quelques années qui suivirent, je m’immergeai dans le monde riche, complexe, contradictoire et souvent divisé des grimpeurs slovènes, qui sont parmi les meilleurs alpinistes du monde. Parfois nous bavardions autour d’une bouteille de leur excellent vin local ; parfois je grimpais avec eux. Ils avaient réalisé quelques-unes des plus grandes ascensions au monde : la face sud du Makalu, la face sud du Lhotse, la directe de l’arête ouest de l’Everest, la face sud du Dhaulagiri et bien d’autres. Le nom d’Edmund Hillary est connu de tous, mais nombre de grands alpinistes slovènes, tout comme certains de leurs voisins croates et bulgares, sont pratiquement inconnus, même si leurs réussites remarquables furent pendant vingt-cinq ans à la base de l’âge d’or de l’himalayisme, commencé au milieu des années 1970. Cette période passionnante a connu un feu d’artifice d’ascensions audacieuses, qui ne se réalisèrent pas par hasard. Les grimpeurs de cette époque, conduits par des leaders légendaires, animés d’une détermination sans faille, soutenus par des programmes d’entraînement nationaux et assoiffés de solidarité, réussirent quelques-unes des ascensions les plus emblématiques de l’histoire de l’himalayisme.

Je ne parle pas leur langue et je vis à 13 000 kilomètres de chez eux. Pourtant, je me suis sentie attirée par l’histoire et l’héroïsme de cette communauté de grimpeurs. En approfondissant mes connaissances sur les ascensions réalisées par les alpinistes slovènes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à une époque plus récente, je discernai des points communs dans leurs personnalités pourtant si diverses.

Le premier est une indépendance et une énergie forgées par l’histoire de leur pays, qui avait vécu sous une menace politique presque constante et était profondément meurtri par des conflits internes. Les grimpeurs slovènes, comme leurs voisins croates et serbes, ont été burinés par le chaos de deux guerres mondiales, l’occupation par une puissance étrangère, la dictature, l’intolérance religieuse et finalement la guerre civile.

Le deuxième point commun est leur capacité inébranlable à défendre leur nation, leur langue, leur culture, et en tant qu’alpinistes, leur réputation, parfois même entre eux. Dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, alors que le niveau de vie était très bas, on trouvait dans les mondes du sport et de l’art les rares opportunités de faire montre de son excellence individuelle. Les grimpeurs slovènes luttaient entre eux pour obtenir des places convoitées dans les expéditions yougoslaves, où leurs performances étaient excellentes, parfois même supérieures à celles de leurs rivaux européens.

Le troisième : tous les grimpeurs slovènes que j’ai rencontrés m’ont semblé marqués d’une manière indélébile par les paysages de leur nation, avec ses vallées recouvertes de forêts et profondément ombragées, ses rivières aux eaux incroyablement transparentes, ses lacs d’un bleu azuré et ses montagnes à l’infini, abruptes, scintillantes, ses forteresses de calcaire à perte de vue. La plupart des grimpeurs admettent facilement que leurs âmes sont définies par leurs chères montagnes, qui ont toujours eu une importance symbolique, quasi mythique, en Slovénie.

Un dernier fil soude les grimpeurs slovènes. C’est un fil qui semble improbable : un homme et son livre. Il m’a fallu du temps pour vraiment mesurer l’importance de cet homme et de son livre, bien que j’en aie entendu parler pour la première fois en 2006, au cours de mes recherches pour une biographie de Tomaž Humar, l’un des grimpeurs slovènes les plus controversés.

Je me souviens de ce jour comme si c’était hier. Tomaž se tenait près de la fenêtre de son salon, un livre à la main. Dans la lumière de la fin de l’après-midi, sa couverture râpée prenait un éclat d’or brillant. Il le caressait, le faisant tourner encore et encore dans ses énormes mains. Il me le tendit. Les pages étaient minces et usées. Certaines étaient tachées – du vin, me semble-t-il.

— C’est l’un de mes biens les plus précieux, me dit-il.

Puis, il commença à m’expliquer tout ce que ce mince volume, écrit par l’alpiniste slovène Nejc Zaplotnik, lui avait appris, à quel point il l’avait inspiré et avait été un marqueur dans sa vie de grimpeur. Il me dit que ce livre, Pot, avait été écrit en 1981, treize ans avant sa naissance. Tomaž et Nejc ne s’étaient jamais rencontrés, pourtant les mots, les sentiments et les valeurs de l’auteur avaient résonné en Tomaž au plus profond de lui-même.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demandai-je.

— Pot ? Ça veut dire « la voie » ou « le chemin ».

— Peux-tu m’en dire plus ?

— C’est une manière de vivre, comme une philosophie. Nejc écrit ce qu’il ressent pour les montagnes, les gens, l’amour, comment profiter pleinement de la vie. La façon dont il écrit est incroyable. Il était tout à la fois un poète, un artiste et un grimpeur. Tiens, écoute : « Mais maintenant, à cet instant, une harmonie que nous avons presque oubliée a été atteinte : la nature, le corps et l’esprit forment un tout. Ils se servent et se complètent chacun. »

Je connaissais suffisamment Tomaž pour prendre avec précaution ses envolées lyriques. Ce n’était pas un homme ordinaire, c’est le moins qu’on puisse dire. Il avait expérimenté diverses formes de spiritualité, et se sentait à l’aise aussi bien avec le catholicisme et le bouddhisme qu’avec le troisième œil, et il affirmait pouvoir entrer en communication directe avec une paroi rocheuse. Ce livre était probablement une sorte de guide spirituel. En tout cas, il avait l’air d’être important pour lui, et j’en pris bonne note, me promettant d’approfondir ce point plus en détail.

Un an plus tard, je fis la connaissance d’un autre grimpeur slovène, Silvo Karo, sur une dalle de calcaire, au sommet d’Anića Kuk, dans les gorges de Paklenica, le paradis des grimpeurs croates. Nous venions de gravir une voie de 350 mètres qui semblait avoir été une simple promenade de santé pour ce super grimpeur, mais qui dépassait mes rêves les plus fous. J’avais les muscles des bras tétanisés, mes pieds me faisaient un mal de chien dans mes chaussons serrés et mon cerveau déraillait sous l’effet de la déshydratation. Mais dans mon brouillard mental, je réalisai que Silvo, qui lovait tranquillement la corde en observant la vallée en bas, parlait d’un livre. Il s’agissait de Pot. Encore Pot… Au ton de sa voix, je sentis à quel point c’était important pour lui, ainsi que par les mots qu’il utilisait pour en parler. Des mots comme « valeur », « authentique », « sagesse »…

Intéressant. Même s’ils ont en commun d’être des grimpeurs et Slovènes, il est difficile d’imaginer deux hommes aussi différents que Silvo Karo et Tomaž Humar. Silvo, le pragmatique taciturne, et Tomaž, le rêveur romantique. Et pourtant, tous deux admiraient à la fois ce livre et son auteur.

Je me mis à la recherche d’une version anglaise de Pot, en vain. Il n’en existait aucune traduction.

Cinq ans plus tard, je retournai en Slovénie dans le but d’écrire une histoire plus large, qui est devenue ce livre : une histoire des Balkans, du démembrement de la Yougoslavie, des grimpeurs de cette région et de leur émergence sur la scène mondiale de l’alpinisme.

Mon voyage m’a conduite chez de nombreux alpinistes slovènes, dont l’himalayiste Viki Grošelj. Nous étions devant sa bibliothèque de livres de montagne, impressionnante. Ils étaient tous là : Herzog, Messner, Bonington, Bonatti et d’autres dont je commençais à apprendre l’existence, des écrivains grimpeurs slovènes comme Stane Belak, Franček Knez et le Croate Stipe Božić.

Puis, je le vis : Pot. Oh, et là, une autre édition. Et là, encore une.

— Combien d’éditions as-tu de ce livre ? demandai-je.

— Je crois que je les ai toutes, répliqua Viki. Et pour celui-ci, j’ai écrit la postface.

Il donna une petite tape sur le dos d’un des livres.

— As-tu bien connu Nejc Zaplotnik ?

— Bien sûr. J’ai grimpé avec lui lors de plusieurs expéditions. C’était un ami. Un ami proche. J’étais là quand il est mort. Tu sais ce qui lui est arrivé, non ? me demanda-t-il.

Je n’en savais rien, mais il me l’apprit rapidement. Viki et Nejc avaient été invités par les Croates à participer à une expédition au Manaslu en 1983. Viki était à une centaine de mètres au-dessus de Nejc et de deux autres alpinistes lorsque plusieurs séracs s’effondrèrent, envoyant des tonnes de neige et de glace sur eux. Viki entendit le craquement et regarda en bas. Il vit Nejc et les autres s’arrêter et courir, mais ils n’avaient aucune chance. Viki et son compagnon de cordée redescendirent la pente à toute allure et arrivèrent sur les lieux quarante minutes plus tard. L’un des trois survécut, un autre ne fut jamais retrouvé et Nejc était mort.

J’attendis que Viki ait terminé le récit de ses souvenirs douloureux, puis je lui demandai :

— Qu’as-tu écrit dans ta postface ?

Il prit le livre sur l’étagère et l’ouvrit vers la fin.

— J’ai écrit beaucoup de choses. Il eut un sourire fugace. Nous avons passé tant de bons moments ensemble. Mais c’est ainsi que j’ai commencé :

« Nejc Zaplotnik est sans aucun doute la personnalité la plus charismatique de l’alpinisme slovène. Pour décrocher ce titre, il ne suffit pas d’avoir réalisé toute une série des meilleures ascensions en Slovénie ou à l’étranger, même si trois de ces ascensions étaient de très difficiles premières sur des 8000, ce qui, en 1979, le mettait au niveau du célèbre Messner. Le point essentiel est que Nejc vivait vraiment sa vie aussi sincèrement qu’il l’a décrit dans Pot. C’est pourquoi il n’y a rien à enlever ni à ajouter à ce texte magistral. »

Viki m’expliqua alors ce qui l’avait poussé à lire ce livre pour la première fois. Lui et Nejc avaient été ensemble sur la face sud du Lhotse en 1981, et Viki en était revenu avec une blessure grave. Il ne savait pas s’il remarcherait normalement un jour, et à vingt-neuf ans, il était en pleine déprime. Nejc entra un jour chez lui, exubérant, hilare et surexcité, le visage rayonnant et les yeux brillants. Vêtu d’une chemise à carreaux, ses cheveux bouclés émergeant en désordre d’un bandana à rayures, il s’élança vers Viki et lui tendit un livre – « Ça sort de presse », lui dit-il. La dédicace fit jaillir des larmes dans les yeux de Viki.

« À Viki : bien que nous venions de lieux différents du ciel et que nous regardions des horizons différents, nous avons parcouru une bonne part du chemin ensemble et nous avons partagé les mêmes miettes sorties du même sac. »

Au cours des semaines qui suivirent, Viki dévora le livre, puis le savoura de nouveau à plusieurs reprises, lentement et posément.

— Je l’ai lu ligne après ligne, puis entre les lignes, me dit-il en levant son regard. Il l’a écrit pour lui, pour moi, pour nous tous qui sentons la vie et la vivons de la même façon.

Viki ferma le livre et le remit à sa place, à côté de tous les autres Pot.

Quelques jours plus tard, je rendis visite à Andrej Štremfelj, l’un des plus grands himalayistes encore vivants. Nous nous sommes assis à sa table de cuisine, devant des tasses fumantes d’un café turc costaud. Comme il évoquait sa carrière sans égale d’alpiniste, je lui demandai quelles avaient été ses plus importantes ascensions. Il hésita, posa son menton sur ses mains et fixa son regard de l’autre côté de la table. Ses yeux d’un bleu vert intense parcouraient la pièce comme s’il passait en revue ses quarante années d’ascensions.

Quelques instants plus tard, Andrej m’annonça :

— Je dois diviser ma carrière en deux parties pour répondre à cette question.

— Oui, dis-je, et quelles sont-elles ?

— La première partie va jusqu’à la mort de Nejc, et la deuxième commence après. Il avait une énorme importance pour moi. Il était comme un moteur.

Andrej avait de nombreux souvenirs de Nejc, qu’il voulait partager avec moi. Des souvenirs du temps passé ensemble en montagne, dans des tempêtes et lors de marches d’approche. Des souvenirs de sommets. Lorsque je lui parlai de Pot, Andrej m’expliqua que personne ne pouvait imaginer l’impact de ce livre, et pas seulement sur les alpinistes. Ce petit ouvrage est devenu l’un des livres les plus aimés dans tout le pays, touchant chaque Slovène, autant que les habitants des autres pays des Balkans.

Il était évident que je devais lire ce livre. Si je voulais comprendre les grimpeurs de cette partie du monde, je devais comprendre cet homme qui, plus que tout autre, avait influencé leur philosophie de l’alpinisme. Je devais entendre sa voix à travers son style. Je devais voir la vie comme il la voyait. Cet homme et ce qu’il avait écrit avaient influencé tant de grimpeurs, dont je voulais raconter les histoires, que je devais d’abord prendre connaissance de Pot.

Plus tard, ce même été, je commençai à travailler avec Mimi Marinšek, une jeune traductrice de Ljubljana. Nous nous sommes vues deux à trois fois par semaine sur Skype, et elle me lisait le livre. Pendant plusieurs mois, Mimi a traduit pour moi de nombreux livres slovènes et serbo-croates, mais celui qui résonnait le plus profondément était Pot. À la fin de la toute première page, je savais qu’il me donnerait la clé pour comprendre le mystère de ces pionniers slovènes du monde vertical.

« Tout cela est ma vie. Un chemin ne conduit jamais que vers un autre chemin, qui vous amène aux bifurcations suivantes. Sans fin. C’est là la liberté dans son expression la plus pure. Je suis condamné à la liberté. Je suis si libre que parmi la foule des personnes qui m’aiment, comme parmi tous ceux qui n’ont rien à faire de moi, je continue à rester seul. Seul, avec mes souhaits, mes rêves, mes désirs, et seul sur mon chemin vers l’éternité. Ceci n’est pas une histoire qui a été conçue par mon imagination, assis au chaud près d’un poêle dans le confort de ma maison. Ces mots ont émergé en moi au moment où j’ai soumis ma volonté et les limites de mes capacités humaines à l’épreuve de la sueur de mon front ; et je les ai testées complètement. Si complètement que je sais que je ne les ai pas atteintes, et de loin, et que bientôt d’autres me surpasseront. C’est là que se trouve la grandeur de la vie. »1

Je me rappelai les mots de Tomaž sur Nejc : un poète, un artiste, un grimpeur, tout en une seule personne. C’était vrai. Je commençai à attendre avec impatience la prochaine séance avec Mimi, et chaque nouveau chapitre. J’étais prise par son histoire et sa façon de la raconter. Les mots de Nejc faisaient honneur à la poésie des montagnes et de l’alpinisme. Ils cherchaient des réponses aux grandes questions que l’homme se pose, et leur sagesse simple était puissante. Ils devenaient un poème sans fin, au ton parfois clair et pur et confiant, et parfois hésitant, comme s’ils avaient été écrits dans le doute et la peur. C’étaient les mots d’un grimpeur aux pensées profondes. Un penseur profond qui grimpait.

J’étais déterminée à trouver la vérité sur cette génération de grimpeurs qui émergea de la Seconde Guerre mondiale, de la naissance de la Yougoslavie, puis au travers de sa décomposition tragique et violente. Un groupe de personnes qui connurent les privations et la pauvreté, qui prirent part à des guerres inavouables pour lesquelles ils furent dénoncés, et qui luttèrent pour comprendre le changement de rhétorique idéologique qui les entourait. Pendant toute cette période, ils ne perdirent jamais leur passion pour l’escalade.

Bien que je n’aie jamais connu Nejc Zaplotnik, il devint mon compagnon pendant ce voyage, et ses mots m’ont accompagnée tout au long de ce livre.


1 Nejc Zaplotnik, Pot, Ljubljana, Libricon, 2003.

Chapitre 1

Oser rêver

Le bateau glissait sur une mer d’huile, miroitante, dans la chaleur torride du soleil équatorial. Sous une brise légère et rafraîchissante, les grimpeurs s’accrochaient dans les cordages, parcouraient les ponts au pas de course et se suspendaient à la moindre aspérité. L’équipage, bouche bée, observait avec émerveillement cette horde de « singes », en fait des grimpeurs yougoslaves en route pour Karachi. Dans la République fédérale soviétique de Yougoslavie, le seul moyen d’aller en Himalaya était de faire partie d’une expédition nationale, et ces grimpeurs s’étaient imposé un entraînement acharné pour décrocher une place dans l’équipe. Ils n’allaient pas laisser deux semaines en mer le mettre à mal.

La première entrée de la Yougoslavie dans l’arène himalayenne avait été préparée en 1956, avec pour objectif le Manaslu. Mais l’entreprise tomba à l’eau, principalement à cause d’un manque d’appui du gouvernement. Quatre ans plus tard, en 1960, les grimpeurs jetèrent leur dévolu sur la Nanda Devi, 7816 m, l’une des plus belles montagnes de l’Inde et son deuxième plus haut sommet. Mais mettre le pied sur le sommet de la « déesse joyeuse » devait rester un rêve inassouvi.

Alors que l’équipe, composée essentiellement de grimpeurs slovènes, voguait sur l’océan Indien, ils reçurent un message radio du gouvernement indien, révoquant leur permis pour la Nanda Devi, et leur proposant à la place un sommet voisin, le Trisul. Les grimpeurs surmontèrent rapidement leur déception : ils formaient l’équipe de la première expédition yougoslave en Himalaya, et ils étaient déterminés à prouver leur valeur, avec le Trisul comme test.

Les trois sommets du Trisul bornent le sud-ouest de l’ensemble de montagnes qui forment le sanctuaire de la Nanda Devi. Le Trisul I, le plus élevé des trois, à 7120 m, avait été gravi pour la première fois en 1907 par un Anglais, Tom Longstaff, par son versant nord. Et cinquante-trois ans après cette première ascension, les Yougoslaves arrivaient. Mais les sept himalayistes néophytes de cette modeste équipe n’avaient pas l’intention de suivre les traces de Longstaff. Ils exploreraient la montagne sur son versant sud, plus difficile, et tenteraient de réaliser une première.

Encore en haute mer, les grimpeurs continuaient à s’entraîner. Parmi eux se trouvait un jeune homme originaire de Ljubljana, capitale de la Slovénie, la république la plus septentrionale de la Yougoslavie. Aleš Kunaver était né le 23 juin 1935 au sein d’une famille cultivée. Sa mère, originaire de Vienne, était une grande pianiste et son père, Pavel, professeur de géographie et astronome, était en Slovénie l’un des meilleurs spécialistes des paysages karstiques. Mais il n’était pas qu’un universitaire, avec la tête dans les nuages. C’était aussi un grimpeur, connu pour avoir été le premier alpiniste slovène à enfoncer un piton dans un rocher (bien que plus tard, il s’avéra qu’il s’agissait d’une pince en bois et non d’un piton en acier).

Aleš était bon élève, mais peu conventionnel. Il n’était jamais à jour de ses devoirs de français, qu’il parlait pourtant couramment. Il était aussi extrêmement inventif. S’il avait besoin d’un outil, il le fabriquait. S’il avait besoin d’une veste coupe-vent, il se la confectionnait lui-même. Besoin d’un piton ? Il le forgeait – il était en effet impossible à cette époque de trouver le moindre équipement sportif, sans parler de tout le reste, dans les magasins slovènes. Même la nourriture, dont les stocks étaient limités, était encore attribuée avec des cartes de rationnement.

Aleš et sa famille passaient tous leurs étés dans un refuge de la vallée de Vrata, sous la face nord du Triglav. Il était couru d’avance qu’il finirait par la gravir un jour. Il fit sa première tentative à treize ans. Pendant qu’Aleš grimpait avec ses amis, Pavel suivait d’en bas chacun de ses mouvements aux jumelles.

Nejc Zaplotnik était en phase avec l’engouement d’Aleš pour le monde vertical. Comme il l’écrivit dans Pot :

« Au début, l’alpinisme était très romantique. Je me sentais comme chez moi en montagne, je m’y sentais en sécurité et c’était seulement là que je me sentais maître de mon destin. Dans la vallée […] je devais faire ce que les gens me demandaient et attendaient de moi, mais les montagnes étaient aussi illimitées que mes rêves. Ma seule limite était mon corps. »

L’intérêt d’Aleš pour l’escalade grandissant, il adhéra à la section du club alpin slovène de Ljubljana. Il en était instructeur et président lorsqu’en 1954 une étudiante de Ljubljana de dix-neuf ans, Dušica Zlobec, intégra la même section. Le regard direct de ses yeux d’un brun profond dénotait une vive intelligence. Ils se rencontrèrent au refuge Tamar lors du Nouvel An. Il était de tradition pour le club de gravir le sommet du Jalovec pour fêter l’événement. Ils partaient du refuge à 9 heures du soir et restaient au sommet pendant six à sept heures.

Dušica vécut plusieurs « premières » à l’occasion de ce Nouvel An : première nuit en montagne, première ascension hivernale et premier amour. L’arrivée au sommet passait par un couloir qui la laissa tétanisée.

— Lorsqu’Aleš est arrivé, je me suis sentie totalement en sécurité. Je sentais qu’il me protégerait. Sans rien dire, il grimpa juste derrière moi pour que je me sente à l’aise.

Elle admit plus tard qu’elle était tombée amoureuse sur-le-champ. Ils se marièrent et eurent ensemble trois enfants.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait plus guère qu’une dizaine de grimpeurs actifs dans toute la Slovénie, ou à peu près. Les autres avaient pour la plupart rejoint les rangs de la résistance contre les nazis, le Front de libération ou son organisation armée, les Partisans, et avaient été soit emprisonnés soit tués.

L’Union internationale des associations d’alpinisme (UIAA) avait classifié l’escalade en une série de niveaux, le 6e degré étant reconnu à l’époque comme le plus difficile. En Slovénie, celui qui pouvait grimper à ce niveau devenait célèbre et Aleš était l’un d’eux. L’amour des Slovènes pour leurs montagnes contribua également à sa renommée. « Je ne crois pas qu’il y eût une autre nation au monde qui aimât la montagne comme nous aimions les nôtres », se souvint Dušica.

À cette époque, dans toute la Yougoslavie, les grimpeurs devaient surmonter quantité d’obstacles, ne serait-ce que pour aller gravir une montagne à l’étranger. À la suite d’un refroidissement des relations avec l’URSS, l’accès au Caucase et au Pamir leur fut interdit. Leur attention se porta alors sur les Dolomites et les Alpes, mais ils avaient besoin de visas pour les pays européens, et pour les obtenir, devaient d’abord se rendre à Belgrade, la lointaine capitale de la Yougoslavie. Leur deuxième obstacle était l’argent. Privés de devises étrangères, de nombreux grimpeurs yougoslaves aspiraient désespérément à se rendre dans les Alpes. Aleš en faisait partie. Mais comme pour Nejc, son engagement envers les montagnes était absolu.

« Les montagnes m’ont donné ce que les gens des villes ont perdu depuis longtemps […] Pendant des milliers d’années, les gens ont dû s’ajuster à la nature dont ils tiraient force et vie. Aujourd’hui, ils vivent une existence paisible, sédentaire, banale, jour après jour. Nous oublions que malgré les machines et les immeubles, nous ne sommes qu’une partie de la nature. En mon for intérieur, je porte les vies et les morts de millénaires. Mais elles ne me pèsent pas. Elles m’ont donné une force que même moi je n’ai pas réussi à complètement épuiser. Un feu brûlait en moi et je ne connaissais que deux façons d’en sortir : soit continuer à l’alimenter, soit accepter qu’il me brûle. »2

Les rêves d’Aleš allaient bien au-delà des Alpes juliennes, au-delà même des Alpes françaises : il voulait aller en Himalaya. En 1960, il eut sa chance.

Tout ce qui concernait l’expédition au Trisul était nouveau. Les grimpeurs devaient fabriquer eux-mêmes leur équipement, trouver les matériaux, concevoir leurs tentes et leurs vêtements, quémander auprès des fabricants leurs produits et leur expertise – toutes choses totalement inconnues jusqu’alors dans le pays. Dans le petit monde de l’alpinisme, les grimpeurs yougoslaves avaient des décennies de retard sur leurs voisins européens.

Fin mars, le bateau arriva en vue de l’Asie. Aleš, dont les talents de leader commençaient à émerger, persuada le capitaine de lui laisser un instant la manœuvre du bateau. Il se mit à la barre, savourant la sensation de puissance que l’on peut éprouver aux commandes de huit mille tonnes d’acier en pleine mer. Pendant que le soleil disparaissait sous l’horizon, la surface mouvante de l’océan prit une teinte dorée et scintillante.

Aleš avait une conscience aiguë des attentes de l’équipe. Tout au long du voyage, 10000 km en mer et 2000 par voie terrestre, chaque journée fut remplie de visions d’Himalaya, avec l’espoir anxieux de réussir à ouvrir une voie nouvelle sur les flancs sud du Trisul.

Le 7 mai 1960, après avoir consacré un mois à grimper et à hisser sur la montagne d’innombrables charges de nourriture et de matériel, les grimpeurs établirent le camp II, à 4700 m. Lors de leur ascension, sur une cascade de glace qui conduisait à un col élevé, ils durent éviter les avalanches qui se déclenchaient tout autour d’eux. Finalement ils choisirent de grimper de nuit, le froid leur apportant la sécurité. Aleš écrivit dans son journal :

« Une montagne n’est pas seulement un jeu à quatre saisons, un jeu de lumière et d’obscurité, un jeu de nuages qui parfois encerclent la montagne et créent leur propre univers… mais aussi une personnalité aux humeurs changeantes, parfois instable, parfois accueillante. Nous croyons à notre mission ; nous avons accepté d’en payer le prix, et nous y avons consacré toutes nos capacités. Nous sommes tombés amoureux de cette montagne et, peu à peu, elle est devenue notre amie. »3

Sous la magie des sommets himalayens étincelants qui l’entouraient, Aleš commença à établir une relation plus profonde avec le paysage. Il comprit que la réussite de leur entreprise ne serait pas le seul critère de la valeur de cette expérience. « Ces gigantesques cathédrales de roche et de glace que l’on appelle montagnes sont capables de répondre à l’amour par l’amour. »4

Il ressentait la communion qui se forme lorsque des individus font face au danger en équipe.

Ils échouèrent à atteindre le sommet du Trisul I à cause des tempêtes, mais ils firent la première ascension du Trisul II ainsi que celle du Trisul III. Le sommet étroit du Trisul III était particulièrement spectaculaire, car le ciel était alors sans nuages et il n’y avait pas un souffle de vent. « Quel cadeau de la nature ! » écrivit Aleš dans son journal.

Leur retour à Ljubljana fut triomphal. Devant les rues noires de monde, une foule telle que leur bus ne pouvait avancer qu’à l’allure d’un piéton, Aleš, stupéfait, commença à se rendre compte du nombre de gens qui les avaient aidés à réussir leur expédition en Himalaya, les uns en apportant leur contribution, d’autres avec des dons tout simples, une petite pièce d’étoffe, un peu d’argent. Tous ces cadeaux avaient formé une pyramide sur laquelle seuls quelques-uns avaient pu se tenir – ceux qui étaient parvenus au sommet – mais au spectacle de la foule qui les accueillait, il comprit l’importance de la base.

Gravir deux sommets de plus de 6000 m était une belle performance pour la première expédition yougoslave en Himalaya. Et de fait, la communauté des grimpeurs européens découvrit avec stupeur cette équipe yougoslave inconnue, qui semblait sortie de nulle part – des Balkans ? Dieu du ciel, un pays sous-développé, peuplé de bohémiens et de derviches tourneurs ! Et qu’allait-il y avoir ensuite ? Les grimpeurs yougoslaves eurent juste un sourire, impatients de marquer l’histoire de l’himalayisme – et ils étaient prêts.

Aleš revint au Népal en 1962, non pour grimper, mais pour flâner parmi ces montagnes et y reconnaître les possibilités d’ascensions. C’est au cours de ce voyage qu’il développa sa fibre visionnaire, ainsi que la force et l’énergie qui lui permit d’être reconnu comme le « fondateur de l’himalayisme yougoslave ». Il découvrit aussi pour la première fois la face sud du Lhotse et commença à rêver d’en faire l’ascension, huit ans avant qu’une grande face himalayenne soit gravie : ce n’est qu’en 1970 qu’une équipe britannique gravit la face sud de l’Annapurna, alors que les Britanniques exploraient l’Himalaya depuis bien avant le tournant du siècle. Viser la face sud du Lhotse, en 1962, était comme rêver d’aller sur Mars. Mais Aleš était sérieux, et cette montagne finira par dominer sa vie.

Le Lhotse ne fut pas la seule paroi à hanter son imagination cette année-là. Son regard fut également attiré par les parois les plus difficiles d’autres géants himalayens – des parois immenses et des arêtes complexes – dont beaucoup formeront l’essentiel des expéditions yougoslaves dans les années qui allaient suivre, et qui les propulseront aux premiers rangs de la scène himalayenne.


2 Ibid.

3 Aleš Kunaver et ses amis, Trisul - Varuh Boginje, Ljubljana, Dušica Kunaver, 2006.

4 Ibid.

Chapitre 2

Le Triglav en hiver

La Yougoslavie n’a pas été seulement une pépinière inattendue d’alpinistes ; au cours de son histoire, le pays s’est formé à partir d’un assemblage hétéroclite de nations, de langues et de religions. La Yougoslavie – littéralement « les Slaves du Sud » – devint un État en 1918 lorsque ce qui avait été le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes devint le Royaume de Yougoslavie. Conçu à cette époque comme une défense collective contre les oppresseurs autrichiens, hongrois et turcs, le pays eut une existence éphémère. L’Allemagne l’envahit en 1941, le démembra, en annexa la meilleure partie et laissa le reste à l’Italie et à la Hongrie. S’ensuivirent quatre années de chaos, pendant lesquelles les Yougoslaves se battirent d’abord contre leurs envahisseurs fascistes, puis entre eux, dans une guerre civile, voisin contre voisin et frère contre frère.

Les Partisans, favorables au communisme, qui avaient pris le maquis dans les forêts et les montagnes, assassinant aussi bien des fascistes que des collaborateurs présumés, restaient accrochés à l’idée d’un État yougoslave. Josip Broz Tito, leader du parti communiste et allié des Partisans, prit l’ascendant à la fin de la guerre, et réunit de nouveau la Yougoslavie sous le nom de République fédérative populaire de Yougoslavie. Elle sera sous le contrôle de Staline jusqu’en 1948, année qui vit les relations entre la Yougoslavie et l’URSS se refroidir. Pour signifier le desserrement de l’emprise soviétique, le nom du pays changea une nouvelle fois pour devenir la République fédérative socialiste de Yougoslavie.

Mais la réalité du territoire était toujours complexe, formé de six républiques : la Slovénie, la Croatie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro et la Macédoine, plus deux provinces autonomes, le Kosovo et la Voïvodine. Ses habitants appartenaient à trois religions majeures : le catholicisme, le christianisme orthodoxe et l’islam, et parlaient une demi-douzaine de langues. Ses paysages étaient faits de zones désertiques, de côtes escarpées, de forêts profondes et de sommets vertigineux. La région la plus montagneuse était de loin la Slovénie, la république la plus septentrionale. Rien d’étonnant, donc, à ce que la plupart des meilleurs grimpeurs de Yougoslavie en soient originaires. Dans cet environnement, le tempérament slovène, travailleur, pragmatique et dévot, stimulé et exacerbé pendant la domination allemande et autrichienne, a permis l’émergence d’une génération de grimpeurs du plus haut niveau.

Après l’entrée dans l’arène himalayenne de la Yougoslavie, fière d’avoir survécu à la Seconde Guerre mondiale et piaffant de réussir dans la sphère des expéditions, Belgrade se mit en quête de talents au nord, parmi ces grimpeurs qui s’entraînaient dans les Alpes juliennes – les grimpeurs slovènes. La suite montra que Belgrade avait vu juste.

Le Triglav, la montagne aux trois sommets qui symbolise la Slovénie, est nimbé de mystères et de mythes, porteurs de messages sur la nature magnifique et pourtant vulnérable des montagnes et sur la fragilité de l’homme. Une légende rapporte que sur ses flancs accidentés vivait une géante au cœur généreux, qui, avant qu’une malédiction ne la transforme en pierre, guidait les chasseurs dans le brouillard et la brume. Une autre légende évoque un imposant chamois blanc, dénommé Zlatorog, qui régnait sur les vires les plus hautes de la montagne, et dont on voyait les cornes d’or étinceler dans la pénombre du soir. Malgré de nombreux avertissements, un jeune chasseur de la vallée de Trenta tua Zlatorog et vendit son âme au diable pour l’amour d’une fille. Mais il fut aveuglé par l’éclat des cornes de Zlatorog, ressuscité par magie, et fit une chute mortelle. On retrouva son corps flottant dans les eaux turquoise de la rivière Soča, dans la vallée.

Le Triglav est une composante fondamentale de la psyché de la Slovénie. Comme je l’ai découvert, chaque Slovène se sent tenu non seulement de connaître sa mythologie, mais aussi de le gravir. Il fut escaladé pour la première fois en 1778 par un groupe de quatre hommes courageux, huit ans avant l’ascension du Mont Blanc. Son sommet étroit et exposé fut élargi et sécurisé à l’aide d’un câble d’acier, de façon à aider les Slovènes à remplir leur devoir sacré.

C’est le plus haut sommet des Alpes juliennes (2864 m) et le centre incontesté du parc national du Triglav. Il est aussi à proximité immédiate de la frontière autrichienne, si proche même que les grimpeurs autrichiens et allemands y ont ouvert à de multiples reprises des voies impressionnantes sur son versant nord, qui s’étend sur 4 km et s’élève, magnifique, à 1000 mètres au-dessus de la vallée de Vrata. Et non contents de les gravir, ils leur ont donné un nom : la voie allemande, la voie bavaroise, autant d’appellations devenues des motifs d’irritation pour les grimpeurs slovènes. Tout de suite après la Première Guerre mondiale, les grimpeurs étrangers sont venus en si grand nombre que les alpinistes slovènes se retrouvèrent en position d’assiégés, se démenant pour continuer d’exister face aux hordes d’étrangers. Dès 1908, les grimpeurs locaux, déterminés, fondèrent la société Dren qui avait comme objectif affiché de gravir les montagnes slovènes avant que les Allemands ne le fassent.

Le premier homme à gravir la face nord du Triglav, en 1895, fut heureusement un Slovène, Ivan Berginc, bûcheron de son état, mais aussi chasseur et guide de montagne de la vallée de la Soča. Il réalisa l’ascension en secret, car à cette époque, les chamois des Alpes juliennes appartenaient au Kaiser, à Vienne : Ivan aurait pu être soupçonné de braconnage et jeté en prison. Dans la vallée de Trenta, ce n’est qu’à mots couverts que l’on racontait l’histoire de son audacieuse ascension. Et à l’instar du chasseur mythique qui tua Zlatorog et fut emporté par la rivière Soča, on retrouva plus tard le corps d’Ivan dans la même rivière, victime parmi bien d’autres des combats acharnés qui eurent lieu sur la frontière entre l’Italie et la Slovénie au cours de la Première Guerre mondiale.

Čopov Steber (le pilier de Čop), l’une des voies les plus impressionnantes du versant nord du Triglav, fut gravi pour la première fois en 1945 par Joža Čop, qui avait alors cinquante-deux ans, et Pavla Jesih, celle-ci étant, à quarante-quatre ans, l’une des meilleures alpinistes européenne de l’époque.

Joža était un simple ouvrier, employé d’une aciérie locale, mais tellement passionné d’escalade qu’on raconte que son contrat de mariage stipulait que sa femme ne pourrait lui interdire de grimper, même avec d’autres femmes.

Pavla était une fille de la ville, fortunée et, comme telle, mal vue dans la Yougoslavie d’après-guerre. C’est un problème que peu d’alpinistes féminines ont eu à affronter : trop d’argent. Célèbre pour avoir ouvert des nouvelles voies, longues et difficiles, elle échappa de peu à la mort en 1933 au cours d’une ascension avec Joža Lipovec. (Celui-ci aimait tricoter autant que grimper, et il était connu pour emporter ses aiguilles et ses pelotes de laine dans ses ascensions. C’était peut-être pour lui un moyen de se relaxer.) Après l’accident, Pavla cessa de pratiquer l’escalade de haut niveau et créa une chaîne de cinémas. Mais douze ans plus tard, elle revint en montagne pour tenter le fameux pilier avec Joža Čop.

Le troisième jour de l’ascension, Pavla, épuisée, ne put continuer. Joža Čop termina la voie seul, redescendit en hâte pour chercher de l’aide et revint dans la voie. Un épais brouillard retarda l’équipe de sauvetage qui ne parvint jusqu’à elle que le cinquième jour. Elle insista pour terminer la voie par elle-même, ce qui lui valut ainsi le privilège d’avoir réalisé la première ascension, au même titre que Joža. Mais son statut social posait un problème aux dirigeants socialistes, lesquels n’avaient aucune intention de l’honorer avec une voie mémorable, et pour des raisons politiques, le pilier ne porta que le nom de Joža Čop.

Mais il attendait toujours d’être gravi en hiver. Les grimpeurs slovènes se lancèrent dans la voie couverte de neige, déterminés à prendre de vitesse tout étranger qui manifesterait l’intention de relever le défi, l’un des plus grands encore à vaincre dans les Alpes orientales. Pendant l’hiver 1966, particulièrement rude, les grimpeurs d’Allemagne de l’Est réussirent une nouvelle voie sur le Triglav, et les Tchèques jetèrent leur dévolu sur le pilier de Čop, ce qui donna lieu à une compétition effrénée avec les Slovènes, qui partirent en même temps pour affronter la face nord. Les mauvaises conditions météo obligèrent les deux équipes à faire demi-tour.

Deux ans plus tard, le pilier n’avait toujours pas été gravi. Le 20 janvier 1968, les prévisions météo étaient favorables. Pendant plusieurs jours, un vent du nord à plus de 180 km/h avait balayé toute la neige de la paroi, et les conditions étaient idéales. Le 23 janvier, trois des meilleurs grimpeurs slovènes, Tone Sazonov, Aleš Kunaver et Stane Belak, surnommé Šrauf, partirent de la vallée de Vrata.

Né à Ljubljana le 13 novembre 1940, Šrauf passa les premières années de sa vie derrière le rideau de fer, conséquence directe de l’entrée en guerre de la Yougoslavie. Lorsque les bombes allemandes écrasèrent Belgrade, le 6 avril 1941, les Yougoslaves comprirent que leur vie avait fondamentalement changé. Huit cents avions volant à basse altitude au-dessus de la capitale détruisirent le palais, l’université, les églises, les écoles et les hôpitaux, provoquant vingt-quatre mille morts en quatre jours. L’armée allemande, assistée par les Italiens, envahit la Yougoslavie, et la haine séculaire des Allemands contre tout ce qui est slave se fit sentir dans tout le pays. En Croatie, ils mirent les populations locales sous la coupe de criminels qui reproduisirent rapidement les camps de la mort et la torture sur le modèle nazi. Les hommes et les enfants serbes étaient envoyés dans des camps de concentration en Roumanie ou sommairement exécutés. En Macédoine, les Serbes chassés de leurs propriétés devenaient des sans domicile fixe.

La Slovénie fut la première nation à tomber, disparaissant en quelques mois de la carte européenne. L’Allemagne, qui s’attendait à ce que les ex-Slovènes intègrent le parti nazi, sélectionnait parmi eux ceux qui leur convenaient : les Slovènes d’ascendance germanique devenaient membres à part entière, les citoyens incertains devenaient membres après une période probatoire, mais nombre d’entre eux étaient disqualifiés et déportés, essentiellement en Serbie. Les Slovènes firent pourtant preuve de ténacité. Au cours de leur histoire, ils avaient subi de nombreuses occupations étrangères, et avaient adopté une stratégie de survie nationale basée sur une adaptation à leurs maîtres étrangers plutôt que d’entrer en résistance ouverte.

Lorsqu’en 1941 l’Allemagne divisa la Slovénie en trois parties, la partie au nord-ouest, avec la capitale, Ljubljana, fut attribuée à l’Italie. Au début, en occupant débonnaire, l’Italie ignora la montée de la résistance des Partisans, à ses dépens. Lorsqu’elle s’en rendit compte, le mouvement avait pris une ampleur considérable, et l’appui des Alliés ne fit qu’accélérer son développement. L’Italie réagit en entourant Ljubljana de tranchées et de barrières, ce qui en fit le plus vaste camp de concentration d’Europe. La manœuvre permit d’anéantir le bastion de la résistance à l’intérieur de la ville, mais les Partisans trouvèrent dans les forêts avoisinantes l’abri dont ils avaient besoin pour continuer à faire pression sur les Italiens. Les habitants de la capitale les aidaient de leur mieux, et les locaux de l’association alpine de Slovénie à Ljubljana devinrent l’un des points de rencontre des sympathisants du Front de Libération.

La vie quotidienne derrière les barrières était difficile : peu de nourriture, peu d’argent, et plus du tout de liberté de mouvement. Pour survivre, les gens vendaient tout ce qu’ils possédaient, jusqu’aux planchers de leurs maisons pour en faire du bois de chauffage. La famille de Šrauf avait la chance de posséder un lopin de terre sur lequel elle faisait pousser des légumes. Mais Šrauf devint l’homme de la maison à l’âge de huit ans, après la mort de son père, renversé par un bus alors qu’il circulait à bicyclette.

Šrauf était un bon élève à l’intelligence naturelle, mais sa véritable passion était le sport. Il commença à grimper à l’âge de dix-huit ans.

Quatre ans avant l’ascension hivernale du Triglav, Šrauf se rendit dans l’école locale d’escalade pour y retrouver des amis. Là, devant la porte, se trouvait Jožica Trček, âgée de dix-sept ans. Petite et alerte, cette belle jeune fille aux cheveux noirs et au sourire étincelant était aussi instructrice d’escalade. Il n’en fallait pas plus pour séduire Šrauf. À cette époque, les grimpeuses étaient rares et Jožica faisait partie des meilleures d’entre elles. Elle avait déjà fait en solo plusieurs voies classiques de la paroi nord du Triglav et avait gravi le pilier de Čop en été à seulement quinze ans. Šrauf l’amusait par sa façon de parler sans détour et par le fait qu’il était souvent entouré par un troupeau de groupies. Son corps athlétique et puissant, sa beauté sauvage le rendaient fascinant.

Ils s’éprirent l’un de l’autre et leur amour se développa. Jožica réparait l’équipement de Šrauf et Šrauf lui apportait des fleurs des Alpes. « Nos rencontres amoureuses consistaient à grimper ensemble. Voilà tout » se souvient-elle. Ils se marièrent en 1965, un an après leur première rencontre. Jožica disait en plaisantant qu’elle l’avait épousé juste pour avoir quelqu’un pour l’assurer. Leur seconde fille vit le jour en 1968, trois semaines avant le départ de Šrauf vers la face nord du Triglav.

Après quatre heures de progression dans de la neige profonde, Aleš, Tone et Šrauf arrivèrent au refuge Aljaž où ils passèrent la nuit. Le lendemain, en fin d’après-midi, ils avaient hissé l’ensemble de leurs vivres et de leur matériel au pied de la paroi qui se dressait au-dessus d’eux, inquiétante et attirante à la fois. À 5 heures du matin, le lendemain, ils commencèrent leur ascension, mais le temps avait changé sans qu’ils s’en aperçoivent. Le ciel était maintenant gris sombre et le vent soufflait en violentes rafales. La tempête enfla dans la vallée, et la paroi se plâtra de blanc. Ils attachèrent leur matériel à leur point le plus haut et battirent en retraite.

Fin janvier, sous un ciel plus clair et une température plus clémente, les trois grimpeurs, pleins d’espoir, revinrent dans la vallée de Vrata. Šrauf exprima leur détermination : « Les conditions sont excellentes et la seule chose à faire est de monter. Rien ne peut nous retenir ».5 Ils se partagèrent les charges, au total presque soixante-dix kilos, dont une corde de quatre-vingts mètres, prévoyant quatre à cinq jours d’ascension.

Et leur aventure commença : un couloir en glace, la traversée d’une rampe, la remontée d’un couloir d’avalanche et un ressaut d’abord raide, puis surplombant, dernier obstacle avant le premier bivouac, celui qu’ils avaient déjà utilisé lors de leur tentative précédente.

Jusque-là, tout allait bien. Leur confiance était totale. Ils étaient dans les temps et n’avaient aucune intention de s’arrêter là. Ils se lancèrent donc sur la partie verticale de la paroi. Šrauf retira ses crampons, disposa ses pitons qu’il avait fabriqués lui-même sur son porte-matériel et se prépara à gravir une cheminée raide et désespérément dépourvue de prises visibles. À mains nues, les doigts transpercés d’onglée, il dégagea la neige et commença à progresser. Il s’arrêta sur une zone relativement plate pour installer un relais et faire monter les autres. Mais il ne réussit pas à enfoncer ne serait-ce qu’un seul piton dans le rocher, aussi c’est plutôt nerveux – car lui-même n’était pas assuré sur la paroi – qu’il appela ses compagnons :

— Aleš, monte. Mais fais attention, le relais n’est pas bon.