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I

Des minuscules vallonnements, des longues plaines habillées d’innombrables vergers et des champs immenses où les labours d’automne avaient retourné une terre noire, généreuse, on était passé à un paysage davantage tourmenté où l’horizon paraissait être à portée de main.

Michèle Delauvergne avait contourné Brive, jetant un regard vers l’avenue de Paris, le pont Cardinal, où restaient encore accrochés tant et tant de souvenirs de son adolescence.

Maintenant, au fil des kilomètres, elle retrouvait cette nature rude, parfois hostile, qui l’avait si souvent impressionnée. La Haute-Corrèze demeurait pour elle le pays de ses racines, le lieu privilégié où elle éprouvait, de manière indescriptible, des sensations que l’éloignement de son Limousin natal n’avait en rien dissipées.

Avec sa vieille 2 CV brinquebalante, elle traversa Tulle, l’esprit ailleurs et les yeux baignés de larmes, comme si un chagrin trop fort était en train de la submerger, comme si la réalité des choses resurgissait dans toute sa cruauté.

Une fois arrivée dans la partie haute de la ville, elle choisit la route qui menait à Meymac. Autour d’elle, la campagne était à l’unisson de son immense détresse. Un vent glacial soufflait en rafales et tordait les genêts qui bordaient la chaussée. Le ciel était gris, bas, avec quelques filaments de nuages qui léchaient les sommets du massif des Monédières.

Elle roulait depuis plus de quatre heures et était exténuée. Elle venait de passer la petite ville d’Égletons. Dorénavant, la route s’annonçait plus sinueuse. Mais dans peu de temps, après la forêt de Bonneval, elle allait devoir emprunter une petite route étroite qui zigzaguait entre les monts, et ce jusqu’au village de Lussac, terme de son voyage.

Alors qu’elle entrait dans le hameau de Muissac, elle décida de s’arrêter un moment. Elle sortit de la voiture et respira profondément. Elle releva le col de sa canadienne et fit quelques pas, histoire de se dégourdir les jambes.

Soudain, elle sentit le courage l’abandonner. Elle était prête à inventer mille excuses pour retarder l’instant où elle allait devoir affronter une terrible vérité à laquelle elle ne pouvait croire. Pourtant, hier encore elle était heureuse la petite bourgeoise corrézienne ! Dans la bonne ville de Bordeaux, elle avait trouvé une sorte d’équilibre et, surtout, réalisé son rêve avec la belle librairie qu’elle avait achetée, place de la Victoire.

À vingt-quatre ans, Michèle n’attendait plus que le grand amour, l’homme avec qui elle partagerait les peines et les joies d’une existence. Depuis son installation dans la capitale girondine, il y a deux ans, elle avait bien eu quelques aventures, des liaisons éphémères. Mais, trop absorbée par son travail de libraire, trop indépendante, elle ne se sentait pas encore prête à faire la moindre concession quant à sa manière de vivre, trop attachée qu’elle était à une autonomie qui représentait pour elle le luxe suprême.

Dès sa plus tendre enfance, elle avait fait preuve d’une liberté de ton qui scandalisait ses grands-parents, peu accoutumés à autant de franchise. Il faut dire que les Delauvergne n’appartenaient pas au petit peuple. Ils avaient pignon sur rue. À tel point qu’on se demandait quelle bâtisse ou quel lopin de terre ne leur appartenait pas à Lussac, et même dans les environs.

Cette famille était à elle seule un mystère. Pour les anciens, ceux qui connaissaient l’histoire de Louis Delauvergne, par qui tout était arrivé, il était impossible de comprendre comment ce paysan inculte avait pu trouver autant d’énergie pour passer de sa condition extrêmement modeste à celle de plus gros propriétaire de la région.

On avait beau chercher, fureter, échafauder mille hypothèses, on ne s’expliquait pas comment ce personnage rustre avait pu acquérir toutes ces terres, ces maisons et ces grands bois de résineux qui s’accrochaient aux flancs du plateau de Millevaches.

À y regarder de plus près, cette réussite tenait à deux éléments qui, conjugués, allaient bouleverser le destin des Delauvergne. En cette fin du XIXe siècle, Louis travaillait la petite propriété que lui avaient léguée ses parents, à Chanteloube, un hameau isolé de la montagne limousine. C’était un dur au labeur qui trimait du matin au soir, ne se plaignant jamais de cette terre ingrate qui avait peine à les nourrir, lui et sa vieille mère qui attendait la mort dans la petite ferme battue par les vents.

Son mariage en 1890 avec Antoinette Boichu allait être le premier élément déclencheur. Grande, sèche, disgracieuse, la fille Boichu avait déjà dépassé la trentaine. Elle était l’unique enfant de petits propriétaires qui travaillaient une ferme dans la région de Sornac. Sur le plateau, tout le monde fut étonné de voir Louis Delauvergne, qui portait beau, s’unir à ce laideron qui ressemblait ni plus ni moins à un épouvantail.

Mais Louis ne se posait pas toutes ces questions. Décidé à se sortir, à n’importe quel prix, de la triste condition qui était la sienne, il avait compris que devenir l’époux de l’Antoinette ouvrait des perspectives quasi inespérées.

En effet, si les Boichu ne possédaient que quelques terres bien pauvres sur lesquelles ils élevaient une dizaine de bovins et tout de même un beau troupeau de moutons, ils étaient aussi les propriétaires de forêts immenses, plus ou moins bien entretenues qui, grossies de génération en génération, formaient aujourd’hui un patrimoine dormant considérable.

En fait, la plupart des bois et des forêts de Franceix à Recounergues étaient la propriété des Boichu. Louis saisit de suite l’intérêt de détenir ces dizaines d’hectares de résineux et de chênes centenaires, peu exploités et dans certains secteurs laissés à l’abandon. Comme une grâce qui serait soudain venue l’habiter, il trouva en lui une force que nul n’aurait pu soupçonner jusqu’à ce jour.

Et c’est là qu’intervint le second facteur indispensable pour comprendre la réussite fulgurante de Louis Delauvergne : l’homme était intelligent. Il ne s’agissait certes pas d’une intelligence sophistiquée, mais d’un bon sens aigu qui lui permettait d’anticiper sur les événements à venir.

En 1912, soit vingt-deux ans après avoir convolé en justes noces avec Antoinette Boichu, Louis possédait trente hectares de terres cultivables, avait acquis plus de quarante hectares de forêts et était propriétaire d’une scierie à Sornac. Comme si cela ne suffisait pas, il avait acheté une vieille demeure de caractère à Lussac, tout près du puy Pendu. Mais, probablement dans le souci de ne jamais gommer ses origines, il avait conservé l’antique maison familiale du village de Chanteloube.

Quand il décéda dans les années trente, Louis Delauvergne était devenu un des plus riches propriétaires de toute la Haute-Corrèze. Outre un domaine de cent cinquante hectares, il laissait à son fils Paul, trois scieries, un immeuble à Meymac et des appartements tant à Tulle qu’à Brive.

Paul était très différent de son père. D’abord physiquement. Autant Louis était petit, avec le visage taillé à coups de serpe, autant Paul était grand, légèrement bedonnant avec un regard sanguin et un vocabulaire qui le faisait souvent ressembler à un maquignon limousin.

Malicieux, affairiste, il se constitua un réseau de relations qui en fit un personnage incontournable pour toutes les décisions politico-financières qui devaient être prises par les élus de la région. Il faut dire que son mariage avec Marthe Brandes, une grande fille puritaine de la région d’Ussel, ne fut pas étranger à cette reconnaissance derrière laquelle la famille courait depuis des décennies.

Ce fut un mariage d’amour. Paul avait tout juste vingt ans, et Marthe allait sur ses dix-huit printemps. Ceci étant, elle apporta dans sa corbeille de jeune mariée une propriété près de Bort-les-Orgues qui était travaillée par des métayers, et surtout deux ateliers de ferronnerie et bourrellerie que Paul transformait, au fil des ans, en deux magnifiques garages pour voitures, camions et matériels agricoles.

Dorénavant, les Delauvergne étaient à classer parmi les familles aisées de cette partie du Limousin. Pour dire la vérité, il n’eût pas fallu gratter longtemps pour s’apercevoir que derrière ce vernis bien tendre se dissimulait la réelle nature de personnages qui n’étaient en fait que des parvenus.

Mais ils étaient heureux et fiers, les Delauvergne ! Vous pensez ! Ils avaient du bien, fréquentaient les notables et, comble de bonheur, voyaient grandir en sagesse et en intelligence leur unique progéniture en la personne du jeune Léon.

Ce dernier promettait beaucoup. Né en 1912, un an après le mariage de Paul et de Marthe, il étonnait ses parents par une mémoire phénoménale. Sortant peu, replié sur lui-même, il ne se plaisait qu’à travers ses lectures dont il s’enrichissait du matin au soir. Ses amis étaient rares en dehors de quelques garçons de familles huppées qu’il avait côtoyés au lycée de Tulle.

Timide, réservé, ce cérébral paraissait perdu au milieu d’une famille qui ne parlait que de gros sous. Mais il n’avait pas le choix. Après son baccalauréat, et malgré le désir qu’il avait de poursuivre ses études, il se retrouva auprès de son père à gérer les propriétés et à poursuivre l’extension des multiples activités des Delauvergne.

Quand la Seconde Guerre mondiale se déclara, il était toujours célibataire. À vingt-huit ans, il était déjà voûté, sans parler de ce teint jaune et de cette calvitie naissante qui le faisaient ressembler à un notaire de province.

Comme il avait été réformé pour cause d’asthme, il observa la débâcle avec un regard fataliste, comme si tout cela s’inscrivait dans l’ordre naturel des choses. Autant il paraissait peu concerné par le conflit, autant son père criait au scandale, vilipendait les généraux qu’il qualifiait de « sans couilles », sans oublier les rouges du Front populaire qu’il accusait de tous les maux.

Les cinq années de guerre se passèrent dans une sorte de cocon protecteur. Bien entendu, les affaires allaient au ralenti, mais la table des Delauvergne était toujours aussi bien garnie. La seule préoccupation de Paul et de Marthe résidait dans le célibat de leur rejeton qui perdurait sans qu’apparaisse la plus petite lueur d’espoir. En fait, il fallut attendre la Libération pour que Léon rencontre celle qui deviendrait sa femme. Elle s’appelait Christine Borneix, avait vingt-quatre ans et habitait une belle maison de caractère, au 32, boulevard de Puyblanc à Brive-la-Gaillarde.

Michèle Delauvergne avait repris sa place dans la 2 CV et, bizarrement, pensait à sa mère en murmurant son nom de jeune fille. Il est vrai qu’elle était si différente des membres de la famille Delauvergne, si opposée à ce qu’ils représentaient. Autant Paul et surtout Marthe étaient rudes, intransigeants, cassants, autant elle était d’une douceur exquise.

Comme un film mille fois vu, mais qui aujourd’hui prenait un relief particulier, elle revit ce père souffreteux, l’air toujours absent. Elle avait peu profité de cet homme qui ne l’avait jamais grondée, jamais réprimandée. Et puis il y avait ce regard de grand malade qui se cachait derrière de grosses lunettes de myope, ce qui l’enlaidissait encore un peu plus.

Car elle l’avait toujours connu vieux, ce père décédé après une longue maladie qui l’avait rongé jusqu’à l’âme. Encore aujourd’hui, elle avait le sentiment qu’il était passé dans sa vie pareil à une ombre. Aucun souvenir précis concernant cet homme si introverti, si falot qu’elle s’était souvent demandé comment il avait pu séduire sa mère, ne lui revenait en mémoire.

Cette dernière l’avait toujours fascinée par sa beauté, son charme, cette manière qu’elle avait de se déplacer avec cette silhouette frêle qui cachait une force de caractère peu ordinaire. Au milieu de grands-parents que la disparition de leur fils avait rendus encore plus inaccessibles, elle savait trouver un réconfort auprès de cette mère qui, encore jeune, comprenait ses désirs d’adolescente, employait à tous les coups les mots justes pour analyser une situation et souvent trouver la solution adéquate.

Elle avait été un rempart face à l’agressivité de Marthe Delauvergne et à la froideur du grand-père Paul, patriarche dont les ans avaient brisé le corps, mais, paradoxalement, épargné une tête toujours bien pleine.

Ces deux-là, ils ne l’aimaient pas. Elle avait le sentiment qu’elle était la petite-fille qu’ils n’avaient jamais souhaité avoir. Mais ils n’en parlaient guère. Même si depuis le décès de Léon, plusieurs petites phrases avaient été lancées, comme ça, histoire de bien montrer combien ils étaient amers de constater que la succession aurait du mal à être assurée avec cette fille qui ne s’intéressait qu’à l’art.

Alors, pour échapper à cette atmosphère pesante où les reproches jalonnaient leur quotidien, les deux femmes partaient à travers la campagne corrézienne, faisaient du lèche-vitrine à Tulle, ou bien décidaient d’aller passer quelques jours dans la vieille demeure familiale de Brive, bien vide depuis la disparition de la grand-mère Borneix, la mère de Christine.

À les voir ensemble, on eût dit deux copines en goguette. À dix-huit ans, Michèle était déjà plus grande que sa mère. Elle avait les mêmes traits du visage, les mêmes mimiques, mais était d’un caractère plus extraverti.

Oui, le film qui défilait devant les yeux de Michèle Delauvergne était composé de séquences en noir et blanc et en couleur. Ces dernières montraient une silhouette de femme, des rues grouillantes de monde à Brive, à Limoges et à Bordeaux. Il y avait aussi le hameau de Chanteloube où elles aimaient se réfugier quand le printemps éclatait de partout, lorsque la vie renaissait dans l’immense solitude de cet univers qui semblait appartenir à un ailleurs.

Parmi les images en noir et blanc figurait cette terrible altercation qu’elle avait eue avec ses grands-parents au sujet de la librairie de Bordeaux. C’était comme si la foudre était tombée sur la maison de Lussac. Durant des mois, elle essuya un refus catégorique de Paul et Marthe, qui ne pouvaient admettre qu’elle quittât la demeure familiale. Ils étaient dans l’incapacité de comprendre ce besoin de vivre autre chose que la gestion d’un patrimoine que des cousins Delauvergne et Brandes dirigeaient tant bien que mal.

Il avait fallu l’intervention de sa mère pour qu’ils consentent enfin à l’aider financièrement afin qu’elle puisse acheter ce fonds de commerce auquel elle rêvait depuis des lustres. Mais que de soirs passés en d’interminables palabres avec une Marthe qui ne parlait que de rentabilité et un Paul qui grognait, calé dans son fauteuil, tout en tapotant le parquet avec son inséparable canne.

Une fois encore, Christine avait fait plier ses beaux-parents. C’est qu’avec l’âge, ces derniers n’avaient plus la même énergie pour soumettre leurs proches à leur volonté. On sentait bien que l’histoire des Delauvergne tirait à sa fin. Il y avait dans leur attitude les prémices d’un abandon, d’une capitulation. Le destin leur avait offert une jeune fille avide de liberté en lieu et place d’un garçon servile qui aurait pu s’inscrire dans la continuité de ce que plusieurs générations de Delauvergne avaient construit.

Ce jour-là, Michèle perçut à quel degré sa grand-mère haïssait sa mère. En effet, alors que cette dernière s’apprêtait à quitter le salon, elle vit la vieille femme relever la tête dans sa direction, et murmurer entre ses dents : « Sale garce ! »

Il ne lui restait qu’une dizaine de kilomètres avant d’arriver à Lussac. Déjà, un crépuscule d’hiver avait pris possession de toute la campagne environnante. Au loin, elle devina les premiers contreforts du plateau noyés dans une légère brume.

La nature entière était d’une tristesse infinie. Les feuillus entièrement dénudés ressemblaient à des squelettes aux formes extravagantes. Soudain, elle sentit un long frisson lui parcourir le corps. Cela ressemblait à une angoisse qui serait subitement venue l’habiter. Puis elle entendit la voix traînante de sa grand-mère. Comme une dernière image qui allait probablement l’accompagner tout au long de son existence, elle se revit le matin même vaquant à la mise en place des livres dans sa librairie lorsque la sonnerie du téléphone avait retenti.

Elle ne pourrait jamais oublier ces quelques mots lâchés sans que perce la plus petite émotion. Ils resteraient à jamais gravés au plus profond de sa mémoire. Dès lors, il lui avait semblé que le temps s’était arrêté, que tout cela n’était qu’un affreux cauchemar.

Et pourtant, Marthe Delauvergne l’avait répété par deux fois, d’un ton froid, glacial :

— Michèle, ta mère a eu un accident cardiaque. Elle est morte.

Après quelques secondes d’un terrible silence, elle avait ajouté :

— On t’attend.

II

La demeure des Delauvergne ne risquait pas de passer inaperçue. Dressée sur une colline à la sortie de Lussac, elle avait été construite au début du XIXe siècle par un hobereau local du nom de Xavier de Loriol.

Cette belle maison de caractère avait l’aspect d’un manoir anglais, avec une petite tour crénelée accolée au bâtiment central et de minuscules fenêtres dont la plupart étaient habillées de vitraux. L’ensemble édifié en moellons de granit sur lesquels courait une vigne vierge, semblait plutôt austère, même si un parc en pente douce venait l’égayer avec des arbres aux essences les plus diverses, et en particulier un extraordinaire cèdre du Liban.

L’intérieur de la demeure était à l’image de ses propriétaires. Dans l’aménagement de chaque pièce, on reconnaissait le mauvais goût de Marthe et le besoin de paraître de Paul.

À la mort de son père, ce dernier avait fait table rase des meubles et autres objets de valeur qui avaient été achetés au fur et à mesure que le compte en banque des Delauvergne prenait du volume.

Malgré tous ses efforts, jamais Christine Delauvergne n’avait réussi à apporter une once de chaleur, voire un charme discret et feutré à ces trois étages et seize pièces dont l’agencement était toujours resté le domaine réservé de la maîtresse des lieux.

Là-dessus, il était inutile d’insister. Marthe Delauvergne ne pouvait tolérer aucun reproche quant aux décisions qu’elle prenait tant pour les repas que pour l’achat d’un meuble ou d’un quelconque bibelot. Cette femme dure, sans la moindre humanité, était redoutée par tout le monde. Que ce soit chez les domestiques, chez les métayers qui travaillaient les propriétés ou chez les ouvriers qui trimaient pour pas grand-chose dans les garages ou dans les scieries, elle faisait l’unanimité. Pour tous, elle était « la grande bique ».

Elle était tellement désagréable qu’on en arrivait à plaindre son mari. Et pourtant ! Il était un brin gratiné le Paul ! Acariâtre, autoritaire, l’âge n’avait aucune prise sur sa violence verbale et il conservait ce ton bourru qui terrorisait son entourage.

Michèle était bien la seule qui n’en avait cure. Depuis toujours, elle avait regardé ces deux personnages vieillis avant l’âge comme des étrangers. Elle avait beau chercher au plus profond de sa mémoire, rien ne lui rappelait un mot, un baiser, une caresse qui serait venue de l’un ou de l’autre.

Avec son fort caractère, elle avait toujours fait front. Les prises de bec, les soirées passées à leur tenir tête avaient jalonné toute son adolescence. Et quand elle acceptait enfin de se taire, c’était uniquement pour faire plaisir à sa mère qui avait bien du mal à supporter ces conflits qui ponctuaient le quotidien des Delauvergne.

Elle pénétra dans le parc par l’allée centrale. La nuit était maintenant tombée. Derrière une légère nappe de brouillard, elle devina la façade de la maison où quelques lumières scintillaient dans l’obscurité.

Elle avait le cœur qui battait très fort dans sa poitrine. Elle stoppa la voiture et resta un long moment les yeux fermés, la tête légèrement rejetée en arrière, comme si elle cherchait la force nécessaire pour franchir cette porte derrière laquelle se cachait une image qu’elle percevait comme insoutenable.

Son grand-père l’attendait droit comme un i, au beau milieu du vestibule. Il était d’une pâleur extrême, livide. Elle remarqua que ses mains étaient l’objet d’un léger tremblement.

Elle s’avança vers lui. Elle ne savait que dire, que faire. Elle était dans un état second. Elle aurait aimé que le vieil homme prononçât un mot de réconfort, lui ouvrît les bras. Mais il était là, le regard perdu, comme absent. Soudain, il se ressaisit et fit quelques pas en direction de sa petite-fille.

— Ta mère a fait un infarctus. On ne comprend pas. Elle repose dans sa chambre, au dernier étage, murmura-t-il.

Michèle non plus ne comprenait pas. Jamais elle n’avait entendu sa mère se plaindre de quoi que ce soit. Elle étonnait son monde pour sa robustesse. Jamais le moindre rhume, la moindre grippe ou une quelconque fatigue, même passagère.

Le sujet devenait même un motif de plaisanterie. En effet, Michèle se demandait comment une femme à la silhouette si svelte pouvait ingurgiter autant de nourriture sans prendre le moindre gramme. Mais c’était dans sa nature et elle se moquait pas mal des recommandations de sa fille, laissant libre cours à une gourmandise qui n’altérait en rien son teint de jeune fille.

Quand elle entra dans la chambre mortuaire, elle crut défaillir. Sa mère gisait sur le grand lit en bois de merisier. Son corps avait été recouvert d’un drap blanc et quelques pétales de fleurs avaient été posés, çà et là, autour de la dépouille.

Michèle s’approcha, s’agenouilla auprès du lit et, une main sur les mains de sa mère, éclata en sanglots. Elle resta ainsi longtemps, incapable de cacher un chagrin qui la torturait, sclérosait toute pensée en dehors de la terrible évidence d’une absence qui se voulait déjà intolérable.

Quand elle releva la tête avec ses yeux baignés de larmes, elle devina, comme dans un brouillard, la silhouette de sa grand-mère qui se tenait debout au pied du lit où reposait la défunte.

La chambre n’était éclairée que par deux petites bougies qui avaient été dressées sur une table de chevet, près d’une coupe en porcelaine qui contenait l’eau bénite et une petite branche de buis à la disposition de celles et ceux qui désiraient bénir le corps.

Tout autour de la pièce, une dizaine de chaises avaient été disposées afin d’accueillir les personnes qui voulaient se recueillir. L’atmosphère était pesante, lugubre, avec tous ces visages qui avaient pris des airs de circonstance. De temps à autre, une femme sortait un mouchoir et s’essuyait les yeux avant de se réfugier dans un recoin de la chambre. Sa grand-mère l’avait à peine regardée. Elle était là, le corps très légèrement voûté, mais l’œil toujours aussi vif. On sentait bien qu’elle désirait tout voir, tout entendre, tout ordonner. Elle n’était pas disposée à léguer la moindre parcelle de son autorité.

Autour d’elle, des femmes étaient recroquevillées sur leur chaise et égrenaient leur chapelet. Michèle les connaissait toutes. La plupart étaient des habituées de la maison, des parentés qui habitaient la Haute-Corrèze. Elle reconnut aussi un couple de cousins qui avait la gérance du garage de Brive.

Bien entendu, il y avait des Delauvergne qui étaient venus d’Ussel, de Meymac, et même une vieille tante toute rabougrie qui était descendue du plateau. Mais les plus nombreux étaient les Brandes. Il faut dire que la famille de Marthe était aussi originaire de la région. Et puis sa grand-mère avait toujours privilégié celles et ceux qui portaient son nom de jeune fille. Pour elle, entre les Delauvergne et les Brandes il n’y avait pas photo. D’un côté, la réussite, l’argent, le sens des affaires. De l’autre, une éducation, des principes, un certain savoir-vivre. En fait, des culs-terreux en costume trois-pièces. Mais comme elle le répétait souvent à qui voulait l’entendre : « Le sang des Brandes a enrichi celui des Delauvergne. Sans moi, mon Paul serait toujours resté un paysan. »

Et ils étaient presque tous présents, les Brandes. Il y avait la cousine Angèle avec sa fille, la Lucette, qu’on appelait aussi « fil de fer » tellement elle était squelettique. Avec son mari, Maurice Thélier, un homme de la région d’Égletons, ils s’occupaient de la propriété de Sornac et en particulier des bois qui alimentaient les scieries des Delauvergne.

Même ceux de Bort, de Saint-Pardoux, de Saint-Angel étaient venus. C’étaient des Brandes installés dans la vie, qui avaient de la ressource. La grande majorité n’était pas à la tête d’une grande fortune, mais tous possédaient tout de même un joli patrimoine familial qui remontait souvent à plusieurs générations.

De la famille de sa mère, les Borneix, il n’y avait que Martial, un cousin qui avait fait carrière dans l’infanterie et qui coulait une retraite paisible à Périgueux. Il avait la soixantaine et avait conservé une prestance et un beau visage légèrement buriné qui lui donnait un charme fou.

Tout naturellement, comme poussée par une pulsion qui lui aurait commandé d’aller vers l’unique personne qui comptait vraiment dans cette assemblée, Michèle se dirigea vers lui et l’embrassa longuement sous le regard sévère de sa grand-mère.

Elle se blottit entre ses bras, comme si elle cherchait un réconfort auprès d’un homme qui avait toujours été très proche de sa mère, et qui lui ressemblait sous bien des aspects.

Elle était persuadée que tous les regards convergeaient vers elle. C’est qu’elle les connaissait bien les Delauvergne et les Brandes. La plupart se détestaient royalement, se jalousaient, mais ils se retrouvaient toujours pour tirer à boulets rouges sur sa mère, qu’ils accusaient de tous les défauts du monde.

Michèle s’était toujours demandé ce qui pouvait nourrir autant de haine pour une femme qui était la bonté même. Cette dernière était parfaitement consciente de l’animosité de la plupart des Delauvergne et surtout des Brandes à son endroit. Mais elle ne semblait pas porter grand intérêt à des personnages qu’elle fréquentait peu, et dont les attitudes envers elle lui apparaissaient sans réelle importance.

Alors qu’elle s’apprêtait à reprendre place auprès du lit mortuaire, Michèle sentit la main de Martial Borneix lui retenir le bras, comme s’il souhaitait qu’elle restât encore auprès de lui. Elle se retourna et perçut, à travers son regard, qu’il désirait lui parler, comme une confidence qui n’aurait concerné qu’eux, les Borneix.

— La tante Marie-Louise doit arriver d’une minute à l’autre. Au téléphone, elle était bouleversée. J’ai cru comprendre qu’elle avait beaucoup de choses à te dire, murmura Martial.

Elle sortit de la chambre. Elle avait un besoin urgent de changer d’air. Tous ces visages qui se voulaient attristés, comme s’ils désiraient partager son malheur, la mettaient hors d’elle. Elle ne supportait plus l’hypocrisie de ces gens qui étaient venus davantage pour nourrir leur curiosité que pour épouser sa peine.

Alors qu’elle s’apprêtait à rejoindre le rez-de-chaussée, elle s’entendit appeler. Surprise, elle revint sur ses pas et vit sa grand-mère qui se dirigeait vers elle.

Comme à son habitude, elle était vêtue d’une longue robe noire qui lui descendait jusqu’à hauteur des chevilles. Elle avait jeté sur ses épaules son inséparable châle gris, délavé, qu’elle portait quelle que soit la saison. Ses cheveux blancs, immaculés, peignés en chignon, faisaient ressortir son visage ingrat et en particulier ses deux grands yeux noirs, globuleux, dans lesquels il eût été vain de chercher la moindre bribe de tendresse.

Elle se campa devant sa petite-fille et la toisa du regard.

— Je sais bien que tu as été prise de court, mais il serait bon que tu sois vêtue d’habits de deuil. Devant la mort, on ne transige pas. Dans la famille, on a toujours eu le respect de la tradition. Même pour celles et ceux pour qui nous n’avions pas grande estime.

Elle avait dit ça d’un seul trait, sans la moindre hésitation, comme si elle voulait laisser deviner à sa petite-fille les sentiments qu’elle éprouvait pour sa mère.

Michèle observait cette femme et se demandait quel mal pouvait habiter son cerveau, son cœur. En effet, si elle avait toujours été très autoritaire, depuis la disparition de son fils elle était devenue tout simplement odieuse.

— J’irai m’acheter des vêtements demain matin, à Meymac. Dans l’instant, je souhaiterais me restaurer un peu, prendre un café. J’en ai grand besoin.

— Le repas est prévu pour 21 heures. Et si cette heure te paraît un peu tardive, tu n’auras qu’à t’en prendre à ta grand-tante Marie-Louise. Car c’est pour l’attendre que nous avons retardé notre souper.

Il était une heure avancée quand la famille rapprochée se retrouva réunie autour de l’immense table de la salle à manger. Il faut dire que la soirée s’était éternisée à recevoir les gens du pays qui venaient bénir le corps et présenter leurs condoléances.

C’étaient souvent des personnes de condition modeste : des paysans, des petits commerçants, et même des ouvriers agricoles qui travaillaient dans les propriétés des Delauvergne. C’étaient des hommes et des femmes qui montraient un profond chagrin devant une disparition qui les affectait profondément.

Cela pouvait se comprendre tant Christine Delauvergne était aimée par ces petites gens. De manière toute naturelle, elle savait leur parler, saisissait leurs soucis, et était souvent leur porte-parole quand il fallait plaider auprès de Paul ou de Marthe.

Ce pouvait être un service à demander, une requête pour une intervention auprès d’un élu, mais c’était dans la plupart des cas un besoin d’argent pour les journaliers des Delauvergne. Dans ce cas, il fallait faire preuve d’une grande diplomatie pour émouvoir ces harpagons qui lâchaient sou par sou, le cœur déchiré par tant de générosité.

Ils étaient bien une quinzaine à partager un repas du soir qui s’écoulait dans une ambiance glaciale. Comme à son habitude, Paul Delauvergne trônait en bout de table. Sa chère et tendre épouse s’était placée entre une cousine Brandes et un oncle Delauvergne, qui avait passé les quatre-vingt-dix ans et qui ressemblait à une sorte de momie tellement il avait la peau desséchée et ridée.

Marie-Louise Borneix était arrivée en provenance de Limoges. Sa présence représentait pour Michèle un véritable réconfort, comme un petit rayon de soleil qui serait venu réchauffer son cœur. Elle avait toujours été sa tante favorite, celle à qui elle se confiait quand elle était adolescente, celle qui trouvait toujours une réponse aux multiples questions qu’elle se posait.

Alors, pour bien montrer vers où allait sa préférence, Michèle avait demandé à Marie-Louise de prendre place à ses côtés pour ce repas qu’elle redoutait un peu. Et elle avait bien des raisons de se méfier de cette réunion de famille. En effet, c’était souvent l’occasion choisie par ses grands-parents pour régler quelques comptes ou pour lâcher de petites paroles blessantes, comme s’ils avaient voulu rappeler aux uns et aux autres qu’ils demeuraient les maîtres de Lussac.

Les Delauvergne avaient fait dans la sobriété. Ce n’était pas une surprise tant leur table était renommée pour la médiocrité des plats proposés. Ici, l’austérité était de mise et il était hors de question de faire des folies avec quelque met qui serait sorti de l’ordinaire.

Aussi, devait-on se contenter de la sempiternelle soupe grasse et d’une viande de volaille qui provenait de la ferme de Sornac. En guise de vin, le père Delauvergne servait toujours une abominable piquette qu’il achetait à bas prix chez un négociant d’Ussel.

On papotait à voix basse, on se lamentait sur cette mort brutale qui avait surpris tout le monde. C’étaient des : « Ah ! on est bien peu de choses, tout de même ! » ou bien des : « Quel drame ! Mourir ainsi, sans même avoir confessé ses péchés ! Mon Dieu ! Dans quel état elle va arriver là-haut ! »

De leur côté, Marie-Louise et Michèle se réconfortaient mutuellement. Tout ce qui se passait autour d’elles semblait leur être étranger. Il est vrai qu’elles avaient tant et tant de souvenirs en commun, tant d’images de jours heureux qui leur revenaient en mémoire.

Combien de fois Michèle et sa mère étaient-elles allées rendre visite à leur tante ? Que de soirée merveilleuses elles avaient passé ensemble dans le petit appartement de la rue Montmailler ! Les quelques jours vécus loin de l’atmosphère sinistre de la demeure de Lussac les transfiguraient, leur redonnaient du baume au cœur.

Bref, si chacun parlait à voix basse afin de respecter le deuil qui frappait les lieux, il restait une personne qui ne disait mot. Marthe Delauvergne était égale à elle-même. Droite, les lèvres pincées, le regard hautain, elle n’avait de cesse d’observer tout ce qui se passait autour d’elle.

De temps à autre, d’un geste discret de la main, elle faisait comprendre à Marie Suchaud, qui servait la famille depuis plus de trente ans, qu’il manquait du pain, ou bien que Paul souhaitait un autre litron de son affreux pinard.

Mais ce qui l’agaçait profondément, c’étaient Michèle et sa tante Marie-Louise, côte à côte, échangeant des propos à voix basse, paraissant ignorer totalement le reste de l’assemblée. N’y tenant plus, elle se redressa un peu plus et lança :

— Alors, ma petite Michèle, il faut qu’il nous arrive un grand malheur pour que tu daignes revenir à la maison. Si je compte bien, cela faisait des mois que tu n’étais pas revenue en Haute-Corrèze !

— Grand-mère, j’ai énormément de travail. Et cela me prend tout mon temps. Et comme maman est venue me voir à l’automne, je n’envisageais de revenir qu’au mois de janvier.

— Ah ! cette librairie ! Jamais tu ne me feras croire que l’on puisse gagner de l’argent en vendant des dictionnaires et des albums de Tintin.

Michèle savait combien ses grands-parents avaient été hostiles en ce qui concerne son départ pour Bordeaux. Et si son grand-père ne pipait mot, replié qu’il était dans sa colère, sa grand-mère ne manquait jamais de lui rappeler que sa place était ici, à Lussac. N’était-elle pas l’unique héritière d’un patrimoine tout de même conséquent ? Alors, pour les vieux Delauvergne, elle devait d’ores et déjà se préparer à la succession. Car elle devait tout apprendre : la gestion des deux garages, des scieries, des immeubles de Tulle et Brive, et puis il y avait ces propriétés avec les élevages de bovins et de moutons. Ah ! il était recommandé d’être polyvalent et d’avoir la tête bien faite pour garder l’œil sur tout, et en particulier ne pas se laisser entraîner vers des décisions rapides qui pouvaient être lourdes de conséquences.

Aujourd’hui, avec le décès de sa mère, Michèle prenait soudainement conscience de responsabilités qu’elle avait toujours occultées. Elle avait beau dire, beau faire, un jour il lui faudrait bien revenir au pays. Car ses grands-parents étaient maintenant des octogénaires. Et même s’ils avaient toujours bon pied bon œil, il n’en demeurait pas moins qu’ils étaient entrés, comme le répétait souvent le père Delauvergne « dans la dernière ligne droite ».

C’est à tout cela que réfléchissait Michèle tout en écoutant Marie-Louise lui narrer quantité de souvenirs émouvants. De temps à autre, elle jetait un regard sur cette assistance qui rassemblait des bourgeois, des paysans et des nouveaux riches. En fait, un microcosme de la société provinciale.

C’est au moment où la plupart quittaient la table, soit pour rejoindre leur domicile, soit pour veiller la défunte ou regagner leur chambre, que la chose la plus imprévisible arriva.

Michèle et Marie-Louise étaient revenues dans la chambre funèbre. En accord avec les Delauvergne et les Brandes, elles avaient décidé de veiller jusqu’à minuit. Après, elles iraient se reposer un peu, même si elles doutaient de pouvoir trouver le sommeil.

Marthe se situait dans le salon en compagnie de son mari et de plusieurs membres de la famille qui s’apprêtaient à quitter les lieux. On échangeait quelques propos au sujet des obsèques, sans oublier de demander où en étaient les coupes de bois dans la forêt de Tarnac. Soudain, Marie Suchaud fit une entrée remarquée. Elle était tout essoufflée et avait l’air épouvantée, un peu comme si elle avait vu le diable en personne.

— Que se passe-t-il ? Tu as l’air bizarre. Tu ne vas tout de même pas m’annoncer un autre malheur ? interrogea Marthe.

— Un monsieur est là qui demande à vous voir.

— Mais qui désire me rencontrer à une heure pareille ? s’exclama la mère Delauvergne en levant les bras au ciel.

Elle traversa le salon d’une démarche hésitante due à une vilaine arthrose qui la faisait horriblement souffrir. Arrivée dans le vestibule, elle s’arrêta et scruta la pénombre où se dessinait la silhouette du visiteur.

Elle s’avança de quelques pas et tendit la tête en avant afin de mieux discerner qui était là, dans l’encoignure de la porte.

— Maître Tichadoux ! Mais que faites-vous ici à une heure aussi tardive ? demanda-t-elle tout en tapotant le carrelage avec sa canne.

C’était le notaire de Meymac. Il avait succédé à son père, qui lui-même avait succédé au sien. C’était donc une longue lignée de grands bourgeois qui avaient toujours eu la confiance des gens de la région.

Albert Tichadoux avait quarante ans bien sonnés et était encore célibataire. Grand, sec, noueux comme un pied de vigne, ce vieux garçon voyait son existence s’écouler dans une monotonie de tous les instants. Vivant seul avec sa vieille mère, il était rare qu’il s’absente de son étude, si ce n’est pour aller se recueillir sur la tombe où reposait son père.

En un mot comme en mille, il avait la tête de l’emploi, le grand Albert. Il ne souriait jamais et vous détaillait de la tête au pied, le regard dissimulé derrière de petits lorgnons.

Il sortit de la pénombre et, lentement, s’avança en direction de Marthe Delauvergne.

— Madame, je vous prie de m’excuser pour cette visite alors que vous êtes frappée par un deuil cruel. Je profite de ma présence pour vous présenter mes plus sincères condoléances, murmura-t-il d’une petite voix presque inaudible.

Marthe fronça les sourcils. Il était clair qu’elle ne comprenait pas le pourquoi de cette visite pour le moins inopportune.

— Maître, vous êtes venu pour me dire quoi ? demanda-t-elle sèchement.

— J’ai quelque chose d’important à vous communiquer. À vous, à M. Delauvergne et à votre petite-fille, répondit Tichadoux.

— Mais cela ne pouvait pas attendre demain ? demanda Marthe

Le notaire s’approcha un peu plus de Mme Delauvergne. Il avait pris un petit air timide et triturait son chapeau en feutre entre ses doigts.

— Exceptionnellement, je me suis absenté deux jours. La sœur de ma pauvre mère a été hospitalisée à Périgueux. Son état est assez inquiétant. Je n’ai donc appris le décès de votre belle-fille que ce soir, en arrivant à Meymac.

— Cela ne répond pas à ma question, fit remarquer Marthe.

— Ce que j’ai à vous dire est intimement lié à la disparition de votre belle-fille.

III

La mère Delauvergne était dans tous ses états. Les propos du notaire la questionnaient. Elle se demandait ce qui pouvait bien motiver la nécessité urgente de rencontrer la famille. Alors, elle avait fait appeler son mari, Michèle et, accompagnés de Tichadoux, ils s’étaient réfugiés dans le grand bureau de Paul qui occupait toute la partie arrière du rez-de-chaussée.

Ils étaient là, tous les quatre, assis autour d’une petite table basse de salon. On eût entendu une mouche voler. Tichadoux avait posé sur ses genoux une petite serviette en cuir noir. Calmement, il l’ouvrit et en sortit une grande enveloppe en papier kraft qu’il posa sur la serviette.

— Maître, nous vous écoutons, murmura Paul Delauvergne.

— Ceci est le testament de Mme Christine Delauvergne, née Borneix. Cette enveloppe m’a été confiée par la défunte, il y a un an. Si vous le voulez bien, je vais l’ouvrir devant vous et lire ce que Mme Christine Delauvergne m’a précisé être ses dernières volontés.

On eût dit que le temps avait suspendu son vol. L’instant paraissait presque irréel d’autant que l’austérité des lieux créait une atmosphère étrange, troublante.

Le silence était total. Marthe était demeurée impassible, sans la plus petite expression sur son visage. Quant à Paul, il s’était un peu plus recroquevillé au fond de son fauteuil, comme s’il eût été angoissé par les paroles que venait de prononcer le notaire.

Michèle était émue jusqu’aux larmes. Jamais elle n’avait imaginé que sa mère ait pu laisser un testament. Les deux femmes étaient si proches l’une de l’autre. Elles aimaient tant échanger des choses personnelles, leurs états d’âme. Malgré tout, Christine avait probablement un jardin secret qu’elle avait décidé de protéger jusqu’au jour de sa mort.

Maître Tichadoux avait décacheté l’enveloppe. D’un geste un brin précautionneux, il en sortit une feuille qu’il déplia. Puis il ajusta ses petites lunettes qui avaient une fâcheuse tendance à glisser sur le bout de son nez.

— Je vais vous lire les dernières volontés de Mme Christine Delauvergne, dit-il sur un ton neutre. « Moi, Christine Delauvergne, veuve de Léon Delauvergne, décide ce qui suit : À ma mort, je désire que mes obsèques religieuses soient célébrées dans la petite église de Lussac, et ce dans la plus grande simplicité. Je désire ensuite reposer dans le caveau que j’ai fait construire dans le cimetière de Chanteloube. Je confie à ma fille Michèle le soin de faire respecter mes dernières volontés. Signé : Christine Delauvergne. »

Paul et Marthe Delauvergne s’attendaient bien à une mauvaise surprise, mais pas à ça. Ils étaient sans voix, incapables de réagir tellement la chose qu’ils venaient d’entendre leur paraissait absurde, presque surréaliste.

Après quelques secondes de réflexion, Marthe se leva et se planta devant le notaire.

— Cette pauvre Christine devait être malade, disons un peu folle, le jour où elle a écrit ces lignes. Il est hors de question qu’elle repose à Chanteloube. Sa place est à Lussac, dans le caveau familial, auprès de notre fils chéri.

À son tour, le vieux Paul s’extirpa de son fauteuil et vint se mettre à côté de son épouse.

— Maître, il est des choses sur lesquelles je ne transige pas. J’exige que ma belle-fille soit enterrée dans notre caveau de Lussac. Un point c’est tout !

Albert Tichadoux était resté de marbre, comme si les interventions des époux Delauvergne ne le concernaient pas. Sans laisser paraître la moindre émotion, il se tourna vers Michèle.

— Mademoiselle, il vous appartient de faire respecter les dernières volontés de votre mère. Je vous écoute.

Michèle releva la tête. Elle était au bord de la rupture avec un visage déformé par le chagrin et les larmes. Elle avait bien du mal à s’exprimer tant cette journée l’avait brisée jusqu’à l’âme.

— Maître, connaissez-vous les raisons qui ont poussé ma mère à faire un tel choix ? balbutia-t-elle.

— Elle ne m’a strictement rien dit. Elle m’a seulement confié cette enveloppe en me précisant qu’elle contenait ses dernières volontés.

— Cela ne vous a pas étonné ? Ma mère était encore jeune pour penser à tout ça.

— Mademoiselle, je ne saurais vous répondre. J’ai seulement cru indispensable de venir vous voir ce soir même.

Marthe Delauvergne n’en pouvait plus. On la sentait à bout de nerfs, à deux doigts d’exploser.

— Tout cela n’a aucun sens. Cet après-midi, nous avons prévenu la mairie de Lussac et M. le curé que les obsèques se dérouleraient après-demain, à quinze heures. Il est hors de question, je dis bien hors de question que ta mère soit enterrée à Chanteloube. Tu entends ! Hors de question ! hurla-t-elle à l’adresse de sa petite-fille.

Michèle s’était éloignée de quelques pas. Elle avait l’impression que ses jambes étaient sur le point de se dérober sous elle. Elle s’arrêta, se retourna et fixa intensément ses grands-parents.

— Je me demande pourquoi ma pauvre maman a pris une telle décision. Quoi qu’il en soit, sachez que ses dernières volontés seront respectées.

Elle était dans l’incapacité de rejoindre la chambre où reposait sa mère. Elle ressentait le besoin d’être seule afin de mieux comprendre, d’analyser le pourquoi de ses dernières volontés. Tout cela la perturbait, l’angoissait, comme si soudain elle découvrait le visage caché d’une femme dont elle croyait tout connaître.

Elle descendit quatre à quatre les larges escaliers qui conduisaient au rez-de-chaussée. Il lui tardait d’arriver à sa chambre, même si elle redoutait le terrible moment où une multitude de petits détails allaient immanquablement rouvrir la plaie des souvenirs heureux.

Car elle avait des images de bonheur qui se présentaient, pareilles à un flot ininterrompu. Et ces images ne faisaient qu’aggraver son désarroi, cette sorte de grand vide qu’elle éprouvait, comme si une partie d’elle-même s’était à tout jamais envolée.

Sa chambre était située dans l’aile gauche de la maison, tout près de la tour qui dominait cette dernière. Rien n’avait changé depuis son départ pour Bordeaux. C’était toujours une chambre d’adolescente avec un petit lit de coin, un bureau minuscule, une armoire en bois de pin dans laquelle croupissaient encore ses habits de jeune fille. Et puis il y avait toutes ces étagères encombrées de livres, de petits cadeaux offerts par sa mère.

Elle avait pris place auprès de la fenêtre qui donnait sur le parc. La nuit était éclairée par une grosse lune toute pleine qui avait peine à percer l’obscurité. Aussi, pouvait-elle deviner cette campagne qu’elle aimait tant, ce plateau qui lui avait souvent procuré des bonheurs inoubliables. Combien de fois était-elle restée admirative quand le soleil se levait et que la montagne du puy Pendu sortait enfin de la nuit ?

Jamais elle n’avait éprouvé une aussi grande émotion qu’au cœur de cette nature à laquelle elle se sentait viscéralement liée. Et sa vie désormais citadine n’avait en rien effacé ce plaisir inouï qu’elle avait de respirer, de se griser des mille parfums de ces hautes terres.

Toutes ces découvertes qui concernaient le plateau, elle les devait à sa mère. Ensemble, elles avaient parcouru les coins les plus isolés, les lieux les plus insolites, ces villages plantés dans cet univers si particulier qui ne ressemblait à aucun autre.

Mais par-dessus tout, il y avait Chanteloube. Le village dont étaient originaires les Delauvergne avait conservé un charme indéfinissable. Situé à une vingtaine de kilomètres de Lussac, composé d’une demi-douzaine de petites fermes et de vieilles bicoques qui abritaient encore quelques familles, il se singularisait par une magnifique église de style roman que jouxtait un petit cimetière, au milieu duquel trônait une lanterne des morts qui datait du XIIIe siècle.

Chanteloube avait résisté au temps. Ici, rien ne laissait deviner une quelconque modernité. Les demeures avaient conservé leur rusticité avec leurs murs faits de longues pierres de granit apparentes. À l’arrière de chacune d’elle, un couderc offrait un petit air de gaieté en des lieux qui se voulaient pourtant austères et chargés de mystère.

Situé à proximité des sources de la Vienne et à quelques kilomètres du village de Millevaches, Chanteloube avait la réputation d’être le hameau le plus froid du plateau.

Ce n’était pas une quelconque légende qui serait venue des temps anciens. En réalité, par une étrangeté que personne, à l’époque, ne chercha à expliquer, Chanteloube battait chaque hiver les records de froid qui précédaient toujours des chutes de neige abondantes.

Bien entendu, les villages et hameaux environnants étaient loin d’être épargnés. Que ce soit à Audouze, Feyssac ou Peyrelevade, les hivers étaient extrêmement rigoureux et se prolongeaient souvent jusqu’au mois de mars.