Dans lequel une fillette nommée Septembre garde un secret, a des problèmes à l’école, a treize ans, est presque écrasée par une barque et parvient ainsi à retourner en Féérie.
Il était une fois une fille appelée Septembre qui gardait un secret.
Or, les secrets sont des choses délicates. Ils peuvent vous emplir de douceur et vous laisser tel un chat qui s’est repu d’un moineau particulièrement gras sans récolter le moindre coup de bec ou de serre. Mais ils peuvent aussi rester coincés en vous, et faire très lentement bouillir vos os pour concocter leur amer brouet. Dans ce cas, c’est le secret qui vous garde, et non l’inverse. Réjouissons-nous alors que Septembre ait réussi à maîtriser son secret ; il était comme une paire de gants douillets qu’elle pouvait enfiler, lorsqu’elle avait froid, afin de se remémorer la chaleur des jours enfuis.
Le secret de Septembre ? Elle s’était rendue en Féérie.
Tout au long de l’histoire du monde, d’autres enfants ont vécu pareilles aventures. Bien des livres ont été écrits sur le sujet, et depuis toujours, petits garçons et petites filles les lisent et fabriquent des épées de bois ou des centaures en papier en attendant leur tour. Or, pour Septembre, l’attente avait pris fin au printemps dernier. Elle avait combattu la méchante reine et avait délivré un pays entier de ses griffes. Elle s’était fait des amis qui, en plus d’être vaillants et drôles et malins, étaient un Vouivre, un Marid et une lanterne douée de parole.
Hélas, très peu de livres de contes s’intéressent au retour de l’enfant chez lui, et à la manière dont il va le vivre. Septembre avait profondément changé : de fille qui souhaitait désespérément que pareilles choses soient réelles, elle était devenue fille qui savait qu’elles l’étaient. Un tel bouleversement relève moins du changement de coiffure que du changement complet de tête.
Cela n’améliora guère sa vie scolaire.
Avant, lorsqu’elle regardait par la fenêtre durant le cours de Mathématiques ou lisait un gros livre plein de couleurs sous le bureau durant l’Instruction Civique, elle paraissait simplement, discrètement étrange ; à présent, les autres enfants sentaient quelque chose d’inconnu et de sauvage en elle. Les filles de sa classe n’auraient su dire ce qui les irritait tant chez Septembre. Si quelqu’un était allé leur poser la question, il n’aurait probablement pas reçu de meilleure réponse que : « Elle n’est pas comme nous. »
Ainsi, elles ne l’invitaient pas aux goûters d’anniversaire, ne lui posaient aucune question sur ses grandes vacances. Elles lui volaient ses livres et racontaient des mensonges aux professeurs : « Septembre a triché en algèbre », révélaient-elles dans la plus stricte confidence. « Septembre lit de vieux et laids bouquins durant les cours de sport ». « Septembre rejoint des garçons derrière la salle de chimie ». Elles riaient dans son dos, d’une manière qui dressait des haies d’épines autour de leur petit cercle de robes en dentelle, de boucles et de rubans. Nous sommes à l’intérieur de ces haies, disaient leurs murmures, et Septembre restera toujours à l’extérieur.
Envers et contre tout, Septembre garda son secret. Lorsqu’elle se sentait seule et souffrait et avait froid, elle sortait son secret et soufflait dessus comme sur une braise, jusqu’à ce qu’il recommence à briller et l’emplisse : A-à-L, son Vouivriothèque, chatouillant de son museau la joue bleue de Samedi jusqu’à ce que ce dernier éclate de rire, le Vent Vert piétinant le blé avec ses grosses bottes de neige émeraude. Ses amis attendaient qu’elle revienne, ce qu’elle allait faire… bientôt, très très bientôt, d’un moment à l’autre. Elle avait l’impression d’être sa tante Margaret, qui ne semblait jamais tout à fait la même lorsqu’elle revenait d’un voyage. Elle racontait de longues histoires sur Paris, les pantalons de soie, les accordéons rouges et les bouledogues ; personne ne les comprenait vraiment, mais tout le monde écoutait poliment jusqu’à ce que ses paroles s’estompent et que son regard se perde vers la fenêtre, comme si elle apercevait les flots de la Seine et non des champs de blé et de maïs à perte de vue. Septembre comprenait mieux sa tante à présent, et résolut de l’écouter très attentivement la prochaine fois que cette dernière repasserait les voir.
Tous les soirs, Septembre continuait de laver le même service à thé rose et jaune, à s’occuper du même petit chien de plus en plus inquiet et à écouter des nouvelles de la guerre et de son père auprès de la grande radio en noisetier. L’immense appareil était si haut et prenait tant de place dans leur salon qu’il évoquait une porte terrifiante, prête à s’ouvrir à n’importe quel moment pour laisser entrer de mauvaises nouvelles. Lorsque le soleil se couchait sur la longue prairie jaune, tous les soirs, Septembre guettait sur l’horizon un éclat vert, le scintillement d’une fourrure tachetée dans l’herbe, un certain rire, un certain ronronnement. Mais l’automne continuait d’égrener ses journées comme on distribue un paquet de cartes dorées, et personne ne vint.
Le dimanche, sa mère ne travaillait pas à l’usine d’avions, si bien que Septembre tomba amoureuse du dimanche. Toutes deux s’asseyaient confortablement près du feu et lisaient cependant que le petit chien s’acharnait sur leurs lacets, ou alors sa mère se glissait sous la misérable Ford A de M. Albert et tapait sur le moteur jusqu’à ce que Septembre puisse le refaire grommeler d’un tour de clef. Il n’y a pas si longtemps, sa mère lui lisait des histoires de fées ou de soldats ou de pionniers tirées d’un livre ou d’un autre, mais à présent, elles lisaient côte à côte, chacune plongée dans son propre roman ou son propre journal, tout comme lisaient sa mère et son père avant la guerre, d’après les souvenirs de Septembre. Le dimanche était la plus belle des journées : le soleil paraissait briller pour toujours et Septembre s’épanouissait sous le large et honnête sourire de sa mère. Le dimanche, elle ne souffrait pas. Le pays dont elle n’aurait jamais pu parler à un adulte ne lui manquait pas. Elle ne regrettait pas que son maigre souper, avec sa petite portion de bœuf en boîte, ne soit pas un festin surnaturel de sucre, de cœurs rôtis et de melons pourpres gorgés de vin d’eau de pluie.
Le dimanche, elle ne pensait presque pas du tout à Féérie.
Parfois, elle songeait à raconter à sa mère tout ce qui lui était arrivé. Parfois, elle en brûlait d’envie. Mais une partie plus âgée et plus sage d’elle lui disait : Certaines choses sont faites pour être cachées et gardées. Elle craignait que, si elle parlait à voix haute, rien n’ait jamais été, que tout s’efface, emporté par le vent comme des aigrettes de pissenlit. Et si rien de tout cela n’avait été réel ? Et si elle avait rêvé ou, pire, si elle avait perdu l’esprit, comme le cousin de son père qui vivait à Iowa City ? Envisager ces hypothèses l’horrifiait, mais elle ne pouvait s’en empêcher.
Chaque fois qu’elle remuait la sombre idée qu’elle puisse être seulement une petite idiote qui lisait trop, ou une folle, elle jetait un bref regard derrière elle et frissonnait, parce qu’elle avait sous les yeux la preuve que tout cela était vrai. Elle avait perdu son ombre à Féérie, sur ce fleuve lointain près d’une cité lointaine. Elle avait perdu quelque chose d’important, de réel, qu’elle ne pouvait pas retrouver. Et si quelqu’un venait à remarquer qu’elle n’avait plus d’ombre, ni devant ni derrière, elle serait forcée de tout raconter. Mais tant que son secret restait secret, elle se sentait capable de tout supporter : les filles de l’école, les longues journées de travail de sa mère, l’absence de son père. Et même le son de l’immense radio qui grésillait comme un incendie perpétuel.
Près d’un an s’était écoulé depuis que Septembre était revenue de Féérie. Étant d’un naturel pratique, elle s’était beaucoup intéressée à la mythologie, suite à ses exploits de l’autre côté du monde, et étudiait les coutumes des fées, des anciens dieux, des monarques héréditaires et autres êtres magiques. D’après ses recherches, elle estimait que cette période d’une année constituait un délai convenable. Une bonne grosse révolution autour du soleil. Certainement, le Vent Vert allait traverser le ciel dans une mêlée de rires, de bonds et d’allitérations pour revenir ici d’un jour à l’autre. Et puisque la Marquise avait été vaincue et les verrous de Féérie défaits, Septembre ne serait pas obligée d’accomplir de terrifiants exploits ni de passer de difficiles épreuves de courage ; elle se contenterait de savourer la joie, les délices et les diplomates à la mûre.
Mais le Vent Vert ne vint pas.
Quand la fin du printemps approcha, elle commença à s’inquiéter. Le temps s’écoulait différemment à Féérie… Et si elle atteignait ses quatre-vingts ans avant qu’une année ne se soit écoulée là-bas ? Et si le Vent Vert, à son arrivée, ne trouvait qu’une vieille dame se plaignant de ses rhumatismes ? Bon, évidemment, Septembre repartirait quand même avec lui : qu’elle ait vingt ou quatre-vingts ans, elle n’hésiterait pas une seconde ! Mais les vieilles dames, à Féérie, devaient relever certains défis, tels que ne pas se briser le col du fémur en chevauchant un féroce vélocipède, ou utiliser leurs rides pour obliger tout le monde à faire ce qu’elles demandent. Ce dernier point ne serait pas si dur : Septembre ferait sans doute une vieille sorcière exceptionnelle, du moment qu’elle apprenait à ricaner convenablement, ce dont elle ne doutait pas. Mais quelle attente ! Même le petit chien maussade la dévisageait avec insistance, comme pour dire : Tu ne devrais pas être déjà partie, à cette heure ?
Pire : et si le Vent Vert l’avait oubliée ? S’il avait trouvé une autre fillette tout aussi capable qu’elle de vaincre les méchants et de dire des choses intelligentes ? Et si les gens de Féérie l’avaient simplement remerciée d’une petite révérence polie avant de retourner à leurs affaires, sans plus se soucier de leur jeune amie humaine ? Et si personne ne revenait jamais la chercher ?
Septembre eut treize ans. Elle ne prit pas la peine d’inviter ses camarades à une fête. Au lieu de cela, sa mère lui offrit une pile de cartes de rationnement retenues par un ruban de soie brune. Elle les économisait depuis cinq mois ; beurre, sucre, sel, farine ! Et pour couronner le tout, Mme Bowman, au magasin, leur donna un petit paquet de cacao. Septembre et sa mère cuisinèrent ensemble, le petit chien tout excité sautant pour tenter de lécher la cuiller en bois. Au final, le gâteau contenait si peu de cacao qu’il avait la couleur de la poussière, mais qu’est-ce qu’il était bon ! Après, elles allèrent voir un film d’espionnage. Septembre eut un plein sac de pop-corn rien que pour elle, et des caramels. Tant d’abondance l’étourdissait ! C’était presque aussi bien qu’un dimanche, d’autant qu’elle avait reçu trois nouveaux livres spécialement emballés dans du papier vert, dont un en français, envoyé depuis un village libéré par son père. (Il est évident que le père de Septembre avait reçu de l’aide pour libérer le village, mais dans l’imagination de la jeune fille, il s’en était chargé à lui seul, peut-être même en brandissant une épée dorée, monté sur un magnifique destrier noir. Souvent, Septembre avait du mal à songer aux combats de son père sans penser aux siens). Bien sûr, elle ne pouvait pas le lire, mais son père avait écrit sur la couverture : « Nous nous reverrons bientôt, ma chérie. », ce qui en faisait le meilleur livre jamais écrit. L’ouvrage contenait aussi des illustrations représentant une fille pas plus âgée qu’elle, assise sur la Lune et tendant la main pour attraper des étoiles, ou debout sur une grande montagne lunaire, conversant avec un étrange chapeau rouge muni de deux longues plumes qui flottait tout près, l’air malicieux au possible. Durant le trajet jusqu’au cinéma, Septembre feuilleta ce livre avec émerveillement et essaya de prononcer ces mots aux sonorités étranges, de deviner quelle pouvait bien être l’histoire qu’ils racontaient.
Elles dévorèrent le gâteau d’anniversaire couleur poussière et la mère de Septembre mit la marmite à bouillir. Le chien se jeta sur un os à moelle extrêmement satisfaisant. Septembre prit ses nouveaux livres et partit dans les champs pour rêvasser en regardant le crépuscule s’installer. Au moment où elle s’esquivait par la porte de derrière, elle entendit la radio parler en grésillant ; les crépitements et les crachotements des parasites la suivirent comme une ombre grise.
Septembre se coucha dans les grandes herbe de mai et regarda le ciel entre les tiges de céréale vert et or. La soirée était douce ; le ciel luisait d’un bleu profond strié de rose et une petite étoile jaune s’alluma comme une ampoule. C’est Vénus, pensa Septembre. C’était la déesse de l’amour. C’est chouette que l’amour arrive en premier, le soir, et disparaisse en dernier le matin. L’amour garde la lumière éclairée toute la nuit. La personne qui a eu l’idée de l’appeler Vénus mérite une très bonne note.
Nous pardonnerons à notre amie d’avoir d’abord ignoré le bruit. D’une part, elle ne guettait pas spécialement des sons ou des signes insolites. D’autre part, elle ne pensait pas du tout à Féérie, mais à cette fillette qui parlait à un chapeau rouge, à ce que ça pouvait bien vouloir dire, et à quel point il était merveilleux que son père ait libéré un village tout entier. De plus, le bruissement est un son commun parmi les blés et les herbes folles. Septembre l’entendit, et une petite brise parcourut ses livres d’anniversaire, mais elle ne leva les yeux que lorsque la barque passa à toute allure au-dessus de sa tête, glissant sur la pointe des épis de blé comme sur des vagues.
Elle se leva d’un bond et aperçut deux silhouettes dans un petit bateau noir qui rebondissait prestement sur les champs, dans un furieux tourbillon de rames. L’une des silhouettes portait un large chapeau, ciré et sombre comme celui d’un pêcheur. L’autre laissait traîner sa longue main argentée sur la tête duveteuse des épis. Le bras était métallique, étincelant, avec un fin et luisant poignet de femme, et la main était terminée par des ongles de fer. Septembre ne vit pas leurs visages – l’immense et large dos voûté de l’homme dissimulait la dame argentée, à l’exception de son bras.
« Attendez ! » cria Septembre en s’élançant à toutes jambes derrière la barque. Elle savait reconnaître un événement féérique quand il se déroulait sous ses yeux, et ce qui rebondissait sur les blés à cet instant en était précisément un. « Attendez ! Je suis là !
— Tu ferais bien de te méfier de l’Ébauche », lança l’homme au ciré noir en jetant un regard par-dessus son épaule. Son visage restait plongé dans l’ombre, mais sa voix avait quelque chose de familier, une sorte de halètement rauque que Septembre reconnaissait presque. « L’Ébauche arrive avec sa charrette de chiffonnier et son camion d’os, et il a tous nos noms sur une liste. »
La dame argentée mit sa main brillante en coupe pour recueillir le vent. « Je poussais des rouleaux de barbelé avant que ne poussent tes dents de lait, vieillard. N’essaye pas de m’impressionner avec ton jargon, tes vers libres et tes manières conquérantes.
— S’il vous plaît, attendez ! » cria derechef Septembre. Ses poumons se crispaient, serrés et lourds. « Je n’arrive pas à suivre ! »
Mais ils ne firent que ramer avec plus d’ardeur, sur la cîme des blés, et la nuit avait maintenant revêtu son vrai visage. Oh, je ne les rattraperai jamais ! pensa Septembre, paniquée, et son cœur se serra. Car même si nous avons vu que tous les enfants sont sans cœur, ce n’est pas exactement le cas des adolescents. Les cœurs d’adolescent sont crus et neufs, rapides et redoutables, et ils ne connaissent pas leur propre force. Ils ignorent également la raison et la retenue, et si vous voulez tout savoir, bon nombre de cœurs d’adulte ne les ont pas apprises non plus. Ainsi, nous pouvons enfin dire – ce qui nous était jusque-là impossible – que le cœur de Septembre se serra, car il avait commencé à pousser en elle telle une fleur dans le noir. Nous pouvons aussi prendre un instant pour compatir avec elle, car posséder un cœur conduit tout droit aux affres de l’âge adulte.
Septembre, donc, son cœur encore vert et cru serré par l’angoisse, courut plus vite. Elle avait attendu si longtemps et voilà qu’ils repartaient. Elle était trop petite, trop lente. Comment pourrait-elle supporter d’avoir raté sa chance ? Elle respirait trop vite, trop peu et des larmes apparurent au coin de ses yeux, aussitôt emportées par le vent de sa course alors qu’elle piétinait le vieux grain et, de temps à autre, une fleur bleue.
« Je suis là ! couina-t-elle. C’est moi ! Ne partez pas ! »
La dame argentée scintillait au loin. Septembre essayait si fort de les apercevoir, de les rattraper, de courir plus vite, juste un peu plus vite. Penchons-nous donc tout près et aiguillonnons ses talons, chuchotons dans son oreille : Allons, tu peux faire mieux, tu peux les rattraper, petite, tu peux tendre le bras juste un peu plus loin.
Et elle accéléra, et elle tendit le bras juste un peu plus loin, et elle fendit l’herbe ; mais elle ne vit le petit mur moussu qui traversait subitement le champ qu’au moment où elle trébucha sur lui et bascula de l’autre côté. Septembre tomba à plat ventre dans une prairie si blanche qu’elle semblait recouverte d’une neige tombée la veille, si ce n’est que l’herbe était tiède et exhalait l’odeur merveilleuse de la glace au citron.
Ses livres oubliés restèrent sur l’herbe de notre monde soudainement vide de sa présence. Un vent maussade, très vaguement chargé de l’odeur des choses vertes, de la menthe, du romarin et du foin frais, tourna leurs pages de plus en plus vite, comme s’il était pressé de connaître la fin.
La mère de Septembre sortit de la maison à la recherche de sa fille, les yeux gonflés de larmes. Mais il n’y avait plus d’enfant dans les blés, seulement trois livres tout neufs, un bout de caramel encore dans son emballage ciré, et deux corbeaux qui s’envolaient en croassant après la barque qui avait déjà disparu devant eux.
Derrière elle, la radio en noisetier crachotait et caquetait.
Dans lequel Septembre découvre une forêt de verre, y démontre son côté pratique, rencontre une renne assez hostile et se rend compte que quelque chose cloche en Féérie.
Couchée dans l’herbe pâle, Septembre leva les yeux. Elle se releva en tremblant, frottant ses tibias meurtris. La frontière entre notre monde et Féérie ne s’était pas montrée tendre avec elle, faute d’un protecteur vêtu de vert pour lui faire franchir sans encombre les divers postes de douane. Elle s’essuya le nez et chercha à se repérer.
Une forêt se dressait tout autour d’elle. Le clair soleil de l’après-midi traversait les branches en les transformant en prismes étincelants d’or et de pourpre – car tous les arbres étaient formés de verre tordu, vacillant, sauvage et noueux. Des racines de verre émergeaient de la terre enneigée et y replongeaient un peu plus loin ; des feuilles de verre remuaient en tintant les unes contre les autres comme de minuscules clochettes de traîneau. Des oiseaux rose vif plongeaient sur des baies de verre pour les saisir de leur rond bec émeraude puis chantaient triomphalement d’une profonde voix d’alto, un son qui ressemblait beaucoup à J’l’aieuj’l’aieuj’l’aieu ! et Drôl’defille ! Drôl’defille ! Drôl’defille ! Quel beau paysage désolé et froid ! Des broussailles blanches hirsutes s’étalaient autour de flamboyants chênes noueux. De la rosée de verre frissonnait sur les feuilles et de la mousse de verre crissait délicatement sous les pieds de Septembre. Çà et là, de minuscules fleurs de verre bleu argenté se dressaient en petits bouquets au milieu de cercles de champignons vitreux rouge et or.
Septembre éclata de rire. Je suis de retour ; oh, je suis de retour ! Elle fit une pirouette sur elle-même, les bras écartés, puis les ramena précipitamment sur sa bouche : son rire lui renvoyait un écho bizarre dans cette forêt étincelante. Ce n’était certes pas un vilain son – en fait, elle l’aimait bien : c’était comme parler dans un coquillage. Oh, je suis là ! Je suis vraiment là et c’est le meilleur des cadeaux d’anniversaire !
« Coucou, Féérie ! » lança-t-elle. L’écho éclaboussa l’air comme un seau de peinture vive.
Drôl’defille ! Drôl’defille ! répondirent les oiseaux rose et vert. J’l’aieuj’l’aieuj’l’aieu !
Septembre rit de plus belle. Elle tendit la main vers une branche basse, sur laquelle un oiseau l’épiait de ses drôles d’yeux de verre. L’animal pointa une serre irisée vers elle.
« Coucou, l’oiseau ! dit-elle joyeusement. Je suis revenue et tout est aussi étrange et merveilleux que dans mes souvenirs ! Si les filles de l’école pouvaient voir ça, ça leur clouerait le bec, tu peux me croire. Tu sais parler ? Peux-tu me raconter ce qui s’est passé en mon absence ? Est-ce que tout est beau, désormais ? Est-ce que les Fées sont revenues ? Y a-t-il des bals de village tous les soirs et une casserole de chocolat chaud sur toutes les tables ? Si tu ne peux pas parler, ce n’est pas grave, mais si tu peux, fais-le ! Parler est drôlement amusant, quand on est de bonne humeur. Et je suis de bonne humeur ! Oh, ça oui, l’oiseau. De très bonne humeur. » Septembre rit une troisième fois. Après tant de temps passé à s’en tenir à elle-même et à veiller discrètement sur son secret, les mots jaillissaient en bouillonnant comme une fraîche rivière de champagne doré.
Mais son rire resta figé dans sa gorge. Quelqu’un d’autre que Septembre ne l’aurait peut-être pas remarqué si vite, ni n’en aurait été à ce point pétrifié, mais elle vivait avec pareil phénomène depuis si longtemps, alors…
L’oiseau n’avait pas d’ombre.
L’animal pencha la tête sur le côté pour la regarder et s’il était doué de parole, il décida de ne pas le montrer. À la place, il partit chasser un ver de verre ou deux. Septembre considéra la prairie givrée, le flanc des collines, les champignons et les fleurs. Son estomac se retourna et alla se cacher sous ses côtes.
Il n’y avait pas la moindre ombre. Ni les arbres, ni l’herbe, ni le joli jabot vert des autres oiseaux, qui la fixaient encore en se demandant ce qui pouvait bien la perturber, ne projetaient la moindre ombre.
Une feuille de verre tomba et plana lentement jusqu’au sol sans dessiner à terre la moindre silhouette noire.
Le petit mur sur lequel Septembre avait trébuché courait à perte de vue dans les deux directions. De la mousse bleu pâle émergeait comme une toison rebelle des fissures qui striaient sa surface sombre. Ses pierres de verre noir brillaient, parcourues de veines de cristal blanc. Les reflets de la forêt inondaient Septembre de lueurs doublées et triplées, de petits arcs-en-ciel et de longs traits d’un orange sanguinolent. Elle ferma et rouvrit les yeux plusieurs fois, juste pour être sûre, vraiment certaine qu’elle était de retour à Féérie, qu’elle n’était pas simplement tombée sur la tête à un moment de sa course. Puis elle le refit une dernière fois, juste pour vérifier que les ombres avaient bel et bien disparu. Un long soupir de théière s’échappa de sa bouche. Ses joues étaient aussi roses que les oiseaux au-dessus d’elle et que les feuilles des petits érables de verre.
Et pourtant, malgré l’impression grandissante que quelque chose clochait dans cette forêt sans ombre, Septembre ne put s’empêcher de se sentir repue et au chaud et joyeuse. Ni de laisser son esprit ressasser cette pensée merveilleuse, de la même manière qu’on touche encore et encore une belle pierre lisse et brillante : Je suis ici, je suis chez moi, personne ne m’a oubliée et je n’ai pas encore quatre-vingts ans.
Septembre fit soudainement volte-face, guettant l’apparition d’A-à-L, de Samedi, d’Éclat et du Vent Vert. Ils avaient certainement eu vent de son retour et allaient venir à sa rencontre, avec un grand pique-nique, des nouvelles et de vieilles plaisanteries ! Mais elle était toute seule, à l’exception des oiseaux rosâtres qui fixaient avec étonnement l’être bruyant qui occupait soudainement leur forêt et de deux longs nuages jaunes qui pendaient dans le ciel.
« Bon, dit piteusement Septembre aux oiseaux, j’imagine que ça aurait été trop demander que tout soit aussi bien organisé qu’un goûter, et que mes amis soient venus m’attendre ! » Un grand mâle siffla en secouant les splendides plumes de sa queue. « J’imagine que je suis dans une des fascinantes provinces extérieures de Féérie et que je vais devoir trouver mon chemin toute seule. Après tout, le train ne nous dépose jamais directement sur le pas de notre porte, hein ? Parfois, il faut un gentil coup de pouce pour finir le trajet ! » Un oiseau plus petit, au jabot éclaboussé de noir, lui lança un regard perplexe.
Septembre se souvenait que Pandémonium, la capitale de Féérie, ne se dressait pas toujours au même endroit, mais se déplaçait souvent afin de satisfaire les besoins de qui la cherchait. Par conséquent, il lui suffisait de se comporter en héroïne, d’adopter une mine indomptable et franche et de brandir bravement quelque objet pour, certainement, se retrouver dans l’un des merveilleux bains que gardait Lessive, la golem de savon, histoire d’être nettoyée avant d’entrer dans la grande cité. A-à-L vivait sûrement à Pandémonium, pensa-t-elle, et travaillait joyeusement pour son grand-père, la Bibliothèque Municipale de Féérie. Samedi rendait visite à sa grand-mère, l’océan, tous les étés, et passait le reste de son temps à grandir, comme elle-même. Elle ne nourrissait aucune inquiétude quant à ses amis. Bientôt, ils seraient réunis. Ils découvriraient ensemble ce qui était arrivé aux ombres de la forêt et ils élucideraient le mystère à temps pour le dîner, tout comme sa mère déchiffrait les reniflements et les éternuements sans fin de la voiture de M. Albert avant de la réparer.
Septembre se mit donc en route, le dos droit, sa robe d’anniversaire froissée par la brise. Cette robe avait appartenu à sa mère, en fait, et elle avait été retaillée et recousue jusqu’à ce qu’elle lui aille ; elle était d’une belle teinte de rouge qu’on pourrait presque qualifier d’orange (ce dont Septembre ne se privait pas). La fillette rayonnait dans la forêt de verre pâle, petite flamme se faufilant sur l’herbe blanche et entre les troncs translucides. Faute d’ombres, la lumière semblait éclabousser le moindre recoin. La clarté du sol la forçait même à plisser les yeux. Mais à mesure que le soleil descendait tel un poids écarlate dans le ciel, la forêt devint froide et les arbres perdirent leurs couleurs spectaculaires. Tout autour d’elle, le monde tourna au bleu et à l’argent tandis que les étoiles apparaissaient et que la Lune commençait son ascension ; Septembre continua de marcher, avec vaillance, avec opiniâtreté, mais sans rencontrer Pandémonium.
La golem de savon aimait la Marquise, pensa-t-elle. Et la Marquise n’est plus là. Je l’ai vue tomber dans un profond sommeil ; j’ai vu la Panthère des Rudes Tempêtes l’emporter. Peut-être n’y a-t-il plus de baignoire dans laquelle laver son courage ? Peut-être n’y a-t-il plus de Lessive ? Peut-être que, désormais, Pandémonium reste toujours à la même place. Qui sait ce qui a pu se passer ici depuis que j’étudie l’algèbre et que je passe mes dimanches au coin du feu ?
Elle chercha du regard les oiseaux roses, qu’elle en était venue à apprécier puisqu’ils constituaient sa seule compagnie, mais tous étaient retournés dans leurs nids. Elle tendit l’oreille, mais nul hululement de hibou ne comblait le silence du soir. Un clair de lune laiteux se déversait à travers les chênes de verre, les ormes de verre et les pins de verre.
« J’imagine que je vais devoir passer la nuit ici », soupira Septembre et elle frissonna, parce que sa tenue d’anniversaire était une robe de printemps aucunement conçue pour dormir à même le sol froid. Toutefois, elle était plus âgée que lorsqu’elle avait atterri pour la première fois sur le rivage de Féérie, et elle se rencogna dans la nuit sans se plaindre. Elle débusqua un beau parterre de verre plat, ceint sur trois côtés d’une délicate clôture de bouleaux de verre, et décida d’en faire son lit. Elle ramassa plusieurs brindilles de verre qu’elle entassa à un endroit qu’elle avait dégagé de toute herbe citronnée. La terre bleu-noir apparut, exhalant une odeur d’humus frais et fertile. Puis Septembre gratta de l’écorce et déposa les copeaux contre son tas de brindilles pour former une petite pyramide de verre. Enfin, elle enfonça des touffes d’herbe sèche dans ce petit foyer et estima son travail acceptable… si seulement elle avait des allumettes ! Dans certaines histoires qu’elle avait lues, des cow-boys et autres gens intéressants réussissaient à faire du feu en heurtant deux pierres, mais Septembre doutait de disposer de toutes les informations nécessaires pour y parvenir. Néanmoins, elle chercha deux beaux cailloux, sombres et lisses, non pas en verre, mais de roche bien honnête, et les frappa violemment l’un contre l’autre. L’abominable choc retentit dans toute la forêt, pareil au son d’un os qui se brise. Septembre essaya encore, et une troisième fois, mais n’en tira rien d’autre qu’un impact bruyant qui lui fit vibrer les mains. À la quatrième tentative, elle fut maladroite et s’écrasa un doigt, qu’elle suça douloureusement. Cela ne l’aida pas de songer que le problème de faire du feu était une constante dans l’histoire humaine. Elle ne se trouvait plus dans un endroit humain – pourquoi ne découvrait-elle pas un buisson sur lequel poussaient de bonnes vieilles pipes déjà allumées ou des pochettes d’allumettes ? Ou, encore mieux, une sorte d’enchanteur qui aurait pu, d’un simple geste de la main, donner naissance à un brasier crépitant, sur lequel mitonnerait une marmite de ragoût pour faire bonne mesure ?
Sans lâcher son doigt meurtri, Septembre loucha à travers la légère brume et crut apercevoir une lueur rouge et orange dans la nuit, entre les arbres.
Du feu, oui, et pas très loin !
« Il y a quelqu’un ? » lança Septembre d’une voix que la forêt vitreuse rendait minuscule.
Au bout d’un long moment, on répondit : « Quelqu’un, peut-être.
— Je vois que vous avez quelque chose de rouge et orange et de flamboyeux, et si ça ne vous dérange pas, j’aimerais en prendre un peu pour me tenir chaud et cuire mon souper, si du moins je trouve quelque chose à manger ici.
— Tu es un chasseur, alors ? » demanda la voix, et cette voix débordait de peur et d’espoir et de désir et de haine, d’une manière que Septembre n’avait jamais entendue jusque-là.
« Non, non ! répondit-elle rapidement. Enfin, j’ai tué un poisson, une fois. Alors, peut-être que je suis une pêcheuse, du coup, encore qu’on ne qualifierait pas de boulanger quelqu’un qui n’a confectionné du pain qu’une seule fois dans sa vie ! Je me disais juste que je pourrais peut-être mijoter une sorte de soupe épaisse avec des patates de verre ou des fèves de verre, si j’en trouve, avec beaucoup de chance. Je comptais utiliser comme plat une grosse feuille. C’est du verre, du coup ça ne risque pas de brûler, du moment que je me montre prudente. » Septembre se sentait fière de son inventivité ; plusieurs choses lui manquaient – précisément des patates, des haricots et des pommes –, mais le plan lui paraissait solide. Le feu restait primordial ; le feu montrerait à la forêt de quoi elle était capable.
La rougeur flamboyeuse s’approcha, jusqu’à ce que Septembre comprenne qu’il ne s’agissait que du minuscule point d’un petit charbon se consumant dans le très gros foyer d’une pipe. Cette pipe appartenait à une jeune fille, qui la serrait entre ses dents. Cette dernière avait les cheveux aussi blancs que l’herbe, mais le clair de lune les rendait bleu argenté. Ses yeux semblaient sombres et très grands. Elle était vêtue d’une douce fourrure pâle et d’écorce de verre, et sa ceinture était une chaîne de pierres violettes brutes. Ses grands yeux sombres trahissaient une profonde inquiétude.
Au milieu de ses cheveux pâles se dressaient des bois, et deux longues et douces oreilles noires, assez semblables à celles d’une biche ; leur intérieur luisait proprement d’une couleur lavande dans la nuit. La fille examina Septembre sans se presser, son doux visage adoptant une inclinaison méfiante et inquiète.
« J’m’appelle Taïga », dit-elle enfin en serrant sa pipe entre ses mâchoires et en tendant la main. Elle portait un gant de lin dont les doigts avaient été coupés. « Laisse tomber ce bazar. » L’étrange fille désigna du menton les pièces éparses du bivouac de Septembre. « Suis-moi dans la colline et on te donnera à manger. »
Septembre devait avoir l’air abattu parce que Taïga se hâta d’ajouter : « Oh, ça aurait été un bon feu, fillette, pas d’erreur. Excellent travail. Mais tu trouveras rien de mangeable dans le coin, et il y a toujours des chasseurs, partout, qui n’attendent que de… bah, de s’attraper une épouse, et pardon pour le gros mot. »
Septembre connaissait un certain nombre de gros mots, la plupart entendus à l’école, dans les toilettes des filles, murmurés comme s’ils risquaient de déclencher des drames si on les prononçait à voix haute et devaient donc être maniés avec précaution. Mais elle n’avait pas entendu la fille-cerf prononcer le moindre gros mot.
« Un gros mot ? Tu parles de chasseur ? » C’était ce qui lui semblait le moins illogique, parce que Taïga avait grimacé en l’utilisant, comme si le prononcer lui faisait mal.
« Nan », répondit cette dernière en donnant un coup de pied par terre. « Je voulais dire : épouse. »