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« Le diable se cache dans le détail » maugréait-il en lui-même.

Il lui avait fallu près d’une heure, hier après-midi, pour qu’elle consentît à céder du terrain, bribe après bribe.

La Chancelière de la Confédération l’avait appelé en fin de matinée. Elle savait qu’il ne dînait pas le dimanche. Ce jour-là, sauf urgence, se déroulait pour lui selon un programme immuable. Sommeil prolongé pour récupérer du manque hebdomadaire, léger jogging le long de l’Aar et achat des journaux dominicaux, puis douche suivie d’un brunch, les pieds nus sur la moquette : un demi-pamplemousse, un müesli au yaourt écrémé et aux fruits frais, un double express.

Il était en train d’achever sa revue de presse, les orteils en éventail, quand le téléphone avait sonné.

Elle ne s’était pas annoncée. Inutile. Il connaissait sa voix. Elle ne s’était pas excusée non plus de le relancer un dimanche. Il n’y avait pas de jours fériés pour elle, ni pour lui. Il n’y avait que le service de l’État.

— Cet après-midi, à deux heures, dans le bunker, avec tout l’état-major.

— Parce que Blüscher remet la compresse ? demanda Wezl. Je viens de lire ses déclarations aux journalistes parlementaires. Il ressasse son couplet ! Sa tactique habituelle. Comme la plupart des politiciens, il est persuadé qu’il suffit de répéter dix fois un bobard pour qu’il devienne vérité.

De nouveau, le chef du Département fédéral de justice et police s’était répandu. Il avait répété son intention de réduire drastiquement le personnel. Sans consulter ses collègues. De nouveau, il se la jouait perso et s’en gargarisait. Ancien patron d’une multinationale, il n’avait pas changé de méthode en passant du privé au public. Il détestait le compromis, cette mollesse de l’homme de pouvoir, prétendait-il.

— Nous sommes dans le collimateur ? C’est pour nous, cette fois ?

Jean-Paul Wezl, directeur de l’Office fédéral de la police, sentait la mauvaise humeur l’envahir insidieusement.

— Non, dit-elle, pas du tout. Je vous appelle pour autre chose. Quelque chose… d’embarrassant.

— Et quand vous êtes dans l’embarras, vous convoquez tout mon état-major ? Vous plaisantez !

— C’est peut-être grave.

— Peut-être, seulement ? Écoutez. Est-ce grave et y a-t-il urgence ?

— Oui, les deux. C’est à traiter sérieusement. Si ça éclate et que le Conseil fédéral apprend que nous avons tergiversé, des têtes vont tomber. Blüscher n’attend que cela.

— Du calme. Vous me faites un rapide topo et nous décidons des mesures à prendre. Je peux ensuite réunir mon équipe dans l’heure, mais seulement si c’est indispensable,

— Pas au téléphone !

— Bien, soupira-t-il. À votre bureau. Dans une demi-heure ?

Le Palais fédéral, pour les personnes autorisées, est ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, l’année durant, avec toute sa logistique à disposition. Ils y seraient tranquilles en ce dimanche après-midi de printemps et pourraient au besoin agir immédiatement.

Il avait obtenu ce qu’il désirait : une entrevue préalable avec la Chancelière lui permettrait de cerner le problème, d’apprécier sa gravité et son urgence éventuelles, puis de décider qui il serait utile de mobiliser. « Pas facile de la faire céder, cette nana ! » soupira-t-il.

Forte de ses prérogatives, elle s’y accrochait comme un pitbull à un mollet de facteur. Et, quand elle pressentait un sérieux ennui, elle levait les troupes. Normal, au fond : les sept ministres n’hésiteraient pas à l’utiliser comme fusible au moindre court-circuit.

Elle lui rappelait parfois les étranges insulaires des Voyages de Gulliver, les Grosboutiens et les Petitboutiens, qui en étaient arrivés à une guerre civile au motif que, pour manger un œuf à la coque, les uns le cassaient par le gros bout, les autres par le petit. La Chancelière s’arc-boutait également sur des principes, parfois jusqu’à la limite du raisonnable, comme toute personne de pouvoir. Si elle avait cédé aujourd’hui, c’est qu’elle était demandeuse. Mais de quoi ?

Il avala une dernière gorgée de café en râlant : « M’étonnerait pas que, en plus, les œufs soient pourris… » Dans son boulot, il y en avait des paniers…

L’entretien avec la Chancelière avait duré vingt minutes. Ce qu’elle lui révéla alors le convainquit de la nécessité de convoquer ses collaborateurs les plus proches. Mais le lendemain seulement. Il avait décidé, quant à lui, de passer la seconde partie de l’après-midi au Centre Paul Klee pour s’évader dans la poésie lumineuse du peintre. Deux fois déjà, il avait passé un long moment devant « L’Étoile qui enseigne à s’incliner ». Un nouvel éblouissement l’attendait. À la Fedpol, tout n’était qu’analyse, déduction, synthèse et action. Wezl compensait par les beaux-arts, la Chancelière par les longues balades dans les Préalpes bernoises. Chacun aurait ainsi le loisir de se distancier des événements pour, ensuite, les reconsidérer sereinement. L’urgence était relative, elle ne devait pas entraîner une décision précipitée.

Six heures et demie d’une aube ébouriffée de soleil levant. Le Jardin des Roses s’éveillait, déjà énamouré de l’effleurement timide des premiers rayons.

Moins d’un kilomètre à parcourir depuis son domicile sur la rive droite de l’Aar. Un quart d’heure à se ressourcer avant de plonger dans l’antre.

Les arroseuses-balayeuses de la ville venaient de passer. Le seul moment de la journée où le bitume avait une odeur agréable. Comme si les rues de la capitale venaient de prendre une douche de jouvence. Sur le rebord des fenêtres, les géraniums pétulaient de couleurs. Ils n’étaient jamais si fiers d’être suisses qu’au petit matin, quand tout est neuf.

Le directeur de l’Office fédéral de la police avait jugé, après son entrevue de la veille, que la présence de certains de ses collaborateurs n’était pas nécessaire.

Ils n’étaient ainsi que quatre à avoir pris place dans le bunker du sous-sol de la Nussbaumstrasse 29, siège de la Fedpol. Wezl, par politesse, s’était installé au mauvais bout de la table de conférence. La porte d’entrée était dans son dos. Où qu’il fût, il s’asseyait toujours pour faire face au seul endroit d’où pouvait surgir l’imprévisible. Après plus de vingt ans de fonctions, parvenu au commandement suprême, il ne pouvait se départir de ce vieux réflexe de flic. Aujourd’hui, la bonne place était réservée à l’autre…

La salle était incluse dans un vaste abri antiatomique, qui comprenait deux tunnels de fuite. L’un débouchait dans le sous-sol d’une administration, deux cents mètres plus loin. L’autre cavalait jusqu’à un dépôt de l’ancienne remonte fédérale. Une trentaine de personnes pouvaient y travailler et subsister des semaines en toute indépendance de l’extérieur, toutefois reliées aux organes décisionnels du pays par un réseau autonome de communication.

Il consulta sa montre. Tantôt sept heures. Tous les quatre étaient là maintenant, selon le principe de ponctualité de la maison : être à l’heure, c’est se trouver sur place deux minutes avant. Ils l’attendaient, elle, en silence. À part un rétroprojecteur à l’autre extrémité, rien sur la table : par mesure de sécurité, on ne prenait aucune note, aucun procès-verbal n’était tenu. Mais les chefs de division présents ne pouvaient en prétexter pour prétendre qu’un détail leur avait échappé, quelle que fût la durée de la séance.

Plus que quelques secondes. Ses collaborateurs directs avaient maintenant fait silence. Ils étaient deux à sa gauche et une seule à sa droite autour de la table rectangulaire : Ute Rütikhof, la cheffe de la Division Support, responsable du personnel, des finances, de l’informatique et de la logistique. Elle arborait la quarantaine dynamique, toujours en tailleur de marque, le teint pâle, les yeux verts et la chevelure rousse. Où qu’elle fût, on ne remarquait qu’elle. Et on la prenait pour une autre. Quand elle déambulait sous les arcades bernoises, le regard haut, chacun se demandait dans quel magazine il l’avait vue : mode, cinéma ? Elle dirigeait plus de huit cents personnes, gérait un budget aux nombreuses rubriques secrètes et s’envoyait régulièrement en l’air : parachutisme, vol delta… Parfois un mec.

En face d’elle, avec un léger décalage, Urs von Diessbach, le patron du Service d’analyse et de prévention – le SAP – chemise noire et veston clair, lunettes à fines montures. Son front prenait de l’amplitude en raison d’une calvitie sortie victorieuse des lotions les plus onéreuses et des massages les plus frénétiques. Il la compensait par une moustache et un collier, tous deux grisonnants et coupés court.

Il passa machinalement un index dans son col et surprit le regard amusé d’Ute Rütikhof. « Oui, je sais, pensa-t-il, j’ai pris trois kilos… »

Ce n’était pas le cas de Matthias Schlüssel, assis à sa gauche. La ligne du responsable de la protection des autorités et des immeubles n’avait pas changé depuis vingt ans. Quand il était entré dans la Fedpol, il avait des bourrelets. Il les avait toujours. Un fidèle…

Un claquement de hauts talons résonna dans le couloir d’accès. Lorsque la Chancelière fédérale entra, tous se levèrent par respect. Rosemarie Stuber-Hodel s’arrêta pour les saluer d’un bref sourire, les pria de prendre place, contourna la table, déposa un dossier cartonné devant elle et resta debout. À ce moment précis, dans un déclic feutré, la grande aiguille de l’horloge murale sauta à la verticale.

— Madame, Messieurs, permettez-moi d’aller droit au but. Voici.

D’un preste mouvement de la main droite, elle enclencha le rétroprojecteur puis tira du dossier un transparent qu’elle y déposa.

— Je vous laisse prendre connaissance.

Elle s’assit.

Derrière elle, sur le mur de béton peint à la dispersion blanche, apparut la reproduction d’un courriel.

De : Alain Baume <a.baume@hotmail.com>

À : Conseil fédéral <conseil.federal@palfed.be.ch>

Objet : ralbol

Markus Löwenberg,

Vous avez fourgué Swissair aux Boches, abandonné les chemins de fer aux vandales et maintenant vous voulez nous polluer avec une centrale à gaz.

Ou vous rectifiez le tir, ou c’est vous qu’on rectifie.

— Je vous en montre encore un.

De : Charles Dupont <chadupont@hotmail.com>

À : Conseil fédéral <conseil.federal@palfed.be.ch>

Objet : alarme

Reto Blüscher,

Vous aviez promis. Et maintenant que vous êtes au gouvernement, plus rien. Les agressions, la drogue : toujours pire. Et ils nous narguent !

Ou vous nettoyez le pays, ou c’est vous qu’on nettoie.

Elle retira le transparent, éteignit le rétroprojecteur.

— J’en ai cinq autres dans le dossier, ajouta-t-elle en le brandissant. Tous les conseillers fédéraux sont visés personnellement. Et tous les courriels ont été envoyés samedi dernier.

— Les identités sont évidemment usurpées, enchaîna le directeur de la Fedpol. Les sept courriels ont été envoyés à partir d’un cybercafé de Bienne, ainsi que l’a rapidement découvert le Service informatique de mon cher collègue, que j’ai alerté hier. Du bon boulot, conclut Wezl en se tournant vers Matthias Schlüssel.

Le chef du Service fédéral de la sécurité était en effet directement concerné. À la tête d’une division de cent trente personnes et responsable de la protection des autorités et des immeubles de la Confédération, on le trouvait parfois excessif dans les mesures qu’il prenait. Ainsi, à leur insu, les sept ministres étaient sous protection discrète mais permanente, de jour comme de nuit. Cela depuis deux ans. Schlüssel préservait de la sorte une certaine image de la Suisse, pays pacifique, démocratie exemplaire, dans laquelle les conseillers fédéraux se rendent à leur bureau à pied, s’accordent parfois un moment de répit à déambuler sous les arcades de la capitale, empruntent les transports publics. C’était certes vrai, et l’on voyait fréquemment la Ministre des affaires étrangères descendre du premier train en provenance de Genève, traverser la place de la Gare pour sauter dans le tramway qui la menait jusqu’à la place Fédérale. Admirablement seule, l’épaule creusée par la bretelle d’un sac rouge obèse de dossiers. Les badauds lui adressaient un hochement de tête respectueux. Les plus hardis la saluaient par son nom. Elle répondait d’un discret « bonjour » assorti d’un sourire retenu : celui d’une timide. C’est de son regard qu’on se souvenait : il communiait. Et tous de s’émerveiller de sa simplicité :

— Tu te rends compte, Germaine, elle dispose d’une limousine avec chauffeur et elle fait la Schauplatzgasse en tram avec nous. Quand on pense à ces pète-sec de petits fonctionnaires qui vous prennent de haut !

— Et elle répond quand on la salue ! Dans mon immeuble, il n’y en a pas la moitié. Les jeunes, je dis même pas !

— Elle fait pas sa fière. T’as vu, elle reste même debout !

La ministre faisait l’unanimité. Sauf sur un point. Le pays était profondément divisé sur sa coiffure. C’était le dernier recours des bourges et des machos : « Elle est peut-être bien, mais sa frange ! »

Ce que le bon peuple ignorait, c’est que, sur le quai d’arrivée de l’InterCity, dans les passages sous-voie et dans le tram se trouvaient des gars bon chic-bon genre, jamais seuls, prêts à intervenir. Mais les apparences étaient sauves car, selon le postulat de Schlüssel, « ce qui importe, ce n’est pas la réalité, mais ce que les gens voient – ou ne voient pas. »

— Oui, du boulot pour moi, admit le chef de la sécurité.

— Un instant ! coupa le big boss. Nous avons certes des menaces, mais d’une banalité ! Je les ai toutes examinées. L’œuvre d’un mégalomane ou, du moins, d’un déséquilibré. Disons d’un individu mal dans sa peau et qui compense par de l’agressivité. Ces courriels sont d’une pauvreté rédactionnelle navrante. Un style qui confine à l’indigence. Ces menaces sentent à plein nez l’œuvre d’un paumé assommé de frustrations et d’échecs répétés.

— Entièrement de votre opinion, reprit Schlüssel, mais nous ne pouvons ignorer ce paumé dans l’attente d’indices supplémentaires. Il est fêlé, aucun doute. Et il a franchi une première étape. La suivante est le passage à l’acte. Je ne peux en prendre le risque. Mon boulot, c’est de le prévenir. Quitte à lancer une meute entière à ses hauts-de-chausses pour finalement débusquer un hurluberlu quelconque.

Il marqua un temps et corrigea :

— Pour lâcher mes lévriers, il me faudrait une piste. Nous ne disposons que des courriels d’un aigri. Les gars qui ne supportent pas leur petit chef, leur femme, leur belle-mère ou leur voisine représentent quoi ? Un dixième de la population.

— Vous dites « les gars » et vous avez bien raison, releva Ute Rütikhof. Il y a tout autant de femmes qui ne supportent pas leur petit chef, leur mec, leur beau-père et leur voisin. Mais elles ne sont pas assez stupides pour en rendre le gouvernement responsable et, en plus, le menacer. Ça, c’est typiquement masculin.

— Et votre déduction, celle d’une militante féministe !

— Ce qui n’infirme en rien sa justesse.

Un discret raclement de gorge suffit à interrompre l’échange.

— Êtes-vous sûrs de ne pas vous éloigner du sujet ? demanda Wezl.

Le ton était assez ferme pour que les deux interlocuteurs se rendent compte qu’il fallait arrêter là. Le big boss ne s’emportait jamais. Une soudaine nuance dans le regard, le menton qui se relevait d’un rien, une inflexion de la voix… et tout rentrait dans l’ordre. On savait qu’on avait atteint la limite. Tous ignoraient ce qu’il y avait au-delà.

— Et vous, von Diessbach ? poursuivit Wezl. Votre Service d’analyse et de prévention n’a rien vu venir ?

— Non, rien.

Le chef du SAP n’était pas du genre méandreux. Toujours droit en avant. Aucun de ses services n’avait flairé la chose. Ça l’ennuyait, mais c’était ainsi.

— Dans les milieux où nous avons des taupes, enchaîna-t-il, pas le moindre frémissement. C’est même plus calme que d’habitude. Le seul élément, pour l’instant, pourrait être le lieu d’envoi des courriels.

— Votre hypothèse ?

— Simple : un olibrius qui a disjoncté et qui habite une région assez bien circonscrite.

— Les risques ?

— Faibles pour l’instant. Pas matière à lancer le grand jeu. Notre client ne demande qu’une chose : qu’on parle de lui, que les journaux s’emparent de l’affaire, qu’il apparaisse à la une. Je propose de ne pas lui en donner l’occasion. Notre meilleure arme est le silence. Elle l’obligera à faire un pas de plus. Le pas de trop.

Le grand patron se tourna vers la Chancelière.

— Les courriels ne sont évidemment pas parvenus à leur destinataire ?

— Non, pas encore. Nous faisons le filtrage.

— La personne chargée de ce travail a toute votre confiance ? Aucune fuite n’est possible ?

Rosemarie Stuber-Hodel haussa les épaules.

— Tout est possible, vous le savez bien.

Il était inutile de préciser. Chacun se rappelait la récente enquête des services sur les deux scandales qui avaient éclaboussé le Conseil fédéral. Deux ministres avaient eux-mêmes organisé les fuites.

— Combien de temps pouvez-vous tenir, madame la Chancelière ?

— Pour le Conseil fédéral, jusqu’à sa séance hebdomadaire de mercredi.

— Vous avez donc l’intention d’informer les ministres ce jour-là ?

— Mais, monsieur Wezl, essayez de vous mettre à ma place. S’il se passe quelque chose avant mercredi, on me reprochera, disons… une légèreté certaine. Si un… accident se produit, et que je n’ai pas renseigné les ministres, je serai accusée de rétention d’information et de mise en danger de l’État. Je peux d’ores et déjà remplir mes cartons à bananes !

— Et si vous dites tout, tout de suite, vous vous en tirez : il se passe quelque chose, vous avez fait votre boulot. Il ne se passe rien, on se souviendra des courriels comme d’une anecdote amusante…

Le directeur de la Fedpol se passa la main sur le menton, décela un îlot rêche : il s’était rasé trop hâtivement. Il passa subrepticement aux joues : là, ça allait. Puis, comme il en avait l’habitude lorsqu’il tranchait, il repoussa sa chaise, se leva, fit quelques pas. Il s’immobilisa soudain, fixa la Chancelière droit dans les yeux.

— Vous ne transmettez l’information à personne tant que je ne vous y autorise pas. Je vous tiens personnellement pour responsable du silence de votre secrétaire.

— Mais, monsieur le directeur, vous ne pouvez pas…

— Si, madame. Secret d’État.

Il palpa machinalement son cou à la hauteur de la pomme d’Adam, pour terminer la vérification. Rasage moyen. Puis il concéda :

— Petit secret d’État ! Mais rassurez-vous. Je vous couvrirai, comme disent peu élégamment les militaires.

La moue dubitative de la Chancelière fut sa seule réponse.

Wezl considéra la chose ainsi liquidée. Il s’adressa à von Diessbach :

— Dispositif ?

— À ce stade, le plus judicieux me semble de travailler avec les services de Matthias Schlüssel.

— Vous voulez recourir au service « Engagements spéciaux » ? demanda celui-ci.

— Si nous voulons enquêter dans la discrétion, c’est la meilleure solution, non ?

Schlüssel se laissa aller en arrière sur sa chaise, considéra longuement chacun de ses interlocuteurs. La Chancelière était le maillon faible : elle avait assez d’autorité pour imposer le silence à sa secrétaire, mais elle-même, risquerait-elle son emploi prestigieux ?

— Vous tiendrez vraiment jusqu’à mercredi, madame Stuber-Hodel ?

— Avec l’appui du directeur de l’Office fédéral de la police, oui. Après, cela dépendra de l’évolution des événements.

— C’est ainsi que je l’entends, confirma Wezl. Merci de votre engagement. Pour la suite, nous procéderons régulièrement à des analyses de la situation.

La Chancelière sentit une goutte de sueur naître entre ses omoplates et descendre insidieusement jusqu’à ses reins. La dernière fois que ça lui était arrivé, c’est lorsqu’elle avait lu dans la presse le résultat détaillé d’un vote du Conseil fédéral.

Wezl attendait. Il avait délégué, c’était son boulot. Il allait suivre le dossier de près.

La cheffe de la division « Support » attendait aussi. Des chiffres. Sans trop d’appréhension : on était pour l’instant dans les petits budgets. Elle croisa doucement les chevilles, les frotta l’une contre l’autre. Hier, au saut à l’élastique, les attaches l’avaient blessée, marquant la peau d’un gros hématome. C’est pourquoi elle avait enfilé des collants fumée.

— La meilleure solution, conclut Schlüssel, c’est mon service « Investigation sous couverture ». Mais mes trois commissariats régionaux, qui couvrent l’ensemble du pays, sont surchargés. Il me faudrait des personnes entièrement disponibles. Pour le début, au moins.

— Si je ne m’abuse, dit Wezl, ce ne serait pas la première fois que nous recourrions à des chargés de mission externes pour les enquêtes préliminaires confidentielles.

— Si vous m’y autorisez, je me lance dans cette direction.

— Affirmatif. De plus, j’ai la personne qu’il vous faut. Pas à Bienne même, où se trouve le cybercafé. Mais à une dizaine de minutes, un commissaire comme on n’en fait plus.

Et il sourit, ce qui étonna sa moustache sérieuse.

2

— Pourquoi pas par téléphone ? Vos lignes ne sont pas sécurisées ?

— Si, si, mais…

Le commissaire Bouvier n’en revenait pas. Ainsi, même à la Fedpol, le doute sévissait. Les récentes menaces terroristes, réelles ou supposées, avaient fait leur œuvre. Le soupçon pourrissait les relations jusqu’à l’intérieur des services.

Il regarda par une des fenêtres de son bureau. En ce début de printemps, La Neuveville redevenait méditerranéenne. Le soleil avait perdu ses éclats blancs de l’hiver. Il mordorait la cité moyenâgeuse d’une touche sensuelle. Si l’on y prêtait attention, on pouvait entendre les toits ronronner de ravissement. Mais les gens n’avaient pas le temps.

Bouvier, si. Et ce n’était pas le moment de lui casser la poésie… S’il avait décliné les honneurs, les promotions flatteuses, c’était précisément pour cela. Pour vivre. Et pour rêver quand bon lui semblait. Il n’en avait que trop connu, de ces victimes de la réussite. Elles ne rêvaient jamais et mouraient prématurément, en prose et en chiffres. Alors, qu’on le laisse en paix !

— Écoutez, commissaire. Je me suis entretenu avec le chef de la police cantonale bernoise. Il m’a d’ailleurs prié de vous transmettre son cordial salut. Tout est en ordre. Vous êtes couvert. En cas de pépin, il n’y aura pas de vagues.

— Je connais, on se contente de la noyade…

— Non, je vous assure. Dans cette affaire, et au fond, je ne suis pas encore certain qu’il s’agisse d’une affaire, vous êtes la personne appropriée. Un policier paisible dans une cité bourgeoise… Le souci principal de votre bourgade n’est-il pas de préserver son cachet et d’offrir des terrasses ombragées où l’on déguste ses trois de chasselas bien frais ?

— Dites que je me les roule, coupa Bouvier, un rien froissé.

— Ce que je veux dire, c’est que vous avez le recul indispensable. Ici, on baigne dans la criminalité internationale, l’argent sale, le trafic d’armes… Mais les diplomates et le Département fédéral des affaires étrangères mettent une chape de plomb sur nos enquêtes, nous interdisent de les poursuivre au nom de la raison d’État… Vous êtes loin de la capitale, loin de tout ce micmac. Libre, quoi !

Chaque jour, à dix-huit heures, dans un bureau protégé du sous-sol de la Nussbaumstrasse 29, Urs von Diessbach, responsable de la protection préventive de l’État, rapportait devant une cellule spéciale de coordination. Elle avait pour tâche de déterminer la menace que représentent le terrorisme, l’extrémisme violent, le trafic d’armes, de matériel radioactif et de technologie sensible. Cela cinq fois par semaine. Mais, depuis le syndrome des Twin Towers, les séances se tenaient également le week-end.

— Pas le temps de vous faire un topo, Bouvier, ni de me déplacer. Les directeurs de la Fedpol doivent se réunir ce matin. D’urgence, comme d’habitude. La Chancelière de la Confédération a levé un lièvre. Ça sent le roussi. Bref, je vous envoie immédiatement quelqu’un. Combien met-on jusqu’à La Neuveville ? Moins d’une heure, n’est-ce pas ? Fixons le rendez-vous à neuf heures et demie.

— J’attends votre émissaire au commissariat.

— Non, pas là ! On pourrait le repérer.

En effet, pensa Bouvier. Personne n’entrait dans l’ancienne Maison de Gléresse, siège du commissariat, sans être contrôlé par Mathilde. Aussi moyenâgeuse que le quartier, la veuve négligeait la télévision. L’écran de sa fenêtre lui suffisait. Au lieu de zapper, elle passait dans une autre pièce. Sans le savoir, elle venait de prendre une envergure nationale.

— Mon officier vient en voiture reprit von Diessbach. Il connaît les lieux.

— Comment se fait-il ?

— Pas le temps. Vous l’apprendrez au moment opportun. Ce qui importe, maintenant, c’est le secret. Par la suite, cet officier sera notre contact. Merci, Bouvier. Je vous revaudrai cela.

Le commissaire reposait le combiné, songeur, quand on frappa à sa porte, bien qu’on y eût installé une sonnerie depuis belle lurette. Ce ne pouvait être que le brave caporal Jeannet, écologiste dans l’âme, qui ne voyait pas pourquoi on utilisait de l’électricité quand l’index suffisait.

À peine eut-il franchi le seuil que Bouvier lui lança :

— Jeannet, je vous revaudrai cela.

— Mais, commissaire, je n’ai pas…

— Rassurez-vous, c’était juste un test. Pour confirmation.

La route montait en lacets. Quand elle eut contourné le château, elle offrit le panorama telle une récompense. Du vert et du bleu. Mais tendres, jeunes comme le printemps. Le lac venait de se libérer de son voile de brume diaphane et cajolait l’île Saint-Pierre. Sur l’autre rive, les collines étaient adolescentes. Au loin, les Alpes bernoises avaient des pudeurs d’aquarelle.

Bouvier prit la direction de Lignières, quitta la route cantonale avant d’atteindre le replat de Champfahy pour s’engager sur celle des Italiens, interdite à toute circulation, sauf pour l’exploitation forestière. Après qu’il eut parcouru cinq cents mètres, un puissant coup de klaxon retentit. Il rangea sa voiture sur l’évitement proche. Un peu plus loin, obstruant le passage, un camion à grappin achevait de charger des grumes écorcées d’épicéa. L’aide chauffeur était en train de clouer un gros chiffon rouge à l’extrémité du tronc le plus long. Un gaillard d’un quintal, la trentaine, cheveux coupés ras, en bleu de travail déjà maculé de poix. Il leva le pouce en direction du commissaire puis se dirigea vers l’avant.

Le chauffeur, muni d’une balayette, achevait de débarrasser le tapis de la cabine de menus végétaux : brindilles, éclats d’écorces, déchirures de feuilles et pétales chiffonnés. Son orgueil de routier exigeait que sa cabine fût aussi propre et bien entretenue que son salon. Il y passait d’ailleurs plus de temps, parce que son salon, depuis quelque temps…

À peine son compagnon eut-il glissé sa chaussure dans le marchepied qu’il se vit confronté à la balayette brandie au bout d’un avant-bras violacé de tatouages. Il exécuta un demi-tour sur lui-même, les fesses sur le rebord du siège, les pieds ballant dans le vide, considérant piteusement ses semelles maculées.

— La France ou l’Italie ? demanda le commissaire.

— L’Italie ! répondit le chauffeur.

— Arrivederci, donc, e buon viaggio !

— Ciao !

Les portières claquèrent. Le véhicule éructa un gros hoquet de diesel et s’ébranla.

Trois minutes plus tard, la forêt avait retrouvé sa sérénité. Bouvier consulta sa montre. Il était en avance. Il décida d’abandonner sa voiture où il l’avait garée et de poursuivre à pied.

Le sous-bois était encore perlé de rosée qui, en s’évaporant, exaltait tous les parfums : humus, mousse, fourmilières discrètement formiques, champignons fragiles nés de l’aurore, feuilles encore fripées de leur éclosion de filles d’avril. Il inspira profondément, s’enivra des odeurs sensuelles de la forêt qui s’offrait au matin clair.

Il parvint à la Cabane des Bûcherons et à son terre-plein aménagé pour le pique-nique. Au sud commençait le chemin Charles-Bayard. Bouvier sourit au souvenir. Le maître-bourgeois avait exercé sa charge pendant des décennies. Il était alors auréolé de ses nonante ans et de ses vingt millions. Ses féaux avaient pensé qu’il était grand temps de l’honorer afin qu’il ne les oubliât pas – ou, du moins, leur institution – sur son testament. Le jour de son anniversaire, ils le conduisirent en ces lieux, solidement encadré afin qu’il ne trébuchât point. Un conseiller zému prononça son éloge alors qu’il se tenait bien droit, gaullien, planant au-dessus des vanités humaines. On dévoila le panneau indicateur à son nom, on applaudit puis on se rua sur les sèches au lard et le vin bourgeois. On raccompagna enfin le maître chez lui, comme une icône, avec d’infinies précautions, afin qu’il fût en état de rédiger un codicille.

Il expira quelque temps après l’émouvant baptême. Il reste de ce grand homme quelques ossements, un chemin forestier et comme une amertume à la Bourgeoisie.

Bouvier arrivait au Pré-Messieurs, vaste clairière devenue pâturage, autrefois réservé exclusivement aux taureaux que la Municipalité y entretenait et qu’on appelait alors « messieurs ». Les autorités y renoncèrent quand une dame qui avait beaucoup vécu, hilare devant une photographie de « Messieurs le Maire et ses Conseillers », releva que, certes, on pouvait penser à des bovidés, mais en aucun cas à des taureaux.

Un léger vent d’ouest câlinait les frondaisons. Au loin, sur un chemin, un épagneul amusait son maître en lui rapportant sans cesse le bout de bois qu’il lançait.

Le commissaire s’engagea dans l’intimité d’un sentier à peine marqué, dévoré par l’exubérance des herbes folles, fougères et ombellifères aux teintes pastel. Quelques pas encore et, lovée au creux d’une futaie, chantonnait la Fontaine de Veloux. Il s’arrêta, saisi par la beauté du lieu. Dans la lumière tamisée par les ramures, deux bassins de calcaire moussu dormaient dans un écrin de velours. Le plus grand, daté de 1764, se déversait dans le second, plein à ras bords, où un couple de mésanges becquetaient des gouttelettes. Des moustiques virevoltaient dans un rai de soleil, un papillon blanc se posa brièvement sur l’épaule de Bouvier, puis s’en alla charmer les anémones sylvies.

Personne.

Il leva le poignet. Neuf heures et demie précises. L’émissaire de von Diessbach s’était-il égaré ? Le commissaire s’approcha du grand bassin pour se rafraîchir de cette eau à senteur d’humus. Il se pencha pour y plonger les mains. Il s’arrêta net.

L’autre n’était pas en retard. Il gisait au fond du bassin, comme s’il dormait. Mais les yeux grands ouverts. « S’il a besoin de moi, il peut me lancer une bulle, pensa Bouvier. Autant le laisser au frais en attendant ! »

Tout en donnant ses ordres sur son portable, il arpenta les lieux à la recherche d’indices. Puis il appela la Fedpol.

Les directives étaient efficaces. Dans les trente secondes, il eut von Diessbach au bout de l’absence de fil.

— Vous avez eu raison de rester à Berne, conclut le commissaire, après lui avoir décrit la situation. La qualité d’un bon chef est de savoir déléguer à des collaborateurs qui savent se mouiller…

— Je vous envoie immédiatement une ambulance.

— On en a une à La Neuveville, savez-vous…

— Je vous envoie une ambulance, insista-t-il d’un ton cassant. Et ne touchez à rien, c’est un ordre !

Bouvier allait répliquer qu’en ces lieux, il était maître et avait toute compétence. Il se retint. Il sentait que son interlocuteur se montrait tranchant pour dissimuler son désarroi. Une grosse bavure…

— Dites au chauffeur que gyrophare et sirène ne sont pas indispensables. Aucune raison de semer la panique parmi les biches et les chevreuils. De plus, il faudra que nous ayons un entretien. Et rapidement.

— Je vous rappellerai. Et ne touchez à rien ! répéta-t-il avant de couper brutalement.

Ils étaient venus par la route de Prêles, dans la voiture conduite par Jeannet. Le caporal, chasseur passionné, connaissait tous les secrets de la forêt, des rives du lac au sommet de Chasseral. Il emprunta le chemin Droit, contourna la Cabane des Bûcherons pour revenir Sous-la-Jorbe. De cet endroit à la fontaine de Veloux, il n’y avait qu’une trentaine de mètres à pied.

Les portières avaient à peine claqué qu’elle apparut sur l’étroit sentier, quelques rameaux ébouriffant sa chevelure. Elle s’arrêta, leva les bras, radieuse.