Écrasée sous un plafond de nuages oppressants, la mer du Nord luisait de reflets métalliques. Lorsqu’elle apparut sur la droite de l’A90, Sweeney songea : Aberdeen n’est plus très loin… Tant mieux, car il fera nuit dans moins d’une heure.
L’inspecteur était soulagé de voir approcher la ville de son enfance. En effet, depuis plus d’une semaine déjà, il sentait que sa vieille Ford Escort était au bout du rouleau : Plus de trois cent cinquante mille kilomètres au compteur, un turbo défaillant, et cette fichue courroie qui n’en finit plus de siffler, il va falloir que je pense à changer de voiture. Une Mondéo ou une Lexus ? envisagea-t-il. Mais le jeune homme conclut sa réflexion en relâchant un profond soupir. Décidément, il ne parvenait pas à se résoudre à abandonner un véhicule qui, depuis plus de dix ans, lui rappelait tant de souvenirs.
Bientôt, une pancarte sur la gauche lui annonça : « Aberdeen – 10 miles ». Moins de dix minutes de route, calcula Sweeney. Puis, soudain, le jingle des informations de la BBC Scotland le fit sursauter. Mince, la radio ! réagit le policier. Il est seize heures. Je ne m’étais pas rendu compte que la station était restée allumée depuis mon départ d’Édimbourg. Ces derniers temps, j’ai vraiment la tête ailleurs… se désola-t-il.
Le speaker à la voix grave, roulant les R comme seuls les Écossais savent le faire, ouvrait son bulletin sur les tensions suscitées par le vol récent de la pierre du Destin(1). En dérobant le symbole de la souveraineté écossaise le jour de Noël, le groupe de malfaiteurs anglais – car il paraissait difficile d’imaginer que les auteurs fussent d’une autre nationalité – avait osé rendre la monnaie de leur pièce aux Écossais, vengeant ainsi le premier vol commis à Londres, le 25 décembre 1950, par un groupe d’étudiants patriotes menés par Ian Robertson Hamilton. Le journaliste rappelait que la pierre venait d’être retrouvée trois jours plus tôt dans l’abbaye de Westminster, à l’endroit même où, pendant plus de sept cents ans, les souverains britanniques avaient recouvert le symbole de la liberté écossaise sous… leur postérieur ! Le retour forcé de la pierre dans l’abbaye londonienne rouvrait une cicatrice vieille de sept siècles, et les Écossais vivaient le forfait comme une provocation insupportable. Enfin, les « malfrats de Sa Majesté », comme les surnommait la presse indépendantiste, avaient poussé le vice – sans doute pour moquer la maladresse des premiers voleurs qui, laissant échapper le bloc, l’avaient cassé en deux – à restituer la pierre volontairement amputée d’un morceau gros comme le poing. D’Édimbourg à Glasgow, cette mutilation sacrilège était ressentie comme une injure.
À présent, la radio se faisait l’écho des tensions qui, dorénavant, apparaissaient au sein même du SNP(2). En effet, même les députés les plus mesurés regrettaient que le Premier ministre britannique ne condamnât pas assez sévèrement ce geste odieux ; depuis la veille, on n’hésitait d’ailleurs plus à brandir la menace d’un nouveau référendum(3) . Enfin, en dépit des paroles d’apaisement que répétait inlassablement Nicola Sturgeon(4) , Sweeney sentait bien que la marmite nationaliste était de nouveau en pleine ébullition !
Alors qu’il quittait la voie principale et s’approchait d’un premier rond-point, le jeune inspecteur se rendit enfin compte qu’il arrivait aux abords d’Aberdeen. Déjà ? s’étonna-t-il. Je n’ai pas vu passer les derniers miles… J’étais comme hypnotisé. Et puis, songea-t-il, je crois que je connais cette route par cœur. Sweeney sourit, contourna l’obstacle, puis il s’engagea sur la droite en direction du quartier portuaire.
– Eh, réveille-toi ! lança-t-il à son chien, assoupi sur la banquette arrière.
– Higgins ! l’appela-t-il encore. Nous arrivons, est-ce que tu reconnais la route ?
Le jeune Corgi souleva une paupière lourde, dévoilant un regard où l’on devinait plus d’incompréhension que de reproche pour avoir été brusquement tiré de son sommeil. C’est vrai, se rappela son maître, ce n’est que la deuxième fois qu’il revient à Aberdeen. Puis le policier émit un nouveau soupir, avant de laisser ses pensées s’envoler vers Berthie…
Son vieux teckel était décédé en décembre, quelques jours à peine après l’enlèvement de tante Midge(5) . Comme si la pauvre bête, à force de se reprocher de n’avoir rien pu faire pour empêcher l’agression de la vieille dame, s’était laissée mourir de chagrin ; ou plutôt – et Sweeney ne cessait de se torturer avec cette idée – comme s’il avait capté la détresse immense de son maître et avait fini par y succomber.
Le policier s’était senti dévasté par la perte de son animal. Jamais il n’aurait cru y être autant attaché… Par ailleurs, il hésitait sur la meilleure façon d’inhumer son chien. Finalement, le commissaire Wilkinson, quelques jours seulement avant de prendre sa retraite, avait proposé à son subordonné d’accueillir la dépouille de Berthie dans le jardin de sa maison de Leith, à l’est d’Édimbourg. Sweeney s’était empressé d’accepter, même s’il se doutait que cette offre généreuse servirait aussi de prétexte à son patron, après la date fatidique du 1er janvier, pour continuer de recevoir l’un de ses enquêteurs préférés et, ainsi, garder le contact avec un CID(6) qu’il avait dirigé pendant plus de quinze ans. De toute façon, le jeune policier sentait également que ces visites, durant lesquelles on parlerait du « bon vieux temps », lui feraient probablement du bien à lui aussi, comme une bouffée d’oxygène.
En effet, dès le 2 janvier et la prise de fonction de son nouveau « boss » Brandon Sales, l’inspecteur avait bien compris qu’il ne tarderait pas à regretter les colères surjouées de Wilkinson. Très vite, le nouveau patron lui avait paru froid, distant et calculateur ; une semaine seulement après son arrivée, le commissaire bousculait déjà tout le service en recomposant les différents binômes d’enquêteurs. Quelle façon stupide de marquer son territoire ! avait jugé son subordonné. Ainsi Ian McTirney, son coéquipier depuis plus de dix ans, avait dû quitter leur bureau pour rejoindre celui de George Docherty, un collègue aux costumes irréprochables mais à la personnalité fade et vieillissante. Quant à Sweeney, il avait hérité de l’inspecteur Angus Law, un carriériste hautain toujours tiré à quatre épingles, plus âgé que lui d’environ cinq ans. Lorsque Sales lui avait annoncé son nom, l’enquêteur n’avait d’ailleurs pu retenir un soupir de désappointement. En effet, Law était un type que Sweeney avait toujours pris grand soin d’éviter. Le nouveau patron l’avait probablement remarqué, et son subordonné voyait dans cette volonté de le forcer à le côtoyer comme une forme… de perversion ! D’ailleurs, trois semaines après ces ajustements, la glace n’était toujours pas rompue : pas plus avec Angus Law qu’avec Brandon Sales… C’est à me faire regretter ma décision de demeurer inspecteur(7) ! avait fini par se désoler Sweeney.
Sans même en avoir réellement conscience, le jeune homme venait d’engager son Escort à l’ouest de Victoria Road. En passant devant la maison de tante Midge, sur la droite dans la rue, il retint instinctivement sa respiration et il détourna le regard. Poursuivant sa route, il se dirigea vers l’extrémité de l’avenue où un vaste golf urbain épousait les premières courbes de la mer du Nord. Sweeney dépassa un dernier groupe d’immeubles, bifurqua sur la gauche, puis il longea une rangée de pavillons aux façades uniformes, serrés les uns contre les autres comme pour mieux résister à la puissance du souffle maritime. L’enquêteur porta enfin son regard sur la droite, fasciné par cette fragile couche de glace qui, en janvier, s’obstinait à s’accrocher aux flancs du port d’Aberdeen.
Parvenu devant une porte de couleur verte, il ralentit par réflexe et stationna sa Ford le long d’un trottoir désert. Dès qu’il quitta l’habitacle, un vent d’est familier, froid comme la mort, lui fouetta la barbe. Higgins, sautant joyeusement par la portière entrouverte, parut ne rien remarquer de ce brutal changement de température. C’est vrai, songea Sweeney, toi aussi tu es né ici, tout comme moi, et le jeune homme ne put refréner un sourire. Il s’empara du club de golf qu’il avait abandonné sur le plancher, referma sa voiture et, avec son pull shetland pour seule protection, il se dirigea sans hâte vers la maison à la porte verte.
En reconnaissant l’adresse, son chien avait déjà traversé la rue et il s’était précipité vers une demeure aux murs de granit austères, semblable à toutes les autres, mais dont Sweeney savait que la chaleur provenait plus de ses occupants que de son apparence. L’inspecteur sonna et, quelques secondes plus tard, le révérend Davis lui ouvrait déjà la porte.
– Archibald ! se réjouit l’homme d’église. Vous voilà !… Avez-vous fait bonne route ?
Avant même de lui répondre, le policier prit le temps d’observer Simon Davis. Âgé d’un peu plus de soixante ans, le révérend affichait une taille impressionnante de près d’un mètre quatre-vingt-dix, ainsi qu’une carrure d’ancien rugbyman tout aussi imposante. Son visage rougi par le climat rigoureux du bord de mer, au nez fort et volontaire dominé par des yeux verts, puis couronné par des cheveux blancs clairsemés mais disciplinés, dégageait une sensation d’infinie bonté. Dès son plus jeune âge, Sweeney avait compris que l’empathie de cet homme n’était pas feinte. S’il était devenu révérend, c’était tout simplement parce qu’il était « naturellement » bienveillant. Parfois même, lorsque l’ecclésiastique ouvrait ses bras pendant l’office, on avait l’impression qu’en les refermant sur son torse large et accueillant, cet homme, tel un Christ rédempteur, aurait pu y embrasser le monde ! Et même s’il était viscéralement athée, l’officier de police s’était pourtant toujours demandé d’où Simon Davis pouvait bien tenir cette exceptionnelle force d’âme…
Le révérend se présenta dans une tenue inhabituellement négligée. Il avait tombé la veste, et Sweeney n’avait pas le souvenir de l’avoir déjà vu le col ouvert, bras de chemise et plastron apparents.
– Vous êtes à l’heure pour le thé, le félicita l’ecclésiastique.
– Euh… Oui, prononça enfin l’enquêteur.
– Pas de neige ou de verglas depuis Édimbourg ? s’inquiéta le révérend.
– Non tranquille, répondit trivialement le jeune Sweeney. Avant de demander :
– Hem… Est-ce qu’elle est là ?
– Patricia va la prévenir, répondit Simon Davis. Patricia ?... Patricia ! appela-t-il son épouse en tournant la tête. Archibald est arrivé ! précisa-t-il encore. Puis, apparemment certain que sa femme l’avait entendu, il proposa à l’inspecteur :
– Mais entrez… dit-il en s’effaçant sur la gauche. Le vent est épouvantablement froid ce soir, ajouta-t-il, alors que son visiteur jugeait au contraire que la température était tout à fait supportable pour un mois de janvier. Sweeney et son chien franchirent une porte que le révérend s’empressa de refermer dans leur dos. Leur hôte les dépassa, suivi de près par Higgins, puis il prit la direction du salon. Enfin il lança au jeune homme :
– Venez, Archibald. Le thé nous attend, dit-il, et il disparut dans la première pièce sur la droite.
Mais Sweeney, comme surpris par la chaleur qui régnait dans la maison, s’immobilisa dans le couloir. Canne de golf en équilibre sur l’épaule, les yeux perdus dans le vide, l’inspecteur laissa brusquement filer ses pensées…
*
Lors de la disparition de tante Midge à son retour des Hébrides(8), Sweeney avait eu la sensation de devenir fou. Trevor Crabtree avait osé s’en prendre à la femme la plus précieuse à ses yeux !... En outre, l’issue que le fugitif projetait de donner à cet enlèvement s’annonçait fatale. Il eût été insensé de ne pas se l’avouer.
Chaque minute, chaque heure, puis chaque jour, qui passaient sans la moindre nouvelle de la vieille dame, le mettaient au supplice. À tout instant, le jeune inspecteur s’attendait à recevoir la plus effroyable des nouvelles. Par ailleurs, son impuissance à venir en aide à sa tante lui poignardait plus sûrement le cœur que le plus aiguisé des couteaux… Quel sort l’infâme Crabtree avait-il décidé de réserver à sa victime ? Déjà, Sweeney pressentait que le scénario serait terrible, à la mesure de la soif de vengeance de l’assassin de ses parents. Le policier savait que son ennemi ne poursuivait qu’un seul but : le faire souffrir le plus possible. Et l’incertitude lancinante que ce monstre distillait jour après jour, n’était sûrement que le premier stade d’un processus pervers et sadique.
Depuis la disparition survenue le samedi 20 décembre, ses collègues d’Aberdeen piétinaient ; en l’absence de revendication ou de toute demande de rançon, aucune information pertinente n’était venue éclairer leurs investigations. Pas un seul indice n’avait été prélevé dans la maison de sa tante ; l’enquête de voisinage n’avait pas donné le moindre résultat, et les caméras de surveillance du quartier n’avaient rien capté non plus. Par ailleurs, il était toujours impossible de déterminer si Trevor Crabtree avait agi seul, ou bien avec l’aide d’un ou de plusieurs complices. Enfin, aucun élément ne permettait de préciser le type de véhicule que le ou les ravisseurs avaient utilisé. En résumé, après trois jours d’une enquête intensive, la police ne savait toujours rien ! Le « professionnalisme » de l’ancien officier des services spéciaux jouait en leur défaveur. À l’évidence, l’homme avait parfaitement préparé son affaire. On avait l’impression que Crabtree avait élaboré son plan comme un scénario diabolique. Il avait en permanence un coup d’avance, comme s’il anticipait la moindre de leurs réactions. Les enquêteurs étaient confrontés à un défi qui les dépassait, et Sweeney, rongé par l’inquiétude, finissait par avoir la terrible sensation, à force d’échafauder des hypothèses qui s’avéraient autant d’impasses, de perdre la raison.
Le 23 décembre, physiquement et psychologiquement épuisé, le jeune homme avait même manqué de s’évanouir dans les locaux de la police d’Aberdeen. Sur les conseils de ses collègues, il s’était résolu à rentrer pour se reposer chez lui, à Édimbourg. En arrivant dans son appartement de George Street, l’inspecteur avait remarqué que son chien Berthie n’allait pas bien. L’animal n’avait ni bu ni mangé, ce qui ne lui ressemblait guère. Puis il était allé s’affaler mollement sur son plaid. Enfin, au milieu de la nuit, le teckel, qui ne montait jamais sur le lit de son maître, avait toutefois rampé sur la couverture pour venir se blottir contre son dos. Le lendemain matin, au réveil, Sweeney avait découvert la pauvre bête morte dans son sommeil, allongée tout contre lui… Une tristesse infinie l’avait envahi. Berthie était probablement mort de chagrin, s’était-il aussitôt reproché, oubliant que le ratier allait tout de même avoir seize ans. Presque simultanément, l’inspecteur s’était également convaincu qu’il avait dû transmettre son désarroi à son chien, et que ce dernier, incapable de résister à ce trop-plein d’émotions, avait fini par y succomber. Et même si sa raison ne cessait de lui rappeler à quel point ce sentiment de culpabilité était stupide, son cœur continuait pourtant de ressentir cette mort comme une blessure intime. Seule l’offre généreuse du commissaire Wilkinson, prévenu par McTirney de la triste nouvelle, l’avait provisoirement soulagé.
Son teckel à peine enterré, l’enquêteur était aussitôt reparti pour Aberdeen. Il y avait retrouvé le révérend Davis et son épouse, qui l’hébergeaient depuis la disparition de sa tante Marjorie, et ce n’est qu’en observant l’ecclésiastique qui s’habillait pour aller célébrer l’office, qu’il s’était enfin rendu compte que l’on était à la veille… de Noël ! Confus, Sweeney s’était excusé de les déranger dans cette circonstance festive, puis il avait préféré s’éclipser pour s’en aller arpenter seul les rues glacées de la ville.
Après avoir stationné son Escort sur la première place de parking libre, le jeune homme avait commencé par déambuler au hasard des rues, canne de golf sur l’épaule. Rapidement, il avait décidé qu’il n’assisterait à aucune cérémonie religieuse. Ses quelques convictions, déjà fragiles, ne résistaient pas au choc de la disparition de sa tante, suivie de près par le cruel décès de Berthie. Après quelques minutes d’errance parmi des passants aux bras surchargés de cadeaux, Sweeney avait fini par maudire cette ambiance de fête qui, par son décalage avec ses propres sentiments, ne faisait que renforcer sa détresse. Comment tous ces gens pouvaient-ils être heureux, tandis que lui était torturé par l’angoisse du sort qu’on réservait à sa tante ? Le jeune homme n’avait plus ressenti un tel sentiment d’injustice depuis ses premières années d’école lorsque, orphelin, il était le seul à ne pas pouvoir écrire le nom de ses parents assassinés sur les fiches d’inscription…
Alors que la nuit était tombée depuis plusieurs heures, et que le froid mordant lui engourdissait les doigts, Sweeney avait hésité : devait-il retourner voir ses collègues en charge de l’enquête, pour s’inquiéter des derniers éléments que ceux-ci étaient parvenus à collecter ? Machinalement, le policier commença par vérifier qu’aucun SMS ne s’était inscrit sur son portable. Il comprit alors que, dans son état de nervosité, il ne leur serait d’aucune utilité et que, pire encore, il risquait au contraire de leur transmettre sa propre fébrilité. Enfin résigné, Sweeney décida de repartir vers sa voiture.
Ce n’est qu’en ouvrant la porte du véhicule qu’il se rendit compte qu’il n’avait aucune idée du nombre d’heures pendant lesquelles il avait erré sans but. Négligeant de consulter le cadran de sa montre ou bien l’écran de son téléphone, il s’affala sur le siège et accepta de laisser divaguer sa pensée : Crabtree est un ennemi redoutable, réalisa-t-il. Je ne mesure que maintenant son pouvoir de nuisance, ainsi que son terrifiant désir de vengeance… Cette dernière pensée lui parut si insupportable qu’il préféra démarrer pour regagner au plus vite Victoria Road.
La nuit de Noël, Sweeney dormit moins de trois heures. À son réveil, alors qu’il faisait encore nuit, le jeune inspecteur ressentit le besoin irrépressible de partir pour le château de Crathes, environ vingt miles à l’ouest d’Aberdeen. Sans comprendre pourquoi, il eut envie d’aller se recueillir devant la croix qui, dans un vallon sur les hauteurs nord du château, gardait le souvenir du lieu de l’assassinat de ses parents. Lui qui ne priait jamais, décida pourtant, brusquement, qu’il irait prier là-bas. Puis il partit sans petit-déjeuner, ni même prévenir les époux Davis de ses intentions.
Alors qu’il quittait la ville assoupie et bifurquait sur la gauche, dans une vallée de la Dee à peine éclairée par les premières lueurs de l’aube, Sweeney frissonna en se remémorant qu’il était en train de couvrir l’ultime trajet de ses parents, Jack et Rosa. Comment les deux amoureux auraient-ils pu s’imaginer que plus jamais ils ne feraient la route inverse ? En pensant à eux, ses craintes pour tante Midge, la propre sœur de son père, se ravivèrent instantanément. D’un coup, un désespoir incommensurable le submergea : si jamais la vieille dame était déjà morte, alors il ne lui restait plus la moindre famille. Il était seul au monde… Une sueur froide, détestable, aussi soudaine qu’une décharge d’adrénaline, lui parcourut les tempes avant de plonger dans son dos.
Mais, simultanément, l’idée un peu folle de demander conseil à ses parents par le biais de la prière, lui permit toutefois de reprendre pied. Et même s’il avait parfaitement conscience que cet espoir était aussi fragile que déraisonnable, il songea : Tiens bon, Archie. Je ne sais pas pourquoi, mais tu dois aller jusqu’à la croix. Si tante Midge était là, elle te dirait : « Aie confiance en toi, mon garçon ! ».
*
À l’instant où Sweeney pénétrait dans le vallon où se dressait la croix de granit, le jeune homme stoppa net. Son regard se figea, refusant de croire à la scène qui s’offrait à lui. Par réflexe, il laissa même tomber son club de golf dans une herbe blanchie par le givre… Le corps de sa tante, bleui par le froid, lui faisait face ! La vieille femme était nue. Telle un Christ crucifié, ses pieds et ses poings avaient été liés aux extrémités de la croix par d’épais cordages. Sa tête reposait, inconsciente, sur son épaule droite.
Tante ! fut la seule pensée qui lui traversa l’esprit. Le moment de stupeur – et sa gêne de découvrir le corps dénudé de la vieille dame – passés, le jeune homme s’élança. Sans réfléchir, il commença par délier les pieds de Marjorie, puis ses bras gauche et droit, tout en veillant à la maintenir solidement contre lui. Enfin, dès que la dernière corde eut cédé, il arracha sa tante à son pilori de granit et la saisit sous les aisselles. Puis son neveu la repoussa par-dessus son épaule, passa le bras sous ses jambes, avant de la sortir du vallon comme un marié emporte sa promise.
Ce n’est qu’en abordant le début de la descente que Sweeney finit par se demander : Est-ce qu’elle est vivante ? Détournant légèrement le regard, le jeune barbu constata que la tête de la vieille dame brinquebalait contre son torse, comme dépourvue de toute volonté. En outre, sa gorge et ses joues bleues ne laissaient rien présager de bon. Pourtant soudain, ses pauvres seins, qui se soulevaient avec peine, le laissèrent espérer : Elle respire ! Oui, elle respire ! se réjouit-il. Tante est vivante !
Redoublant d’efforts, l’inspecteur aborda l’entrée de la forêt d’un pas plus rapide encore, son allure à peine entravée par un corps si amaigri qu’il lui donnait l’impression de ne pas être plus lourd que celui d’une enfant. Quelques minutes plus tard, les lumières électriques provenant du grand bâtiment d’accueil, tout en haut du parc, lui apparurent enfin à travers les branches basses des chênes. À son arrivée, une bénévole du National Trust(9) fut stupéfaite de le voir surgir avec ce corps inanimé sur les bras. Le jeune homme lui lança :
– Des manteaux, vite ! Allez me chercher des manteaux pour la réchauffer !
Tandis que la vieille dame, allongée sur un banc de bois et emmitouflée dans un amas de vestes, commençait à respirer plus naturellement, son neveu songea : Les secours seront là d’ici une vingtaine de minutes. J’espère qu’il n’est pas trop tard… Crabtree a dû l’attacher là hier soir, en pensant qu’elle mourrait de froid. Il est vrai que la température ne devait pas excéder les un à deux degrés cette nuit, estima-t-il. Pourvu que l’état d’hypothermie soit réversible, osa-t-il espérer. Car à plusieurs reprises déjà, il avait malheureusement vu périr ces pauvres victimes de noyade, que l’on repêchait l’hiver dans les flots gelés du Firth of Forth en croyant qu’on les avait sauvées, mais dont, peu après, l’organisme affaibli par le séjour dans une eau glacée finissait par perdre son combat pour la vie. Crabtree voulait la supplicier à l’endroit même où il avait déjà tué son frère et sa belle-sœur, continua-t-il de réfléchir. Cet homme poursuit une quête morbide, réalisa-t-il encore, comme si une force maléfique le poussait à vouloir anéantir toute ma famille. Et donc… moi aussi ! frissonna-t-il enfin.
Le lendemain matin 26 décembre, à l’hôpital d’Aberdeen, le policier fut autorisé à pénétrer dans la chambre de sa tante.
– Pas plus d’un quart d’heure ! lui enjoignit un infirmier de service. Elle est encore très faible, il faut la laisser reprendre des forces, finit-il de lui expliquer.
Sweeney entra dans une pièce aux murs blancs. Tante Midge était allongée sous une couette épaisse, remontée jusqu’au cou, et l’on devinait à peine la blouse jaunâtre, parsemée de pois minuscules, dont on lui avait recouvert le haut du corps. La vieille dame détourna la tête puis, aussitôt, elle lui adressa le plus beau sourire dont elle était capable.
– Viens t’asseoir… murmura-t-elle.
Sweeney commença par l’embrasser en lui enfouissant sa barbe dans le cou puis, regrettant de ne pas pouvoir enserrer son corps meurtri, il se résolut à se laisser tomber sur une chaise métallique, sa canne de golf posée en travers des cuisses.
– Tu m’as sauvée… prononça encore tante Midge, et elle plongea un regard empli de reconnaissance et d’admiration mêlées dans celui du jeune homme.
– Comment vas-tu ? préféra-t-il lui demander, tandis qu’il sentait déjà ses yeux embués de larmes.
– Ça va aller, soupira-t-elle… Je sens que ça va aller, répéta-t-elle.
Enfin, dès ces retrouvailles, la vieille dame avait eu la force de lui raconter le calvaire subi durant sa captivité…
Droguée par Trevor Crabtree, mais incapable de se souvenir si un ou plusieurs hommes l’avaient agressée à son domicile, Marjorie avait repris ses esprits alors qu’elle se trouvait dans une situation terrifiante : le corps totalement dénudé, allongée sur ce qui lui paraissait être un établi inégal et grossier, on lui avait solidement entravé les chevilles ainsi que les poignets de part et d’autre de ce support rugueux, bras et jambes écartés. Le froid qui régnait dans la pièce était vif, comme si une humidité glacée suintait de chaque molécule d’air glissant sur sa peau. Mais le plus terrible, et le plus angoissant encore, résidait dans le fait que son agresseur lui avait placé la tête dans une caisse en bois oppressante, à peine plus large que son crâne. Sur chaque paroi latérale, on avait percé quelques trous d’air, larges d’environ un demi-centimètre chacun, tandis que le reste de l’habitacle était désespérément opaque. À travers ces orifices, tante Midge parvenait à distinguer, si elle pivotait les yeux au maximum sur le côté, une faible lumière électrique. Enfin, après quelques minutes d’adaptation, son regard réussit à distinguer des morceaux de laine de verre sur les murs et le plafond, le long desquels couraient de gros tuyaux argentés, ainsi que, plus à droite, une sorte de vasistas dont la fenêtre avait été bouchée par un carton sommairement découpé. Une cave… avait pensé la vieille dame. Immeuble ou maison, avait-elle même prolongé son hypothèse, sans toutefois parvenir à se prononcer.
Au bout d’un moment, la prisonnière avait commencé à ressentir le froid du cachot d’une façon plus mordante encore, jusqu’à ce qu’elle ait bientôt la sensation que cet élément ne tarderait plus à envelopper son corps comme un linceul humide. Puis, après avoir résisté aussi longtemps que possible, elle avait fini par accepter de faire ses besoins sous elle. Ces instants terribles, durant lesquels une chaleur indécente et malodorante vient souiller votre intimité, lui avaient paru la plus abjecte des humiliations… Mais c’était vraisemblablement ce que souhaitait son agresseur, avait-elle finalement compris. Puis, au terme d’un délai qu’elle n’aurait pas su estimer, son attention s’était relâchée, et la vieille dame avait succombé au sommeil.
Tout à coup, des bruits de pas descendant un escalier sur la gauche, la tirèrent de sa torpeur. En un instant, son cœur s’emballa. Quelqu’un arrivait ! Aussitôt, une pensée terrible l’assaillit : et si sa dernière heure était venue ? Comme pour amplifier sa terreur, la lumière fut brusquement éteinte. Puis les pas d’une seule personne continuèrent de s’approcher, jusqu’à ce qu’elle ressente une présence à droite de sa tête. Elle perçut encore distinctement le bruit d’une assiette que l’on déposait sur le sol, avant que des mains ne viennent s’affairer sur le côté de la boîte enserrant son crâne, pour déclencher l’ouverture d’un cadenas. Enfin, le sarcophage de bois qui l’oppressait fut rejeté vers l’arrière. Tante Midge s’empressa d’avaler goulûment des bouffées d’un air pourtant chargé d’une humidité saumâtre.
L’instant suivant, une paume épaisse se glissa sous sa nuque, lui redressant la tête, et, presque simultanément, une cuillère chaude fut portée à sa bouche. De la soupe, devina-t-elle aussitôt. De la soupe de tomate, réussit-elle même à préciser, alors qu’elle avalait la première gorgée. Puis le processus, finalement apaisant, se poursuivit pendant quelques minutes encore, sans que la moindre parole fût échangée entre la victime et son bourreau. Pour finir, la main à la fois douce et menaçante se retira de sous sa nuque, avant de venir replacer l’effroyable couvercle sur son visage. Le cliquetis du cadenas la désespéra, les pas s’éloignèrent en remontant l’escalier – du ciment, crut-elle deviner – puis, soudain, la lumière électrique jaillit de nouveau à travers les trous de la caisse. Enfin, le froid humide, tel un pervers lubrique, s’empara de sa nudité.
Le cérémonial de l’assiette de soupe se répéta à six reprises. À chaque fois la lumière fut éteinte, et jamais tante Midge ne put apercevoir le visage de son geôlier. À la taille de la paume qu’elle sentait lui maintenir la tête, elle ne doutait pas qu’il s’agît d’un homme. Jamais elle n’osa lui adresser la parole. Jamais, lorsqu’il quittait la pièce, elle n’osa crier, implorer, hurler, appeler au secours. Car elle sentait bien que cet acte désespéré aurait probablement signé son arrêt de mort. Pourtant, à plusieurs reprises déjà – alors que le temps n’existait plus à cause de cette lumière électrique immuable qui diluait les minutes et les heures, au point que la vieille dame ne savait plus si elle était prisonnière depuis deux jours ou trois semaines –, celle-ci avait fini par songer que, peut-être, elle était déjà morte. Comme si dans cette réalité sinistre, dont le temps et l’espace avaient été bannis, son existence lui avait été retirée avant même la mort physique de son organisme.
Pour tenter d’échapper à ces pensées obsédantes, dans lesquelles elle sentait que sa raison s’enfonçait comme dans un tourbillon morbide, Marjorie Sweeney se raccrocha, comme à autant de bouées, à des questions simples : Où suis-je ? Depuis combien de temps suis-je enfermée ? Que veut-il ? Comment tout cela va-t-il finir ? Malheureusement, à chaque fois que la réflexion de la prisonnière venait buter sur cette dernière interrogation, son imagination lui esquissait des scénarios de plus en plus angoissants… Dorénavant, la vieille dame n’espérait plus, l’esprit perdu dans ce temps suspendu. Et même si elle acceptait l’idée de mourir, elle voulait juste ne pas trop souffrir lorsque son heure arriverait.
Lors du septième passage de l’homme, ce dernier ne dégagea pas sa tête de l’habitacle. Une odeur âcre s’immisça à travers les trous de la boîte. Puis, avant même que tante Midge n’ait eu la volonté de résister, sa conscience s’était abîmée dans les vapeurs du chloroforme…
– Et j’ai repris connaissance dans l’ambulance, conclut alors la vieille dame, les yeux toujours plantés dans ceux de son neveu. C’est le médecin, hier soir, qui m’a raconté que c’était toi qui m’avais découverte à Crathes, que je te devais la vie, et que tu passerais ce matin.
Sweeney s’était contenté de lui renvoyer un sourire attendri, avant de lui prendre la main.
Lorsque le jeune homme quitta la chambre de la convalescente, et alors qu’il traversait les couloirs impersonnels de l’hôpital, il eut bientôt conscience qu’un sentiment malsain lui envahissait peu à peu l’esprit : la haine ! Une haine indéracinable était en train de prendre possession de tout son être… Et rien à faire pour la repousser, même si sa raison lui rappelait que cette haine naissante était précisément le poison que Trevor Crabtree avait souhaité lui injecter. Il comprenait aussi que s’il cédait à ce sentiment nauséabond, son ennemi aurait alors atteint son objectif. Car l’inspecteur ne parvenait déjà plus à refréner cette pulsion. Dorénavant, « quelque chose » en lui savait qu’un combat, à la vie à la mort, s’était engagé avec l’Irlandais. La prochaine fois que sa route croiserait celle de son ennemi – et ce jour-là arriverait tôt ou tard – la lutte se résumerait à un : « C’est lui ou moi ! ». Ça ne pouvait pas finir autrement… Sweeney avait conscience que, désormais, l’un d’eux allait devoir éliminer l’autre. C’était ainsi. C’était écrit…
*
– Comment va-t-elle ? demanda Sweeney au révérend, alors que ce dernier l’invitait à s’asseoir.
L’inspecteur prit place sur un fauteuil de velours marron, au coussin recouvert d’un tissu fleuri. Son hôte l’imita en s’installant sur un fauteuil jumeau sur la gauche. Puis, comme à son habitude, il laissa le canapé d’en face libre pour les dames. Au moment où le révérend Davis allait lui répondre, les pas de souris de tante Midge se firent entendre dans le couloir. Quelques instants plus tard, la silhouette de la vieille dame se découpait dans l’entrée du salon.
Voûtée, maigrelette dans sa robe noire, les cheveux plus gris qu’à l’accoutumée, Marjorie Sweeney semblait avoir vieilli de dix ans. Paradoxalement, c’est d’un pas toutefois décidé qu’elle traversa la pièce pour venir embrasser son neveu.
– Archie… souffla-t-elle, satisfaite. Je suis heureuse que tu aies pu te libérer. As-tu fait bonne route ? lui demanda-t-elle encore, tout en allant prendre place sur la gauche du canapé.
– Bonjour, tante. Oui très bien, lui répondit-il. Il n’y a personne sur l’A90 en ce moment.
– Et voilà le thé ! s’exclama Patricia Davis qui arrivait à son tour, une théière en porcelaine à la main.
Les cheveux courts poivre et sel, un nez fin – aussi aiguisé que la lame d’un couteau – surmontant une bouche à l’éternel sourire chevalin, l’épouse du révérend ne correspondait en rien aux canons habituels de la beauté. Frêle, figée dans sa bonne humeur ainsi que dans ses petites robes sombres, Patricia semblait être l’archétype même de la femme d’ecclésiastique. Serviable, discrète, douce, prompte à l’empathie, la perfection si domestique de Mrs Davis avait parfois le don d’irriter le jeune Sweeney. Elle est si lisible, si prévisible, si… britannique ! exagérait-il alors, conscient toutefois que la dureté de son jugement n’avait d’égale que son admiration pour le dévouement de Patricia, aussi bien au profit de son mari que de toute leur communauté. En réalité, avait depuis longtemps compris l’inspecteur, elle m’agace parce qu’elle possède des qualités d’altruisme dont je suis moi-même totalement dépourvu !
– Bonjour Archibald, du lait ? lui demanda-t-elle, tirant brusquement Sweeney de sa rêverie.
– Hem… Non merci, Pat. Rien comme d’habitude, lui précisa-t-il, tandis que Mrs Davis finissait de remplir les tasses une à une. C’est alors que le policier remarqua le service à thé parfaitement ordonnancé sur la table basse, environné par un sucrier et un pot à lait aux motifs accordés, ainsi qu’une pleine assiette d’appétissants shortbreads. Cette normalité apaisante doit faire le plus grand bien à tante Midge, voulut se rassurer Sweeney. Avec les Davis, elle est entre de bonnes mains, jugea-t-il enfin.
– Comment te sens-tu aujourd’hui ? pensa-t-il à demander à la vieille dame, alors que Mrs Davis s’asseyait au côté de cette dernière.
– De mieux en mieux, lui déclara sa tante. Simon et Pat sont aux petits soins pour moi, affirma-t-elle en souriant de gratitude à ses hôtes.
– Rien de plus normal après ce qu’il vous est arrivé, releva élégamment le révérend.
– Nous partons aérer la maison de Marjorie deux fois par semaine, indiqua Patricia Davis.
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