Images
Images

À mes parents,
à Didier
et à nos deux enfants, Quentin et Alexandre.

« Sois prêt à t’élancer, mon cœur ! et laisse derrière toi ceux qui doivent s’attarder.

Car ton nom a été appelé dans le ciel du matin.

N’attends personne !

Le bouton qui fleurit désire la nuit et la rosée, mais la fleur éclose crie vers la lumière qui délivre.

Brise tes entraves, ô mon cœur, élance-toi ! »

Rabindranath Tagore, L’Offrande lyrique

I

Avril. C’est fait. Plus question de revenir en arrière. Une simple signature apposée au bas d’un document va changer leur vie de couple et celle de leur famille. C’était dans l’air du temps, les enfants ne seront pas pris au dépourvu. Et puis, ils sont grands maintenant, ils ont tous quitté le foyer familial, excepté le petit dernier de quinze ans, Nico, qu’ils emmènent avec eux.

Audrey et Alain sortent du bureau du notaire. Ils sont officiellement propriétaires de leur nouvelle maison en Normandie. Un coup de foudre, à l’âge de soixante ans ! Elle est grande et pleine de charme avec ses poutres et son toit en ardoise. Le Mont-Saint-Michel les observe jusque dans leur salon. La propriété possède un grand jardin, une mare et une énorme grange qui deviendra une salle d’exposition, pour les sculptures d’Alain, et son atelier. À quelques mètres s’étendent les prés salés qui accueillent le berger du coin et ses moutons. Les couleurs du ciel et de la terre se donnent en spectacle à chaque instant. Le village, calme et paisible, est tout petit : à peine huit cents habitants. Tout ce qu’ils recherchaient.

La réaction de Nico est le « petit » grain de sable dans cette aventure : « Vous n’êtes que des égoïstes, vous me privez de mes copains et de toute ma vie à Bruxelles ! » Vu ses fréquentations, Alain et Audrey pensent au contraire que ce sera une très bonne chose, pour lui et ses études. Il pourra aller au lycée à Avranches, une petite ville d’environ huit mille habitants, pas très loin du village. Cela va le changer de Bruxelles. Aucun doute là-dessus. Et ils ne sont pas des monstres : ils vont emménager la seconde semaine de juillet pour lui laisser quelques jours avec ses amis, après ses examens. Il doit encore réussir sa quatrième année en Belgique pour pouvoir entrer en première au lycée. Ce n’est pas gagné ! « Pourvu qu’il s’adapte », pense Audrey, assise devant son ordinateur. Elle veut annoncer la nouvelle à ses trois grands enfants : Isa, l’aînée de trente-deux ans, Chloé, de deux ans sa cadette, et Crol, le frère de vingt-trois ans. Ce n’est pas son prénom officiel, bien entendu. Ce surnom lui vient de ses cheveux bouclés, des crolles, comme on dit en Belgique.

Audrey leur écrit un courriel groupé pour qu’ils soient mis au courant en même temps. Elle connaît les susceptibilités des uns et des autres. Surtout, elle termine par une requête solennelle qui lui tient à cœur. Elle les invite à les rejoindre en Normandie, le dernier week-end de juillet, pour fêter leur trente-troisième anniversaire de mariage. Cette nouvelle vie marque en effet l’éclatement géographique de presque toute la famille. Mamie, la mère d’Audrey, et Chloé restent à Bruxelles ; Crol en Ardenne et, depuis janvier, Isa, Luc, son mari, et Léa, leur petite fille de quatre ans, à Barbantane, près d’Avignon.

Audrey clique sur Envoyer, en croisant les doigts…

C’est infernal. Cela fait quatre jours qu’Isa essaie de joindre sa sœur sur son portable. Elle tombe toujours sur sa messagerie vocale et Chloé ne rappelle jamais. Isa persiste et sonne une cinquième fois. Elle connaît la chanson par cœur : « Désolée, je suis super chargée au travail en ce moment. Tu sais que je t’aime et que je ne t’oublie pas. » Elle admire et adore sa sœur, mais il y a des limites.

« Alléluia, elle décroche enfin ! » Cette fois-ci, Chloé se trouve des arguments en béton armé :

— Ne m’en veux pas ! Je suis sur un gros défi cette année chez Mondial Clean. Tu sais que Gérard, le boss des ressources humaines, va prendre sa retraite.

— Et ?

— Eh bien, le big boss, M. Howard, m’a fait comprendre que, si je réussis les changements dans l’organigramme de la boîte, le poste de numéro un des ressources humaines sera pour moi lorsque Gérard partira.

Le rêve de Chloé ! Elle pourrait enfin mener sa politique de ressources humaines pour les mille cinq cents travailleurs de la filiale en Belgique. Elle déborde de projets, mais, pour le moment, elle est pieds et poings liés à ce Gérard qui applique une politique paternaliste rétrograde. Ce même Gérard qui fréquente des restos étoilés, toutes les semaines avec M. Howard, qu’elle respecte sincèrement. Mais cela lui est complètement égal ; entre-temps, elle décortique l’ensemble des services, établit le profil de chaque fonction et rencontre tous les responsables. Elle veut aussi écouter les ouvriers. Un boulot de titan, mais qui la passionne énormément.

— Assez parlé de moi. Comment se passe ta nouvelle vie dans le Sud de la France, au soleil ? Tu prends tes marques ?

Que répondre à cela ? Ouvrir une maison d’hôtes en Provence était le souhait de Luc, son amour. Isa aimait bien leur vie à trois, avec leur fille Léa, à Bruxelles. Mais elle voyait que son homme avait le regard triste et qu’il en avait assez du métro, boulot, dodo. Alors, quand l’héritage de Luc lui est tombé dessus… Isa reproche à Chloé de se perdre dans son travail. Elle se demande toutefois si elle ne se perd pas, elle-même, dans Luc. Certes, le gîte est très beau. Le domaine est grand, avec une piscine et des chevaux dans une prairie. Léa est enchantée et Luc a l’air heureux de rencontrer autant de gens. Le hic, c’est que, justement, ce dernier discute parfois tard avec les clients et, après avoir joué les relations publiques, il ne se lève pas toujours, s’enferme ensuite dans son bureau pour l’administratif, comme il dit, et revient discuter avec les hôtes et s’amuser. Le reste repose sur les épaules d’Isa : le ménage, les courses, les navettes entre la maison et l’école pour Léa, les chambres et les repas à préparer pour la clientèle.

« Allez, ressaisis-toi ! » pense Isa. Elle s’entend répondre de la manière la plus édulcorée qui soit :

— Disons que je dois encore trouver mon rythme de croisière. Heureusement que les travaux sont derrière nous. Ça va aller !

Pour changer de sujet rapidement, Isa s’enquiert si Chloé a déjà répondu favorablement à l’invitation des parents. Non, elle n’a pas encore pris le temps de le faire, elle va essayer de venir.

— Tu ne vas pas essayer, tu viendras, point. C’est non négociable, interrompt Isa.

Et de nouveau, pour ne pas laisser à Chloé le temps d’embrayer, Isa lui donne les nouvelles les plus fraîches des deux frères. Crol est toujours dans sa communauté et travaille dans un café. Chloé attaque son mode de vie et Isa le défend, comme d’habitude :

— Mais enfin, ce n’est pas parce qu’ils ne possèdent pas une grosse voiture de société et un penthouse comme toi que c’est une communauté de marginaux.

— Entre un penthouse et des yourtes de primitifs, il y a une marge, tu ne crois pas ?

— Pour ta culture générale, il y a des yourtes super design et totalement équipées.

— Tu as déjà été invitée chez lui pour le savoir ? Tu as déjà vu des photos ?

Évidemment que non, personne n’a jamais été visiter Crol ou, plus précisément, n’a jamais pu le visiter. Il va et vient, mystérieux, secret et taciturne. Nico, par contre, se fait entendre. En pleine guerre froide avec les parents, il a supplié Chloé pour rester vivre chez elle à Bruxelles. Une vision d’horreur lui est soudainement apparue : Nico qui arrive de l’école avec des copains, fait la fête, mange des pizzas, laisse traîner ses affaires et son cartable qu’il n’ouvre pas, et l’accueille à onze heures du soir, quand elle rentre du squash ou du travail, en jouant à la PlayStation. Elle a refusé le plus diplomatiquement possible en se retranchant – en réalité, assez lâchement – derrière les parents qui auraient de toute façon opposé une fin de non-recevoir et…

— Aïe, j’ai un second appel sur ma ligne… C’est mon boss, Isa. Je dois raccrocher, c’est urgent.

— Un samedi ?

— Oui, on doit licencier quelqu’un, mais je t’expliquerai. Gros bisous.

— C’est ça, tu m’expliqueras…

Cette maison achetée par ses parents, au milieu de nulle part, est un cauchemar pour Nico : huit cents habitants, la véritable incarnation d’un bled pour ce jeune qui habite la capitale de l’Europe ! Il n’imagine pas, ou plutôt ne veut pas imaginer, que c’est pour son bien. Selon lui, ses parents ont tout simplement trouvé un endroit qu’ils aiment, pour travailler et être plus au calme. Nico déteste ses geôliers qui veulent l’emprisonner ; il en veut à sa sœur Chloé, car il se sent abandonné ; il lui reste Crol, son grand frère, le seul qui peut le comprendre. Mais que fait-il ? Quand Nico lui avait téléphoné la veille, il avait l’air d’un zombie sorti d’une tombe. Crol se shoote-t-il, alors même qu’il ose faire la morale à Nico sur ses fréquentations et les quelques joints qu’il consomme de temps à autre ? Ce serait un comble pour Nico, qui doit néanmoins reconnaître qu’il fume de plus en plus régulièrement, même s’il le niera farouchement devant sa famille.

« Un zombie ? s’interroge Crol. Nico m’a téléphoné hier ? Aucun souvenir. Il faudrait que je me calme, cela devient dangereux. »

— Bien sûr que je me souviens de ton coup de téléphone, mais j’avais fait une grosse fiesta avec mes potes. Comment vas-tu, frérot ?

Nico se lâche comme un torrent qu’un barrage a contenu pendant des années. Si au moins c’était dans le Sud de la France, mais non, la Normandie : l’équivalent de soixante-six jours de soleil par an, trois cents jours de déluge ! Crol trouve cela plutôt cool, la Normandie. Il y a déjà bourlingué, d’Étretat jusqu’au Mont-Saint-Michel.

— Une prison ? N’importe quoi ! Pour t’ennuyer ? Mais non, c’est pour ton bien.

Crol aurait bien voulu que ses parents se soient un peu plus occupés de lui, comme ils le font maintenant avec Nico. Il n’aurait peut-être pas raté ses études. Pour autant, les réunions familiales, ce n’est pas sa tasse de thé. Il voit le tableau d’ici. Sa mère ne pourra pas s’empêcher de lui demander pour la centième fois s’il a des projets. Son père sera à moitié dans son monde artistique. Isa restera collée à son Luc. Léa lui demandera toutes les deux secondes de faire la balançoire, pendant que Chloé passera de son ordinateur à son portable en expliquant qu’elle a des affaires urgentes à traiter pour sa boîte stupide de nettoyage. Il y a juste sa grand-mère, Mamie, qui lui manque un peu.

Nico donne des nouvelles de la famille, à sa manière. Il adore quand Mamie vient à la maison. Elle a l’art d’énerver leur père. Elle n’en rate pas une : « Et le vin, Alain ? Vous pourriez quand même nous servir, non ? Nos verres sont vides depuis une demi-heure. » Ou encore : « Allô, allô, j’appelle la lune, vous m’entendez ? » C’est le grand classique qu’elle ressort à chaque fois. Mais dernièrement leur mère est intervenue, car Alain allait exploser. Mamie laissait entendre, comme d’habitude, que c’était Audrey qui avait toujours subvenu aux besoins du ménage. Audrey a remis sérieusement les pendules à l’heure : les sculptures d’Alain se vendent à prix d’or depuis quelques années. Les parents sortent d’ailleurs de plus en plus au restaurant le soir, ce qui arrange Nico qui reste seul à la maison. L’unique détail qui dérange le garçon, c’est qu’ils ne partent jamais sans qu’il ait terminé ses devoirs. Alors parfois, il traîne pour les ennuyer. Surtout maintenant. D’ailleurs, il ne leur parle plus et est persuadé qu’il ne leur pardonnera jamais. Il joue sa dernière carte, son dernier secours, son grand frère : il lui demande, le supplie même, de venir en Normandie et, avant cela, de l’inviter chez lui.

— Chez moi, dans ma yourte, dans un trou perdu et sans PlayStation ?

— Te moque pas, juste deux jours. Cela me ferait plaisir d’être pour une fois rien que nous deux, confesse Nico.

— Mouais.

— Allez, dis oui !

— Bon, à deux conditions. Un, tu me raconteras ta vraie vie et tu répondras à mes questions. Et deux : tu ne diras rien aux parents, ni à qui que ce soit, de ma vie ici.

— Pourquoi, t’es dans une secte ? Tu te shootes tous les jours ?

— Je ne rigole pas, p’tit frère.

— C’est d’accord, Crol… Allô, Crol ? Allô ?

— …

— Putain, je parie que son portable est encore à plat !

La petite Léa décroche le téléphone. Elle est contente d’entendre son arrière-grand-mère, la maman d’Audrey. Elle s’appelle Marguerite, mais Léa aime beaucoup l’appeler Grand-Mamie, car c’est la seule qui peut le faire, ce qui la rend unique dans la famille. Sa bisaïeule lui manque d’ailleurs beaucoup depuis que Léa est allée vivre en Provence avec ses parents.

— J’espère que tu viendras en Normandie, avance Léa.

Si elle ne peut pas venir avec tante Chloé en voiture, Léa promet d’aller la chercher elle-même. Elle a déjà conduit sur les genoux de son père. La voiture ne roulait pas, mais elle est persuadée d’avoir parfaitement compris ce qu’il fallait faire. Elle est triste que son père ne vienne pas en Normandie. Elle voit bien qu’il a l’air content d’être dans leur nouvelle maison, contrairement à sa mère qui semble bien moins joyeuse. Pour pallier l’ambiance morose qui règne parfois entre eux, Léa fait le clown. Elle voudrait tellement qu’ils soient heureux en même temps.

Grand-Mamie écoute religieusement les confidences décousues de son arrière-petite-fille. Léa n’a pas un amoureux comme Louis, à La Cavalière. Il lui a envoyé une carte postale, avec un grand cœur, qu’elle a mise sur le mur à côté de son lit. Jack, le cheval dans la prairie, est très gentil. Elle est déjà montée dessus. La hauteur l’impressionne. À l’école, elle apprécie Manon et Amandine. Parfois, elle les laisse, car elle joue au football avec les garçons. Elle va dans l’équipe de Kevin qui trouve qu’elle se débrouille bien.

Grand-Mamie explique qu’elle ne joue pas au foot, mais aux cartes et au scrabble. Elle lui promet de lui apprendre à jouer, dans deux ans, lorsque Léa sera à la grande école. Léa est fière, car elle peut déjà écrire son prénom. Elle va faire un grand dessin pour l’anniversaire de mariage de Papy Alain et de Mamy Audrey, avec toute la famille. Grand-Mamie, de son côté, prépare un album avec des photos de toute la tribu. Léa est impatiente de voir celles de Grand-Papy qu’elle n’a jamais connu. En attendant, elle promet de ne pas en parler. C’est encore un secret entre elles.

Quand la conversation se termine, Léa cherche sa mère, mais le domaine de La Cavalière est à ce point grand qu’elle ne la trouve pas.

— Ce n’est pas grave. Je téléphonerai plus tard, il n’y a rien d’urgent.

— À trois, on raccroche ?

— D’accord. Un, deux, trois.

— Grand-Mamie, t’es toujours là ?

— …

On est déjà en juillet et c’est plus fort qu’elle. Il faut que Chloé essaie. Pour ne pas avoir de regret. Pour les parents. Tout le monde vient en Normandie, sauf Luc, le beau-frère – il doit rester à Barbantane, car c’est la haute saison pour le gîte –, et Crol qui n’a toujours pas répondu à l’invitation. Chloé estime qu’il peut bien quitter, pendant trois jours, le café où il travaille. Elle compose son numéro de téléphone et tombe miraculeusement sur son petit frère. Elle s’est juré de rester calme, de ne rien critiquer et de simplement lui faire part du bonheur incommensurable – oui, elle y mettra le paquet – qu’il procurerait aux parents s’il les rejoignait en France. Ils sont marris de son silence. Crol pourrait même faire le trajet avec elle et Mamie, au départ de Bruxelles.

Et c’est parti : son frère lui sort le couplet du « mêle-toi-de-tes-affaires » et du « vilain-petit-canard-de-la-famille ». Chloé fulmine : « Mais qu’il grandisse, bon sang ! » Les parents l’aiment. Elle se ressaisit, reprend son calme et s’évertue à lui expliquer que la porte a toujours été ouverte chez les parents, que, s’ils sont partis en Normandie, c’est pour Nico, et qu’ils aimeraient tous qu’il revienne de temps à autre aux réunions familiales. La grande sœur en rajoute trois couches : si on pouvait lui rendre visite chez lui en Ardenne, ce serait avec plaisir. Elle serait ravie de découvrir « son petit nid d’amour ». Il paraît que les yourtes sont très agréables à vivre. Les parents rêvent d’aller le voir, mais il n’a jamais répondu aux appels du pied.

Crol n’a pas envie d’entendre les propos mielleux de sa sœur. Pendant qu’elle était à l’université, il entrait dans l’adolescence et souffrait de l’incompréhension des parents, comme si un voile pudique s’était inséré entre eux et rendait le contact sincère impossible. Ils se battent pour Nico, ils ne se sont pas battus pour lui. Alors, les reproches « sans-enavoir-l’air » de Chloé : très peu pour lui. Maintenant, il n’a plus envie, le voile s’est transformé en mur. Il est trop tard.

— Il n’est jamais trop tard, Crol. Tu as vingt-trois ans, ils en ont soixante. Un jour, tu le regretteras, crois-moi.

— Mais qui es-tu, toi, pour me donner ces leçons ? Tu les vois souvent, les parents, avec ton boulot ? C’est quoi ta vie à toi ? Travailler pour gagner plus et avoir une voiture encore plus grosse et un écran de télévision encore plus grand ? Tu cours toujours et, quand tu es en famille, tu ne penses qu’à ton travail.

— Tu es injuste et tu me connais si mal.

— Non, je suis lucide.

— Et ta vie à toi, c’est quoi ?

— Ce n’est en tout cas pas courir après l’argent.

— Tu crois vraiment que c’est cela qui me motive ? s’insurge Chloé.

— Quoi d’autre ?

— J’aime mon travail, Crol. Tu peux comprendre cela : aimer son travail ? J’essaie d’améliorer le bien-être et l’efficience dans mon entreprise.

— Le bien-être dans ta boîte ? Tu parles bien de Mondial Clean, cette multinationale de nettoyage qui exploite les ouvriers ?

Chloé le trouve affligeant. Son frère ne connaît rien à son métier et se permet de lui lancer des discours marxistes-léninistes débiles. Elle s’est un peu emballée, mais elle a déjà fait des efforts surhumains. Et il n’a pas répondu à sa question : c’est quoi sa vie à lui ? Elle capitule. « Qu’il fuie et qu’il fasse sa victime, tant pis pour lui ! » Elle lâche une dernière salve sans lui laisser le temps de répondre :

— Si le mot « famille » résonne encore un strict minimum dans ton cœur, viens ce dernier week-end de juillet en Normandie. Sur ce, ciao.

Alain prend son courage à deux mains et compose le numéro de portable de sa belle-mère, à la demande d’Audrey. Cela ne s’était pas bien passé la dernière fois entre eux. Il inspire profondément.

— Je crois que, maintenant, vous avez enfin compris qu’entre « Alain à ses débuts artistiques » et « Alain aujourd’hui » il y a quelques milliers d’euros de différence et…

— Partant de rien, ce n’est pas difficile !

— Mamie, pourquoi toujours vos sarcasmes ? Qu’est-ce que je vous ai fait ?

— Mais rien, mon cher Alain. C’est vous qui n’avez pas d’humour.

Il soupire. Ils vont fêter leur anniversaire de mariage fin juillet et il souhaite que ce soit un merveilleux moment pour Audrey et pour tout le monde. Mamie risque de tout gâcher. Cela ne lui déplairait pas qu’elle ait un tout petit problème de santé qui l’empêcherait de venir. Bien sûr, il garde ce genre de réflexions pour lui. Mais c’est de nouveau mal embarqué. Mamie se met à plaindre Nico sans vouloir se rendre compte de la mauvaise pente qu’il empruntait, ni des efforts considérables qu’ils ont faits, comme parents, pour qu’il réussisse son année. Elle l’horripile !

— Ne rentrez pas dans le jeu de Nico, s’il vous plaît !

— Et c’est pour me faire la leçon que vous m’avez appelée ?

— Mais c’est vous qui m’attaquez !

— Je ne vous attaque pas. Vous savez bien que je suis proche de Nico et je me fais du souci pour lui.

— Si vous vous souciez pour lui, je vous saurai gré de bien vouloir le raisonner.

— Des ordres maintenant ? !

— Bon, on ne s’en sortira pas. J’étais censé vous appeler pour vous demander gentiment, et pour la première fois de ma vie, d’arrêter vos petites remarques piquantes perpétuelles.

— Après quarante ans, c’est trop tard, mon pauvre Alain. Vous ne voudriez quand même pas essayer de changer une vieille peau comme moi ?

Mamie adore quand Alain tente de se contenir, quand il se lève de table vexé ou qu’il regarde Audrey avec des yeux qui crient « réagis, Audrey ! ». Elle n’est pas méchante, Mamie. Quelque part, elle l’aime bien, son gendre, mais à sa manière. Elle estime que c’est à lui à s’adapter et qu’il finira bien par y arriver.

— Vous êtes désespérante, soupire Alain.

— Je prends cela comme un compliment, dit-elle d’une voix amusée.

— Je crois que nous en avons fini.

— Déjà ?

— …

— Allô ? Allô ?

La famille arrive dans trois jours. Nico est content à l’idée d’avoir enfin de la vie dans cette prison à ciel ouvert. Depuis son arrivée il y a deux semaines, il n’a pas rencontré un seul jeune. L’adolescent sort peu de sa chambre, mais il a l’impression qu’ils sont tous vieux dans le village, à l’instar du berger du coin. Nico a déjà réussi à se prendre la tête avec lui parce qu’il s’amusait à courir après ses moutons et que l’un d’eux est tombé dans une ravine.

— Ça a vraiment l’air bête, un mouton ! Il m’a crié dessus pour que je l’aide à le sortir du fossé, explique Nico, sur Messenger, à ses deux grands copains, Stef et Benja, restés en Belgique.

— Ça se fume, la laine de moutons ? écrit Stef.

— Très drôle ! À propos de fumer, je n’ai plus rien, les gars. Il n’y a même pas un magasin dans ce trou.

Benja propose d’organiser une expédition « Free Nico » en subtilisant la voiture de ses parents. L’idée germe de faire le tour de la France au mois d’août. Cela tenterait bien Nico, mais il a promis à son frère Crol de se tenir à carreau, ce qui déplaît à ses copains. Benja suggère alors de persuader ses parents d’héberger son ami chez eux, à Bruxelles. Nico est touché par tant de sollicitude, mais il sait bien que ses parents refuseront puisque qu’ils prétendent que c’est justement pour l’éloigner de ses copains qu’ils ont déménagé loin de Bruxelles.

— Je vais introduire une plainte à la Société protectrice des enfants. On viendra te chercher en hélicoptère, plaisante Stef.

Heureusement que Nico a ses deux grands amis et qu’ils se font encore des parties de FIFA, en ligne, tous les jours. Il a recomposé son équipe et leur promet de les battre à plates coutures.

— Là c’est toi qui rêves, écrit Benja. J’ai fait une excellente affaire avec un transfert d’enfer, tu verras demain.

— Vous n’avez pas encore compris que je suis le meilleur ? rajoute Stef. Il vous faut combien de défaites avant de l’avouer ?

— Benja, je te mets au défi demain à dix heures pile, écrit Nico. Et puis, je règle ton compte, Stef.

— Dormez bien, les gars, vous n’allez pas rire demain, prévient Benja. Je vais vous ramasser.

— LOL !

C’est avec ces trois lettres en majuscules et un léger sourire en coin que Nico se glisse dans son lit. Cela fait des semaines qu’il n’embrasse plus ses parents avant d’aller dormir.

Léa n’aurait pas dû décrocher le téléphone elle-même. Elle n’arrive pas à retenir ses sanglots. Évidemment, Audrey lui demande pourquoi elle pleure et sa mère ne veut pas qu’elle en parle. Parce qu’on va fêter l’anniversaire de mariage des grands-parents et qu’il ne faut pas les ennuyer avec cela. Mais Léa craque sous l’insistance de sa Mamy.

— Tu ne diras pas que je te l’ai dit alors !

— Promis, ce sera notre secret à toutes les deux.

— Je pleure parce qu’ils viennent encore de se disputer très fort.

— Ils se disputent maintenant ?

— Oui, parce que papa, il reste toujours avec les messieurs et les madames à discuter, et que maman elle doit faire plus alors. Et maman, elle est triste, et papa il ne comprend pas et il s’énerve. Attention, elle arrive. Tu dis rien, hein !

— J’ai promis. Encore deux fois dormir et on se serrera très fort dans les bras.

Isa s’empare du téléphone et salue sa mère.

— Qu’est-ce qu’elle t’a raconté, Léa ?

— Qu’elle était très contente de venir en Normandie. Et toi ?

— Moi aussi, cela me fera du bien de faire un break. C’est un sacré boulot, ces chambres d’hôtes.

Audrey essaie d’en savoir plus sur la situation familiale, mais Isa botte en touche et finit par embrayer sur son heure d’arrivée en Normandie : le vendredi en fin d’après-midi. Chloé a déjà annoncé qu’elle n’arriverait pas avant dix-neuf heures avec Mamie. Elle doit encore travailler le matin.

— Tu as des nouvelles de Crol ? espère Audrey.

— Non, M’man, aucune et depuis longtemps. Tu sais qu’on n’a jamais été très proches tous les deux.

— Oui, je sais. Neuf ans de différence, ça compte. Qui sait, cela viendra peut-être un jour ?

— Qui sait, oui.

Audrey ferme les yeux, écoute battre son cœur, inspire profondément, rouvre les yeux et laisse son instinct toucher le clavier de son ordinateur.

Mon fils,

Je sais que les réunions familiales, ce n’est pas ce que tu préfères. Mais viens, je t’en prie. Ce week-end sans toi, ce serait trop triste. Je te fais une promesse : je ne te demanderai pas si tu as des projets. On a peut-être fait des erreurs avec toi, mais sois certain d’une chose : on t’aime et on veut ton bonheur. Tout le monde arrive vendredi, on t’attend.

M’man

« Alea jacta est », se dit-elle en envoyant le courriel. C’est sa formule consacrée lorsqu’elle a le sentiment d’avoir fait ce qu’elle pouvait, avant l’arrivée d’une échéance, comme à chacun de ses examens, à l’université.

Les enfants arrivent aujourd’hui. Sa sculpture de marbre est terminée, Alain est heureux. Ce cadeau d’anniversaire pour sa femme, il le voulait symbolique et beau. C’est une surprise. Assis dans son atelier fraîchement installé, il se remémore son émotion, quarante ans plus tôt précisément. « Mais enfin, Audrey, quel est l’intérêt de faire un énorme détour pour voir le Taj Mahal ? On l’a déjà vu cent fois en carte postale. Je préfère franchement prendre plus de temps pour visiter le Rajasthan et aller jusqu’à Jaisalmer. » Les bras croisés, Audrey avait répondu que, si elle allait en Inde, elle voulait voir le Taj Mahal. Elle avait été intransigeante sur ce point-là. Tant pis pour Jaisalmer, cette ville dorée, en plein désert, surplombée par une majestueuse forteresse. Ils n’auraient pas le temps d’y aller, elle se trouvait trop à l’ouest. Ils étaient étudiants. C’était leur premier grand voyage en sac à dos, avec presque rien dans les poches. Atterrissage à New Delhi et transport, accrochés à une petite camionnette, jusqu’à Agra, où se trouve le Taj Mahal. Alain avait franchi l’enceinte du site. Et là, cela avait été le choc. Devant lui s’érigeait le plus magnifique et le plus majestueux des monuments construits par l’homme. Un immense mausolée en marbre que l’empereur moghol avait élevé en souvenir de son épouse. Ils s’étaient avancés lentement, sans dire un mot. Il se souvient des moindres détails de cet édifice qui semblait suspendu dans le ciel : les couleurs, le travail du marbre, les sculptures. C’était l’harmonie parfaite. Alain avait voulu y retourner le lendemain à l’aube. Il serait resté là encore des jours à contempler cette œuvre divine. Il avait tenu également à visiter une myriade d’ateliers dans la ville d’Agra. Là, les tailleurs faisaient des merveilles en combinant des marbres de couleurs différentes avec des motifs parfois microscopiques. Il était fasciné. Audrey était passée de l’émerveillement à une légère impatience de continuer leur chemin et lui avait évidemment dit : « C’est qui qui avait raison ? »

Ils avaient fini par poursuivre leur route, mais, depuis lors, la passion de la sculpture de la pierre ne l’a plus quitté. Il avait sculpté le bois quand il était jeune. Ses parents avaient une maison à la campagne et les racines d’arbres ou les branches mortes étaient pour lui un trésor inestimable. Il observait le bois attentivement, persuadé à chaque fois qu’une forme se cachait sous l’écorce. Ensuite, ses mains le guidaient avec ses outils pour la faire jaillir. Une de ces œuvres se trouvait dans leur salon en Normandie : la tête d’un vieux monsieur avec un gros nez, les cheveux hirsutes et une barbe effilochée.

Alain avait effleuré l’idée de devenir menuisier. Son père, avocat de profession, s’y était farouchement opposé. « Si tu ne sais pas quoi faire de convenable, Alain, tu n’as qu’à faire du droit, cela mène à tout. » Alain était bon élève, il avait obtempéré, sans grande conviction. C’est à l’université qu’il avait rencontré Audrey, une grande belle jeune femme, aux traits fins avec des cheveux longs, noirs et ondulants, une poitrine et des hanches voluptueuses. De cette époque lui restent son élégance, sa volupté dont il ne profite sans doute plus assez et des cheveux tout aussi noirs grâce à ses teintures. « Un cheveu gris ? Jamais ! » C’est à peine si une dizaine de kilos étaient venus se rajouter à sa déesse. Tout juste ce qu’il fallait pour le déculpabiliser de son coussin qui cachait ses abdominaux.

Les vacances d’été suivantes, après leur séjour en Inde, Alain s’était inscrit à un stage de sculpture sur marbre en Italie, à Carrare, mondialement connue pour ses montagnes blanches, le véritable marbre, contrairement à celui de la Belgique qui provient de roches sédimentaires. Il y était resté plus longtemps que prévu, enchaînant des petits boulots de taille pour se payer les prolongations. Il s’était familiarisé avec tous les outils et les techniques de base. Audrey était venue le rejoindre et ils avaient continué leur route jusqu’en Sicile. Depuis, chaque année, il y était retourné pour affiner et enrichir sa technique. Il aimait la marqueterie qu’il avait découverte en Inde, il aimait aussi sculpter des grands modèles. Le corps féminin n’avait plus de secret pour lui, mais il appréciait également les sculptures abstraites. Pendant l’année, sans le sou, il parcourait la Belgique pour acheter ce dont il avait besoin et, surtout, pour trouver des blocs détachés dans les carrières abandonnées, victimes de la concurrence internationale.

Ils avaient tous les deux terminé leurs études de droit en même temps. Audrey, avec grande distinction ; Alain, au forceps, en suçant tous les résumés de cours d’Audrey. Alain ne s’était pas posé trop de questions, il avait suivi Audrey pour un stage dans un grand cabinet d’avocats. Au fil des années, elle devenait un magnifique cygne dans l’arène judiciaire alors qu’il se transformait en vilain petit canard et cela commençait à affecter leur relation. Sa passion, qui ne le lâchait pas, nourrissait son cœur mais pas son portefeuille. Audrey n’était pas vénale, elle enrageait juste de le voir perdu et malheureux, sans prendre de décision. Un jour d’orage que ses yeux froncés avaient annoncé, elle s’était plantée devant lui. Elle tenait dans chaque main de très longues heures de travail. Dans la gauche, une petite marqueterie de marbre composée de minuscules motifs de mille couleurs. Dans la droite, les conclusions d’une grosse affaire qu’il venait de finir de taper à la machine. « Alain, réfléchis bien, j’en ai ras le bol de tes lamentations. Tu te décides : soit je casse ta marqueterie, soit je déchire tes conclusions. Alors je fais quoi ? » Il n’avait pas hésité une seconde. « Ne touche pas à ma sculpture ! » avait-il crié. Audrey avait déchiré les conclusions. D’abord interdit, Alain avait attrapé, ensuite, un énorme fou rire. Ils avaient passé la nuit à retaper les conclusions sur leurs machines et à parler de leur avenir. Alain allait petit à petit prendre moins d’affaires en main pour pouvoir organiser sa future vie d’artiste. Les débuts avaient été très difficiles. Pour une œuvre créée, il se ramassait de nombreuses petites commandes de décorations d’intérieur sans grand intérêt, afin de gagner quelques sous. C’était Audrey qui subvenait le plus aux besoins du ménage. Elle avait aussi résisté à ses parents qui voyaient cette évolution d’un très mauvais œil. « Tu verras, tu vas passer ta vie à l’entretenir », avait prédit maintes fois sa maman. Audrey avait tenu bon, elle avait cru en lui. Et ils s’étaient mariés.

Après dix ans, au grand dam de son père, Alain avait définitivement arrêté de plaider. Petit à petit, il s’était forgé un nom, dans le monde de la décoration intérieure de luxe d’abord, dans le milieu artistique ensuite. À quarante ans, il avait fait la rencontre qui allait faire exploser sa renommée. Cédric Dubois était un quinquagénaire qui avait racheté un domaine avec une carrière de marbre désaffectée près de Philippeville, au milieu d’une forêt. Il y avait élu domicile. C’était un lieu magique qu’il avait parsemé de sculptures de toutes sortes. L’argent ne comptait pas pour lui et il était réputé dans le milieu, moins pour ses œuvres que pour, d’une part, ses connaissances intarissables sur la sculpture, les marbres et les pierres du monde entier, les techniques liées à celles-ci, et, d’autre part, sa capacité à détecter les talents et les expositions qu’il organisait. Alain allait parfois se servir dans cette carrière abandonnée. C’était le marbre rouge de la région, certes désuet, mais il aimait travailler cette couleur. Il n’y avait plus été depuis un an et, lorsqu’il y était retourné, ils étaient tombés nez à nez. Ils avaient fait rapidement connaissance. Alain avait été une révélation pour Cédric qui avait fini par le prendre sous son aile en montant ses premières expositions d’envergure, en activant ses réseaux de collectionneurs d’art, en le poussant à travailler d’autres roches comme la pierre bleue ou le granite, et en devenant son mécène. Cédric avait aussi suggéré qu’il s’essaie au bronze. On fabrique un moule qui permet de créer plusieurs œuvres identiques. Pourtant, même si une pièce unique exigeait des jours et des semaines de travail, ce qu’aimait Alain, c’était tailler la pierre. Rien ne lui faisait plus plaisir que de se trouver devant un bloc brut et de lui donner forme en grattant, rayant, polissant. Mille nuances peuvent ainsi apparaître. L’Émergence avait été sa consécration, une œuvre abstraite de marbre noir, de deux mètres de haut, qui ressemblait à une baleine sortant de l’eau, avec un côté poli d’un noir éclatant, et l’autre rugueux strié de lignes fines.

Ce bonheur que la sculpture lui procurait, c’était à Audrey qu’il le devait ; alors, pour leurs noces de porphyre, Alain lui offrirait le Taj Mahal.

Assise sur la terrasse surplombant le jardin, avec la vue directe sur le Mont-Saint-Michel et le soleil au rendez-vous, Audrey déguste cet instant de sérénité, avant le tumulte des retrouvailles familiales. Alain est dans son atelier. Nico doit encore être au lit. Après sa séance de méditation, elle finit de relire le dernier roman qu’elle vient d’écrire. C’est la première fois qu’Alain ne connaît rien du contenu, et pour cause, elle veut le lui offrir en primeur pour leur anniversaire de mariage. Ce roman, elle l’a composé pour lui. La trame de fond est une histoire judiciaire comme tous ses ouvrages, mais il a ceci de particulier qu’il les met tous les deux en scène dans une aventure trépidante de corruption d’hommes d’affaires. Ils sont deux jeunes associés : elle, la besogneuse qui n’arrête pas de travailler, lui, le génie du droit en dilettante qui a d’autres passions dans la vie. Ils forment malgré tout un bon duo, très complémentaire, parfois tumultueux. À la fin, ils réussissent à faire coffrer les corrompus. Ses livres ne se terminent pas toujours aussi bien, mais, si Alain et Audrey en étaient les protagonistes, cela devait forcément être un happy end.

Cela n’avait pas toujours été rose entre eux, mais cela l’était de plus en plus, au fil du temps, de la maturité, de la sagesse, de la vieillesse, de la connaissance de l’autre et de l’humour qui les sauvent jour après jour de frictions jugées parfaitement inutiles. Audrey était d’un tempérament plutôt volcanique. Elle s’emportait facilement, à l’époque. Elle s’était assagie depuis. Bosseuse, fonceuse, elle avait adoré le droit et son métier d’avocat qu’elle exerçait avec conviction, dans un monde encore largement dominé par les hommes. Elle était devenue associée de son boss, Édouard, et travaillait sur de tout gros dossiers dans le droit des affaires et le droit social. Rien ne l’excitait plus que de réparer des injustices et de gagner ses procès. Son confrère la ramenait régulièrement à la réalité. « Audrey, nous ne sommes pas là pour établir la justice ou la vérité, mais pour défendre nos clients. » Et la nuance était de taille, elle le savait. Édouard n’avait pas d’état d’âme. Car, des corrompus, elle avait dû en défendre aussi. On ne parlait pas de corruption bien entendu, mais de petits arrangements ou d’ingénierie fiscale. Elle avait également défendu des patrons qui considéraient leur personnel comme un coût à réduire au maximum, et des employés qui ne cherchaient qu’à faire payer un patron qui les avait licenciés, parfois de manière plus que justifiée. Il fallait trouver la faille et ils gagnaient. Elle était alors emplie d’une double émotion : la jubilation d’avoir encore gagné et le dépit de ne pas avoir fait triompher la vraie justice. Elle essayait de refiler les cas douteux à son associé, ce qui lui permettait de mieux vivre avec sa conscience et de continuer à y croire.

Elle avait voulu prendre du recul quand Nico était né, il y avait quinze ans. Quatre enfants en bossant dix heures par jour, cela devenait difficile. Heureusement qu’Alain était là et fort présent à la maison, même si c’était dans son atelier au bout du jardin. Elle s’était orientée vers la méditation et avait suivi quelques formations. Elle avait aimé les odeurs, les couleurs, le calme, la sérénité et la paix des temples hindouistes et du monastère bouddhiste où ils avaient séjourné quelques jours, en Inde. En prenant le temps de se retrouver elle-même entre la famille et le métier, elle avait eu quelques révélations.

La première, c’était qu’elle courait trop. Isa et Chloé étaient des filles relativement sages qui réussissaient bien à l’école. Crol avait un caractère plus rebelle qui leur donnait déjà du fil à retordre. Et Nico était un bébé surprise qu’ils avaient accueilli avec joie, mais aussi avec appréhension. Avoir un bébé à quarante-six ans n’était pas de tout repos. Les filles donnaient un coup de main, mais, à dix-huit et seize ans, elles avaient autre chose à faire que pouponner tous les soirs. Audrey devait refuser certaines affaires et commençait à culpabiliser, tant au boulot qu’à la maison. Jusque-là, Superwoman avait géré, mais les limites étaient atteintes.

La deuxième révélation qui lui était apparue, c’était que le monde judiciaire ne correspondait pas à ses aspirations profondes. Oui, elle adorait manier la loi, la triturer et brandir la règle de droit ou la jurisprudence qui allait plaider en faveur de son client, en y ajoutant parfois le pathos nécessaire pour séduire tel ou tel juge lors des plaidoiries. C’était excitant. Mais les désillusions s’enchaînaient et le décalage entre son idéalisme et la réalité s’agrandissait de jour en jour.

Et la troisième révélation sortie de ses méditations, c’était l’envie qu’elle ressentait de se lancer dans un nouveau projet, à l’aube de ses cinquante ans : écrire des polars avec des intrigues et des personnages qu’elle pouvait façonner comme elle le voulait. Son métier d’avocate était une mine d’or à exploiter à sa guise, sans contrainte. Elle voulait écrire. Elle s’en était ouverte à Alain.

Alain avait tout de suite saisi que l’histoire se répétait, en sens inverse. Il avait regretté de ne pas avoir sous la main un projet de roman d’Audrey (elle n’avait encore rien écrit à l’époque) et des conclusions toutes fraîches d’une affaire, qu’il aurait pu déchirer. Quoique, avec les ordinateurs, il aurait suffi de réimprimer le dossier. C’eût été moins dramatique ! « Audrey, tu te souviens de ce que tu m’avais dit cette fameuse nuit où on a dû retaper mes conclusions que tu avais déchirées en mille morceaux ? » Audrey avait attendu sa réponse. « Tu m’as répété ce que ton père t’avait dit un jour : on surestime ce qu’on peut faire en un an et on sous-estime ce que l’on peut réaliser en dix ans. » Elle lui avait demandé où il voulait en venir. « Exactement à ce que j’ai fait moi-même sur tes conseils et ton soutien, il y a plus de vingt ans. En m’efforçant d’accomplir mes rêves pour ne pas vivre avec des regrets à soixante ans sur ce que j’aurais dû faire de ma vie ; en me donnant des objectifs chaque année pour aboutir à mon rêve de devenir un artiste à part entière. » Ils avaient longtemps discuté. De sous notamment. Audrey était réticente. Alain gagnait déjà très bien sa vie, mais Chloé était à l’université et les deux garçons étaient petits. Vivre de l’écriture était tout aussi aléatoire que de vivre de la sculpture. Alain prétendait qu’Audrey avait une très belle plume. De toute façon, il était temps qu’il puisse lui renvoyer l’ascenseur. Prudente et rationnelle, Audrey avait proposé de lever le pied comme avocate sans pour autant arrêter. Elle ne voulait pas – question d’indépendance et d’estime d’elle-même – dépendre financièrement de son mari.