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Vendredi, 15h20

— Amène-toi avec ta munition, on se tire à La Gravière !

Quentin emboîta le pas aux trois autres. Il y avait Michaël, celui qui donnait les ordres, leur aîné de deux ans. Puis Loïc, qui prendrait sa place à la prochaine rentrée d’automne, quand le meneur de la bande aurait quitté le Collège. Enfin Alyssa, qui aurait été jolie sans son teint cireux et ses yeux trop enfoncés.

Dans le hall d’entrée, ils passèrent devant le concierge. Fidèle à ses principes, il contrôlait toutes les sorties, et avec une attention redoublée celles de fin de semaine, quand les fauves étaient lâchés pour deux jours. Seule Alyssa lui dit au revoir.

Ils longèrent la pelouse détrempée de brouillard, descendirent des escaliers.

— Grouillez, on a moins de deux plombes avant le départ du bus !

Pas de prof aux alentours. Celui qui avait la charge de la surveillance sévissait ailleurs. Ils se faufilèrent dans le garage à vélos, en demi-sous-sol. Ils en repérèrent deux qui n’étaient pas cadenassés. Pour les autres, Loïc extirpa d’une poche de ses jeans la cisaille qu’il venait de piquer à l’issue de la leçon de travaux manuels. Deux gestes précis. Les câbles sautèrent. Il les tira d’entre les rayons, les jeta dans un coin. À la queue leu leu, ils sortirent sur le chemin des Prés-Guëtins. Un collégien hurla :

— Mon vélo ! Bande de voleurs !

— Toi, tu fermes ta gueule, si tu veux le retrouver ! T’as qu’à descendre à Saint-Joux et dire à tes copains d’en faire autant.

La victime se tut. Elle savait qu’un élève de septième s’était plaint à un prof qui n’avait jamais rien pu prouver. C’était parole contre parole. Parole de voyou contre parole de lésé, chacun le savait, mais comme la bécane avait été retrouvée dans un fourré, personne n’avait insisté. Juste une menace du médiateur de l’école envers celui qu’il devait considérer comme présumé innocent au lieu de lui flanquer une paire de baffes et un après-midi de retenue : « Encore une plainte contre toi, et je ne vais plus te lâcher ! » Pour le plaignant, ç’avait été la galère pendant les semaines suivantes : baskets disparues, anorak lacéré, pneus crevés, bousculades dans l’escalier, entorse d’une cheville causée par une chute improbable. Depuis, chacun se la coinçait.

Le calme régnait au Collège du District de La Neuveville…

Michaël et ses trois acolytes descendirent vers le lac par le chemin de Ruveau, empruntèrent le passage sous-voie, sali de slogans racistes, à côté du motel. Ils longèrent le terrain de football au sud de la ligne de chemin de fer, arc-boutés sur les pédales, le visage lacéré par les aiguilles de la bise. À la hauteur des installations de beach volley, ils s’arrêtèrent, laissèrent choir les vélos, pêle-mêle.

Un passage goudronné menait à droite vers un petit port de plaisance réservé aux dériveurs. À mi-chemin, des voiliers étaient parqués à terre, sur des cales de bois. Sous les assauts du vent, les drisses détendues claquaient contre les mâts. Sur l’un d’eux, une mouette ébouriffée criaillait un défi aux rafales glaciales.

Devant eux gémissait la forêt des Larrus, seule forêt sur la rive nord du lac de Bienne qui avait été épargnée par le béton. Elle était répertoriée d’intérêt national. On n’y intervenait pas, on n’y touchait pas. C’était bordélique, mais classé. Partout ailleurs, les villas pieds-dans-l’eau avaient défloré le paysage naturel. On pelousait, on palissadait. C’était nickel, mais pas classé.

Un chemin en légère pente descendait vers un bungalow, séparé de la voie de chemin de fer par un bosquet de hauts bouleaux et de quelques hêtres victimes de l’étreinte létale du lierre. Une barrière grillagée arborait un écriteau blanc où figurait le nom du lieu-dit : « La Gravière ». Une bâtisse de bois s’y dressait. Elle donnait sur le lac auquel elle était reliée par un chenal qui se terminait sous la maison elle-même, de sorte que, sortant d’un bateau, on pouvait y accéder de l’intérieur. Au nord, une seule porte, rarement utilisée. L’entrée principale se situait à l’ouest, au premier étage. Un escalier extérieur y menait par un balcon de bois. Une chaîne munie d’une pancarte barrait le passage : « Accès interdit aux personnes non autorisées ». Ils passèrent par-dessous et, parvenus en haut, sautèrent la rambarde, ignorant le portillon cadenassé.

La gérance du bungalow était déléguée à l’administration des ports. Le responsable passait une fois par semaine en hiver, le plus souvent sans même sortir de sa voiture. Un coup d’œil et basta, je ne vais pas me les geler ici ! Exceptionnellement, après les gros coups de vent, il faisait le tour du bâtiment, montait sur le balcon, s’assurait de l’absence de dégâts et s’en retournait vers la chaleur de son bureau et les statistiques superflues.

Un coup d’œil circonspect. Personne. Le lieu n’était habité que par la bise. Michaël fit un signe à Loïc qui fouillait déjà dans la poche de sa veste, en tira un couteau suisse, en releva la lime à ongles. Un bref mouvement du poignet, la serrure céda. Il poussa la porte.

Le local était loué par le Club de plongée. Aux murs pendaient des combinaisons subaquatiques, sur des rayons s’ennuyaient des masques, des embouts, des palmes. Dans un coin, un appareil de réanimation et des bouteilles d’oxygène attendaient un improbable noyé.

Ils allumèrent. Volets clos, impossible de les voir de l’extérieur. Ils déroulèrent quelques minces matelas-mousse et les jetèrent au sol, au pied d’une paroi.

— Toi, sur la chaise, bien en face de nous ! lança Michaël à Quentin. Quand t’auras réussi ta dernière épreuve, on avisera !

Sans un mot, Quentin s’exécuta.

— T’as ce qu’il faut ?

Quentin extirpa une pochette CD de son blouson, l’ouvrit. À la place du disque, quelques joints ovales, comme des cigarettes orientales.

— Dis, t’en as déjà tiré trois ou quatre aujourd’hui ! Tu vas finir complètement pété !

Il ne répondit pas. Les autres se servirent. Alyssa tendit son briquet plaqué or, piqué à son père. Ils inhalèrent longuement.

— C’est déjà nettement mieux, lâcha Michaël à Quentin. Il y a un mois, on aurait dit du persil. Tu leur as installé l’éclairage, ou t’as toujours la trouille ?

— Ouais, ils l’ont, l’éclairage. Mais il a fallu tout piquer dans les grandes surfaces. Deux lampes au sodium, les câbles et tout le micmac, j’ai pas pu faire en un coup. Et l’installation non plus. Maintenant, ça marche impec, mais c’est ma mère…

— Quoi ? À ton âge tu te laisses encore impressionner ? ricana Alyssa.

— Non, c’est pas ça. Elle rentre tard du boulot, souvent après minuit. Alors je dois attendre qu’elle soit couchée pour enclencher l’éclairage. Le matin, pas de problème, elle pionce encore quand je pars pour le bahut. Ça me prend dix minutes pour éteindre et en tirer une.

— T’en prends une déjà à six heures du mat’? T’es cinglé ! s’exclama Michaël.

— Non, ça me fait du bien. J’oublie.

Le cannabis lui montait maintenant au cerveau. Il se sentait bien. Il se leva pour aller s’affaler à côté des autres qui ne réagirent pas, toute hargne émoussée par la drogue. Sa tête reposait à proximité du torse d’Alyssa. Elle sentait bon. Une eau de toilette masculine, musquée. Elle n’aimait pas les nanas : une blessure secrète pas encore cicatrisée et qui ne le serait qu’une fois vengée. Elle n’utilisait que des cosmétiques réservés aux hommes mais, comme presque toutes les adolescentes, elle s’était aspergée trop généreusement.

Quentin tira encore une bouffée de son joint, inhala profondément. Toute timidité vaincue, il posa la tête sur la poitrine d’Alyssa. Il l’entendit soupirer. Elle posa une main dans ses cheveux, en un geste protecteur, un geste de femme, déjà. Il était bien, il s’abandonna comme il le faisait enfant dans la tiédeur rassurante du corps de sa mère.

Un soubresaut le souleva. Ça lui revenait, il la sentait à pleines narines. Il la reconnaissait. C’était la même senteur ! Il ne put se maîtriser.

— Salaud !

Les autres ouvrirent à peine les yeux. Ils se tenaient repliés sur eux-mêmes, dans une position fœtale, pour retenir le plus longtemps possible l’évasion chanvrée.

Quentin revivait le drame, revoyait l’autre. Celui du parfum. Ça le prenait aux tripes. Une convulsion révulsa son estomac, la bile monta, souilla sa gorge. Il serra les dents pour empêcher le vomissement.

Michaël se redressa soudain, s’ébroua, tira Quentin de son cauchemar.

— S’agira de doper ton herbe avec des lampes plus fortes, et d’ici pas trop longtemps !

— Mais comment tu veux que je…

— Pas mon problème ! Il me faut du concentré. Ou bien tu retournes avec les autres mouflets. Y a pas de place pour les demi-portions, ici !

Il se recoucha, soulagé. Il devait de temps en temps lâcher son fiel, comme une plaie son pus.

Quentin déglutit avec peine, se blottit contre Alyssa, referma les yeux.

C’était bien le même parfum qui émanait du cou d’Alyssa, de derrière ses oreilles. Alors, il revécut une fois encore ce qui hantait ses nuits.

Il l’aimait bien, son père. Malgré sa dureté, tant avec lui qu’avec sa mère. Malgré ses rentrées tardives où le moindre détail le mettait en boule : une paire de chaussures mal rangée, son fils scotché devant la télévision, la planche de skate de travers dans le corridor…

Mais il y avait aussi, certains samedis, à l’aube, les départs en sa compagnie vers les Combes de Nods, puis plus haut vers Chasseral, jusqu’à la limite supérieure de la forêt. Au-delà, plus que des pâturages avares, rocailleux, mais regorgeant de senteurs, étoilés du velours des gentianes. Ils montaient d’un pas régulier, dans la fraîcheur du matin et de la brume bleue qui nappait le Plateau de Diesse. La rosée perlait leurs chaussures de marche, un lièvre déboulait d’un taillis. Sa fuite les faisait éclater de rire, c’était comme un hoquet répété sans fin. Le pompon blanc de sa queue rythmait la poussée de ses pattes arrière, se projetait si haut qu’il donnait l’impression que l’animal allait capoter, cul par-dessus tête. Puis il disparaissait dans l’ombre touffue d’une sapinière. Plus loin, des crottes globuleuses et un lit de feuilles mortes tassées trahissaient la sieste d’un chevreuil. Et les arrêts devant les framboisiers ! Ils s’en gobergeaient comme, à l’automne, les étourneaux de raisin. Leurs mains seraient rouges jusqu’à la prochaine source, et encore…

À midi, ils faisaient halte dans une clairière. Pendant que son père érigeait un cercle protecteur avec des pierres, Quentin allait chercher alentour de la darre sèche et du bois mort. Bientôt la flamme crépitait, bientôt ils tenaient au-dessus une baguette empalée d’un cervelas aux extrémités entaillées en croix. Sous la chaleur, c’était comme s’il écartait les bras et les jambes de douleur, on aurait dit un supplice du moyen-âge. Des gouttelettes de graisse en suintaient, crépitaient dans le foyer. L’odeur de rissolé devenait promesse.

Ils pique-niquaient d’abord en silence. La chair grillée, nappée de moutarde, craquait sous la dent, le quignon de gros pain fleurait les blés mûrs. Ils mâchaient, tétaient la bière à la bouteille – son père lui permettait deux ou trois gorgées. Il n’appréciait guère, trouvait cela trop amer, mais il se sentait grand. Devant le panorama des trois lacs et, au loin, de la chaîne des Alpes, ils ne disaient rien, conscients que, devant le sublime, on ne dit que des banalités.

Après un long moment, son père se mettait à parler. De son enfance, de son adolescence. Cela paraissait loin à Quentin, très loin… mais son père était tout près et cela lui faisait du bien.

Puis, un soir, le pasteur du village avait frappé à la porte. Comme ils n’allaient pas à l’église, ce ne pouvait qu’être une mauvaise nouvelle. Son père avait raté un virage dans les gorges de Douanne. La voiture avait arraché la glissière de sécurité, fait un bond de trente mètres pour s’écraser dans le lit du torrent. Il avait fallu appeler les pompiers pour le désincarcérer. Non, on ignorait les causes de l’accident. Non, il valait mieux ne pas le voir tout de suite. Oui, le corps reposait à la morgue de La Neuveville. Oui, il avertirait les pompes funèbres, si on n’y voyait pas d’inconvénient. Pouvait-il encore faire quelque chose pour eux ? Non ? Il prierait. Et il s’esquiva, comme honteux.

Sa mère alla s’asseoir dans la cuisine. Elle était grise. Son corps était saisi de soubresauts, elle gémissait de l’intérieur. Quentin s’approcha, lui mit le bras sur l’épaule, hoqueta :

— Maman…

Un frisson la parcourut. Elle allait s’effondrer, hurler. Il ne devait pas subir cela et il fallait pourtant que ça sorte. Elle fit un dernier effort pour se dominer, le repoussa le plus maternellement qu’elle le put.

— Un moment, Quentin, juste un moment, s’il te plaît…

Il s’écarta, regagna l’escalier qui menait à sa chambre. Des larmes brûlaient ses joues. Il aurait tant aimé un baiser…

La nuit, il l’entendit sangloter dans la chambre à coucher, en bas. Il ne supportait pas cela. Lui aussi, il avait besoin de pleurer. Il sentait confusément que pleurer seul, ce n’était pas bien. Il descendit, se glissa dans la chambre. Sa mère était allongée tout au bord du grand lit. Elle fuyait cette absence à côté d’elle, mais ce vide la suppliciait.

Quentin fit le tour, resta debout, figé. Puis il osa. Il s’étendit à la place de son père. L’oreiller sentait un peu le tabac brun.

Ils s’endormirent quand ils n’eurent plus de larmes.

Pendant deux semaines, il se coucha là puis, un soir, alors qu’il venait dans la chambre après avoir procédé à sa toilette, sa mère en pyjama se leva. Elle s’avança vers lui, le prit dans ses bras. Il sentit ses seins contre son torse, une chaleur douce l’envahit. Il s’abandonna.

— Mon chéri, je crois que maintenant ça ira. Tu peux dormir dans ton lit. Bonne nuit, à demain, mon Quentin !

Il s’en retourna sans rien dire. L’effleurement des seins sur sa poitrine… Il venait de découvrir que sa mère était aussi une femme.

Trois mois passèrent. Le père n’avait guère laissé d’économies. Les rentes de veuve et d’orphelin étaient maigres. Le patron de La Pierre-Grise l’engagea. Il était vieux garçon, elle avait la quarantaine avenante. Le dancing était à mi-chemin de Bienne et de Neuchâtel, dans le haut du village de Nods. À l’écart, discret, et les contrôles de police très rares. Tard le soir, de grosses limousines venaient se garer sous les arbres et des couples étrangement assortis se glissaient de l’obscurité complice du parking aux banquettes de cuir du dancing. Au-dessus du toit de l’établissement, sur l’immense masse noire de Chasseral, se dressait un Cyclope narquois : la tour de relais de la télévision clignotait de son œil rouge.

La mère de Quentin assuma bientôt la responsabilité du bar. Autant pour la frime que pour se déculpabiliser, les clients laissaient de gros pourboires. Vieil atavisme religieux : après le culte, la générosité à la collecte peut contribuer à la rémission des péchés. À La Pierre-Grise, c’était avant.

La situation familiale s’améliora. Quentin reçut des cadeaux de sa mère : argent de poche en augmentation, teeshirts, jeans et baskets griffés. Il allait quelquefois souper à La Pierre-Grise. Des mets qu’il découvrait avec étonnement : gambas au miel, saint-pierre au confit d’oignons, écrevisses à la menthe… Il était ravi des cadeaux et des repas, mais il aurait tout donné pour un câlin de sa mère ou un mot de son père. Ou pour ne pas devoir s’endormir dans une maison vide.

Un soir, il se réveilla vers minuit. Sa mère n’était pas rentrée. Il fut pris d’une impulsion soudaine, adolescente, se rendit dans la chambre conjugale. Il contourna le grand lit (les mamans dorment toujours du côté de la porte à cause des enfants, et on ne change pas quand ils ont grandi), il hésita, effleura l’oreiller de la main. Son cœur se mit à battre violemment, puis ce fut comme une déchirure dans les entrailles. Un sanglot noua sa poitrine, remonta vers sa gorge et éclata en un gémissement douloureux : « Papa ! » Il s’écroula en avant, le visage dans l’oreiller.

Ce fut comme une décharge électrique. Il rejaillit en arrière dans un mouvement de répulsion, courut dans sa chambre en hurlant.

L’oreiller était imprégné d’un parfum qu’il connaissait : celui du patron de La Pierre-Grise…

— Je le crèverai, ce salaud !

Alyssa se tourna vers lui, soudain accroupi devant elle. Elle se recula, effrayée.

— Cool, Quentin ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu deviens dingue ?

— Ton parfum, cette saleté…

— Tu dérailles ! Tu fumes trop de joints !

— Ton parfum, c’est quoi ? menaça Quentin

— Un truc très cher. Je le pique à mon père. Les mixtures de nanas, j’aime pas !

— Et les nanas, tu aimes ?

C’était Michaël, provocateur. Il la regarda, défiant. Il devait connaître son secret. Elle le fixa droit dans les yeux, vipérine, se leva, fit deux pas dans sa direction et pointa sur lui un index menaçant :

— Ne me pose plus jamais une question pareille ou c’est fini entre nous, compris ?

Le ton de la voix était terrible. Tous se tournèrent vers Mike. Oserait-il la remettre en place ?

— O.K., O.K. ! Cool toi-même. C’était juste pour se marrer !

— Eh ben trouve autre chose, pauvre mec !

Il leva les deux mains, paumes ouvertes, conciliant.

— On fait la paix ? On n’a plus qu’une demi-heure avant que Quentin doive prendre le bus. On a encore des trucs à régler. Quentin, debout !

L’effet du chanvre s’était estompé. Il s’exécuta. C’était la dernière épreuve, après il serait des leurs. Finies, les vexations ; terminées, les brimades endurées depuis des mois. Plus de retours à la maison en cachant ses pleurs, plus de cauchemars déchirant ses nuits. Plus de vols à l’étalage pour satisfaire leurs caprices, plus de racket…

Ils le dévisageaient. Il ne baissa pas les yeux.

— Tu le feras, dis, c’est sûr ? Tu te dégonfleras pas ?

— Oui, je le ferai.

Il hésita très brièvement. Il allait leur demander la confirmation qu’après, il serait de la bande. Mais il sentit aussitôt que ce serait faire preuve de faiblesse, se remettre en situation de dominé.

— Non, je me dégonflerai pas.

— T’as tout ?

— Pour moi, oui. Mais il me faut encore…

Alyssa lui sourit, fouilla dans sa veste en microfibres, en extirpa une boîte métallique, de celles qui reviennent à la mode et qui contiennent des pastilles anglaises pour les gentlemen hors d’âge. Elle la lui tendit.

— Prends ! Ça va la doper, cette pétasse !

Mike s’approcha de lui, lui posa les mains sur les épaules, lui donna une vigoureuse secousse :

— On compte sur toi, Quentin.

La première fois que le chef lui témoignait un encouragement, qu’il le traitait presque d’égal à égal.

— On les met, les potes ?

Alyssa se fit câline :

— Mike, juste cinq minutes encore. J’ai envie qu’il me le fasse, lui, avant de partir.

Elle tendit à Quentin son foulard de soie. Il s’assit en tailleur, comme elle. Il noua le tissu autour du cou délicat tandis qu’elle relevait ses cheveux. Il serra doucement, un peu plus encore. L’artère jugulaire se gonflait. Il ne lâcha pas l’étreinte. Après une soixantaine de secondes, Alyssa s’affaissa en avant, évanouie.

C’était ce qu’il appelait « la seconde de l’oisillon », en souvenir de son père.

Lors d’une de leurs promenades, Quentin avait recueilli un merleau éclos d’une semaine à peine et tombé du nid. Au creux de sa main, c’était un bec à la béance désespérée et un minuscule ébouriffage duveteux dans lequel s’agitaient deux pattes maladroites.

— Tu ouvres les doigts ou tu les serres. C’est toute la différence entre la vie et la mort, fiston.

Vite, il dénoua le foulard, la gifla à trois reprises, sans violence. Elle revint à elle, secoua la tête comme si elle sortait de l’eau, rouvrit les yeux, s’étira langoureusement.

— Ah ! c’était bon comme…

Elle s’interrompit pour sourire. Un sourire que Quentin n’avait jamais vu à une fille. Sa curiosité en fut piquée.

— Bon comme quoi ?

Elle le regarda, un peu apitoyée, puis sourit à nouveau, comme avant, troublant encore plus le garçon.

— Bon comme… tu ne peux pas encore savoir. Bientôt, peut-être…

— Ça suffit, tes conneries, Alyssa, interrompit Mike, incapable de dissimuler sa jalousie. Assez pour aujourd’hui. On se retrouve après le souper. À la gare. Ensuite on verra.

— Je peux pas, soupira Alyssa. Mon père reçoit à la villa. Des relations d’affaires. Et il veut que je sois là, au moins pour le début.

— Et le début, ça fait quoi ?

— La bouffe, les cafés… Dix, onze heures. Après, je suis crevée. De toute manière, mes parents ne me laisseraient plus sortir.

Mike s’esclaffa :

— Parce que, les autres fois, tu leur demandes, pour te tirer ?

— Ce soir, j’ai pas envie, c’est tout. Surtout si c’est pour glander en ville comme la dernière fois. On se les gèle, vous buvez… Plus vous buvez, plus vous devenez cons et vous finissez par casser n’importe quoi. Sans compter tes copains qui essaient de me peloter.

— Et moi ? demanda timidement Quentin.

— Toi, tu ne fais pas encore partie de la bande. On verra la semaine prochaine. Maintenant, tu te tires en vitesse, si tu ne veux pas louper le bus.

La nuit était tombée. Dans sa hâte, il trébucha sur le chemin de La Gravière, se rattrapa de justesse. À l’angle du terrain de beach volley, un vélo restait. Il hésita puis renonça et se lança en direction du motel.

Après cent mètres, il se sentit petit. Les autres l’auraient pris, ce vélo…

Il s’attaqua à la montée du chemin de Ruveau. Les réverbères ponctuaient sa course de halos bleutés. Il s’essoufflait, l’air glacé chargé de gouttelettes meurtrissait ses poumons, sa respiration se fit rauque, les muscles de ses jambes devinrent douloureux. « Saloperie de drogue » pensa-t-il, sans ralentir. Il décida de se montrer plus fort qu’elle, il refusa de ralentir. Il arrivait aux Prés-Guëtins, la pente était plus douce. Vinrent le plat et une légère descente. Vite, il coupa par l’accès des livreurs pour parvenir plus rapidement à l’entrée du Collège du District.

— Qu’est-ce que tu fais encore là, toi ?

C’était le concierge qui en grillait une en attendant qu’il puisse disposer des bâtiments. Les bouffées qu’il tirait de sa cigarette vinrent cisailler les alvéoles de Quentin qui haletait encore.

— Je dois aller chercher mes affaires avant de prendre le bus, m’sieur !

— Tu pouvais pas les emporter avant, au lieu de faire le miston Dieu sait où ? Allez, grouille, je te donne deux minutes !

La cage d’escalier et les corridors n’étaient plus éclairés que par les veilleuses. Sauf, au rez-de-chaussée, où se trouvait la salle des maîtres. Leur conférence hebdomadaire n’était pas encore terminée. « Eux aussi, ils glandent ! » se dit Quentin. Deux à deux, il monta au premier étage, décrocha son sac dorsal d’une patère, en glissa une bretelle sur l’épaule puis, au lieu de redescendre immédiatement, se rendit au second où se trouvaient les classes de 9e.

Quelques instants après, le bus postal l’emmenait vers les froidures du Plateau, vers sa maison vide.

2

Lundi, 7h00

Il n’aimait pas décembre.

Il fait nuit quand on se rend au travail et il fait nuit quand on en revient. Pas d’aurore ni de crépuscule. L’obscurité déprimante. Un cancer qui ronge toute clarté. Et, au bout, Noël qui suicidera les solitaires les plus fragiles.

Encore deux mois ainsi. Au moins. Pire que dans l’Arctique. Là-bas fulgurent les aurores boréales. Ici, c’est le tremblotement nerveux du néon. Là-bas, parfois, tel un fantôme, la blancheur vadrouilleuse d’un ours polaire. Ici, telle une chape, la grisaille figée du brouillard. Les gens marchent la tête baissée, recroquevillés sur eux-mêmes. Le cœur aussi. Pas étonnant de ne compter aucun Inuit parmi les requérants d’asile.

Cela faisait une demi-heure qu’il était venu.

La masse incertaine du collège avait le flou d’un lavis. Elle s’était d’abord esquissée, à l’extrémité de la pelouse. Pendant qu’il s’approchait, des rectangles fluorescents tremblotèrent, puis dessinèrent des baies vitrées dans le rectangle sombre.

Le concierge l’avait précédé. Devant la porte principale, en bleu de travail, il tirait goulûment sur sa clope de tabac brun. En frissonnant. Depuis que la cigarette avait été interdite dans tous les bâtiments, il s’intoxiquait sur le seuil, à la va-vite. Aucun plaisir, un besoin physique. L’état de manque faisait trembloter ses doigts. Quatre bouffées lui suffisaient, avides et profondes, qui lui brûlaient la langue, salissaient les poumons, embrumaient quelques secondes son cerveau. Le flash d’un bref étourdissement et le poison était en lui. Disparue cette envie qui le tenaillait depuis le saut du lit. Il se sentait mieux. Trois hoquets de toux rauque, puis la déglutition molle des mucosités collant à la langue et au palais. Un sentiment de honte, presque de dégoût de soi, effacé par le haussement d’épaules de la capitulation. Il écrasa le mégot sur le rebord d’une poubelle en ciment, l’y fit tomber et allait entreprendre sa tournée matinale des bâtiments. Éclairage des corridors, ouverture des classes…

— Ça va ?

— Comme un lundi matin… Il n’en reste plus qu’un avant les vacances d’hiver. S’ils peuvent tenir ces deux semaines sans grosses conneries, c’est déjà pas mal.

Il s’effaça pour laisser entrer André Botteron, qui insista pour qu’il le précédât. Une politesse désuète, contemporaine de la pédagogie par l’exemple. Aucun élève pour en profiter. Il était trop tôt.

Le directeur entra dans son bureau, alluma le néon. Il s’assit dans son fauteuil, ouvrit son semainier. Ce matin, entretien avec un jeune prof chahuté qui entrait en dépression. Puis conversation téléphonique avec le juge des mineurs. Une adolescente avait fugué. Pour fuir ses parents. Elle avait raison, hélas… Dans l’après-midi, discussion avec le vice-directeur qui allait prendre sa retraite à la fin de l’année scolaire. Il s’agissait de lui trouver un successeur autre que les deux ambitieux qui se poussaient au portillon : ils ne désiraient pas diriger le collège, mais fuir les classes.

La sonnerie grelotta de son timbre aigre. Par réflexe, il consulta sa montre. Précisément sept heures vingt-cinq. Une grosse vague de brouhaha déferla dans la cage d’escalier. Des collégiens se bousculèrent pour rétablir des hiérarchies. Des collégiennes se bécotèrent pour conforter des amitiés ou déceler si l’on avait changé de parfum.

Botteron se rendit dans la salle des professeurs. Autant pour les saluer que pour les inciter à se rendre rapidement en classe. Sur les visages, des sourires, des inquiétudes. Quelques collègues avaient les traits tirés. « Pourvu qu’ils tiennent encore quinze jours, se dit le directeur, parce qu’introduire un remplaçant en fin d’année, c’est le condamner à mort ! » Certains élèves aussi étaient au bout du rouleau, l’agressivité à fleur de peau, comme une démangeaison. Si leur prof craquait, ce serait la curée…

Trois minutes après la seconde sonnerie, celle de la demie, annonçant le début des leçons, le concierge le rejoignit dans le hall :

— C’est parti ! Sauf en septième. Ils commencent à chahuter.

— Non, pas lui !

Christophe Houmard n’arrivait jamais en retard. Son sens de la politesse exigeait qu’il ne fît attendre quiconque. Toujours là quinze minutes avant les autres. On le surnommait « Moins l’coin ». Ce qu’il considérait comme un compliment.

Alain Botteron se rendit dans la classe du retardataire qui se transformait en fosse aux fauves, rétablit l’ordre, donna du travail aux élèves, dérangea le collègue de la classe voisine pour lui demander d’intervenir en cas d’émeute et revint à son bureau pour téléphoner.

Il tomba sur le répondeur. Il devait être en route.

Vingt minutes plus tard, toujours personne.

Sa femme, Natalie, travaillait à Bienne, au Groupe Swatch, comme responsable des relations avec l’Amérique du Nord. Six sonneries vaines. Il reposa le combiné d’un geste rageur.

Après la pause de cinq minutes, Botteron navigua d’une classe à l’autre, lança quelques ordres pour limiter les dégâts, puis se rendit dans celle de son adjoint :

— Tu es venu en bagnole ? Bon ! Moi pas. Tu peux occuper tes élèves ? Parfait ! Je les surveille. Tu fonces chez Houmard et tu lui secoues les puces.

Claude Auberson était un pote de vieille date. Ils avaient fait leur scolarité ensemble. Une dizaine d’années plus tard, ils s’étaient retrouvés titulaires dans ce même collège. Malgré ce long entracte, les liens ne s’étaient pas défaits, parce qu’ils avaient été noués dans l’adolescence. Quand Botteron fut sollicité pour la direction, il y mit une seule condition : qu’Auberson devienne son adjoint.

À une époque où la rencontre de deux enseignants débouche sur plusieurs réformes pédagogiques, Botteron et Auberson étaient d’accord sur trois principes. Primo : le maître est le maître, postulat révolutionnaire s’il en est. Deuxio : l’élève est là pour apprendre, la leçon n’est pas une prolongation de la récréation. Tertio : les deux sont des êtres humains. Cette trinité leur permettait de surnager sur le Radeau de la Méduse qu’est devenue l’Instruction publique.

Le directeur n’aimait guère déléguer, jouait trop perso selon certains qui ne proposaient rien mais demandaient la discussion. Un collègue l’avait traité de « dictateur soft ». Auberson n’était pas loin de partager cet avis, mais cette situation l’arrangeait. Le boss lui fichait une paix royale. Il ne requérait les services de son adjoint que s’il ne pouvait faire autrement et, alors, la disponibilité devait être totale.

— Je m’en charge. À tout à l’heure !

Il se rendit dans le parking, en contrebas, s’installa au volant. Huit heures du matin passées, et il fallait encore tout enclencher : phares, essuie-glace, chauffage. Le ventilateur à fond à cause de la buée. Saleté de décembre !

Il arrivait dans la rue du Faubourg. Croisement impossible. Marche arrière pour céder le passage à un camion de livraison. Puis il descendit la route du Château qui avait accédé à la postmodernité des gros pavés et des gendarmes couchés. Si l’on est tendance, on dit : restauration du patrimoine bâti avec décrochements verticaux. Le gymkhana consécutif se réduisait à deux manœuvres répétitives : un coup de frein avant l’obstacle, une accélération après. Avec un résultat réjouissant : un dépôt d’amiante avant, une bouffée d’oxyde de carbone après…

Un virage serré à droite, et il s’engagea dans la ruelle de la Cave puis le chemin des Mornets en légère montée. La maison se trouvait en haut, sur la droite, juste avant une courbe vers les vignes.

Interdit de parquer devant la maison. « Vateuf ! J’en ai pour une minute ». Il sonna. Rien. Il frappa du poing sur la porte. Rien. Tambourina aux fenêtres du rez-de-chaussée. Toujours rien. Et aucune lumière.

Dans le mur qui séparait le chemin du jardin s’ouvrait une porte de fer. Elle n’était pas verrouillée. Il traversa en pestant une dizaine de mètres de gazon détrempé et parvint à la baie vitrée du salon plongé dans l’obscurité. Il s’approcha encore, le front touchant le verre glacé. Le cadran de la vidéo en veilleuse vert-luisait en rythmant les secondes. À chaque impulsion, il révélait fugacement une forme.

Le vice-directeur eut un mouvement de recul. Il frissonna, se pencha à nouveau, resserrant les yeux pour mieux voir. Ce fut soudain comme un direct à l’estomac : le souffle coupé et l’envie de vomir.

Il se redressa, pompa l’air froid comme s’il allait se noyer, puis fonça à travers la pelouse, bondit dans sa voiture.

Il y en avait cinq ou six litres. Pas grand-chose, tout bien considéré. La consommation hebdomadaire de piquette d’un ouvrier viticole pendant les effeuillages. Ou un pipi d’éléphant après une orgie de papayes.