Merci aux incommensurables Séverine et Jean-Marc, sans qui Djéhé ne serait jamais apparu. Parce que Ventadour, c’est pas… Saturne !
Lenia
Retrouvez l’auteur sur son site internet :
www.leniamajor.com
La boîte en fer irisé, décorée d’une tempête d’étoiles qui scintillaient en rythme sur ses quatre faces, typique de la biscuiterie Crousti-Mars, flottait à côté du fauteuil de Galaxine.
Elle plongea dedans une main distraite. Ses ongles produisirent un bruit métallique en touchant le fond de la boîte. Elle agita frénétiquement les doigts entre les miettes et poussa un soupir de soulagement quand son index heurta le bord rond d’un petit gâteau.
Son regard quitta l’écran qu’elle scrutait jusque-là avec un soupçon de perplexité pour vérifier l’atroce réalité.
– Misère interstellaire, c’est le dernier ! Tu m’excuseras, Aérofrin, je ne te l’offre pas.
Le beau jeune homme assis en face de Galaxine leva les yeux au ciel. Un ciel bleuté tirant légèrement sur le rose, ce matin-là.
– Je ne veux pas de biscuit. Je ne mange pas de biscuit. Je ne mange pas.
– Je sais… C’était une blague, soupira Galaxine.
Elle prévint la protestation qui ne manquerait pas d’arriver en poursuivant :
– Tu n’es pas sensible à mon humour, je le sais également. Mon père a oublié d’intégrer cette fonction dans ton programme. Comment a-t-il pu omettre ce détail alors qu’il savait que nous passerions 99 % de notre temps ensemble, seuls à bord du Moucheron ? Tu es magnifique, serviable, compétent, infaillible, cultivé… Mais ce que tu es lisse, ennuyeux et sans surprise, mon pauvre Aérofrin, déplora Galaxine.
Elle se lécha le pouce pour ne pas perdre le dernier grain de sucre caramélisé du Croustiton.
On aurait pu croire que ledit Aérofrin se rengorgerait de la litanie de compliments égrainés par la jeune fille, avant de se renfrogner sous la douche froide qui l’avait suivie. Au lieu de cela, aucune émotion ne vint animer son visage sublime.
Car Galaxine avait extrêmement bien décrit son compagnon : un humanoïde quasi parfait. Son allure et ses traits étaient d’une pureté à faire basculer Vénus dans un trou noir, sa peau digne du velouté des pêches Orcusiennes, ses yeux plus fascinants qu’une aurore boréale. Il connaissait le système solaire mieux que Galaxine le fond de la boîte de biscuits. Grâce à ses disques durs, il pouvait vous réciter l’Histoire de toutes les planètes habitées, d’avant le début de l’Expansion à nos jours. Sans la moindre erreur, ni hésitation. Il savait aussi détecter et réparer n’importe quelle panne de n’importe quel appareil ou engin.
Oui, vraiment, Aérofrin eut été parfait s’il n’avait manqué à ce point d’humour et de sentiments.
Son créateur génial, Gacrux Shédar, le père de Galaxine, n’y avait tout simplement pas pensé. Et elle le regrettait chaque jour. Car en dehors de leurs missions, s’il était agréable à contempler et à vivre, elle s’ennuyait en compagnie d’Aérofrin comme un boulon perdu dans l’espace. Jamais un rire, tout juste un sourire automatique déclenché par certains mots ou situations, toujours d’humeur égale, pas la moindre dispute, ni l’ombre d’un mot plus haut que l’autre. Quant aux insultes et jurons, la jeune fille doutait qu’il puisse les utiliser.
Mais après tout, Shédar l’avait peut-être fait exprès. Malgré sa plastique superbe, Galaxine ne tomberait jamais amoureuse d’Aérofrin. Sa beauté parfaite ne la distrairait pas de sa mission. Les deux compagnons pouvaient se concentrer sur leur travail, essentiel pour le maintien de la paix dans le système solaire.
– J’envoie une commande de recharge de soixante boîtes de Croustiton pour notre prochain passage sur Mars.
Aérofrin marqua une légère pause.
– Qui, si mes calculs sont exacts, aura lieu dans 0.1367 révolution lunaire.
– Tes calculs sont toujours exacts, mon cher.
D’un geste de l’index droit, Galaxine ordonna au coffret d’aller rejoindre ses cinquante-neuf jumeaux dans le placard de la cuisinette.
– Où en étions-nous ?
– J’avais proposé C493, sans succès. C’était ton tour.
– Ah oui.
Galaxine, maussade, contempla les centaines de croix rouges sur son écran. Une demi-lunaison qu’ils avaient commencé cette bataille spatiale géante pour passer le temps et pas encore la moindre croix verte. Fizz, refizz et rerefizz.
– Bien, bien, bien… Y 589, énonça-t-elle sans conviction.
– Touché !
– Ne fatigue pas tes batteries, je sais : Fizz. Pardon ? Tu as dit ?
– Touché.
Elle se redressa vivement, faisant onduler son coussin volant.
– Touché, comme dans Bing en plein dans le mille, Vlan dans la carlingue, Chtac dans le pif ? Où ça, touché ? Dans la cabine ? La soute ? Les propulseurs ? Une navette ? Un vaisseau-mère ? Un long-courrier ? s’échauffa-t-elle.
– Touché, répéta l’impassible Aérofrin. Les règles du jeu sont très claires. Article 8 : En cas de tir au but de l’adversaire, le joueur indique qu’il a été atteint par le terme « Touché », sans donner plus de précision. L’adversaire peut alors retenter sa chance pour toucher une nouvelle fois le vaisseau, ou même le désintégrer si toute sa structure a été frappée. En cas d’échec, il prononcera le terme « Fizz ».
– O.K., ça va, j’ai compris. Où es-tu, petit vaisseau de mon cœur ? marmonna Galaxine en se frottant les mains. Viens voir Tata Gala que je t’atomise ! Y 588 ? Y 590 ? Z 589 ? X 589 ? Où es-tu ? Y…
Une sirène d’alerte et le passage de toutes les lumières au rouge éruption solaire dans le Moucheron interrompirent l’élan de Galaxine.
– Réception d’une communication urgente en provenance de Saturne, annonça Aérofrin.
Sa compagne bondit sur ses pieds et courut au centre de transmission, à l’avant du vaisseau. Un appel, de l’action, enfin ! Que se passait-il sur la géante ? Une météorite trop proche à dévier ? Un patrouilleur égaré à rapatrier ? Un baladeur à dépanner ?
Elle posa son doigt sur la photo de Saturne, dans l’angle gauche de l’écran.
– Galaxine, Veilleuse de l’Espace à votre écoute !
L’image d’Acamar, gouverneur de Saturne, s’afficha. La jeune fille décrivit immédiatement un S de sa main droite, signe de salut protocolaire réservé aux plus hautes autorités.
Si le gouverneur me contacte en personne, la situation est grave. Il a dû se produire une belle boulette cosmique !
– Galaxine, le bonjour de Saturne au Moucheron !
Chauve, joufflu et replet, Acamar avait plutôt une tête de vendeur de croissants que de dirigeant de planète. Mais dans l’espace, il ne fallait jamais se fier aux apparences. Comme le plus insignifiant débris d’étoile filante pouvait se loger dans un réacteur et vous détraquer tout un Supralumen, le plus banal des bonshommes pouvait prendre le pouvoir, pour peu qu’il ait les bons soutiens et les armes adéquates.
– Hommages respectueux du Moucheron à Saturne, salua Aérofrin.
Acamar hocha la tête, faisant trembler ses bajoues.
– Cessons là les formalités, Moucheron ! Un drame nous guette.
– Un drame ? s’exclama Galaxine partagée entre la crainte et la jubilation.
– Un drame, confirma Acamar. On a volé les anneaux de Saturne.
– Volé les anneaux de Saturne ? s’écrièrent en chœur les deux Veilleurs.
Une nouvelle vue remplaça la bouille rondouillarde du gouverneur. La planète sans sa ceinture paraissait si nue que Galaxine en fut gênée pour elle.
La révélation laissa les partenaires bouche bée. Galaxine parce qu’elle n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Et Aérofrin parce que son disque dur tournait dans le vide.
Aucune entrée dans sa base de données n’accolait les termes « Vol » et « Anneaux de Saturne ».
– Mais quand ? Où ? Comment ? interrogea Galaxine, dès qu’elle eut recouvré l’usage de sa langue.
– Je ne vous en dirai pas plus. Je ne sais qui peut épier nos transmissions… Dépêchez-vous, Moucheron ! Dès que vous serez arrivés, nous interdirons tout trafic autour de Saturne.
L’écran retrouva son aspect habituel, divisé en treize cases, représentant les huit planètes et les cinq planètes naines du système solaire.