La nuit a été froide, une nuit d’hiver à rompre les os, avec un brouillard à couper au couteau qui s’est installé sans faillir et qui, définitivement, n’a pas l’intention de lever le siège. La gelée blanche s’est immiscée fermement sur les terres dures comme la pierre, abandonnées de toute semence. La charpente geint dans les soupentes, un râle sinistre, et la bise s’incruste à travers les volets. Aucun œil ne peut s’empêcher de scruter le ciel pour savoir quand on pourra mettre bon ordre dans les cultures à venir qui tardent au regard du calendrier à respecter coûte que coûte. En attendant, il s’enlise puis glisse sur le vide d’un espace informe. Il y a des hivers comme ça où rien décidément ne va. Si mars s’annonce et les beaux jours avec, rien ne laisse préjuger une once d’amélioration. L’hiver oblige à attendre et c’est long comme l’éternité qui se répète et qui épuise. Les oreilles écoutent les vents qui sifflent comme autant d’esprits malfaisants semant des chaos tout autour et tentent de saisir le moindre signe d’apaisement. Chaque fois que le printemps se fait attendre, on s’inquiète. Un temps qui enfonce un peu plus le clou dans le deuil de la famille Corbier. Englué dans un mouron partagé par tous, on se calfeutre dans son logis. Dire qu’on en a l’habitude est une vérité à laquelle jamais personne ne se résout. Simplement on attend patiemment des jours meilleurs qui peinent à venir. La place de l’église agresse de ses courants d’air à l’angle du presbytère. Faut-il être bon chrétien pour s’avancer à prier tout en luttant avec des éléments démoniaques ! Justine enroule son écharpe de laine plusieurs fois autour de sa frêle silhouette, jusqu’aux oreilles et tout contre son nez. Elle marche courbée, le bras accroché à celui de son fils. Il ne fait pas bon traîner dans les intempéries.
Maître Charbonel a allumé le poêle, c’est bien le moindre, vers lequel il les invite à s’asseoir. Après s’être salués, on se frotte les mains au-dessus de la chaleur, puis chacun prend son siège. Justine se tient devant, elle redresse son dos, dénoue ses membres engourdis et affiche sa stature dans la dignité de son veuvage. Pierre, son fils aîné, est près d’elle. Derrière s’installent Pôl et Léonie, les deux plus jeunes. Après lui avoir adressé ses condoléances, le notaire s’enquière de la santé de Justine, puis des enfants, l’un après l’autre. Il veille à leur confort, échange quelques propos aimables au sujet de tout et du temps, surtout le temps. Un silence quasi religieux plane sur la modeste assistance dont seules les respirations frileuses et parfois quelques reniflements traduisent la présence. Il saisit l’acte de la succession, l’examine avec soin et se met à le lire. Le ton est solennel et la lecture ralentie, pour mieux souligner l’importance des détails à la compréhension de tous. Le père, Léonce Émile Jean Corbier, né le 20 mars 1872, est décédé brutalement, depuis peu. Un fâcheux coup du sort pour un homme de sa trempe. Une mauvaise blessure qui aurait mal tourné, dit-on, et puis le cœur qui lâche. Il faut malgré tout que l’exploitation poursuive son activité sans perdre de temps. Certes, les bras ne manquent pas, mais la disparition de Léonce a laissé son épouse et les enfants dans l’incertitude des lendemains et perturbé le bon déroulement du quotidien, comme tout deuil hélas. Après le désarroi que l’absence suscite, il faut s’efforcer de reprendre pied face au sale tour du destin. Les angoisses, Justine sait ce que c’est, mais cette fois elle mesure toute l’importance de son combat, dans la solitude de son couple amputé. Elle sait qu’elle peut compter sur les siens, mais le deuil a ses formalités, et la perte d’un père, au sein d’une exploitation telle que la leur, requiert quelques éclaircissements pour le devenir de tous.
Maître Charbonel relève la tête, regarde tour à tour chaque membre de l’assemblée en énumérant le nom de chacun. Il regarde avec compassion Justine Émilie Marie, veuve Corbier, née Kermadec le 18 juin 1875, dont les yeux encore humides traduisent la tristesse qui l’accapare, et enfin s’adresse à l’aîné :
— Pierre Léonce Jean Corbier, né le 9 août 1897, vous voilà désormais le maître de l’exploitation que votre père lui-même avait héritée de son père et qu’il fit prospérer. Selon ses volontés, eu égard à la tradition familiale et pour qu’elle perdure au-delà des générations, il est entendu que vous gérerez ses biens comme il les a lui-même gérés, dans un souci de transparence et de respect du bien communautaire, en bon père de famille. Vous devez aide et assistance à votre mère, Justine Corbier née Kermadec, qui conservera la jouissance de son logement en lieu et place qui lui reviennent de droit et ce jusqu’au terme de sa vie. Vous devez aussi vous préoccuper de la fratrie composée de Pôl et Léonie, désormais sous votre autorité et sous votre protection. Votre devoir est de mener à bien les affaires de votre père, et faire en sorte que les vôtres, vos proches, ne manquent de rien.
La lecture laborieuse et rébarbative, comme tout acte juridique, porte sur l’inventaire des terres, les arpents, les dépendances, le bétail, avec chiffres, décomptes, sommes dues et à devoir, selon un échéancier protocolaire, mais aussi le droit et le devoir du fils envers sa mère et les plus jeunes, bref tout ce qui régit désormais les codes de la famille Corbier à la tête de laquelle Pierre occupe la place prépondérante. Dans l’énumération formaliste, il y a bien sûr la bâtisse principale qui a abrité en son sein leurs aïeux, autour de laquelle les terres ont gagné des arpents de génération en génération. Le père, dont chacun vantait le souci de l’organisation, ne laisse pas les siens dans l’embarras. L’exploitation est saine malgré les difficultés qui ne manquent pas d’apparaître. En bon paysan, il avait préparé depuis bien longtemps ses papiers. Parce qu’on ne sait jamais… Justine redresse sa silhouette. Elle connaît le contenu du texte, mais sa lecture conforte sa position au sein de la famille et du domaine, de laquelle, aux côtés de son conjoint, elle n’a jamais démérité. Ils ont formé tous les deux un couple de force et elle s’est tenue aux côtés de son époux que le monde aille bon ou mauvais train. Elle a fait en sorte que tout soit en ordre, avec lui, auprès de lui. Trente ans de vie commune et de labeur, ce n’est pas rien. Comme les générations qui les ont précédés, ils ont à leur tour accumulé quelques biens supplémentaires pour faire fructifier l’exploitation, mais tout cela a peut-être coûté cher au père, qui y a laissé sa force et sa santé. Il est parti si vite. C’est toujours ainsi, on ne s’y attend jamais. La faucheuse, c’est toujours pour les autres. Pourtant, il en a vu partir de ses semblables que la dureté des temps n’a pas épargnés. Beaucoup manquent à l’appel dans le village et alentour, d’autres malgré tout résistent. Ainsi va la vie. Dans l’acte, nulle mention n’est faite des deux plus jeunes. Ils savent d’ores et déjà que rien ne leur appartient, la succession étant ainsi faite dans la tradition du droit d’aînesse, sans partage. À partir de cet instant, ils sont à la disposition de leur frère et leur destin est lié au texte testamentaire auquel ils se plieront. C’est la loi.
Léonie ne se fait pas trop de souci, encore une année de scolarité, ensuite elle prendra son envol, peu importe où, à la poste sans doute, elle aimerait bien. Dans sa tête ça se dessine peu à peu. Elle a toujours eu des idées, Léonie, qui faisaient dresser les cheveux de son père. Un peu cabocharde, beaucoup rieuse, depuis toute jeune elle affiche une volonté inébranlable et n’hésite pas à remettre à sa place qui l’importune. « Elle est bien d’ici, celle-là », disent les plus anciens. « Elle tient de la grand-mère », disent les autres. Oui, mais laquelle ? Bon sang ne saurait mentir. Elle a la vivacité de la bonne campagne… Léonie n’en a cure, elle suit sa route. L’essentiel pour elle est de savoir sa mère préservée de toute difficulté ; ainsi, elle pourra partir vivre sa vie en ville plutôt qu’à la campagne. Quant à Pôl, sa distraction le porte partout et nulle part, nez au vent et regard au loin, vers des envies non encore définies. Il aimerait bien la mer, peut-être, mais pas sûr. Il verra bien. Drôle d’idée pour un Corbier né dans la paysannerie. D’où ça lui vient ? En attendant, désormais, il devra obéir au grand frère, c’est pas tout à fait ce qu’il espérait pour sa vie future. La campagne, pourquoi pas ? Il sait pas trop. L’armée, c’est pas non plus trop son truc. Et puis le destin, ici, on fait souvent avec, par crainte du pire ailleurs. Pour l’heure, son insouciance a raison de lui et finira bien par le mener sur sa voie. Comme Léonie, avec qui il échange subrepticement quelques regards, il écoute sans trop se poser de questions.
Après les paraphes, les poignées de main s’échangent et la famille Corbier quitte le notaire. On se salue avec déférence, comme il se doit entre gens de bonne compagnie et de bonne éducation.
— Votre mari, le père Corbier, était bien brave. Un bon père, aussi, ajoute le notaire en se tournant vers les enfants. C’est toujours dur de perdre un homme dans la force de l’âge. Les bras, on en a tellement besoin !
— Et un bon mari, surtout ! Comme il fut elevé, il a voulu que ses enfants le soient, et il a réussi. Oui, c’était un homme dont on peut se souvenir en ces termes. C’est important, maître.
— Je n’en doute pas, madame Corbier. J’ai eu l’occasion de rencontrer parfois votre mari et je souscris à vos propos. Courage à vous tous.
— Nous n’en manquons pas. La mort prend nos vivants et nos disparus accompagnent nos vies, tant bien que mal. La mort a commandé, voilà tout. Faut faire avec.
Le notaire lève la main en signe d’acquiescement, tandis que les Corbier reprennent en silence leur chemin vers la maison. Les rues du village, offertes à tous les courants d’air, se traversent sans rencontrer âme qui vive. Même le cœur du bourg, privé de vie, semble avoir cessé de battre. C’est ainsi dès que le temps souffle ces vents de noroît qui s’engouffrent dans les méandres des rues. Les maisons basses s’épaulent pour mieux contrer les intempéries. Rivées les unes aux autres, elles ont l’air de se soutenir depuis le temps qu’elles sont ensemble, comme soudées. Regroupées dans un terre-plein carré sur lequel trônent l’église et son enclos qui protège son cimetière, elles s’enferment dans d’épais murs de pierre sans perspective aucune de toute vie intérieure. Les toits aux ardoises grises calfeutrent un peu plus les modestes habitations alignées dans un front de défense sans véritable offensive. Par le temps qu’il fait, on compte sur les doigts d’une main les silhouettes enveloppées de chauds châles noirs qui filent dans les impasses et disparaissent au premier tournant. Les paysannes, recluses, attendent des jours meilleurs. Souvent les gosses se regroupent dans cet endroit protégé, et se disputent un bout de la place pour satisfaire leurs jeux et dépenser leur jeune énergie. Mais il y fait trop mauvais, alors eux aussi ont déserté leur fief.
Au sortir de l’étude, Jeanne, l’infirmière, soignante, sage-femme, confidente, la femme de toutes les épopées et autres tribulations que suscite toute famille, hèle Justine :
— Tout va bien ?
— Ma foi, répond Justine.
— C’est fait ?
— Quoi ? rétorque Justine, qui ne s’en laisse pas conter par les curiosités de celle-ci ou des autres.
— Eh ben… la suite !
Tout en parlant, elle lève le menton vers l’étude de maître Charbonel et son regard curieux cherche de quoi satisfaire ses interrogations.
— En effet. Pierre est désormais le chef, le chef Corbier. Il fera du bon travail, j’en suis sûre.
En disant cela, elle tapote le bras de son fils qu’elle tient bien serré, pour témoigner de sa confiance à son égard. Et puis c’est bon aussi que le village soit au courant, et elle peut compter sur Jeanne pour transmettre les bonnes nouvelles.
— T’as un bon, là avec toi ! Quand même, il y a les deux autres !
— Oui, sûr. Mais Pierre est désormais le maître.
— Tout pour le même, c’est ainsi, hein ?
— Évidemment, répond Justine en haussant les épaules. Tu sais ce que c’est, le notaire l’a bien dit, c’est écrit. Pierre et moi, nous respectons les volontés de mon feu époux. Mon brave Léonce doit être fier de son fils, là où il est.
Elle se signe à ces mots, ses yeux regardent vers le ciel et son bras étreint davantage encore celui de Pierre.
— C’est ainsi. Bonne journée, Jeanne.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, sache que je suis là. Je passerai te voir.
— Merci, Jeanne. Mais tout va bien, je t’assure. La peine est toujours là, elle restera, mais ensemble nous sommes forts et nous surmonterons l’épreuve. Allez, désormais, il y a de quoi faire.
— Bon chemin à tous !
Un petit signe de la main, chacun se sépare et poursuit sa route à pas empressés. Le ciel presque obscur plombe la visibilité dans une espèce de crépuscule prématuré à travers lequel la campagne apparaît dans un noir et blanc lugubre, et la vie encore plus nue.
Justine n’aime pas qu’on s’immisce dans ses affaires. Si elle sourit au fond d’elle-même, c’est qu’elle devine les manigances de Jeanne. Paraît que sa fille, Rosyvonne, trouve pas de galant à marier. Elle va coiffer sainte Catherine sans tarder. C’est pourquoi sa mère furète dans les familles pour dénicher la bonne affaire. Les mauvaises langues… À parier qu’elle a quelque vue sur le beau gaillard Corbier, bien bâti, héritier de surcroît, ce qui ne gâte rien et suscite bien des ambitions. Un bon parti, ce qui renforce la fierté de Justine de s’afficher au bras de son aîné. Attention, elle veille !
La succession se passe sans heurts, ce qui soulage les soucis, et le courage de Pierre ne démérite pas face à celui de son père. Tous ensemble, malgré le chagrin, ils conjuguent leur force de continuer, comme le père, comme les anciens, issus de ce même terreau, leur héritage du pays Léonard. Si parfois le découragement s’empare d’eux, très vite ils savent redresser la tête et assumer leur destin, à la force de leurs bras. Surtout ne pas se plaindre, car la notion même de plainte traduirait la faiblesse, et ça, ce n’est jamais bon. Et puis, tant qu’on a la santé… L’éducation des enfants, c’était le devoir de Justine, comme de toutes les femmes. Elle n’a pas failli à sa tâche accomplie sans tiraillement. Son courage l’a aidée à élever les siens pour qu’ils grandissent et se hissent vers le mieux, pour qu’ils restent à leur place et trouvent au regard des autres la considération. Avec la politesse, s’il vous plaît. Elle, vigilante, les a irrigués de son bon sens paysan, celui qui édifie le socle pour mieux tenir droit debout. Elle a fait en sorte que la tradition familiale, née du terroir et de ses gens, soit définitivement inscrite dans les gènes de ses enfants, pour devenir eux-mêmes à l’image de ceux qui les ont précédés. Alors, fasse que les vents ne soufflent pas trop fort sur leurs fondements.
Pierre, désormais à la tête de la famille, mettra sa jeune force au service des siens. Il charrie dans son sang et dans ses muscles toute la puissance nécessaire pour poursuivre l’œuvre de son père et de ses aïeux. Elle, sa mère, à qui il n’a guère causé de tourments depuis sa naissance, demeurera à ses côtés pour l’aider au mieux dans ses tâches et cette évidence lui ôte tout doute quant à la confiance qu’elle lui porte. C’est rude, depuis toujours, Pierre le sait, il y a grandi. Depuis le temps qu’il accompagnait son père au creux des sillons, auprès des bêtes, par tous les temps, il s’est préparé à prendre le relais. La terre, il la connaît depuis son enfance, il y a fait ses premiers pas et sans doute y respirera son dernier souffle. Sa voie est tracée depuis toujours et il n’a plus qu’à s’atteler à l’ouvrage en cours, qu’à continuer dans la solidarité familiale et surtout le respect du père, sa mémoire. Les terres, que désormais il devra entretenir, portent en elles les traces du travail acharné de ses ancêtres pour la survie des leurs auquel jamais ils ne dérogèrent. Lourde responsabilité ! Les difficultés auxquelles souvent ils ont dû faire face sans jamais se plaindre ont rendu leur corps coriace, et le cœur aussi, remplis du vrai sens du devoir et de la famille. Il en sera de même pour lui. On n’échappe pas à son destin.
Léonie fera son chemin, trop volontaire pour s’en laisser conter, et sa mère n’y pourra rien. Le père n’est plus là pour trancher… Justine se doute bien que la ferme ne sera pas son affaire, ni celle-ci ni une autre. Elle a ce besoin impérieux d’être libre de ses décisions. En revanche, avec sa nonchalance, sa gaieté permanente, son esprit cabotin, Pôl pose problème parfois. Pas un méchant gars, non, mais insouciant, trop sans doute par les temps qui courent. On dit qu’il pourrait passer son temps à regarder la mer, perdu dans ses rêveries. « Ça ne fait pas un homme ! » déclarait le père. Mais si affectueux ! Ce qui, pour une mère, n’a pas de prix. Il rechigne aux travaux de la terre, mais l’autorité de Léonce savait remettre le jeune feu follet dans le droit sillon. Elle espère qu’avec Pierre ce sera pareil.
Toutes ces terres, ô combien semblables, se transmettent dans l’évidence qui fait que personne ne ressent le besoin de partir vers un autre ailleurs. Ici, rien qu’ici. À partir du moment où les yeux s’ouvrent, il n’y en a pas d’autre possible. On ne pousse personne dehors, car ici on puise ses forces dans le destin des anciens, et la terre à cet égard est le parfait terreau. Jours maigres, voire minables, sombres et peu glorieux, qu’importe ! Dans l’existence de tous, le sentiment de la peine et du labeur renforce les caractéristiques du paysan. Leur seule noblesse consiste à fertiliser une terre pour justement mieux combattre la misère, sans se soucier du sens à donner à sa vie, parce que c’est le seul qui existe à leurs yeux. On naît dans cet endroit du monde, lié aux tribulations du destin, du hasard, bref de ce qui fait que l’existence est ainsi faite dans son réalisme ou son fatalisme, et on s’arrange avec. Aimer cette terre va de soi. A-t-on le choix ? Tout cela participe du sort de chacun. Et puis les anciens la racontent si bien, cette terre, que peu à peu les rêves, les contes et autres histoires de jadis s’adaptent au quotidien depuis le berceau jusqu’au tombeau. Les mots comme les gestes sont inchangés et tous éprouvent un réel contentement à se les approprier pour mieux les répéter, comme une histoire majuscule qui perdure au-delà de toutes les générations. L’expérience se transmet comme un fil conducteur qui relie chacun d’entre eux dans ce qui fut et qui sera, toujours et pour toujours. Leur destin se grave dans la terre qui fructifie sous leurs mains, ces mains qui sèment généreusement et qui donnent un sens à leur vie.
Pierre est de ces hommes. Il se souvient de son père, silencieux, qui manifestait peu ses joies, ses peines, ses sentiments tout bonnement. Il avait le regard sombre et besogneux de ceux qui triment et qui trimbalent, creusée sur leur visage et dans leurs paumes, la rudesse du labeur. Parfois ses colères rappelaient que la vie est dure, et il fulminait alors contre vents et tempêtes, contre les grands, les nantis, les loin de lui et de ses réalités, contre les infortunes qui accablent. Tout entier à ce qu’il faisait, dans le respect du travail bien fait, sans jamais s’égarer de la droiture, il exprimait le sérieux des hommes ancrés dans leur vie paysanne. Le métier est source de grandes fatigues, parfois aussi de grandes joies mais surtout de gros soucis. Alors son regard se fronçait, s’obscurcissait, sa bouche se crispait et ses traits se tiraient, pour mieux témoigner de ses hostilités. Une espèce de buée parfois se logeait au bord de ses yeux, peut-être simplement une légère transpiration… Oui, peut-être… En le regardant vivre, on apprenait l’obligation de ne rien laisser transparaître. Se fermer aux autres pour ne pas favoriser l’accès intime, se durcir face aux éléments pour mieux puiser dans sa résistance ses propres ressources. Il suffisait que le père pose sa main sur l’épaule de son fils, pour que celui-ci ressente fortement son appartenance à cet homme, dans la lignée de ceux de la famille. Pas un mot, juste une étreinte forte et virile qui signifiait simplement qu’il était le fils de Léonce. Sans doute ils étaient heureux : même si les mots ne le disaient pas, ça y ressemblait. Pierre l’a accompagné depuis les premières années de son enfance, et comme lui il a appris à cacher dans sa tête ses secrets. Ce faisant, il a mis ses pas dans ceux de son père, dans les sillons que tout au long de sa vie ce dernier a tracés avec minutie, et que désormais lui-même aura à tracer. Mais sans son père. Son tour est venu.
Le sol caillouteux est ferme comme le roc. Le gel l’emprisonne dans une couche si dure que les sabots ne s’y incrustent même pas. Les maigres buissons penchent dangereusement leurs branchages en lambeaux, prêts à l’agonie de tous les malheurs de l’hiver. Le temps ici, c’est fortune ou meurtrissure. On fait avec. Chacun attend avec une réelle impatience l’arrivée du printemps, signe de fertilité. On peut encore croire au miracle, il suffit de prier un peu plus les saints et de brûler quelques cierges. Si tant est qu’on soit enclin à y croire. Tout cela n’est pas à prendre pour argent comptant, comme on dit, et l’argent ici ne se disperse pas. Au loin, par temps dégagé, on peut suivre la mer et ses marées, ses flux et reflux, mais la brume a déposé sur l’horizon un trop épais drap de grisaille qui fait que les hommes n’ont guère le cœur à en quêter les impétuosités. L’anse ressemble à un bout du monde où personne ne se risquerait, tant l’espace vide de sa marée dessine une saisissante platitude, un désert angoissant à perte de vue.
Au bout des chemins escarpés, après le calvaire, l’exploitation annonce ses édifices granitiques aux vieilles pierres endormies dans l’histoire patrimoniale et familiale. Une allée élargie jusqu’aux fossés mène au porche qui délimite la propriété et ouvre sur une grande cour bordée de bâtiments, les dépendances. Au-dessus de l’ogive de la porte d’entrée, une date, « 1765 », précise la naissance de l’habitation. Aux fenêtres, les bacs à géraniums vides attendent les prochaines floraisons. On ne saurait vivre une saison sans fleurs, c’est la meilleure façon de rendre hommage à la maison. Ce décor immuable a vu les familles se succéder et changer au gré des époques, les arpents de terre se modeler pour donner le meilleur, les bâtiments s’agrandir pour permettre l’essor de l’exploitation. À deux pas du seuil, Justine s’arrête, lâche le bras de son fils et lui fait face, solennellement.
— Pierre, désormais, te voici chez toi, maître des lieux. Maître de l’exploitation Corbier ! Fasse que ton père, Léonce Corbier, t’assiste et te protège. Fasse que tu préserves son œuvre inachevée et que, là où il est, il soit fier de toi. À jamais. Toutes les maisons, comme leurs occupants, ont un destin. Celle-ci, la nôtre, celle de tes ancêtres Corbier, porte en elle notre destin. Désormais c’est le tien. Sache t’en souvenir, fils.
En disant ces mots, elle lève les yeux au ciel, puis clôt ses paupières. Une grimace anime sa mince bouche. Elle croise ses doigts et semble murmurer quelques prières. Ses trois enfants se rapprochent d’elle pour communier ensemble. Un silence s’ensuit. Après quelques minutes de recueillement, Pierre prend conscience de la responsabilité qui lui incombe. Il hésite avant de prendre la parole. Pôl et Léonie le regardent, bouche bée et guettent impatiemment les mots qu’il va prononcer. Son regard rassurant passe tour à tour sur les siens.
— Mère, je ne sais que vous répondre. Je comprends ce que vous voulez dire. Hum… Sachez que je ne suis que le successeur de notre père et que je ferai de mon mieux pour que vive encore et toujours cette maison, qui est la vôtre, mère… Et qui est la vôtre aussi, Pôl et Léonie !
Sa sœur se jette dans ses bras et l’embrasse. Ses yeux débordent de larmes.
— Tu feras du bon travail, nous en sommes sûrs, Pierre. Nous serons avec toi, tous, ensemble, pour notre père.
Autour d’eux, le silence plombe la campagne sous un ciel noir d’encre traversé par endroits de lacis jaunâtres. Pas rassurant, tout ça.
— Entrons, dit Justine, je vais faire le café. Et puis on va faire flamber quelques bûches, on en a bien besoin.
Elle entraîne son aîné vers la porte, lui tend la grosse clé qu’il engage dans la serrure. La porte s’ouvre dans un grincement sinistre. Justine entre et se dirige vers la cuisinière, sur laquelle la cafetière garde au chaud le café journalier. Une bonne odeur se diffuse à travers le calme de la pièce dans laquelle chacun reprend timidement ses marques.
— Les jours et les nuits ont été longs ces temps-ci, fait Justine. Et âpres aussi. Désormais, il nous faut reprendre notre vie, notre vie d’avant. Je demande à chacun d’entre vous de suppléer aux mauvaises pensées. Le père est avec nous, pour toujours, gardez en vous, mes enfants, l’image forte de cet homme qui combattit chaque jour pour vous assurer le meilleur de ce qu’il pouvait. Rendons-lui grâce.
Elle ne peut s’empêcher de caresser la photo sur la cheminée. Son époux porte beau son uniforme du temps où il était soldat. Il avait alors des cheveux bruns et bouclés, une moustache savamment dessinée sur un visage qui respirait la santé de l’homme ordinaire.
— À son éternelle mémoire ! lance-t-elle. Les émotions sont comme l’hiver, elles vous transpercent jusqu’aux os. Allons, il a été suffisamment rude, n’en rajoutons pas.
Tout, ici, respire cet homme sans faiblesse qu’elle accompagna pendant toutes ces années.
Il est partout, là où son rude labeur a permis aux siens une vie presque à l’aise, honorable en tout cas. Cela ne s’oublie pas, et le respect à son égard répond aux exigences qu’il s’est imposées tout au long de sa vie. On peut compter sur Justine pour célébrer les louanges de son homme afin que ses enfants n’oublient jamais. Elle serre les mâchoires pour refréner sa peine prête à déborder, le deuil reste à l’intérieur, rien que pour elle et son Léonce.
Le café rassérène les corps affligés et réchauffe les sentiments égarés, alourdis par l’absence.
Depuis toujours Justine se lève de bonne heure, aux aurores, entre cinq et six heures, au gré du temps et des saisons, tandis que la maison distingue à peine le jour. Petits matins et levers de soleil, elle en a vu plus qu’il n’en faut, jusqu’à ne plus les voir. Le pli est tellement pris qu’il ne lui viendrait pas à l’idée de changer quoi que ce soit. Les rites ont la vie dure et les gestes aussi : ranimer le feu qui se languit, ou s’est épuisé dans l’âtre, pousser la cuisinière et préparer le breuvage noir qui tiendra au corps des laborieux. La maison, elle n’y ménage pas sa peine, sa tenue est primordiale et elle sait y être exigeante. Souvent elle aide aussi les hommes aux champs, aux bêtes, si c’est nécessaire. Elle n’a guère une heure dans la journée pour ne penser qu’à elle et elle n’a jamais songé à prendre – usurper ! – un temps rien que pour elle. En somme, elle ne sort que très rarement de son fief durant ses journées ordinaires et bien remplies. La table est dressée avec méthode et les places sont désignées naturellement dans la grande pièce, la salle à vivre où tout se fait ou se défait. La place du père est désormais vide, au bout de la table, près de la fenêtre, là où il trônait tandis qu’elle se tenait dans son dos, drapée dans son autorité de maîtresse des lieux, au nom de ses devoirs de femme, d’épouse et de mère. Un vaste programme auquel elle n’a encore jamais failli. Elle a appris, dès son mariage, à se caler habilement sur la domination naturelle de son époux, avec un potentiel prudent de résistance et de malice dont on ne sait s’il était inné ou si elle se l’est bâti au fil des ans. Lorsqu’elle s’immobilise, le dos bien droit, en joignant ses mains, qu’elle regarde son interlocuteur dans les yeux, on sait qui elle est dans la maison Corbier. Justine hésite : désormais ne serait-ce point la place de Pierre ? Léonce se posait à table avec satisfaction, ses deux bras appuyés sur le bois en attendant que sa femme le serve. Elle l’entend encore avaler sa soupe en aspirant bruyamment, trancher le lard de son couteau de poche qui ne quittait jamais sa veste. Dès qu’il avait fini, le ventre bien plein, agréablement repu, il affichait un sourire de bien-être, essuyait ses moustaches d’un revers de manche, se redressait et repartait pour les champs jusqu’à la nuit tombante. Elle s’appuie sur le dossier du banc, là où le dos de Léonce, bien campé sur son séant, prenait appui. Ce banc, court, sculpté de motifs bretons par le tour de main agile d’un aïeul, connaît tout de son époux. Il lui fut donné en héritage et a cette particularité de contenir un coffre sous le siège dans lequel on entasse des réserves de toutes sortes. Il respire surtout la nostalgie du temps enfui.
La place est définitivement vide. Parti trop tôt, sans doute livré à un mal qui l’avait occupé en silence et qu’il trimbala malgré tout dans son travail, Léonce n’a guère eu le temps d’agonir et s’en est allé pour l’autre monde, laissant sa veuve à sa douleur. Il faut accepter les vérités de la vie sans trop s’interroger sur leur pourquoi, leur comment, sinon… On ne comprend jamais ces choses qui arrivent trop vite, pourtant il faut faire avec. Pendant deux nuits, il a été veillé par les parents et amis proches qui se sont succédé dans un défilé silencieux, un va-et-vient de circonstance. Tous se sont recueillis avec ferveur tandis que les femmes égrenaient leur chapelet entre leurs doigts en récitant des prières. Justine a servi à boire et à manger autour de la table, tandis que le défunt était l’objet des conversations à mots couverts. Et puis son homme a été emmené, porté par un char à bancs vers l’église où on a célébré une messe en latin et breton pour le mener en paix vers la vie éternelle. Bel office funèbre, funérailles imposantes, il paraît. Du fait du chagrin non encore évacué, le sentiment de perte cause en Justine d’effroyables secousses qui chamboulent son existence d’épouse et son passé vivant en champ de ruines. Pour compenser l’absence, le manque, il va falloir retrouver une utilité à tout ce que l’autre usait, occupait, se réapproprier hier pour mieux vivre demain. À la longue…
La porte s’ouvre et Pierre entre dans la grande pièce, le sourire aux lèvres, les cheveux en bataille.
— Te voilà bien tôt debout, mon gars !
Elle redresse sa coiffe, soigneusement posée sur le haut de sa tête quoi qu’il advienne. Elle croise ses mains sur son tablier qu’elle rajuste sur sa grosse jupe, se redresse pour mieux afficher sa prestance.
— Mais vous aussi, mère. Il faudrait vous ménager. Et puis, ne restez pas ainsi debout.
Il l’invite à s’asseoir, elle n’a pas l’habitude. Les femmes se tiennent immobiles à l’arrière, dans l’ombre du maître, c’est ainsi. Difficile d’outrepasser une habitude, du jour au lendemain. Les traditions ont voix de raison. Il insiste, la prie de nouveau avec force gestes pour qu’elle s’approche. Non sans hésiter, elle consent à le rejoindre, un peu en retrait sur le banc, puis elle pose le torchon sur la table et regarde son fils avec toute la tendresse qu’elle ressent et le respect de ce qu’il représente.
— Hier soir, à la nuit, j’ai fait le tour des bêtes. Une de nos vaches me créait souci. Je la sentais prête à vêler, pourtant le travail tardait. Comme j’avais un doute, je l’ai surveillée attentivement et ce matin, mère, eh bien, nous avons un petit !
— Un petit ! s’exclame-t-elle.
— Oui, un beau nouveau-né, un veau venu sans trop se presser. Mais tout s’est bien passé.
— Et tu es resté seul à l’assister ?
— Pour sûr ! Quand je me suis rendu compte que ça ne tarderait pas, je me suis décidé à l’attendre. J’ai préféré veiller pour parer au plus pressé, et bien m’en a pris. Je n’étais pas sûr de ce qui allait se passer. J’avais installé un petit creux dans le foin, et près d’elle et de sa chaleur j’ai attendu que ça vienne. Elle a pris son temps, je dois dire, mais le petit est venu sans problème, ma foi. La mère est fatiguée, elle tient bon, lui est vigoureux. Hé, hé, la famille s’est agrandie, mère ! C’est une bonne nouvelle, n’est-ce pas ?
— Tu as raison, je crois que c’est de bon augure. Une naissance, une bonne naissance ! Je vais aller très vite les voir tous les deux. Viens-t’en prendre ton repas, le café est fumant. Tu dois bien avoir faim !
— Une nuit besogneuse creuse au petit matin.
— Veux-tu que je sorte à manger en plus ? Cela te remonterait !
— Non, ça ira, ma mère, et puis le travail n’attend pas.
Le café distille son arôme dans les grands bols tandis que Justine saisit le large panier plat en osier où repose la miche sous un torchon. Dès qu’elle l’a saisie, elle trace un signe de croix sur la croûte qui gémit sous la lame du couteau, avant de la trancher avec toute la gravité du rituel quotidien. Pain et religion sont indissociables. Pour ce faire, elle le tient contre sa poitrine, puis elle coupe une large tranche qu’elle partage avec Pierre, sans le quitter des yeux. Lui viennent quelques mots qu’elle voudrait lui dire, mais ils ne sortent pas, elle trouve pas bien la forme. Elle ne s’autoriserait pas à lui tenir des propos brouillons ou creux. Son langage n’est pas suffisamment riche pour user de finesse, c’est pourquoi chez ces gens-là souvent on préfère se taire pour mieux rester à sa place. « Quand on n’a pas la façon de parler, on a celle de se taire », déclaraient les anciens. Pourtant elle en a des choses à lui dire. À force d’y penser, c’est sûr on finit par les dire.
— C’est bon, mère, c’est très bon, et Dieu que ça fait du bien !
— Le café te va ?
À le voir renifler son bol, plonger son visage dans sa chaleur en fermant les yeux, on n’a pas de doute. Il fait « oui » de la tête. Le breuvage noir, c’est le ciment de tout, des bons rapports qu’on instaure et que l’on soigne. Il est l’affaire des femmes, pour qui, par courtoisie et pour l’honneur de la maison, il serait impensable de ne pas l’offrir aux visiteurs qui s’adonnent à son rite. S’ils se sont régalés, c’est que la maison est bonne. Ça passe ou pas, et ça se sait.
— Je pensais, tu m’en donnes l’idée avec ton petit qui vient de naître… Je pensais que, peut-être, il serait temps pour toi de prendre femme. La maison est solide, bien plantée sur notre bonne terre, et le ciel qui nous couvre et nous protège sait accueillir. Elle est grande aussi et on peut aisément y ajouter des coins à dormir.
Le jeune homme ne répond pas. Il reste le nez dans son bol comme pour le savourer un peu plus et peut-être aussi prendre le temps de répondre, ou pas. Sa mère, toute en attente, guette ce qu’il pourrait bien lui rétorquer, qu’il n’oserait lui avouer, et qu’il lui faudrait un peu tirer pour l’obliger à se confier.
— Enfin, moi, je disais ça comme ça, mon fils.
Elle se lève et s’en retourne à son fourneau en pensant qu’elle aurait pas dû.
— Vous avez sans doute raison, mère, mais j’avoue que je n’y ai pas réellement songé. Le temps ne presse pas, n’est-ce pas ? Et puis il y a la ferme et je… Enfin, je crois que j’avais autre chose à penser ces derniers mois.
Elle revient vers son fils, lui tapote l’épaule.
— Oui, oui, tu as raison. Je suis maladroite.
— Mais non, mère, je vous promets que je vais y songer.
À ces mots, le visage de Justine s’éclaire. Des petits, ce serait bien dans cette grande bâtisse. Elle n’oublie pas que souvent à tout départ surgit une arrivée. Alors, après le père, eh bien, des petits, oui, vraiment, ce serait plutôt bien.
— Y songer, pour sûr qu’il le faudrait, marmonne-telle, sans se douter que Pierre a perçu ses propos feutrés.
— Puisque je vous le promets…
Il est derrière elle, la prend par les épaules, puis la regarde bien droit dans les yeux et répète :
— Enfin, mère, puisque je vous le promets ! Faut que j’y aille. Faut rattraper le travail laissé en plan.
Il sort de son gilet la montre qu’il tient de son père et qui faisait sa fierté. Une montre, ce n’est pas rien pour des petites gens. Et qui marche comme si elle était neuve ! C’est un bel objet qui en a traversé du temps, celui de Léonce.
Les mariages sont de grands moments dans les villages. Justine se souvient quand elle épousa Léonce. Il était venu à pied de cette même ferme jusqu’à celle de ses parents pour faire sa demande. Ce n’était guère loin, deux bourgs à traverser, contourner l’église qui devait consacrer leurs épousailles et puis suivre le chemin creux plein de nids-de-poule sur lesquels on se tordait les chevilles par temps sec et s’embourbait lorsque les pluies ravinaient le sol. Après le creux du vallon étroit, on franchissait enfin la ferme des Kermadec, exploitation à peu près semblable à celle des Corbier, ce qui facilita le mariage. L’épreuve était redoutable pour les jeunes gens. Ils s’étaient rencontrés aux moissons et, à force de se croiser, ils finirent par s’épouser, pour le grand bien des deux fermes. Il faut dire aussi que le jeune couple était bien assorti et que rien ne pouvait s’opposer à leur union, ce qui réjouissait les familles. Le père Kermadec avait su juger Léonce lors des travaux en commun, sur sa façon de tenir les champs ou les soins prodigués aux bêtes. Quant au père Corbier, il avait reconnu en Justine la sagesse d’une future épouse et mère, la gentillesse qu’elle déployait envers les autres et son assiduité dans les travaux auxquels elle participait sans rechigner. Elle savait déjà mettre en avant son courage, son énergie, et surtout elle tenait bien son rang. Entre les familles, tout entrait en compte pour conclure dans les meilleures conditions. On savait à qui on avait affaire, sans oublier que les langues, bonnes ou mauvaises, faisaient ou défaisaient les réputations des uns et des autres. Les parents s’étaient mis d’accord sur l’union avant même qu’elle ne s’officialisât. Justine revoit Léonce passer sous la voûte de pierre, essoufflé par un parcours sans doute fait dans la hâte et durant lequel il avait eu le temps nécessaire de digérer ou de gérer le culot de sa mission. Car il en fallait, du culot ! Il avait dû courir tout le long du chemin pour écourter le temps. Au seuil de la maison, il avait repris sa respiration puis s’était enhardi à toquer sur la grosse porte de bois en disant :
— Y a quelqu’un ?
Les regards s’étaient tournés vers lui, en silence. Puis, il entra à l’invite du maître de maison. Le père Kermadec, d’un geste large, l’invita à le rejoindre à la table. Il ôta son chapeau qu’il tint serré entre ses doigts en maltraitant le tissu. Et puis, de mots en propos, les choses s’installèrent. On le gava tant et si bien qu’il repartit à la nuit tombée, une nuit déjà sombre, à peine éclairée par une lune faiblarde. Mais peu lui importait. Le vin vieux, le cidre et la liqueur douce, plus une succession de biscuits et de crêpes, l’avaient régalé pour s’en retourner à travers champs en escaladant audacieusement les talus. Les boissons arrosent les gosiers pour mieux faire baisser l’émotion. Et de l’émotion il en avait eu son content ! Les autres aussi. Ainsi, les choses furent faites, Justine Kermadec devint femme Corbier et suivit son Léonce dans la ferme familiale. Ce fut une noce de campagne où l’on festoya trois jours. Les tablées se réjouirent des mets copieux et on fit honneur aux danses de coutume. Les mariés occupèrent leur logis, dès lors que l’armoire dont Justine hérita prit place près du lit clos, dans la grande pièce. Elle ne la quitta jamais.
Ah, le passé et ses images qui survivent dans la nostalgie et qui créent cette impression bizarre de les revivre ! Les souvenirs sont autant d’instants suspendus qui ne se consument pas. Ils sont là, aux aguets, prêts à irriguer la mémoire lorsque les yeux se ferment pour mieux s’en imprégner. Tout ça, c’est le passé qui ne s’occulte jamais vraiment, car le face-à-face avec le temps révolu démontre combien ce qui est accompli l’est définitivement. Irréversiblement. Le départ de Léonce lui fait peine pour toujours, terrible injustice de la vie. Pourtant, ensemble, ils n’ont jamais demandé grand-chose, si ce n’est pouvoir continuer l’œuvre entamée, faire mieux que leurs aînés et partager plus tard, tous deux, le sentiment du devoir accompli. Alors oui, demain, bientôt, elle se reverrait bien à d’autres épousailles… Pour que l’existence continue, avec ses rires, ses larmes de joie, ses souvenirs agglutinés, pour que le foyer ne devienne pas trop mélancolique. Avant qu’elle ne parte, elle aussi. La maison silencieuse se pare d’ombres, sur lesquelles Léonce apparaît, tout comme dans le flux des souvenirs trop vifs qui hantent sa mémoire. Elle lève la main précipitamment pour évincer ses « humeurs noires », comme elle dit, ses instants pénibles qui savent durer au-delà du raisonnable.
— Mais je perds mon temps avec mes histoires de vieille femme, lance-t-elle tout haut. Quand même, j’en ai, des bizarreries à bâtir des rêves sans queue ni tête. Je m’accapare trop l’esprit, c’est pas bon.
Dans ces moments d’anxiété, elle s’en remet à Dieu qu’elle remercie de l’épargner malgré tout, se signe, croise les doigts fermement, les prières au bord des lèvres. Sa main balaie l’air pour se débarrasser de vilains tourments. Si on y pense trop, toutes ces choses, ces vieilles choses, ne font que sécréter des larmes, qui, à force, se tarissent. Tout bas, on pourrait l’entendre murmurer : « Mon brave Léonce, qu’est-ce que tu me manques… »
— Allez, tiens, je m’en vais voir le petit veau, je m’en vais à l’étable. Allons, il faut presser le pas.
Elle en est toute guillerette. Pour traverser la cour dans laquelle le vent tournoie, elle calfeutre ses épaules sous le châle noir aux motifs brodés de fils mauves et or. Sa juste épaisseur la protège contre les agressions du dehors. Elle fait vite. C’est toujours émouvant, ces nouveaux petits qui remplissent l’étable. Elle est capable de rester ainsi, admirative devant l’œuvre de la nature sans cesse renouvelée mais qui chaque fois l’ébranle. Le bétail se porte bien chez les Corbier dont il fait la fierté.
Elle entrebâille la porte qui lâche un gémissement d’usure et entre subrepticement dans la vacherie, son regard cherche le petit, puis sa mère. Elle se tient en retrait, avec le juste recul de prudence et de délicatesse. Une naissance, c’est toujours un moment de force et de pudeur à respecter dans la distance. Le petit se tient au flanc de sa mère, sur lequel repose sa lourde tête affalée. Elle le lèche jusqu’à ce que son corps brinquebalant parvienne à se dresser sur ses frêles jambes qu’il n’assume pas encore tout à fait. Elle, toute à sa découverte de la maternité, pose ses gros yeux enamourés et curieux sur ce bout d’elle qui pèse tout entier contre elle, tourne sa tête vers Justine et meugle avec force, comme un long râle émanant de son poitrail. Justine lève sa main pour lui faire comprendre qu’elle n’ira pas plus loin, elle veut juste la regarder, elle et son petit. Elle aime les bruits familiers des étables, lorsque les beuglements lui parviennent, sourds ou vifs, plaintes ou souffles chauds, les gestes autour des bêtes, l’heure de la traite et les pis qui donnent sans compter comme une délivrance de toute cette vie contenue dans les mamelles pleines. Toute naissance est une joie à savourer.
— Eh bien, tu l’as eu, ton veau et il est tout beau ! Voilà comment il est ! Voilà comment ils sont tous les deux ! Une vie toute neuve, Dieu, quelle belle chose que voilà !
Elle bout d’envie de se pousser jusque près de la vache, mais elle préfère la laisser dans son tête-à-tête maternel. D’ailleurs son mufle est tout entier tourné vers son petit, et sa langue caresse la frisure rousse et blonde de son nouveau-né qui bâille, déjà épuisé par sa vie toute neuve. Il se pelotonne contre sa mère qui le réchauffe de son haleine.
Lorsqu’elle ressasse ses souvenirs, elle y revoit tous ces animaux, sur lesquels elle est encore capable de mettre un nom, qui ont vu le jour sur cette modeste paille des étables Corbier. Ça ne se balaie pas, comme elle dit, au contraire ça rassure, et elle aime le raconter. Le bétail a sa force et il lui en donne, pour sûr ! Dans son enfance, combien de fois a-t-elle vécu ces grands moments où la vie est plus forte que tout ? Sa mère lui prenait la main, ses grands-mères aussi, car les instants simples se transmettent comme un fil continu que l’on se passe pour que rien ne se perde. La vie, c’est ce qui compte. Alors elle allait, tout émue, voir les nouveau-nés. Elle a fait de même avec ses enfants et chaque fois son émerveillement presque puéril ébranle sa sensibilité, capable de raviver aujourd’hui encore son corps de femme vieillissante. Et puis une nouvelle vie, toute petite et si fragile, c’est tout bon, comme un signe du destin qui force à croire à l’enchantement. Et la vie sait être prodigue de petits miracles qui émanent des profondeurs de l’existence et qui plaisent à tous. Ce sont là quelques raisons de croire en ce qui vient de très loin et qui demeurera pour toujours.
Depuis toujours les champs encore humides drainent les hommes vers leurs travaux, de bonne heure. Depuis toujours les tâches se répètent dans un ordre invariable, entre traite, entretien des terres, moissons, tout ce qui éreinte du matin au soir. Ça n’a pas changé. Pour les femmes non plus, garantes des coutumes de leur terroir, et la religion à cet égard tient une place prépondérante. Qui manquerait à la foi manquerait à ses devoirs, et c’est sans doute aussi pourquoi la dévotion est si forte et que nul n’y dérogerait. On prie, on se signe, on célèbre ses saints, en mémoire des défunts, au bénéfice de ceux qui restent et pour tous ceux chéris de loin ou de près. Ici, pour s’en sortir, il faut la hargne pour rester en vie à tout prix dans les moments de privation, surtout si l’on naît humble. On se résigne mais on ne bat jamais en retraite.
Elle se redresse en se tenant les reins, bat de sa paume les pans de son tablier dont elle ôte quelques brins de paille, respire un bon coup et s’en va rejoindre l’âtre où une bassine pleine d’eau achève de chauffer jusqu’à bouillir. On ne fait pas marcher une maison en étant fourbue, il n’est donc de meilleure utilité que de faire face avant que les choses deviennent cimetière. Et vous enterrent. Le linge n’attend pas pour être lavé, au lavoir, près du ru qui irrigue le trèfle bien vert, bien dru. Haut lieu des femmes qui, à genoux dans leur bachou, penchées sur l’eau, s’activent à frotter leur lessive. Elles retroussent les manches de leurs robes pour que leurs bras pénètrent dans le lavoir jusqu’aux coudes. La peau de leurs mains est souvent à vif. Elles frappent à coups de battoir vigoureux sur une pierre plate, pour