« La fille de l’Araignée »
de Lenia Major
Illustration de couverture : Marc Simonetti
ISBN : 978-2-35067-139-0
© Balivernes Edition - Septembre 2010
www.balivernes.com - 16, Rue de la Doulline – 69340 Francheville – France
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Loi n°49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.
Le bus était parti à 7 h 30 de notre collège, à Soufflenheim. Toute la classe bénéficiait d’une journée découverte du patrimoine historique de l’autre côté de la frontière. Après la visite de la ville huppée et des thermes de Baden-Baden, on nous avait déposés sur le parking à un kilomètre du vieux château en ruines. Mike grognait que les cailloux abîmaient ses Converse toutes neuves et Audrey compatissait. J’étais sûre qu’ils ne retiendraient de cette sortie que l’agression pompesque dont ils avaient été victimes. Mike était LE nouveau du collège. Dès son arrivée, il y a un mois, les filles l’avaient regardé avec des yeux de crapaud mort d’amour. Cheveux bruns ondulés, yeux clairs, sourire tombeur… et cervelle de bigorneau. Je m’excuse tout de suite auprès des bigorneaux, pas la peine de me lancer une fatwa, je n’avais juste pas envie non plus d’insulter les vers de terre ou les amibes.
Le paysage grandiose, la forêt dense de pins gigantesques, l’imposante masse du fort en haut de la falaise leur laisseraient un souvenir moins impérissable que les baisers déchaînés qu’ils avaient échangés sur la banquette arrière.
Malgré son état de ruine, l’Altes Schloss, posé sur ce nid d’aigle au-dessus de Baden-Baden, forçait le respect. Comment les hommes avaient-ils découpé et transporté les monstrueux blocs qui composaient ses murailles, murs et tours ? Combien d’années avait-il fallu pour élever un tel colosse au-dessus de la vallée ? Quels seigneurs, gentes dames, valets et servantes y avaient-ils vécu ? Et dans quelles conditions ? Entre ces épais murs, comment supportaient-ils le froid et la neige, l’hiver ? J’imaginais sans peine les chasses au sanglier, les chevaux et les molosses lancés à la poursuite des chevreuils qui seraient ensuite rôtis à la broche dans les immenses cheminées.
– Oh, t’avance l’intell ! C’est qu’un tas de pierres, t’as pas besoin de le regarder comme si c’était Brad Pitt.
Et Mike ponctua sa déclaration d’une bonne bourrade sur mes omoplates. Je serrai les dents. J’aurais pu lui faire mordre la poussière en moins de deux secondes si j’en avais eu envie. À lui et à Audrey qui s’esclaffait de son plus beau rire d’adolescente.
– Hihihi, l’intell ! Hihihi, Brad Pitt !
Bande de nazes ! Je pris une grande inspiration comme Cyril, notre senseï, nous l’avait appris au goshindo :
– La meilleure défense est l’indifférence ! La deuxième meilleure défense est la fuite. Dans le cas où ces deux possibilités ne seraient pas envisageables, pétez-leur un bras, cassez-leur les genoux, explosez-leur la tête par terre, puis éloignez-vous tranquillement.
Reprenant tranquillement l’ascension, je choisis l’indifférence. J’avais largement eu le temps de m’habituer depuis la maternelle à encaisser et à ignorer les amabilités comme intell, tête d’ampoule, gogole, la martienne… Plus personne, à part ma copine Julie et mon pote Jérôme, ne se rappelait que mon vrai prénom était Eva et pas La Tronche. Tout ça parce que j’étais née avec un Q.I. légèrement supérieur à celui d’un bigorneau, d’une vache, d’un perroquet et éventuellement un chouia plus élevé que celui d’Einstein. Je n’avais rien demandé, moi.
Et puis, le corps grassouillet de Mike avachi sur le chemin aurait gâché la beauté naturelle et un peu féerique du lieu.
Je n’ai toujours pas compris pourquoi on m’en faisait baver parce que je pouvais apprendre par cœur un chapitre de vingt pages d’Histoire en moins de cinq minutes, ou tous les théorèmes mathématiques mieux que les chansons de M Pokora. Si j’étais née avec un bras en moins ou des doigts de pied en plus, personne ne m’aurait insultée ou tapé dessus dans la cour. J’étais née avec un rab de neurones, honte sur moi, malheur à mes parents !
Monsieur Pasturel, notre prof d’Histoire, nous arrêta devant la grille qui condamnait après 22 h 00 l’entrée du château, comme l’indiquait en allemand la pancarte.
– Les jeunes, on reste ensemble. Nous allons commencer par les communs et les écuries, les salles de réception, les restes de la chapelle, puis nous monterons dans ce que furent les chambres, et enfin, le dernier escalier nous conduira en haut de la tour de garde d’où vous pourrez admirer la vallée dans un périmètre de plus de soixante-dix kilomètres. Essayez de repérer les différents sites que nous avons visités ce matin. Vous marcherez dans le calme, personne ne se penche par-dessus les murets. On a un à-pic de plus de cent mètres, pas de rigolade. Je ne veux ramasser personne à la petite cuiller. On ne pousse pas, on ne bouscule pas, même pour s’amuser. C’est bien compris ? demanda-t-il en lançant un regard appuyé à Mike.
Un concert de grognements approuva à regret.
La visite débuta. Le château n’était que peu restauré, les salles s’ouvraient à tous les vents, la moitié des murs avait disparu, mais la majesté naturelle du lieu m’écrasait. Les pierres semblaient me parler. Comme nous avancions après la salle des gardes, à travers l’immense salle de réception où une harpe à vent chantait sa lancinante musique, il me semblait percevoir l’agitation qui avait habité les lieux plusieurs centaines d’années auparavant. Je voyais sans peine les hommes bottés, flanqués de leurs chiens, les femmes aux lourdes jupes, drapées de pelisses de loup, les serviteurs portant de pesantes pièces de viande. J’avais l’impression étrange de connaître les lieux, de leur appartenir.
Je notais dans mon carnet les détails historiques dont monsieur Pasturel nous abreuvait, le nom des seigneurs, Robert le Gros, Godefroy le Fou (sûrement sympa celui-là), Michaël le Sanguinaire (de mieux en mieux !), Emil le Clairvoyant (enfin un qui paraissait relever le lot), … qui depuis l’an 1102 avaient régi le château et la contrée. Je tentais de reproduire maladroitement la configuration des pièces et quelques dessins gravés dans les pierres.
La vue du deuxième « étage » était déjà vertigineuse. Je reculai instinctivement, loin du vide. Les sapins en bas ressemblaient à des miniatures pour circuit de train électrique.
– T’as oublié de noter un mot, la fayote ! me susurra Mike avec un sourire mauvais.
– Tu vas me lâcher deux minutes ? Je te demande si tu as oublié de nettoyer une des canines d’Audrey ?
Il commençait à me courir sur le haricot. Qu’il ne s’intéresse pas à l’Histoire, ni d’ailleurs à grand-chose d’autre qu’à ses pompes, sa casquette ou le contenu du soutien-gorge des filles, je m’en foutais, mais qu’il me laisse un peu tranquille.
– Tu me causes correc, la gogole ou je te latte.
– Ouais, ouais, c’est ça, dans tes rêves.
Je soupirai et accélérai le pas pour m’éloigner.
Voilà ce que fut la deuxième de ma longue série d’erreurs dans ce voyage au cœur de l’Altes Schloss. Tourner le dos à cet abruti.
Je ne m’y attendais pas. Je n’étais pas prête à recevoir la bourrade qu’il m’envoya, en traître, en plein milieu de la colonne vertébrale. Je fus projetée, oh, pas loin, juste à deux mètres. Sauf qu’à un mètre cinquante, il y avait le garde-fou intérieur en fer. Sauf que j’avais les mains prises par le carnet et le crayon et pas le réflexe de les lâcher pour m’agripper.
Je basculai en pensant que ma première erreur avait été de suivre les conseils du senseï sur le chemin en ne cassant pas les genoux de Mike.
Et je tombai.
J’entendis monsieur Pasturel hurler :
– Eva ! NON !
Je sentis distinctement le froid de la pierre quand certaines parties de mon corps la rencontrèrent assez brusquement. Qui fit la connaissance de la dalle en premier ? Je ne pourrais certifier si ce fut ma joue droite, mes paumes ou ma hanche gauche.
De toute façon, cela n’avait plus tellement d’importance dans le tunnel noir où je fus engloutie.
C’est un coup de pied dans les côtes qui me réveilla.
– Celui-là a son compte.
Alors là, non, je n’avais pas mon compte. Me faire basculer par-dessus le parapet et venir s’inquiéter de mon sort en m’assénant un nouveau coup de pied, pas d’accord. Je me relevai d’une impulsion et assénai un Shuto, un Oï-Tsuki puis un Mawashigeri à Mike qui s’effondra comme une bouse molle à mes pieds.
Je ne réalisai pas immédiatement que je n’avais mal nulle part, enfin pas trop en tout cas. Je ne réalisai pas non plus tout de suite que le château avait subi une rénovation et une redécoration complète pendant mon évanouissement. Je ne réalisai pas encore qu’il faisait drôlement sombre pour deux heures de l’après-midi, malgré les torches accrochées aux murs du corridor. Je ne réalisai pas totalement que Mike avait dit « Celui-là a son compte » dans un patois allemand, puisque je le comprenais parfaitement et aurais pu le parler sans aucune difficulté.
En revanche, je réalisai une seconde après l’avachissement de mon adversaire que ce n’était pas Mike. Le type couché à mes pieds était une espèce de montagne couverte d’un manteau sombre et taché, aux cheveux longs et mal peignés, tenant encore dans sa main droite une épée plus longue que mes jambes.
Je n’eus pas le temps de m’appesantir, car la montagne était l’arbre qui cachait la forêt, une bande de colosses du même modèle le suivant deux pas en arrière. Au milieu de leur troupe se tenait un garçon sans arme, qu’ils poussaient devant eux sans ménagement.
– Hé, qu’est-ce que tu fais, Kurtz ? Magne-toi, on n’a pas beaucoup d’avance. Sa garde est derrière nous.
Un des hommes essayait de relever celui que j’avais si bien descendu. Il ne m’avait pas encore vue, dans la pénombre qui régnait entre les flambeaux.
– Laisse-le là, ordonna d’une voix grinçante l’homme qui poussait le garçon. On n’a pas le temps. Si on ne lui ramène pas le prince pendant qu’il s’occupe de son père en bas, Michaël ne sera pas content. Ils doivent tous périr ce soir, pas question de laisser un seul rejeton de cette lignée en vie. Même un comme celui-là !
Un concert de ricanements et de regards méprisants salua la déclaration. Et d’un nouveau coup, il fit bondir le garçon en avant, lui arrachant une plainte rauque.
C’est là que je commis ma troisième erreur. Probablement la plus monumentale de toutes. Il faut m’excuser, je n’avais pas toute ma raison. J’avais subi peu de temps avant une chute terminée par un bon coup sur la calebasse et reçu un coup de pied en prime. Mes côtes commençaient d’ailleurs à se plaindre.
Je sortis donc de l’ombre et sans le moindre préavis, j’enchaînai toutes les techniques que Cyril nous avait apprises. Coups de poing, de pied, du tranchant de la main et même ma préférée, la roulette japonaise. Il aurait été fier, mon senseï, de me voir dégommer ainsi une horde de brutes.
Si je n’avais ni l’avantage du nombre, ni celui du poids, j’avais celui de la surprise. Ils semblaient n’avoir jamais vu quelqu’un se battre comme moi et les trois premiers rejoignirent leur copain sur les dalles sans même lever le petit doigt. Encore moins leurs épées. Mais lorsque j’arrivai près du garçon, l’homme, vêtu entièrement de noir sauf un plastron d’argent où se dressait une salamandre à la gueule rouge vif, ne me regarda pas avec des yeux comme des soucoupes. Il se contenta de pointer sa lame devant moi.
– Hors de mon chemin, page. Je n’ai rien contre toi. N’aie pas de loyauté mal placée, le règne de Johann le Margrave est terminé. Désormais, c’est à Michaël que vous obéissez. Si tu t’écartes tout de suite, je te laisserai la vie sauve. Dans le cas contraire, les pages, ce n’est pas ce qui manque…
Je ne sais pas pourquoi, je ne le crus pas lorsqu’il me parla de clémence. Son sourire était cruel, ses yeux plus froids que ceux d’un poisson mort. Au moins, l’étroitesse du corridor me permettait d’affronter un adversaire après l’autre. Seulement, face à une épée, mes bras et mes jambes ne semblaient pas plus efficaces que des roseaux.
Je n’avais pas envie de mourir, mais comme dit mon grand frère : « Si tu fais une connerie, tu dois assumer…». Je n’avais pas d’autre choix. Je me mis en garde, espérant le frapper de quelques bons coups avant de débarrasser le plancher.
Je lançai mon pied en avant dans un magnifique Yoko-geri. L’homme pivota et m’asséna un grand coup du plat de l’épée sur le genou. Je sentis la douleur irradier et faire jaillir deux larmes de mes yeux. La partie ne s’annonçait pas bien. Il était rapide et souple en plus d’être armé.
Pourquoi ne pas essayer de le laisser passer ? Pourquoi je me battais pour un mec que je ne connaissais pas et qui peut-être m’appellerait Tronche de Cake dès que je l’aurais libéré ? J’étais prête à lever les bras en signe de reddition quand une cavalcade sonna sur les dalles derrière la troupe. Un cri ponctua l’arrivée d’un nouveau groupe d’hommes en armes.
– Ils sont là ! À mort les assaillants ! Délivrez le prince et conduisez-le en sûreté !
J’avais l’impression de me trouver au centre d’un film de cape et d’épée. D’un côté les Noirs, de l’autre les Verts. Tous déterminés à trancher des bras ou mieux, des têtes.
– Wolfram, tu m’as trouvé, Dieu soit loué ! murmura le garçon.
Ou devais-je dire le prince ? Le prince de quoi, d’où et surtout de quand ???
Une tempête se déchaîna dans le couloir qui résonna de bruits d’épées entrechoquées, de cris de douleur, de râles d’agonie. Le sang giclait sur les murs et les tapisseries, un jet arriva sur la flamme de la torche, dégageant une odeur qui me donna la nausée.
À cet instant, j’aurais pu partir, en reculant discrètement. Les monstres noirs et verts étaient trop occupés à se découper en rondelles pour se soucier de la disparition d’une pauvre fille d’une cinquantaine de kilos. Mais je fis alors ma quatrième erreur. J’avais prévenu, la liste est longue. Et puis, les erreurs, quand on est aussi imbécile que moi, c’est comme une drogue. Quand on a commencé, impossible de décrocher.
Je ne réfléchis même pas au parti que j’allais prendre. Pourquoi aider les Verts plus que les Noirs ? Qui avait raison, qui avait tort dans cette guerre où je n’avais rien à faire ? Qu’est-ce que j’en savais ? Si ça se trouve, c’étaient tous des cinglés sanguinaires qui profiteraient de la moindre occasion pour s’éclater en me jetant dans une fosse remplie d’ours.
Bref, j’avais déjà un contentieux avec les Noirs, mes côtes et mon genou criaient vengeance. Je vis une faille dans leur défense. Le salopard qui m’avait bousillé la rotule s’était retourné pour faire face aux Verts, utilisant le prince comme bouclier humain. Il me tournait le dos, pensant que le page, comme il m’appelait, aurait le bon sens de profiter d’une chance de s’enfuir et de survivre. Forcément, il ne savait pas que j’étais plus têtue qu’un mulet borné.
Ha, ha ! À son tour de commettre une erreur !
Habitée d’une fureur noire, je mis toute la puissance qui me restait dans un nouveau Yoko-geri qui cette fois atteignit son but, pile entre ses omoplates. L’homme tomba à genoux, écartant de lui le prince et lâchant son épée. Sans réfléchir, je m’en saisis et frappai de toutes mes forces. J’étais devenue une bête féroce, j’avais envie de voir sa tête rouler, son sang jaillir. L’épée était lourde, elle n’était pas conçue pour une fille de treize ans et demi. Je ne réussis pas à le décapiter. Il eut le réflexe de protéger sa tête de son bras droit, qui tomba sur le sol dans une mare rouge vif.
Il poussa un hurlement à glacer les os d’une goule et s’effondra sur les dalles.
– Toi !
Celui qui semblait le chef des Verts et que le prince avait appelé Wolfram me parlait, tout en maniant l’épée.
– Cours aux écuries, deux chevaux sont prêts. Emmène le Prince chez sa tante Meiran. Ne vous arrêtez sous aucun prétexte tant que vous ne serez pas arrivés. N’ayez crainte, Prince, nous vous y rejoindrons ! Ici, le combat est perdu !
Bien évidemment ! Je n’avais rien prévu d’autre aujourd’hui. Assommer une meute de cinglés, trancher un bras, galoper avec le prince Machin jusque chez tata Meiran et poursuivre de là-bas la reconquête des terres de Johann le Margrave. Parfait. Génial. Trop cool.
Entre parenthèses, le prince Machin, il était bien gentil, mais il ne nous avait pas beaucoup aidés à le délivrer. Il était resté tout ce temps-là tranquille, à attendre que la valetaille se fasse occire pour ses beaux yeux. Il n’avait même pas pensé à ramasser l’épée du méchant et à lui couper le bras à ma place. Parce que, je ne voudrais pas faire la difficile, mais ce n’est pas tout à fait le rôle d’une jeune fille bien élevée (moi) de jouer au boucher au fin fond d’un château inconnu et sinistre !
La voici, la voilà, la cinquième erreur arrive. Je ne perdis pas mon temps à expliquer tout ça à Wolfram et empoignai le bras du prince pour le sortir de sa torpeur, le pauvre chéri. Je l’entraînai dans les couloirs en courant le plus légèrement possible, rasant les murs, espérant ne pas me retrouver dans un tournant face à une nouvelle grappe de Noirs enragés.
– Elles sont où, les écuries ? demandai-je.
– Il faut descendre.
Forcément, qu’il fallait descendre ! On n’a jamais mis des chevaux sur le toit ! Il était couillon en plus d’être mollasson ? Est-ce que ça valait bien la peine que je risque ma vie pour un boulet pareil ?
– Ils sont où, les escaliers ? lui demandai-je, énervée.
– Tu ne le sais pas ? répliqua-t-il l’air surpris. Au bout de l’étage, tu as l’escalier de service. Conduis-moi à celui-là, il débouche près de la lingerie. De là, nous pourrons sortir plus discrètement et peut-être rejoindre nos chevaux.
Qu’il en soit fait selon votre volonté, Votre Altesse !
Je progressai dans la direction qu’il m’indiqua. Il serrait toujours ma main, sans doute pour se rassurer, mais je ne lui en tenais pas rigueur, la peur me tordant aussi le ventre.
Des bruits de pas m’alertèrent. Je bondis dans le renfoncement d’une porte, le prince collé à mon épaule. Je tentai de me faire aussi petite qu’une souris. Je n’avais aucune envie d’affronter de nouveaux mercenaires. Ils passèrent en marchant à grands pas, sans même un regard pour nous, tous vêtus de noir, tous couverts de sang. D’un sang qui ne devait pas être le leur. Je préférais ignorer pour le moment l’intensité du carnage qui avait eu lieu plus bas. Je les laissai tourner dans un des couloirs perpendiculaires et nous reprîmes notre progression. Enfin, nous parvînmes à l’escalier. Le descendîmes sans encombre, arrivâmes devant une lourde porte.
– C’est la buanderie, m’indiqua le prince en faisant glisser sa main sur le mur. À l’opposé, il y a une petite porte. C’est par là qu’il nous faut sortir.
J’ouvris la porte, en priant pour que ses gonds ne grincent pas, rameutant nos poursuivants. Les murs résonnaient de bruits étouffés de lutte que je voulais absolument fuir. À l’intérieur, une bonne odeur de savon et de linge propre régnait, qui contrastait agréablement avec les odeurs corporelles des soldats. Il y faisait un noir absolu. J’avançai prudemment.
Boum, au temps pour ma hanche. Après les côtes et le genou, il ne me manquait plus qu’à rentrer dans une table pour parfaire le tableau. Si je continuais au même rythme, avant la fin de la nuit, je serais plus bleue qu’un saphir.
– Fais attention ! me lança le prince.
– Ça va bien à la fin ! Si tu es plus fort que moi, passe devant !
Il commençait à me courir sur le système, le prinçounet !
– D’accord, répliqua-t-il à ma grande surprise.
Et il nous guida en zigzaguant à travers la pièce sans une hésitation. Je frôlai des meubles à plusieurs reprises mais ne me cognai plus. Il attrapa la poignée de la porte, que je n’aurais même jamais devinée.
– Pas mal ! Tu as des yeux de chat !
Le prince répondit par un drôle de rire, comme un bris de glace. Puis il entrouvrit la porte et s’effaça devant moi. Par courtoisie sûrement, de belles manières de cour.
– Regarde si la voie est libre.
Courtoisie mon œil ! Lâcheté, oui !
J’entendais au fond de la cour les chevaux qui renâclaient dans leurs stalles. Je me souvenais de l’endroit que monsieur Pasturel nous avait indiqué comme les écuries et parvins à me situer. Notre sortie était à l’ouest de l’entrée principale du château.
– Tu vois des gardes, page ?
Je ne voyais rien, à part quelques vagues formes qui devaient être des arbres ! Et encore, ça aurait aussi pu être des soucoupes volantes ou des chameaux à tutu que je n’aurais pas fait la différence. Pourquoi il ne regardait pas lui-même ? Je tendis l’oreille. Contrairement à l’intérieur du château, l’extérieur paraissait calme et désert.
– Je ne vois personne. On va tenter notre chance. J’espère que ton Wolfram ne s’est pas trompé et que des chevaux nous attendent. À trois, on court.
Le prince saisit à nouveau ma main. Il aimait le contact sans aucun doute ! Un…
La porte derrière nous s’ouvrit en grand, libérant un flot de lumière.
– Il est là ! hurla un homme en noir.
Pas besoin d’attendre le trois, on était grillés. Notre seule chance était une course éperdue à travers la cour. Je partis comme une flèche, traînant quasiment le prince qui trébuchait tous les cinq pas.
– Cours, bon sang !
Les hommes étaient dix mètres derrière nous. Alourdis par leurs plates et leurs épées, ils couraient moins vite que moi en tennis et le prince en bottes de cuir souple. Mais ils avaient de plus grandes jambes, nous ne pourrions les tenir à distance très longtemps.
Au milieu de la cour, je vis un cheval, attaché à un arbre. Je criai à mon compagnon :
– On n’a pas le temps d’aller aux écuries en chercher un deuxième, tant pis. On monte tous les deux sur celui-là.
Le prince sauta sur son dos presqu’en pleine course, d’un bond étonnant et me hissa sur la selle devant lui sans même que mes pieds touchent les étriers. Je dus reconnaître qu’il était drôlement musclé, un vrai athlète !
Mes fesses avaient à peine touché la selle qu’il talonna les flancs du cheval et nous partîmes au grand galop.
À ce stade, je peux déclarer que ce fut ma sixième erreur, pas terrible celle-ci, puisque je n’avais pas vraiment d’autre choix que de grimper sur le canasson.
Erreur, car si j’étais une reine du tatami, je m’étais très rarement trouvée du même côté de la clôture que le moindre équidé, fut-il un mignon poney. Quant à galoper sur un cheval de guerre, je n’avais jamais vécu l’expérience, même en rêve.
Pourtant, monter le même cheval qu’un prince qui vous tient fermement par la taille et pose la tête sur votre épaule, ça en ferait fantasmer plus d’une dans ma classe. Même Audrey planterait là son Mike pour être à ma place. Enfin, si la douce cavale galopait sur une plage au soleil couchant. Pas entre les sapins, dans l’obscurité totale, au bord de profonds ravins, poursuivie par des spadassins déterminés à vous transpercer la peau.
Je rebondissais sur la selle aussi élégamment qu’un sac de patates. Heureusement que le prince me tenait fermement du bras gauche, le droit guidant le cheval de manière experte.
Nous franchîmes le pont-levis dans un vacarme de fers sur le bois. Les autres n’avaient pas encore réuni et enfourché leurs montures.
– Sept, huit.
Nous virâmes brusquement à droite et gravîmes une pente sans ralentir la cadence.
– …Vingt, vingt-et-un, vingt-deux.
Nouveau virage à droite. Et accélération du galop sur un petit sentier qui paraissait sablonneux. Je n’en demandais pas tant, je trouvais déjà qu’on allait beaucoup trop vite avant. Les branches des sapins me fouettaient et griffaient le visage. Quelques zébrures rouges au milieu de mes bleus seraient du plus bel effet. J’aurais tout pour séduire le prince quand nous serions parvenus chez sa tante Meiran.
– Cinquante-trois, cinquante-quatre…
– Pourquoi tu comptes ? tentai-je de demander.
– Tais-toi !
D’accord, on aide et voilà comment on est remercié.
Nous entendions désormais une cavalcade derrière nous.
– Cent trois, cent quatre.
Le cheval pila, je m’explosai le nez sur son encolure.
– Tu pourrais prévenir !
– Descends, cherche le treillis sur les rochers, dépêche-toi. Pousse-le, on va se cacher derrière.
Une haute falaise bordait le sentier sur notre gauche. Obéissant, je m’approchai des rochers et plissant les yeux, tentai de repérer le treillis. Mains en avant, je trouvai du lierre et des ronces, qui m’écorchèrent la peau. Dire que j’en avais marre était au-dessous de la vérité ! Désespérément, je tentai de déplacer les plantes alors que les chevaux se rapprochaient de nous. J’allais dire au prince de regrimper en selle et de reprendre la fuite quand quelque chose céda sous ma poussée.
– J’ai trouvé !
Je fis glisser le panneau végétal, le prince tira les rênes du cheval et nous pénétrâmes sous la roche. Je remis en place le camouflage. Juste à temps. Les cavaliers passaient déjà au grand galop sur le chemin, poursuivant du vent !
Je poussai un énorme soupir de soulagement. Le cheval m’imita et s’ébroua, ce qui nous fit rire, nerveusement. Un moment de calme dans cette nuit de brutes !
– Où sommes-nous ?
– C’est une grotte, que mon arrière-arrière-grand-père, Johann 1er a découverte, il y a près de trois siècles. Il a été pris dans un orage terrible lors d’une chasse au sanglier et a cherché à s’abriter. Il a voulu s’adosser le plus possible à la paroi, son cheval a fait un mouvement brusque et lui a fait traverser le mur de broussailles qui dissimulait l’entrée. Il est revenu plus tard avec des hommes de confiance et des torches pour l’explorer. Depuis, cet endroit n’est connu que des seigneurs, princes et de leurs hommes liges. Au cas où…
– Excellente idée ! Les Noirs ne savent pas où nous trouver alors ?
– Les noirs ? Quels noirs ?
Il faisait exprès de ne pas comprendre ou quoi ?
– Ceux qui nous poursuivent !
– Ah, la troupe de Michaël. Non, aucune chance. Nous sommes saufs pour le moment. Avançons, il y a une salle un peu plus loin où nous pourrons nous reposer plus confortablement.
Je me collai à la roche.
– Passe devant puisque tu connais le chemin.
Comme dans la buanderie, le prince, tenant toujours les rênes du cheval, nous fit avancer sans encombre pendant une vingtaine de mètres, puis obliqua sur sa gauche. Je l’entendis à nouveau compter.
– Vingt.
Il tira mon bras vers le bas et me fit toucher un objet en bois.
– Ouvre le coffre, page. Dedans, tu trouveras un briquet pour allumer un feu. Au-dessus, il y a une torche, tu pourras t’éclairer.
– Tu ne sais pas le faire tout seul ? demandai-je, énervée.
Ma voix résonna sinistrement. La grotte devait être large et haute.
– Non. Je n’ai jamais appris, ça ne me servirait à rien.
Ben voyons, Monsieur a ses larbins pour allumer le feu, il ne va tout de même pas risquer de brûler ses royaux doigts !
Marre à la fin. Je m’étais battue pour ce lâche, j’avais récolté des bleus, des bosses, le visage zébré, les fesses en compote et Monsieur ne pouvait même pas allumer un petit feu de camp. Je ne lui demandais pas de sortir sa guitare et de chanter Youkaïdi, youkaïda, mais un minimum de participation. L’envie me démangeait de le planter là au milieu de sa caverne et de repartir. Mais repartir où ? Je n’avais aucune idée de la manière dont j’étais arrivée dans cette histoire de fous, alors comment en sortir ?
N’empêche, nounou pour prince fainéant, je ne m’en sentais pas la vocation.
Le prince ne répondit pas.
Je soupirai et ouvris le coffre à tâtons. Je trouvai au fond une bourse en cuir et entrepris de la délacer. Lorsque le prince m’avait parlé de briquet, j’avais cru trouver un briquet à gaz, normal, du XXIème siècle, ou bien du XXème, je n’étais pas difficile. Une nouvelle surprise m’attendait. En guise de briquet, il y avait un morceau de métal, quelques pierres, un truc spongieux et des fibres douces.
– D’accord. Parfait, génial, trop cool.
– Quoi ?
– Rien, rien. On n’est pas près d’allumer le barbecue.
– Le quoi ?
Je ne pris pas la peine de répondre. Je préférai me concentrer sur des souvenirs. J’avais lu l’année précédente un article dans Science et Vie Junior intitulé « Comment faisait-on du feu au Moyen Âge ? ». Très intéressant, bien documenté, assez détaillé. Mais j’avais préféré le suivant : « Les extraterrestres sont-ils parmi nous ? ». Quand on connaît ma prof d’Arts Plastiques, on n’a aucun doute à ce sujet.
Bref, revenons à nos moutons et à notre briquet médiéval.
J’avais depuis toujours une mémoire photographique qui me permettait de me rappeler au mot près de pages entières que j’avais lues. C’était super pratique pour apprendre les leçons, mais c’était aussi une des raisons qui me faisaient passer pour un monstre au collège. Je marmonnai le contenu de l’article qui pourrait me sortir du noir.
– En dessous, on place le silex, puis l’amadou et on frappe sur le silex avec le briquet d’acier. L’étincelle du briquet arrive et commence à faire chauffer les fibres avec lesquelles elle est en contact. Si ces fibres sont trop nombreuses, l’étincelle va s’éteindre avant d’avoir pu les embraser.
Le mode d’emploi semblait clair, il ne manquait plus que la pratique.
J’attrapai un silex plat entre mon pouce et mon index gauches, posai dessus un morceau fin d’amadou et me saisis du briquet d’acier dans la droite.
Je frappai un bon coup.
– MERDE ! Saloperie !
J’avais raté le silex, mais pas mon index. Je poussai un grognement rageur.
– Pourquoi moi ? Dans la famille Pasdebol, je veux la fille. Gagné, Eva !
Je recommençai, ajustant mieux mon coup. Une étincelle jaillit.
– Yes !
J’étais heureuse comme une gosse devant un paquet de sucettes. Mais l’étincelle était retombée sur le sol sans même effleurer l’amadou. Je tapai, encore et encore sur le silex. L’acier du briquet, mal poli, commençait à m’entamer la paume droite.
Mais il était hors de question d’abandonner. J’en faisais une affaire personnelle. Je n’allais pas me laisser mettre minable par un petit briquet de crotte quasi préhistorique. Cro-Magnon l’avait fait, avec son cerveau de poulet, il ne serait pas dit que je n’y arriverais pas.
– Ne m’aide pas, surtout !
Toujours pas de réponse. Un prince ne perd pas sa salive à répondre aux serviteurs. Un prince n’a une langue opérationnelle que pour donner des ordres. À cet instant, je le détestais. Je n’étais pas loin d’utiliser sa tête à la place du silex.
Qu’est-ce qui m’était arrivé ? J’étais devenue une brute assoiffée de sang et de bagarre.
– Ouais ! Yeah, yeah, yeah ! Je suis trop forte !
Dans ma main, l’amadou avait enfin rougi et se consumait tout doucement. Je posai délicatement le briquet, attrapai quelques fils d’étoupe et les approchai de l’amadou. Ils eurent la bonne grâce de s’embraser immédiatement, ce qui me permit de repérer la torche. Après avoir dégouliné à essayer d’enflammer l’amadou, l’allumage de la torche fut un jeu d’enfant. J’étais aussi heureuse en contemplant ma flamme qu’un marin perdu qui repère un phare ami.
– Non, non, de rien, ne me remercie pas ! déclarai-je, ironique.
Je n’eus pas le temps de me retourner pour voir ce que faisait le prince, que je n’entendais plus depuis un bon moment. Sur mon cou, vint se poser l’acier froid et tranchant d’une dague.
– Tu n’es pas un page.
Le prince me tenait fermement de la main gauche tout en appuyant dangereusement son poignard sur ma carotide. Salaud ! Pendant que je m’évertuais à le sauver et à faire du feu, il ne songeait qu’à me couper la gorge !
– Je n’ai jamais dit que j’étais un page, coassai-je.
– Tu n’es pas d’ici. Tu ne me connais pas et tu as un drôle d’accent.
– Alors là, laisse-moi rire, c’est l’infirmerie qui se moque de l’hôpital ! C’est toi qui as un drôle d’accent et qui parles bizarrement. On dirait un mélange d’alsacien, de Badisch et de Hochdeutsch.
– Et je ne comprends pas la moitié des mots que tu emploies. D’où viens-tu ? Pour qui travailles-tu ? Qui t’envoie ? C’est un piège de Michaël ? Me sortir du château pour mieux me reprendre ensuite ? En plus, tu es une fille !
Il avait mis dans ce mot tant de mépris que je ne me contrôlai plus. Je saisis son poignet droit, lui fis subir une rotation et utilisai sa propre force pour faire passer le prince par-dessus mon épaule. Il atterrit lourdement sur le sol de la grotte. Sans lui laisser le temps de se reprendre, je m’agenouillai sur sa poitrine et son bras droit, bloquai sa gorge de ma main droite et lui fis lâcher le couteau. Je m’en saisis et le glissai derrière mon dos, dans les passants de ma ceinture.
– Ça suffit maintenant. Tu vas arrêter de me menacer et de me traiter comme un chien. Je t’ai sauvé la vie, j’ai le droit à un minimum de respect. D’autant que tu l’as dit toi-même, je ne te connais pas, je ne te dois rien. J’aurais aussi bien pu te laisser être mené à la mort comme une vache à l’abattoir quand je t’ai croisé dans ce couloir. On va s’asseoir tranquillement et discuter. Moi aussi, j’ai des questions pour toi et ce n’est pas pour ça que je t’attaque en traître pour obtenir des réponses. Et le mot fille n’est pas une insulte, tu ferais mieux de t’en souvenir. D’accord ?
– D’accord, acquiesça-t-il à regret.
Je dégageai lentement ma pression, prête à parer un nouveau coup bas.
Nous nous assîmes, côte à côte, reprenant notre souffle. Mon cœur cognait dans ma poitrine. Mes jambes tremblaient. Il fallait que tout ça cesse, je ne pourrais pas supporter plus longtemps ce stress. Le prince rompit le silence.
– Qui es-tu ?
– Je m’appelle Eva. Et toi ?
– Je suis le prince Emil de Bade. Mon père est le seigneur Johann le Margrave. Je devrais dire était puisque ce fou de Michaël l’a assassiné.
Sa voix se brisa, un sanglot lui échappa. Il s’effondra, la tête sur les genoux, le visage caché par ses longs cheveux blonds. J’eus envie de passer mon bras autour de ses épaules, secouées par les pleurs, mais un mélange de méfiance et de pudeur m’en empêcha. Il n’avait plus rien d’un prince, juste d’un garçon normal qui pleure son père. J’attendis sans bouger que ses larmes se tarissent. Le cheval s’approcha et poussa Emil de son nez. Il leva la main pour lui caresser le museau, puis essuya ses joues d’un revers de manche. Il se racla la gorge.
– D’où viens-tu ? Que faisais-tu au château ?
Comment expliquer à un prince germanique que celle avec qui il fuit vient du XXIème siècle par vol plané direct ? Je choisis de répondre par une autre question, histoire de bien cerner ma situation.
– Tu peux me rappeler la date d’aujourd’hui ?
– Le 29 mars.
Jusque-là, j’étais d’accord.
– De quelle année ? demandai-je d’une petite voix.
– 1490, évidemment !
– Hum hum. Bien. Je vois.
J’avais tout simplement dégringolé un étage… et cinq cent vingt ans. Heureusement qu’à ce tarif-là je n’avais pas atterri trois étages en dessous, j’aurais été obligée de parler latin ! Je ne m’expliquais d’ailleurs pas comment je comprenais et parlais si bien l’allemand ancien. Mais c’était un moindre mal par rapport au voyage que j’avais accompli. La question la plus importante était pour moi : comment refaire le chemin inverse ?
Pouvais-je lui expliquer ?
– Si je te dis d’où je viens, tu vas me prendre pour une folle. Non, ce n’est pas tout à fait ça. Si je te dis de quand je viens, tu vas me prendre pour une folle !
– De quand tu viens ? répéta-t-il sans comprendre.
– Oui, parce que je viens bien du château. On a garé le bus sur le parking ce midi pour visiter les ruines de ton château et je suis tombée du parapet, poussée par cet abruti de Mike.
– Marré les puces sur le Harring ?
– Garé le bus sur le parking.
Le prince partit d’un grand rire en répétant avec difficulté entre deux hoquets « garé le bus sur le parking ». Je le laissai rire tout son saoul et essuyer ses larmes. Trop d’émotions sûrement.
Je venais d’obtenir, sans le savoir, mon diplôme de clown. Garé le bus sur le parking, faut avouer, qu’est-ce que c’est marrant. Ha ! Ha ! Ha !
Je compris soudain que garer, bus ou parking étaient des mots inconnus au XVème siècle, tout comme le barbecue dont j’avais parlé tout à l’heure. Pour Emil, mon explication était du chinois. Je repris plus clairement.
– Pour moi, nous sommes bien le 29 mars… mais le 29 mars 2010.
– 2010 ?
– En l’an 2010. J’étais dans ton château ce même jour, mais en l’an 2010. Nous le visitions avec ma classe. Quelqu’un m’a poussée par-dessus une rambarde, je suis tombée un étage plus bas sur les dalles. C’est un coup de pied des soldats qui t’avaient capturé qui m’a fait revenir à moi. Ne me demande pas comment je suis arrivée là, je n’en ai aucune idée.
– Prends-moi pour un imbécile ! Si tu ne veux pas me dire d’où tu viens et pour le compte de qui tu espionnais, ne dis rien, mais ne me raconte pas de telles sornettes !
– Ce ne sont pas des sornettes ! lui criai-je dans l’oreille.
Il ne pouvait pas me croire, je devais m’y attendre. Mais que lui dire d’autre ? J’étais aussi nulle en histoire médiévale allemande qu’en danse classique. Je n’avais aucune idée du nom des différents comtes et seigneurs de la région à cette époque. Je ne pouvais pas raconter que Ludwig Tête de Figue ou bien Robert Pattes en l’Air m’avaient envoyée chez lui !
– Arrête ça ! Ce n’est pas parce que je suis aveugle que je suis débile !
– Je ne t’ai jamais pris pour un débile !
Pour un lâche oui, mais pas pour un débile, pensai-je.
– Et tu n’es pas aveugle !
– Ah non ?
Le prince se saisit alors de mon visage et m’obligea à le regarder. Pour la première fois, je me trouvais face à lui, mon nez à seulement quelques centimètres du sien. Je réalisai comme ses traits étaient beaux, un mélange de finesse et de force, ses lèvres pleines, son nez droit. Son regard fixe, vide.
– Tu es aveugle. Je… je ne le savais pas, excuse-moi, bégayai-je.
– Tu es bien la seule dans tout l’empire !
Tout s’éclaira subitement. Le prince n’était pas lâche, il ne voyait pas ses adversaires. Dans notre fuite, il tenait ma main car je le guidais. Dans la buanderie, il ne se cognait pas car il connaissait parfaitement les lieux, pas besoin pour lui de lumière. Dans notre galopade, il comptait pour trouver son chemin, il avait sans doute appris ainsi à se repérer. Et il ne savait pas allumer un feu, car cela lui était absolument inutile. Il ne connaissait pas la lumière.