Le Fantôme qui écrivait des romans, Éric Sanvoisin. Illustrations de couverture : Gilles Francescano. Aux éditions Balivernes.

C’est l’histoire d’un livre étrange…

Une porte grinça. Tous les poils de son corps se hérissèrent comme des soldats au garde-à-vous. ILS venaient le chercher.

— Trop tard, mes agneaux !

Sa peau granuleuse était déchirée. Il s’était scié les veines avec une scie à métaux. Sa vie s’enfuyait comme un cheval fou. Il sentait le vent ébouriffer ses cheveux. Il était sur le départ, enfin.

Il ferma les yeux. Ses paupières étaient lourdes. Sous ses fesses, la moquette se transformait en une éponge gorgée de sang dans laquelle il s’enfonçait peu à peu.

Il décelait tout autour de lui des mouvements agités et des voix stressées. Il y avait aussi cette nappe de brouillard qui collait à son corps. C’était la robe de la mort.

— Madame, je suis à vous ! lui dit-il en la reconnaissant.

Elle ne prononça pas un mot. Elle se contenta de longuement le regarder. Ses orbites étaient vides mais il comprit, en les sondant, qu’elle ne voulait pas de lui. Déjà, on l’emportait.

— Non !

Mais sa voix était inaudible. Il se sentait trop faible pour monter le son…

Il essaya de retenir la mort en saisissant un coin de sa robe de brume. Ses doigts gourds se refermèrent sur le vide. Il toussa. D’étranges frissons parcouraient son corps glacé.

Il avait une fourmilière dans le ventre. Des petites bêtes entraient et sortaient par son nombril. D’autres creusaient des galeries dans son cerveau, à la recherche d’un peu de nourriture. Sa matière grise était comme du caviar pour elles. Leurs mâchoires en déchiquetaient des portions minuscules qu’elles s’empressaient de transporter dans les greniers de la reine. Il n’avait pas envie de rire.

Un claquement de porte sema la panique parmi les fourmis. Une course contre la montre commençait. Il fallait évacuer toutes les larves !

Le SAMU… La sirène… La douleur…

L’insupportable douleur. Il aurait préféré qu’elle ne finisse jamais.

Hélas pour lui, il n’était pas en état de décider quoi que ce soit. Il se souvenait de son nom : Leï Li. Et ce n’était déjà pas si mal. Tout le reste était parti avec son sang, comme l’eau d’un évier qui se vide. Il était Leï Li, c’est-à-dire pas grand-chose : un jeune homme aux contours flous, en voie d’effacement.

Un détail, pourtant, le tracassait : il n’était pas encore mort…

C’est l’histoire d’une fille enfermée…

Il faisait chaud. Trop.

Un torrent de sueur dévalait la vallée située entre ses omoplates.

La chaleur était moite, étouffante. Mais Émilia aimait ça. L’impression de fondre à feu doux, comme un gros morceau de beurre au fond d’une casserole, lui procurait un plaisir intense. Elle se sentait vivante. Elle se sentait vibrante.

Émilia vivait quelque part en Nouvelle-Calédonie. Dans la brousse, loin de Nouméa, loin de tout… Et cette année, les températures battaient des records. Le mercure, dans les thermomètres, s’envolait.

L’absence de climatisation dans sa chambre était un choix revendiqué. Elle l’avait éteinte, définitivement. Ses parents avaient essayé de l’en dissuader. En vain. Devant son entêtement inflexible, ils avaient capitulé. Émilia était la prunelle de leurs yeux. Ils ne voulaient en rien la contrarier. Ils ne voulaient pas prendre le risque de la casser.

Émilia s’amusait de leur imposer ses quatre volontés. Leur obéissance au moindre de ses désirs lui donnait un sentiment de puissance. Sous son toit, il y avait une déesse et c’était elle !

Elle aurait pu, d’une simple pression du doigt, redonner vie à la climatisation. Respirer mieux. Ne plus transpirer. Ne plus fondre, en somme… Cesser d’être mal dans son corps. Cesser de vouloir s’infliger de petites tortures quotidiennes. Cesser de suffoquer, de s’évanouir, de se complaire dans l’insomnie.

Quand ses parents évoquaient tous ces changements possibles, quand ils essayaient de lui faire comprendre qu’elle serait beaucoup plus heureuse si elle modifiait un tout petit peu ses habitudes de vie, Émilia entrait dans une colère noire et froide.

— Je suis ainsi. C’est à prendre ou à laisser !

Ils savaient bien que leur fille, leur remarquable petite fille, leur adorable petit monstre, ne plaisantait pas. Alors, de peur de la perdre, ils la prenaient comme elle était. Ils acceptaient ses excès. Ils toléraient son caractère détestable. Et ils continuaient à l’aimer, jour après jour.

Émilia était mal, tout le temps. Sauf quand elle lisait. C’était le seul moment où ses souffrances s’apaisaient. Où le mal qui la rongeait s’assoupissait. La lecture agissait sur elle comme une piqûre de morphine, dessinant autour de la jeune fille une armure de coton. Ainsi protégée, la réalité ne pouvait plus l’atteindre.

La lecture était sa meilleure amie. Sa seule amie.

C’est l’histoire d’un auteur paranormal…

L’obscurité est totale.

Je ne sens plus mes pieds.


Le silence est profond.

Je n’ai plus de main.


L’air est immobile.

Je suis tout seul.


Dans la poussière de la vieille demeure, mes pas ne s’impriment pas. Pourtant, je marche. Je marche sans cesse. Je marche sans fatigue. Je marche pour tromper l’ennui et m’occuper l’esprit.

Au début, j’ai crié pendant des nuits entières. Sans résultat. Ma voix ressemble à un murmure. Mes cordes vocales sont aussi fines que le fil avec lequel l’araignée tisse sa toile.

Dans le bureau du premier étage, un vieil ordinateur ronronne comme un chat à demi endormi. Personne n’a pensé à l’éteindre avant d’évacuer les lieux. Je m’en approche souvent avec une sourde émotion.

Hélas, mes doigts sont trop légers. Les touches du clavier ne bronchent pas. Mes doigts passent à travers. Et l’écran reste vierge…

Mur… Mur… Je suis enfermé entre quatre murs. Impossible de m’éloigner de mon corps qui pourrit quelque part dans une des salles de la vaste demeure. Même l’accès au parc m’est interdit. Je traverse allègrement les cloisons et les portes intérieures mais tout ce qui donne sur l’extérieur, y compris les fenêtres aux carreaux pourtant si minces, est infranchissable pour moi.

Parfois, j’ai envie de tout faire exploser, de mettre le feu à cette vieille baraque, mais à quoi bon ? Même si mon corps partait en fumée, je lui resterais attaché comme une chèvre à un piquet. Alors je marche en maudissant celui qui m’a abandonné là, me condamnant à l’oubli. Je lui dois les pires souffrances et la plus grande déception de ma courte vie. Un jour, je le retrouverai…

Je connais ma prison par cœur. Côté plafond, côté plancher… J’ai tout exploré. Il n’y a rien à en tirer. C’est pourquoi je reviens toujours vers l’écran de l’ordinateur resté allumé, seule et unique fenêtre sur le monde grouillant des vivants. Je fixe le clavier qui refuse de céder sous la pression de mes doigts presque transparents. Et j’enrage !


Je marche. Nuit et jour, je marche. Sur les murs, je marche. Au plafond, je marche. En crabe, en canard, sur la tête, dans le vide, sur le clavier de l’ordinateur… J’ai déjà perdu mon corps et je sens que, bientôt, je vais aussi perdre la raison. De moi, il ne restera rien !

J’enrage !

Je suis un fantôme mais je ne l’accepte pas. J’étais un adolescent quand je suis mort. Autant dire un enfant… C’est un peu dur à avaler. Je n’ai pas eu le temps de me lasser de la vie. Je n’ai presque rien vécu !

Il m’arrive de me planter devant une porte-fenêtre en hurlant :

— Ouvre-toi !

Elle ne m’entend pas. Alors, mentalement, je la pulvérise…

Les nuits sont longues.

Pour passer le temps, je me noie dans mes souvenirs. Je revois ma mère le jour où elle a quitté mon père. Elle voulait m’emmener avec elle. Il ne voulait pas, lui. Le lendemain, il m’a enlevé. Je ne l’ai jamais revue. J’ignore ce qu’elle est devenue. Elle ne sait même pas que je suis mort…

Les jours sont interminables.

J’observe les mouches, les fourmis, les araignées, les cafards… J’ai l’impression qu’ils sont heureux. Je les envie.

La maison craque. Je l’entends gémir. Elle souffre de rhumatisme. Elle soupire. Je soupire avec elle. Je gémis avec elle. Elle sait que je suis là. Mais une maison, ça ne parle pas.

Il n’y a pas beaucoup de fantômes dans le coin.

Demain, c’est mon anniversaire. Enfin, c’était…

Je ne serai jamais vieux. C’est rassurant. C’est effrayant en même temps. Je n’aurai jamais de poil au menton. Je ne me marierai jamais. Je ne serai jamais papa. C’est peut-être mieux ainsi, après tout.

Hier, je me suis fait peur, en tombant nez à nez avec mon reflet dans le miroir d’une armoire. Je ressemble à un enfant semi-transparent. Je suis maigre comme un clou. Mais ce qui m’a fait le plus mal, c’est l’air triste qui voilait mon visage. Une tristesse comme un puits sans fond.

Ça doit être bien de pouvoir pleurer…

C’est fini, maman. Tu ne me verras jamais plus…

Il y a des souris plein la cave. Elles se caressent les moustaches sans se douter que je les épie. Elles sont rigolotes. J’ai presque envie de sourire en les regardant. Je trouve leur vie d’une simplicité merveilleuse. Mais je suis sûr qu’elles ont peur du chat qui rôde.

Où est mon père ?

Il y a des sourires plein la cave, avec des moustaches. Oh je sais, ce n’est pas très drôle.

Antonin. Je m’appelais ainsi, autrefois.

Le clavier de l’ordinateur me résiste toujours. Mais je ne capitule pas. Il est mon seul espoir…

Antonin. Comme j’ai haï ce prénom ! Je détestais qu’on m’appelle comme ça. Maintenant, on ne m’appelle plus. Je le regrette presque.

Je ne dors jamais. Mais il m’arrive de somnoler. Assis sur le plancher, les yeux ouverts. J’oublie que je suis une sorte de courant d’air et je rêve…

Je rêve que j’écris des histoires, des histoires qui deviennent des livres, des livres qui rencontrent des lecteurs, des lecteurs ravis par mes mots. Je suis fier alors d’avoir donné quelque chose aux autres, quelque chose de moi, quelque chose de vivant… C’est toujours à ce moment-là que le rêve s’effrite. Alors je marche, je marche, je marche…

Quand on ne peut pas parler, écrire, c’est magique.

Toutes les raisons du monde

Pour tenter de se suicider, il fallait une bonne raison. Leï en possédait plusieurs. Il avait carrément l’embarras du choix. Sa TS était tout sauf un appel au secours. Personne ne pouvait l’aider. Il se trouvait moche, bête, timide, triste, pauvre et, en plus, il bégayait. Tout ça dans le même corps. À la loterie de la malchance, il avait tiré l’ensemble des gros lots.

Lui remonter le moral était chose impossible. La pente était trop forte et, par-dessus le marché, savonneuse. Tout ce qu’il essayait ratait, même les gestes les plus simples.

Il avait eu une petite amie à un moment de sa vie. Trois jours. Non, deux et demi. Devant l’ampleur de la tâche, elle avait capitulé. Elle s’appelait Amélie. Elle n’était pas spécialement jolie mais il l’aimait. Un peu enveloppée, confortable. Leur rupture lui avait fendu le cœur en deux. Il ne s’en était jamais vraiment remis. Depuis, il pensait à elle tous les jours. Quand il la croisait, il n’osait pas la regarder. Il lui avait écrit une lettre en lui disant qu’il regrettait d’être si compliqué, qu’il allait s’efforcer de changer et de devenir enfin un mec bien.

Elle lui avait répondu ces quelques phrases : « Je t’aime bien, Leï. Je regrette. Entre nous, ça ne marchera pas. »

Les médicaments, il avait essayé. D’abord pour guérir. Des tranquillisants. Huit par jour. Pas le moindre effet ou presque. Puis pour mourir. Les mêmes. Deux boîtes d’un coup. Il n’en avait pas pris assez. Résultat des courses : un petit tour en ambulance et un lavage d’estomac. Pas cool.

Une psychologue avait bien tenté de lui tirer les vers du nez. Il avait lâché quelques mots : pas beau, rupture amoureuse, pas sûr de lui, petit et nul, il se sentait petit et nul. Surtout nul. Elle avait convoqué ses parents. Ils s’étaient déplacés contraints et forcés. En les voyant, distants et pressés, elle avait compris pourquoi son patient passait son temps à se dévaloriser.

Ses parents ne l’aimaient pas. Leï s’y était résigné et il ne les aimait pas non plus. S’il avait pu choisir, ce n’est pas eux qu’il aurait désignés. Il préférait leurs voisins. Ils étaient vieux mais sympas. Leur chien était mieux traité que lui. Un vrai coq en pâte. Leï aurait bien voulu être leur chien. Il s’appelait Bâtard. C’était la seule chose qui clochait chez lui. Le reste, c’était du velours. L’animal était choyé, dorloté, gâté. Bref, il était aimé.

C’est peut-être pour cette raison que la première chose que Leï avait faite en se réveillant, c’était d’aboyer :

— Laissez-moi mourir ! Je veux mourir.

Hélas, les médecins du SAMU ne faisaient jamais ce qu’on leur demandait. Chaque jour, ils sauvaient des gens, même contre leur gré.

— Laissez-moi crever ! Je veux crever comme le chien des voisins.

L’animal s’était fait écraser. Leï était dans la voiture. Sa mère conduisait. Quand elle avait vu le chien, elle avait accéléré. Leï avait crié : « Attention ! ». Trop tard. Un bruit mou s’était échappé de la bête quand les deux pneus lui étaient passés dessus. Un bruit mou et puis plus rien.

Un livre est une porte

Émilia n’aimait pas spécialement les chiens mais elle était triste pour le chien des voisins. Pauvre Bâtard ! Il n’avait fait de mal à personne. Les parents de Leï Li étaient des monstres.

Elle entendit sa mère l’appeler de la cuisine.

— Qu’est-ce que tu fais, Émilia ?

— Je lis !

— Viens m’aider à ranger les courses, s’il te plaît.

— Je finis mon livre et j’arrive !

Il lui restait encore cent-quarante-deux pages. Heureusement, ses parents ne ressemblaient pas à ceux de Leï Li. Ils la traitaient plutôt comme le chien des voisins de Leï. Elle frissonna en repensant à l’animal : mourir écrasé sur la chaussée, assassiné, quelle triste fin ! Mais elle ne risquait pas de subir la même mésaventure. Elle ne sortait jamais. Elle n’avait pas mis le nez dehors depuis plus d’un an. Il était peu probable qu’une voiture parvienne à grimper jusqu’à l’unique étage de la maison de ses parents où était perchée sa chambre…

Sa mère rangea ses emplettes toute seule, sans lui adresser le moindre reproche. Émilia n’en conçut aucun remord. Elle était dans son livre jusqu’au cou. Elle voulait savoir ce qui allait arriver à Leï. Ce garçon malheureux était trop craquant !

Ils avaient des points communs, tous les deux. Leï était spécial. Émilia aussi. Une TS, elle en avait une à son actif. Pas une vraie, pas une méchante, mais tout de même. Un soir, elle avait joué au funambule sur le rebord du balcon. Manque de chance, elle était retombée du mauvais côté. Son crâne avait heurté le béton peint. Elle s’en était tirée avec une petite commotion cérébrale. Rien de grave. Quelques jours d’hôpital, des migraines et l’objet de toutes les attentions.

C’est en rentrant de son séjour qu’elle avait décidé de ne plus mettre le nez dehors. Elle ne regrettait pas son choix. Les livres lui tenaient compagnie. Elle y trouvait tout ce qui manquait à sa vie. Elle y faisait des rencontres incroyables. Elle y découvrait des paysages somptueux. Lorsqu’elle ouvrait un bouquin, une petite lumière s’allumait dans son esprit, irradiant de la joie pure. Elle entrait dans les livres comme d’autres s’enfermaient dans l’obscurité des salles de cinéma et n’en sortait jamais indemne.

— Ma parole, ma petite vieille, je crois que t’es tombée amoureuse de Leï !

Émilia se parlait souvent à elle-même et à haute voix, quand elle était seule. Et elle était souvent seule.

— Qu’est-ce que tu dis, ma chérie ? lui demanda sa mère en s’immobilisant dans l’encadrement de la porte.

— Je voulais savoir ce qu’on mangeait ce midi…

Une étincelle d’intérêt s’alluma dans l’œil de sa mère…

— Tu as faim ?

— Non.

…et mourut aussitôt.

— Si, un peu, rectifia aussitôt Émilia. Un tout petit peu.

— Tant mieux. Je t’ai acheté des œufs frais pour les faire à la coque.

— Un suffira…

— Je t’en ferai cuire deux. On verra bien…

Émilia replongea dans son livre et retrouva Leï avec délice. Était-elle réellement amoureuse de lui ? Pouvait-on aimer pour de vrai un personnage de roman ?

La jeune fille n’en savait rien mais elle était troublée. Elle ne s’identifiait pas du tout à l’adolescent mais elle avait une envie folle de le rencontrer. Oui, folle : c’était bien le mot qui convenait. Car tout le monde savait que c’était impossible.

Où le lecteur découvre pourquoi je suis ici et pourquoi ma mort n’a servi à rien…

La propriété appartenait à une secte qui avait tout prévu pour vivre en autarcie pendant plusieurs années sans être dérangée. Les abonnements vitaux, mensualisés, étaient prélevés sur un compte secret, copieusement garni. Une grande surface livrait chaque semaine une quantité de victuailles suffisante pour nourrir une trentaine de personnes. Pour ses membres, mettre le nez dehors était devenu une chose superflue.

La connexion internet était la propriété du gourou. Grâce à elle, il pouvait vérifier que le monde continuait à courir à sa perte sans modifier sa trajectoire d’un pouce et surtout sans influer sur les choix de la secte qui vivait coupée des autres.

Une année s’était ainsi écoulée sans anicroche. Un équilibre fragile mais tangible régnait entre ses membres que le gourou renforçait chaque jour à coup de sermons obscurs. Les premiers temps, les mots avaient porté. Mais, au fil des mois, ils avaient perdu de leur efficacité et le gourou avait compris que seul un acte fort resserrerait les liens du groupe qui commençaient à se distendre. J’avais été, je crois, le premier à me poser des questions sur le bien-fondé de notre enfermement. Puis d’autres que moi s’étaient emparés de mes doutes pour les exposer sur la place publique.

Notre guide spirituel avait longuement réfléchi, tourné et retourné le problème dans sa tête. Il en avait perdu le sommeil. Aucune de ses idées ne lui paraissait ni assez forte ni assez radicale, excepté une seule : un sacrifice. Mais elle lui faisait peur. Un sacrifice en appellerait un autre, et puis un autre…

Il repoussa ce moment tant qu’il le put. Cependant, quand les premières disputes éclatèrent, il se sentit acculé et organisa la cérémonie. Il décréta que seule la mort d’une vierge chasserait les démons qui s’étaient glissés dans notre société secrète et menaçaient sa cohésion. Il choisit alors la plus jeune d’entre nous : Chloé. C’était aussi la plus jolie et la plus douce. Chloé : mon amie très chère…

Elle accepta. Moi, pas. Ce fut un choc terrible qui ébranla mes croyances dans la fabrication d’un monde meilleur. Si notre secte se mettait à semer la mort parmi ses membres, alors elle n’était pas supérieure aux autres religions.

Je participai pourtant à tous les préparatifs, l’esprit confus, les pensées amères. Mais, au moment de passer à l’acte, je m’interposai entre le gourou et Chloé. C’est moi qui fus frappé et mourus peu après.

Ma mort brutale, accidentelle, sema la discorde dans notre groupe qui ne tarda pas à imploser avant de se séparer. Chloé m’oublia très vite. Elle m’en voulut de lui avoir volé une fin tragique qui représentait à ses yeux l’accomplissement de sa vie. Elle disparut dans le vaste monde sans laisser de trace, comme d’ailleurs tous les membres de la secte.

Seul le gourou s’attarda un peu dans les lieux. Chaque jour, il venait se recueillir devant ma dépouille et me maudissait. J’avais brisé son rêve. Il décida de ne pas m’enterrer. Il me laissa là, sur le plancher du grand salon d’hiver qui nous servait de chapelle. J’étais décomposé et incapable d’influer désormais sur mon destin. Cependant, je ne regrettais rien. Mon sacrifice avait sauvé une vie, peut-être davantage…

Le gourou partit un matin, sans un mot.

J’aurais pu lui pardonner s’il n’avait été mon père.

La grande surface cessa bientôt ses livraisons quand elle vit que personne ne venait les réceptionner. Le reste demeura en l’état.

La propriété plongea dans une douce léthargie. Du fond de mon tombeau, je me mis à hurler. Personne ne m’entendit. Je n’avais plus de voix. Personne ne savait que j’étais là.

Et puis les mois ont passé.

Depuis, je marche. Je marche tout le temps. Je marche sans cesse. Sans m’arrêter, je marche. Mais je ne vais nulle part.

Je suis là pour toujours.

Et je sais désormais ce que l’éternité veut dire.

Le chien !

Leï n’avait jamais pardonné à sa mère d’avoir écrasé le chien des voisins. Ça aurait pu être lui s’il avait été un chien.

Il en voulait également à son père qui avait dit :

— Allez, roule, roule ! Personne ne nous a vus. C’est notre jour de chance !

Son père se trompait. Les voisins débouchaient d’une allée à ce moment-là. Seul Leï les avait aperçus et il savait qu’ils avaient reconnu la voiture. Il s’en souvenait comme l’un des pires jours de sa vie.

Leï avait eu envie de sauter en marche du véhicule mais il n’en avait pas eu le cran. Alors il avait vomi. Il avait étalé sa mixture partout sur la banquette arrière. Ses parents étaient fous.

— C’est à cause du chien, avait-il gémi entre deux sanglots.

Il s’était pris une paire de claques et avait dû tout nettoyer. Les taches de son vomi avaient disparu, mais pas l’odeur.