Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
À Roselyne et Alain
À Pascale Budzyn et Olivier Renaud.
Une jolie robe or pâle. Une palette de senteurs étonnantes. Des arômes d’agrumes auxquels se conjuguent avec délicatesse ceux de fougère et de menthe. Puis apparaissent des notes de cassis et une nuance de narcisse mais aussi une touche de pierre à fusil. Enfin, en bouche, il est élégant et parfumé, ferme et structuré. Il était toujours surpris par la complexité du pouilly fumé.
Le déjeuner s’annonçait sous les meilleurs auspices. Pour Arsène Barbaluc, inspecteur gastronomique au célèbre guide Le gastronome français depuis presque vingt ans, il devenait difficile d’être surpris.
Il n’imaginait pas, en débarquant dans ce petit coin du Finistère-Nord, découvrir un restaurant aussi original. À la sortie de Lampaul-Ploudalmézeau, sur la route de Portsall, “Entre Terre et Mer” invitait le chaland à s’arrêter à l’ombre de ses vieux murs de granit. Le gourmand, à la lecture de la carte, était confronté à une véritable énigme.
Comme le lui avait expliqué la serveuse : « ici, on ne sert que des produits de la mer, mariés, quand cela est possible, à des légumes ou à des plantes méconnues ou oubliées ». La jeune femme au visage moucheté de taches de rousseur le guida dans les méandres ténébreux de cette carte aux plats mystérieux : duo de palourdes et de bulots aux quatre laitues, paupiettes d’éperlan sur leur lit d’alliaire, pain de merlan et son soufflé de cerfeuil, homard grillé et ses mousses au paprika et au tétragone ou encore son flan d’amarante.
Histoire de le faire patienter et de préparer son estomac à ce festin de nouveautés, on déposa devant lui un aspic de sole sur son lit de bourrache. Avec simplicité, la serveuse expliqua que la farce était concoctée à base de deux sortes de crabes : le tourteau et l’étrille.
— Et la bourrache ?
Il apprit que cette plante aux valeurs médicinales reconnues était originaire du pourtour méditerranéen et que les feuilles ne devaient être consommées crues que jeunes. Ce n’était pas mauvais du tout. L’aspic était une petite merveille. La gelée parfaite. Le filet de sole avait été parfaitement poché et la farce, à elle seule, méritait le détour.
Ce repas lui redonnait un peu de baume au cœur. Quand son patron l’avait expédié pour cette tournée d’inspection dans l’Ouest de la France, il venait d’apprendre que sa compagne souhaitait “prendre du recul” quant à leur vie commune.
« En général, quand ça commence comme ça, ce n’est pas bon signe », pensait Arsène. Il avait quitté la capitale le moral au plus bas. Heureusement que son vieil ami Yann Le Pogam l’avait invité à séjourner chez lui à Portsall, le temps de sa tournée.
Il n’aurait pas supporté de passer ses soirées en tête-à-tête avec lui-même, à se morfondre dans une chambre d’hôtel impersonnelle. Il se connaissait : il aurait passé son temps à attendre la sonnerie hypothétique du téléphone.
Les papilles d’Arsène étaient à la fête. Le bar était goûteux à souhait. Le riz “rafraîchi” par la brède mafane tutoyait la perfection et les beignets de grande consoude apportaient la pointe de délicatesse nécessaire. Ce plat touchait à l’équilibre parfait. Il allait proposer que ce restaurant qui était visité pour la première fois obtienne directement sa première fourchette, avec une mention spéciale. Il envisageait même de vendre un article sur sa cuisine à son ami Geoffrey, rédacteur en chef du mensuel Le gastronome, complément indispensable du guide.
La chef qui préparait avec tant d’ingéniosité, d’inventivité et de talent les plats du restaurant “Entre Terre et Mer” passait de table en table pour savoir si ses clients étaient satisfaits. Grande, mince, un teint de porcelaine, elle pouvait avoir la quarantaine, l’âge d’Arsène.
— Est-ce que tout se passe bien ?
— Parfaitement. Votre cuisine est étonnante, un peu déroutante, mais succulente.
— Merci.
— Vous êtes ouverts depuis longtemps ?
— Un peu plus d’un an.
— Et vous êtes contente ? La clientèle s’habitue à vos énigmes culinaires ?
— Le bouche à oreille a parfaitement fonctionné. Les week-ends, nous refusons du monde.
— Sans indiscrétion, vous vous approvisionnez où ?
La patronne de “l’Entre Terre et Mer” sourit.
— Dans mon jardin.
Arsène Barbaluc la regarda avec incrédulité.
— J’ai trois passions dans la vie : la cuisine, le jardinage et la Bretagne. Alors, quand j’ai décidé de me mettre à mon compte en créant “Entre Terre et Mer”, j’ai choisi de marier les produits de la mer avec ceux oubliés de la terre. On n’imagine pas le nombre de légumes que nos ancêtres cultivaient et qui, aujourd’hui, sont tombés dans l’oubli, sous les coups de boutoir du productivisme et de la standardisation. J’essaie de cultiver, à l’air ou sous serre, tout ce qui est possible. Le reste, ce qui ne se cultive pas ou ne s’adapte pas au climat breton, je le fais venir.
— C’est étonnant !
— Et ce n’est pas fini. Je vous prépare pour l’hiver quelques surprises.
— On peut en savoir plus ou…
La porte claqua violemment, interrompant Arsène Barbaluc.
Un homme d’une cinquantaine d’années, au visage hâlé, entra en trombe. En salopette bleue, le chapeau de paille à la main, il se précipita vers la table de l’inspecteur gastronomique.
— Madame…
— Vous avez l’air tout retourné, Justin…
— Ils ont recommencé, Madame. Avant-hier c’était de la vulnéraire et de la verveine. Aujourd’hui c’est du romarin, du basilic, du sureau et de l’estragon. Ils ont même volé de l’ail. De l’ail, vous n’allez pas me dire !
— Calmez-vous ! Venez… vous allez m’expliquer tout ça.
— Vous avez des problèmes ? demanda Arsène Barbaluc.
— Quelques vols dans le potager. Rien de grave, mais cela met Justin dans une colère noire. Excusez-nous pour cette irruption au beau milieu de votre déjeuner.
— Mais je vous en prie…
La reine des vieux légumes s’éloigna avec Justin le jardinier qui ruminait dans sa barbe naissante, le regard noir de colère.
Quelle drôle d’idée ! Voler des herbes aromatiques dans le jardin d’un restaurant. On aura tout vu. La vieille Volvo Amazon que lui avait légué son grand-père démarra au quart de tour. C’est grâce à elle qu’il avait connu Yann Le Pogam.
Quand il était devenu propriétaire de cette voiture de collection, il s’était inscrit au club des “Amazon” qui regroupe les passionnés de ce type de véhicule. Le dynamique président de cette association n’était autre que Le Pogam
C’était une figure légendaire de l’association. Membre fondateur, il animait, depuis son Finistère natal, le club d’une main de fer dans un gant de velours. Petit, trapu, des cheveux coupés en brosse, aussi blancs que du sel, des yeux bleus qui se cachaient derrière de fines lunettes rondes, il inspirait le respect. Si tout le monde se moquait du formalisme de ce haut fonctionnaire à la retraite, personne n’aurait osé contester son autorité.
Arsène Barbaluc prit, à petite vitesse, la route en direction de l’océan. Le paysage était magnifique. L’océan brillait sous le soleil de juillet. Parsemé d’îlots et de rochers que la marée basse laissait pointer, son bleu se confondait presque avec l’azur sans nuage. Le bras à la portière, il longea les dunes de la plage de Tréompan. Un gamin essayait, sans succès, de faire décoller un cerf-volant rouge et jaune. Par les petites rues, il rejoignit l’anse de Portsall. Les bateaux qui n’étaient pas béquillés semblaient être à l’agonie, couchés dans la vase. Au fond du port, un vieux goémonier n’en finissait pas de rouiller.
Comme on siffle une fille, Yann Le Pogam héla l’inspecteur gastronomique. Il discutait avec quelques personnes devant la petite coopérative maritime. L’inspecteur gastronomique parqua sa Volvo.
— Je vous présente Arsène Barbaluc, ami de longue date et amateur de vieilles suédoises, ce qui n’est pas, à mes yeux, la moindre de ses qualités. Il passe quelques jours de vacances chez moi, le présenta le président des “Amazon”.
Yann Le Pogam était parfait. Il avait tout de suite accepté de respecter l’incognito, nécessaire et indispensable à l’exercice de son métier.
— Madame Ghislaine Bolloret, monsieur Erwan Coatmeur, qui tient le café “La Dunette”, Yann Pléhan, Jean Le Pallec et Pierre-Yves Ollic. Nous discutions de petits événements étranges qui surviennent depuis quelques jours sur la commune.
— Ah, vraiment !
— Comme je le disais, reprit Ghislaine Bolloret, on a fracturé cette nuit la porte de la chapelle Saint-Samson. Si ce n’est pas malheureux de voir ça !
— Il y a eu des dégâts ? demanda le patron du bistrot.
— Non, mais enfin cela ne se fait pas !
— C’est comme le frêne de madame Anger…
Devant la mine interrogatrice de ses interlocuteurs, Yann Pléhan crut bon de préciser :
— Madame Anger qui vit à Bar al Lann.
— Ah oui !
— Eh bien, hier matin elle a trouvé son frêne tout abîmé.
— Son frêne ? interrogea Pierre-Yves Ollic.
— Dans son jardin, elle a un frêne. On a cassé plusieurs branches.
— La voisine de ma fille, quant à elle, a retrouvé, dans sa cour, un carton rempli de serpents. Certes, ce n’étaient que des orvets, mais il y a de quoi mourir de peur. Cela surprend tout de même !
Contente de sa tirade, madame Bolloret chercha son second souffle pour poursuivre, mais Arsène Barbaluc lui coupa l’herbe sous le pied.
— J’ai déjeuné au restaurant “Entre Terre et Mer”, ils ont été victimes de vols dans leur potager.
Une nouvelle fois, la bavarde essaya de reprendre le flambeau, mais, cette fois-ci, ce fut Pierre-Yves Ollic qui la précéda.
— Ce n’est pas admissible mais ce ne sont que des plaisanteries, certes désagréables, mais pas très graves.
— Pas très graves, pas très graves… bougonna Jean Le Pallec d’une voix pâteuse.
L’homme devait approché les soixante-dix ans. La casquette vissée sur le crâne, un cigarillo au coin des lèvres, il semblait avoir particulièrement arrosé le repas de la mi-journée. Il balançait dangereusement d’avant en arrière.
— Dame ! Pas très grave, vous en avez de bonnes, monsieur Ollic. Je trouve tout cela étrange. Des vols sont commis, on dégrade les lieux de culte, on dépose des serpents aux portes d’honnêtes chrétiens et personne ne voit rien.
— Ce doit être des korrigans qui, la nuit, viennent jouer des mauvais tours aux habitants de la Côte des Légendes, plaisanta Arsène Barbaluc.
— Vous ne devriez pas vous moquer de ces choses-là. On n’appelle pas notre région la Côte des Légendes pour rien. Je me souviens que, lorsque j’étais enfant, ma grand-mère me racontait la légende du château de Trémazan.
— On en aperçoit encore les ruines de l’autre côté de la baie, précisa Yann Le Pogam à l’attention d’Arsène Barbaluc.
— Au VIe siècle, Galonus, le seigneur des lieux, laissa son fils et sa fille à leur belle-mère. Lassé des mauvais traitements qu’elle leur faisait subir, Gurguy, le fils, s’enfuit. À son retour, par vengeance, la marâtre lui annonça que, pendant son absence, sa sœur Haude avait fauté. Pour laver l’honneur de la famille, il trancha la tête de Haude. Gurguy, pour expier sa faute, construisit, sous le nom de Tanguy, l’abbaye de la Pointe Saint-Mathieu. Et ma grand-mère disait que les fantômes de la famille venaient hanter les villageois qui, à l’époque, n’avaient pas pris fait et cause pour Haude et son frère. Et je ne vous parle pas de la légende du rocher du Sarpant ou de celle de l’île de Carn et de son seigneur qui…
— Il n’y a jamais eu de château sur l’île de Carn. Il n’y a qu’un monument mégalithique funéraire vieux de plus de 4 000 ans. Alors, cessez donc vos contes à dormir debout et vos balivernes de bonne femme ! ordonna l’alcoolique en toisant la Bolloret de son regard vitreux. Il n’y a rien de surnaturel dans tout cela. Je suis sûr que, si les flics, au lieu de verbaliser les braves citoyens…
Le Pogam chuchota à l’oreille d’Arsène : « Cela fait deux fois que les gendarmes de Ploudalmézeau lui retirent son permis pour conduite en état d’ivresse. »
— …Allaient fouiner du côté de la colonie de vacances, ils découvriraient certainement les coupables.
— Pourquoi pensez-vous que ce sont ces gamins qui sont coupables ? demanda Arsène Barbaluc.
— Dame ! On voit que vous êtes étranger, mon petit Monsieur. Chez nous, personne ne perdrait son temps à de telles bêtises. Ces mômes de la banlieue parisienne, c’est racaille et compagnie. Ça ne respecte même pas ses parents, alors…
Arsène Barbaluc commençait à bouillir.
— De mon temps, poursuivit Le Pallec, les gosses qui ne poussaient pas droit, on les mettait en maison de correction, histoire de leur apprendre les bonnes manières. Je te mettrai toute cette engeance en cabane, au pain sec et à l’eau.
— Je ne sais pas si cela mérite une telle punition. Et puis, pour accuser, il faut avoir des preuves, rappela Ollic.
— Des preuves ? Parce que vous croyez que j’ai besoin de preuves pour savoir que ce sont eux les coupables ? Il n’y a qu’à voir leur dégaine et leur impolitesse dans les boutiques du village. Non, croyez-moi ! Tout s’arrêterait s’ils étaient renvoyés dans leur cité. Mais, comme je vous le dis, ils ont manqué de coups de pied au cul. Si ce n’était que moi, quelques mois en prison leur feraient le plus grand bien. Mais dans notre société laxiste, on leur trouve toujours des excuses. Ce ne sont que des petits larcins et patati et patata. Mais il ne faut pas oublier : qui vole un œuf, vole un bœuf…
— …Et qui a bu, boira ! lança Arsène Barbaluc.
Un silence de quelques secondes s’installa. Lentement, Jean Le Pallec se tourna vers l’insolent, rouge comme une tomate.
— Vous sous-entendez que je serais épris de boisson ?
— Je ne sous-entends pas. Cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Vous puez l’alcool, vous tanguez comme un bateau dans la tempête et vous avez du mal à parler. Mais, remarquez, je ne suis pas certain qu’à jeun vous ne soyez pas capable de dire les mêmes conneries.
— Allons, Arsène, gardez votre calme ! le pria Le Pogam.
— Garder mon calme ! Devant un individu qui débite un tel tissu d’âneries c’est difficile. On parle d’une porte de chapelle abîmée, d’un chapardage de romarin et de verveine, et d’une blague sinistre faite à une vieille dame. Un, cet ivrogne bourré de préjugés accuse sans preuve. Deux, il veut mettre les coupables en taule. Faut pas pousser, il y a une limite à la bêtise. Il s’agirait d’un vol de voiture ou d’une agression, que l’on juge les auteurs et qu’on les sanctionne, c’est normal dans une société de droit, mais pour des bricoles comme celles-ci… Alors, non, je ne garde pas mon calme !
— Je ne sais pas ce qui me retient de vous corriger, jeune homme, aboya Jean Le Pallec.
— Je vais vous le dire ce qui vous retient : c’est de prendre une sacrée raclée.
Sur ces mots, Arsène salua la compagnie et tourna les talons.
Dans sa chambre, assis devant son ordinateur, Arsène Barbaluc tapait son rapport sur “Entre Terre et Mer”. La maison de Le Pogam était sise dans une des petites rues juste derrière le port. Grande bâtisse à deux étages, aux pierres apparentes, elle était dans la famille du président du club des “Amazon” depuis plusieurs générations. Par la fenêtre, il apercevait le toit des maisons voisines et, un peu plus loin, le port. Petit à petit, poussé par la marée montante, l’océan reprenait possession de l’anse. Les bateaux, les barques et les youyous s’arrachaient à la vase. De la cuisine, montait une bonne odeur de tarte aux pommes. Octavie Juhel que la maisonnée appelait par son prénom, s’affairait à la préparation du dîner. Yann Le Pogam venait d’une famille bourgeoise et, lorsqu’il s’était installé, après son mariage, il avait pris à son service une jeune fille de Saint-Renan, Octavie. Personne n’avait jamais réussi à lui passer la bague au doigt. On lui avait bien connu un ou deux soupirants, mais l’histoire n’était jamais allée jusqu’au mariage. À la mort de la femme de Le Pogam, elle avait su tenir parfaitement la maison. Pour les petits-enfants du haut fonctionnaire, elle était devenue une grand-mère à part entière.
La vieille femme attendait le mois d’août avec impatience. Toute la famille serait alors présente pour les grandes vacances et la maison résonnerait à nouveau des cris et des rires des petits-enfants. Elle pouvait paraître un peu rustre, taciturne serait plus exact mais, au fond, elle avait un cœur en or. Elle ne donnait pas sa confiance comme ça, à un étranger qui plus est. Arsène, depuis trois jours qu’il était là, s’évertuait par tous les moyens à l’apprivoiser. Jusqu’à maintenant ses efforts de séduction n’avaient pas donné les résultats escomptés.
Pour l’instant, seule, Virginie était à Portsall. Fille du second fils de Le Pogam, cette adolescente de seize ans avait tout de suite amusé Arsène. Vive, intelligente, ne manquant pas d’humour, elle faisait tourner en bourrique son grand-père. Elle venait de rentrer de la plage et elle chantait à tue-tête un tube du moment en prenant sa douche. Arsène Barbaluc soupira. Il pensa à son propre fils, Axel, qu’il avait eu d’un premier mariage. Il avait le même âge que Virginie. Le père et le fils étaient très proches. Pendant son enfance, la mère d’Axel avait tout fait pour que le fils voit le moins souvent possible son père. Aujourd’hui, l’adolescent avait imposé ses propres règles et venait souvent chez Arsène dont la compagne, Judith, s’entendait à merveille avec lui.
Judith. Ah, qu’elle lui manquait ! Une énième fois, il écouta son mobile. Toujours pas de message. Arsène Barbaluc repensa à leur histoire. Cela faisait longtemps qu’ils étaient ensemble. Quand ils s’étaient rencontrés, alors qu’il venait de se séparer de la mère d’Axel, Arsène n’avait pas voulu vivre dans le même appartement. Pendant plusieurs années, ils gardèrent donc chacun leur logement. Judith avait eu du mal à se faire à cette situation. Mais, il lui avait expliqué qu’après son divorce, il ne se sentait pas de vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec quelqu’un. Ensuite, ce fut l’inverse. Arsène était prêt à sauter le pas, mais Judith s’était habituée à cette “liberté conditionnelle”, comme elle la définissait, et ne voyait pas l’intérêt de perdre son indépendance. À force de persuasion, Arsène avait réussi à la convaincre et, au début de l’année, elle avait emménagé dans son appartement, quai d’Orléans, sur l’Île Saint-Louis à Paris. Les premières semaines furent merveilleuses. Puis, incidemment, petit à petit, alors qu’avant ils ne se disputaient jamais, il y eut quelques accrochages. Arsène n’y prit pas garde, pensant qu’il leur fallait prendre leurs marques. Mais, vendredi dernier, en rentrant de son travail, Judith avait emporté quelques affaires et quitté leur domicile. Elle laissait derrière elle une lettre expliquant qu’elle ne supportait plus cette vie commune, qu’elle avait besoin de réfléchir quelque temps et que c’était elle qui reprendrait contact avec lui. Elle lui demandait instamment de ne pas chercher à la joindre. Arsène avait été assommé. Il avait téléphoné à la sœur de Judith. Bien que compatissante, elle lui avait conseillé de respecter cette décision. C’était sa seule chance de conserver peut-être l’amour de Judith. Il lui fallait être patient. Depuis, il attendait.
— Je ne vous présente pas ? lança goguenard Yann Le Pogam.
— Non, non. J’ai beaucoup apprécié votre façon de remettre à sa place monsieur Le Pallec.
Arsène reconnu Pierre-Yves Ollic qui était présent lors de son altercation avec le vieil alcoolo qui voulait mettre tout le monde au pain sec et à l’eau.
— Reconnaissez qu’il l’avait bien cherché !
— Je vous l’accorde.
Yann Le Pogam avait invité Pierre-Yves Ollic à partager leur repas du soir. Pour l’occasion, Octavie avait préparé une cassolette de palourdes et un lieu au beurre blanc, accompagnés de petites pommes de terre au beurre et au persil. Le repas était enjoué, le visiteur avait de l’humour. Yann Le Pogam s’avéra être un joyeux drille. Le bordeaux blanc lui avait fait monter le rouge aux joues et ses anecdotes sur les affres de l’administration française ne manquaient pas de sel. Sa petite fille, Virginie, n’avait pas non plus sa langue dans sa poche. Octavie, égale à elle-même, parlait peu. C’était le premier soir, depuis que Judith lui avait annoncé la mauvaise nouvelle, qu’Arsène se détendait un peu. De plus, il sympathisa tout de suite avec Pierre-Yves Ollic. Ils avaient à peu près le même âge et partageaient une passion commune, la chasse sous-marine. Il avait une autre qualité aux yeux des deux hommes. Poussé par Le Pogam, ce professeur d’université qui enseignait la sociologie à Rennes, s’était lancé dans la restauration d’un vieux break Volvo Amazon. C’était donc, forcément, un type bien !
— Monsieur Ollic vous reprendrez bien un peu de poisson ?
— J’ai déjà trop mangé, répondit-il en se caressant le ventre. Je tiens à garder la ligne.
— Vous n’avez pas de soucis de ce côté-là, mon cher Ollic !
— Oh, il vaut mieux être vigilant ! J’arrive à un âge où l’on se prépare une bonne ou une mauvaise vieillesse. Personnellement, je m’astreins à consommer une alimentation saine et légère. L’été, par exemple, au déjeuner, je me contente d’une salade composée.
— Un bon petit plat bien cuisiné, cela ne fait pas de mal, assura, l’œil gourmand, le maître de maison.
— Certes, mais vous, Arsène, qui faites de la chasse sous-marine et avez à peu près le même âge que moi, vous me comprenez ?
C’était la première fois qu’il appelait l’inspecteur gastronomique par son prénom. Arsène sourit. Il hocha la tête. Mais, lui qui ingurgitait à longueur d’année des repas qui n’étaient pas forcément des modèles en matière de règles diététiques, avait la chance de ne pas prendre un gramme. Certes, les week-ends, il ne faisait pas d’excès et s’astreignait à une activité sportive le plus régulièrement possible. Mais, en toute honnêteté, au grand dam de Judith, l’aiguille de la balance restait fixe depuis des années, quoi qu’il avale. En pensant à Judith, sa figure se rembrunit.
— Vous avez un souci, s’inquiéta Le Pogam.
— Non, non.
Un silence pesant s’installa dans la salle à manger.
— Votre souhait de rester aussi svelte qu’un jeune homme ne vous empêche pas de prendre de temps en temps un dessert ?
— Je ne peux rien vous refuser, éclata de rire Pierre-Yves Ollic. Sauf s’il y a du miel. Je suis allergique au point de risquer de passer de vie à trépas à la moindre cuillerée de miel avalée.
— Moi aussi, je suis allergique, mais au pollen, renchérit Virginie.
— Si tu vivais au bord de la mer ou à la campagne, tu ne serais pas allergique. C’est la pollution qui te met dans cet état, affirma son grand-père.
— Qu’est-ce que tu voudrais que je fasse à la cambrousse ?
— Il me semble que tu aimes venir à Portsall, non ?
— Ce n’est pas pareil. Ici c’est les vacances. Mais toute l’année, je crois que je me ferais ch…
— Dis donc, veux-tu surveiller ton langage, s’il te plaît !
— Oh là là, c’est hostile !
— Et arrête d’utiliser cette expression “c’est hostile”. Cela veut dire quoi d’abord ?
— Ben, c’est pas top.
— Ce n’est pas mieux…
Arsène vint au secours de l’adolescente, sentant que son grand-père allait lui donner une leçon de savoir-vivre en public.
— À chaque génération son langage, mon cher Le Pogam.
— Peut-être !
Octavie mit fin à la discussion en déposant sur la table une superbe tarte aux pommes saupoudrée de cannelle.
Une nouvelle fois dans la soirée, Le Pogam et sa petite-fille se disputèrent.
— Papy ? Est-ce que je peux aller chez Thomas ?
— À cette heure-ci ? Certainement pas !
— Mais, c’est au coin de la rue. C’est vraiment hostile !
— C’est peut-être hostile, mais, quand on a seize ans, on ne sort pas au milieu de la nuit.
— Mais ce n’est pas le milieu de la nuit, il n’est que dix heures et demie. Je ne suis plus une gamine.
— Virginie, c’est non !
— Là, t’es vraiment hostile !
La gamine fit demi-tour, claqua la porte du salon et monta à la volée l’escalier qui menait aux chambres.
Les murs du salon étaient recouverts de boiseries patinées par le temps. Une grande bibliothèque encadrait les deux portes-fenêtres qui donnaient dans le jardin. Quelques marines s’offraient aux yeux du visiteur. Dans l’air flottait une odeur de tabac à pipe. Il faisait bon vivre dans cette pièce. Octavie était montée se coucher. Confortablement installés dans de vieux fauteuils au cuir assoupli, les trois hommes passèrent une agréable fin de soirée en dégustant un vieil armagnac. On parla de choses et d’autres. Arsène Barbaluc mentit à Pierre-Yves Ollic qui le questionnait poliment sur son activité professionnelle. Il était hors de question pour l’inspecteur gastronomique d’avouer la véritable raison de son séjour dans le Finistère. Il commença à expliquer qu’il travaillait dans l’édition. Le Pogam vint à la rescousse et orienta la discussion sur l’avancée de la restauration de la vieille Volvo de son invité. On parla équilibrage de vilebrequin, double circuit de freinage et réglage de carburateur.
Le second armagnac fit dévier Pierre-Yves Ollic sur ses souvenirs de chasse sous-marine. Il parla de ces traques de printemps du côté de l’île de Carn, où les ceintures de mulets sont fabuleuses. Men Ivinog ou l’île Longue avec ses lieus qui rôdent dans les laminaires, ses araignées de mer qui crapahutent sur les blocs de granit noyés dans la verdure des algues. Les coulées silencieuses à marée montante, dans le chenal d’entrée de Portsall, entre la basse Idi et l’île Verte pour flécher les bars. L’ami qui les récupère dans son zodiac pour leur permettre de remonter le courant “presqu’ aussi fort qu’un torrent”. Les “grosses mémères” qu’il faut débusquer en faisant du rase-cailloux. Les longueurs, le long de la plage de Tréompan, histoire de pister “du plat”. “Du plat” qui prend souvent la forme de carrelets “plus gros que des poêles à frire”.
Pierre-Yves Ollic avait un vrai talent de conteur. Il aimait sa Bretagne. Il aimait ce petit port où il revenait toutes les fins de semaines. Il aimait la chasse sous-marine, la traque du poisson, le repas du soir durant lequel on embellit les histoires de mer.
— À vous écouter, Portsall, c’est le paradis de la chasse sous-marine ! se moqua gentiment Arsène Barbaluc.
— Presque. L’océan est dur. L’eau y est froide. Le courant parfois très fort. La visibilité pas toujours excellente. Ici, l’océan se mérite. Mais si vous faites le premier pas, si vous savez l’apprivoiser, alors il vous le rend au centuple. Si vous voulez, je vous emmène…
Ils furent interrompus par la sirène de la gendarmerie. Du perron de la porte, ils ne virent rien.
— Au bruit, on aurait dit qu’ils se sont dirigés vers Croas ar Rheun, affirma Yann Le Pogam.
— Espérons que ce ne soit rien de grave. Allez, il est temps que j’y aille.
Décidément, Pierre-Yves Ollic était sympathique à Arsène.
— C’est un brave gars.
— Il est marié ?
— Non, sa femme l’a quitté, il y a un ou deux ans. Je crois qu’il a une compagne à Rennes.
— Ah !
Tel un mal de tête lancinant, Judith envahit à nouveau les pensées d’Arsène Barbaluc. Il rejoignit sa chambre. Toujours pas de message sur son portable. Il hésita longuement avant de renoncer à composer le numéro de Judith. Angoissé, il tourna et vira longtemps dans son lit pour finalement rallumer sa lampe de chevet et se plonger dans la lecture d’un livre emprunté à la bibliothèque de Le Pogam sur le naufrage de l’Amoco Cadiz, pétrolier qui, en 1978, avait déversé la mort noire et puante sur les rivages de la pointe bretonne. Il était étrange de penser que la carcasse disloquée de ce monstre reposait sur le fond à moins d’un mille du rivage, dans le nord-est de Corn Carhai.
De petits craquements du plancher dans le couloir attirèrent l’attention d’Arsène. Tout doucement, il se glissa jusqu’à sa porte et en tourna délicatement le loquet.
— Vous m’avez fait peur. Ne dites rien à Grand-Père ! Promis ?
Un doigt sur la bouche, Virginie regagna sa chambre. Arsène se recoucha en souriant. Insouciante jeunesse !
Arsène ouvrit un œil. Il entreprit son habituel “rite matinal”. Ouvrir les volets, passer sous la douche d’abord tiède, jamais chaude, puis carrément froide, se raser avec un rasoir mécanique après avoir étalé la crème avec un blaireau, se laver les dents, s’habiller dans un ordre précis. Octavie, qui l’avait entendu se lever, lui avait préparé son bol de café noir. Les yeux dans le vague, Arsène laissait son corps et son esprit se réveiller en douceur. Yann Le Pogam entra dans la cuisine, le courrier du jour à la main.
— D’après le facteur, il s’en est passé de belles cette nuit.
— Ah ?
— Vous vous souvenez, hier soir, on a entendu la sirène des gendarmes.
Arsène Barbaluc hocha la tête.
— Eh bien, on a retrouvé le cadavre de Jeanne Langadec. Au pied du calvaire de Croas ar Rheun.
— Accident ?
— Non, il semblerait que ce soit un meurtre. Si vous êtes prêt, je vous offre un autre “jus” chez Coatmeur, au café “La Dunette”. Histoire de savoir ce qu’il se dit.
En quelques pas, ils rejoignirent le port. Le temps était gris. Trois mouettes, installées sur le toit de l’ancienne criée, piaillaient. Le bistro était plein. C’était l’effervescence. Les deux amis durent jouer des coudes pour s’approcher du zinc. Erwan Coatmeur les salua à la volée, occupé qu’il était à remplir les verres de blanc. Sanglée dans son jean moulant, une jeune fille leur servit les cafés commandés. Toutes les discussions portaient sur la terrible nouvelle.
— Pauvre Langadec, il ne s’en sortira jamais sans sa femme.
— Dame ! Il ira vivre chez sa fille à Brest, pour sûr.
— Mais, la Jeanne, elle faisait quoi à presque minuit toute seule dans les rues ?
— D’après le boulanger, répondit sur le ton de la confidence un petit homme au visage tout en longueur, elle avait passé la soirée chez sa cousine. Elle devait rentrer chez elle.
— On est certain qu’elle a été assassinée ? Elle est peut-être tout simplement tombée…
— Le journaliste du Télégramme qui était là à l’aube à siroter son petit noir au comptoir, nous a assuré que les gendarmes étaient formels. Elle a reçu un coup sur la tempe avant de se fracasser la nuque en tombant, rapporta le patron du bar.
— Il nous a dit aussi qu’il y a des pierres retournées tout autour du calvaire.
— Des pierres retournées ? ne put s’empêcher de répéter Arsène Barbaluc.
— La croix du calvaire de Croas ar Rheun est plantée sur une butte de terre. Tout autour, vous avez des pierres et des rochers, lui expliqua Le Pogam. Cela semble vous étonner ?
— C’est bizarre ! Je me demandais si cette histoire de rochers avait quelque chose à voir avec les “mauvaises plaisanteries” dont on parlait hier après-midi.
— Je n’y avais pas pensé, renchérit Erwan Coatmeur, mais maintenant que vous le dites…
— Il y a peut-être des gens qui cherchent un trésor… suggéra l’inspecteur gastronomique.
Un instant, le silence se fit. Tous les consommateurs se tournèrent vers Arsène Barbaluc. Yann Pléhan éclata de rire.
— Un trésor à Portsall ? Vous voulez rire ? On voit bien que vous ne connaissez pas la région. Ici, avant, il n’y avait rien. À part dans les légendes de la mère Bolloret, dans l’ancien temps, c’était la misère. Non vraiment je ne crois pas à un trésor.
— Quelle qu’en soit la raison, on a assassiné cette pauvre Jeanne Langadec.
— C’était une brave femme. Mourir à même pas cent mètres de chez elle ! Si ce n’est pas malheureux !
Arsène Barbaluc ne voyait pas ce qu’il y avait de plus effroyable à mourir sur le pas de sa porte ou à deux cents kilomètres de distance.
— Elle faisait quoi, cette femme ? questionna un jeune homme à la tignasse hirsute.
— Les Langadec sont des gens simples. Lui, travaille à l’aéroport de Guipavas. Il est manutentionnaire. Elle, elle n’a jamais eu d’emploi si ce n’est celui d’élever ses trois gosses. Le petit dernier a fait son premier embarquement sur un chalutier à Lorient, il n’y a pas dix jours.
— Mais pourquoi assassiner une femme comme elle ?
Personne n’émit la moindre suggestion.
— Tiens, voilà les vacanciers.
Coatmeur sortit de derrière son comptoir pour venir saluer les deux nouveaux arrivants. La cinquantaine, l’un grand, l’autre petit, le premier chauve avec une barbe, le second la coupe en brosse, tous les deux bedonnants.
— Alors les “Dupont”, on a quitté les miasmes de la capitale pour le bon air breton ?
—…
— Eh bien, vous en faites une tête !
— Tu parles qu’on en fait une tête ! Vous n’êtes pas au courant ?
— Qu’est-ce qui vous arrive ? Vos femmes vous ont quittés pour deux beaux autochtones comme nous ?
— Plaisante pas ! On n’est pas d’humeur, répondit le barbu avec une gouaille de titi parisien. Hier soir, on est arrivé avec toute la petite famille chez la mère Le Mélinaire. Elle nous donne les clés de la maison, on décharge les voitures.
— Bref on s’installe, coupa le second Dupont.
— Vous prendrez bien un petit verre, tout de même ?
Tels des jumeaux, les deux vacanciers acquiescèrent d’une même mimique.
— Alors, sur les coups de onze heures et demie, les gosses étaient couchés, on buvait tranquillement le café avec les “mamans” quand un fourgon de la gendarmerie s’est arrêté devant la maison.
— Et alors ?
— Tu penses bien qu’on est sorti. Madame Le Mélinaire était dans tous ses états. Elle a raconté une histoire à dormir debout. Elle était à sa fenêtre quand elle a vu deux hommes se battre dans la rue, sous le réverbère. L’un fait tomber l’autre, s’est assis sur lui et l’a poignardé avant de partir en courant. N’écoutant que son courage… Tu la connais, toi, la Marie Le Mélinaire ?
— Dame oui, confirma un vieux qui agrippait fermement son verre.
— Elle est descendue pour porter secours au blessé.
Ménageant ses effets, le Parisien but une gorgée de vin blanc.
— Mais le temps qu’elle arrive, reprit le second, le corps avait disparu.
— Merde alors !
Il s’ensuivit un brouhaha général. Dans le bar, tout le monde y allait de sa théorie. Pour certains, un serial killer avait élu domicile à Portsall ; pour d’autres, Marie Le Mélinaire était atteinte de gâtisme, ce qui au vu de son grand âge…
— Mais c’était avant ou après l’assassinat de Jeanne Langadec ?
— Avant, je crois. Les gendarmes ont été appelés alors qu’ils discutaient avec madame Le Mélinaire.
— Et vous, vous n’avez rien vu ?
— Ben, non ! La cuisine donne sur l’arrière de la maison.
— Et elle les a reconnus ?
— Non, elle a dit qu’ils ressemblaient à des moines, mais comme elle n’y voit plus très bien…
— Sans compter qu’il faisait nuit ! précisa le grand chauve barbu.
— Les gendarmes ont dû trouver des traces de lutte ?
— Rien. Même pas une goutte de sang.
La porte s’ouvrit à la volée.
— Salut la compagnie. Je vois que les charognards sont déjà là à se repaître du malheur humain.
Le Pallec, plus provocateur que jamais, avait déjà quelques verres derrière lui.
— Oh ! Ne commence pas, Jean !
— Il n’y a que la vérité qui fâche.
« Décidément, c’est le roi de la maxime », pensa Arsène Barbaluc. L’ivrogne passa en revue l’ensemble des consommateurs, les gratifiant au passage d’une poignée de main molle ou d’une tape sur l’épaule.
Il s’arrêta devant l’inspecteur gastronomique installé sur son tabouret au bout du zinc.
— Je ne crois pas que ce soit nécessaire que je vous salue ?
— Cela n’est pas nécessaire, confirma l’inspecteur gastronomique.
Arsène planta ses yeux dans ceux de l’alcoolique. Le Pallec haussa les épaules et s’affala sur une table, près des flippers.
Il sortit de la poche de sa veste élimée sa blague à tabac et, de ses doigts tremblants, il entreprit de rouler une cigarette. Une fois la clope collée au bec, il héla la serveuse.
— Tu m’apporteras un petit muscadet, ma belle.
— Alors, Le Pallec, tu penses que les gamins de la colonie de vacances sont aussi responsables de la mort de la Langadec, et du cadavre-fantôme de la mère Le Mélinaire ? plaisanta Pléhan en lançant un clin d’œil en direction de Le Pogam et de Barbaluc.
— Te fous pas de ma gueule, je te prie ! Quoi qu’en pensent certains, les petits merdeux de la “colo” seraient plus à leur place en maison de correction qu’en liberté.
Le Pogam donna un coup de coude à Arsène qui allait lui voler dans les plumes.
— Laissez tomber ! Il n’en vaut pas la peine !
— Je vais peut-être t’étonner, Pléhan, mais je sais qui a refroidi la femme de Langadec. Quant à la Marie Le Mélinaire, elle est complètement folle dingo. À mon avis, elle a rêvé tout éveillée, s’esclaffa l’alcoolique.
— Toujours à se vanter ce pauvre Le Pallec.
— J’me vante pas. J’sais !
— Ben alors, il ne te reste plus qu’à aller à la gendarmerie de Ploudalmézeau.
— J’ai dit que je savais qui était le meurtrier. Je n’ai pas dit que j’allais le dénoncer.
— Allez Le Pallec, arrête tes conneries ! C’est sérieux cette fois ! Il s’agit de la mort d’une brave femme qui n’a jamais rien fait de mal. Alors, s’il te plaît ! le toisa un géant roux aux épaules de déménageur.
L’ivrogne sembla hésiter puis, en bougonnant, se concentra sur sa cigarette qui venait de s’éteindre.
Mélanie, la serveuse de “La Dunette” apporta le verre de blanc commandé par Le Pallec. Alors qu’elle le déposait devant lui, la main de l’alcoolique se dirigea vers ses fesses, l’obligeant à faire un saut de côté.
— Gardez donc vos sales pattes sur la table !
— Il ne faut pas être farouche comme ça, jeune fille !
— Dis donc, Le Pallec, je te préviens pour la dernière fois. Soit tu arrêtes tes gestes déplacés, soit tu vas t’abreuver ailleurs !
Yann Le Pogam discuta un long moment avec Erwan Coatmeur et quelques autres de la conduite à tenir. Après maintes palabres, ils décidèrent que le haut fonctionnaire à la retraite accompagnerait Pléhan et le géant roux chez le mari de la victime, pour voir si celui-ci n’avait besoin de rien. Arsène Barbaluc se reprocha de penser que, derrière cette façade de compassion, il y avait un peu de voyeurisme. Après tout, tout le monde se connaît dans un petit village, et il est bien normal de s’entraider. Ce n’est pas comme à la ville.
Quand Arsène Barbaluc quitta la maison de Le Pogam en fin de matinée, celui-ci n’était pas encore rentré. Il lui avait fallu raconter en détail à Octavie et Virginie ce qu’il avait appris au bar de Coatmeur. La vieille femme, poussée par la curiosité, était devenue tout à fait affable avec Arsène. Alors qu’il montait dans sa Volvo, la petite-fille de son hôte le rattrapa.
— Vous n’avez rien dit à Grand-Père ?
— Non, Rassure-toi ! Mais sois prudente tout de même, ne fais pas une bêtise que tu pourrais regretter plus tard.
« Là, je fais vieux con », se reprocha l’inspecteur gastronomique.
— Bien sûr que non, je sors couverte. Pour qui me prenez-vous ?
La réponse de la gamine lui coupa le sifflet.
— Alors parfait, réussit-il à bafouiller.
À midi, l’enquêteur gastronomique inspecta à Brest un restaurant qui tint toutes ses promesses. Feuilleté de coquilles Saint-Jacques et médaillons de turbot au champagne accompagnés de morilles. Après une première bouteille bouchonnée, le montrachet choisi était sublime. Le service était très professionnel. La vaisselle en faïence de Quimper se mariait idéalement avec la nappe blanche damassée aux motifs à fleurs de lys. Seul, le décor restait banal. Les filets de pêche et les bouées de sauvetage faisaient un tantinet vieillot.
Arsène Barbaluc passa l’après-midi à baguenauder dans la ville. La rue de Siam avait perdu de sa légende. Le pont de la Recouvrance était toujours là. Il descendit à pied jusqu’au port de commerce. Il contempla un moment un vieux céréalier pourrissant lentement sur ses amarres distendues. « Qui pouvait bien en vouloir à une femme aussi tranquille que cette madame Langadec ? Elle n’était peut-être pas si tranquille que ça, après tout ? Il faudrait… » Arsène Barbaluc chassa ces pensées. Certes, par le passé, il avait aidé la justice à résoudre des affaires meurtrières mais, cette fois-ci, il ne s’en mêlerait pas. Il n’était pas concerné et avait d’autres préoccupations. Machinalement, il composa sur son mobile le numéro de téléphone de Judith. Il coupa l’appareil avant la première sonnerie. Il ne devait pas chercher à la joindre. Il devait attendre. De rage, il donna un coup de pied dans une poubelle. Une vieille dame, son cabas à la main, le foudroya du regard.
— Excusez-moi, murmura-t-il.
Ses yeux se remplirent de larmes.
Quand Octavie frappa à la porte, il ne savait plus où il en était. La veille, il avait navigué de bar en bar une bonne partie de l’après-midi. Après avoir échoué dans un restaurant miteux, il avait ingurgité une salade de tomates sans goût qui “trempouillait” dans de la mauvaise vinaigrette.
Il se souvenait vaguement d’avoir fini la soirée avec deux gars aussi saouls que lui. Par contre, de quelle manière avait-il regagné Portsall ? Mystère… Il se rappelait juste la difficulté qu’il avait eue à grimper jusqu’à sa chambre.
— Arsène, monsieur Ollic est là. Il vous attend pour une sortie de chasse sous-marine.
— J’arrive… tout de suite. Juste trois minutes et je suis prêt.
Il avait complètement oublié ce rendez-vous. Arsène Barbaluc se sentait barbouillé. Son estomac faisait des nœuds. Ah, il allait être efficace sous l’eau !
Debout, appuyé au buffet de la cuisine, il avala un grand bol de café.
— Vous devriez prendre quelque chose de plus consistant, lui conseilla le professeur de sociologie.
— En temps normal, j’ai déjà du mal à avaler quoi que ce soit. Alors, ce matin, vu ce que j’ai bu hier soir, c’est pire !
Octavie, les mains dans son évier, soupira.
— Boire ne fait pas oublier, marmonna-t-elle.
Arsène Barbaluc faillit répliquer, mais se retint. Elle n’avait pas tout à fait tort.
— Vous n’avez pas l’air dans votre assiette non plus…
Pierre-Yves Ollic avait les traits tirés.
— Si vous préférez, on remet ça à demain, espéra Arsène Barbaluc.
— Non, non, je me suis couché tard. Des copies à corriger. Ne vous inquiétez pas, je suis en pleine forme.
Ils chargèrent les affaires d’Ollic dans la voiture d’Arsène. Les siennes étaient déjà dans le coffre.
— Je ne pars jamais à la mer sans mon matériel.
— Je vois ça.
Le breton admira l’état de la Volvo 123 GT de l’inspecteur gastronomique. Sur un filet de gaz, Arsène Barbaluc mena sa monture jusqu’au port.
Il prit sur sa droite, passa devant la coopérative maritime pour tourner à gauche et remonter la rue Kerescat. Dans la rue du Stejou, Pierre-Yves Ollic lui désigna sa maison.
Arsène Barbaluc ralentit. La demeure du professeur de sociologie ne manquait pas de charme. Avec ses murs aux pierres de granit apparentes, son toit de vieilles ardoises et ses massifs d’hortensias, elle résumait la Bretagne à elle toute seule.
— Quand je l’ai récupérée, à la mort de mon oncle, elle était dans un triste état, affirma le propriétaire.
— On ne le dirait pas. Vous avez dû faire de gros travaux ?
— À part la toiture j’ai dû tout reprendre. Je ne vous parle pas de l’intérieur…
— Je n’aurais pas imaginé qu’il y ait autant de maisons refaites dans votre région.
— Portsall devient à la mode, rigola Pierre-Yves Ollic. Il y a même un grand couturier et une vedette du showbiz qui ont acheté sur la commune.
— Non ?
— Je vous assure ! Cela fait suffisamment jaser.
La Volvo passa devant une ancienne boutique où s’affairaient les ouvriers d’une entreprise de ravalement de façade.
— On dirait même que le petit commerce reprend, avança Arsène Barbaluc.
— Non, détrompez-vous ! Ce sont aussi des touristes. Une famille de Saône et Loire, je crois. Plutôt sympathique d’ailleurs, lui est un “voileux” qui ne se défend pas mal, d’après ce qu’on m’a dit.
— Quelle drôle d’idée de transformer une épicerie en résidence secondaire !
— Je ne vous le fais pas dire. Sans compter que, si ma mémoire ne me trahit pas, c’est un joyeux bazar à l’intérieur. Rien que le réseau électrique doit valoir son pesant… d’emmerdements. Si je peux m’exprimer ainsi.
— Je vous en prie.
— Il est fort possible qu’on tombe sur les gamins. Ils sont une flopée de garçons qui trempent leur arbalète du côté de Porsguen. L’autre fois, j’en ai même repéré un qui fourrageait du côté du chenal du port.
Ils passèrent devant le calvaire où l’on avait découvert le corps sans vie de Jeanne Langadec. Un périmètre de sécurité délimité par un ruban rouge et blanc avait été dressé.
Un gendarme solitaire montait la garde. Pierre-Yves Ollic lui confirma que, d’après les derniers développements de l’enquête, il s’agissait bien d’un meurtre. La victime avait reçu un coup violent à la tempe, donné par un objet contondant, avant de chuter et de se briser la nuque.
En quelques minutes, ils arrivèrent à Porsguen. Pierre-Yves Ollic conseilla de s’équiper sur place. Arsène cacha discrètement la clé de sa voiture dans le pare-chocs.
— Quelle saloperie, ces abeilles !
Pierre-Yves Ollic faisait des grands moulinets avec les bras pour chasser la bestiole.
— C’est fou, quand il y en a une, elle est pour moi. C’est à croire qu’elle sent que je suis allergique, râla le professeur de sociologie.
Un homme très grand, à la foulée rapide, faisait son jogging. En passant à leur côté, il salua le Portsallais.
— Vous connaissez tout le monde ici, même les touristes ?
— Ce n’est pas tout à fait un touriste. Lui aussi, c’est un bon exemple de l’engouement pour Portsall.
— Ah ?
— C’est le gendre d’un Nantais qui a acheté, il y a plus de vingt-cinq ans, une maison ici.
— Faut pas pousser, un Nantais ce n’est pas un touriste…
— Oh là ! Est-ce que les Nantais sont des bretons ? C’est une vaste question. Pour les gens d’ici la réponse est claire. C’est non ! s’amusa Pierre-Yves Ollic.
— Même après vingt-cinq ans ?
— Son cas est en bonne voie.
Les deux hommes éclatèrent de rire. Le joggeur allait bientôt disparaître au bout du chemin.
— Breton ou pas breton, il ne traîne pas. Il a la forme.
— Il peut. C’est un ancien de l’équipe de France d’aviron.
Une fois en combinaison et en chaussons de plongée, ils déposèrent palmes, masques, tubas, fusils, bouées de signalisation dans une caisse aux couleurs de la criée du Conquet apportée à cet effet.
Pour rejoindre le pneumatique qui était au mouillage dans la petite anse, ils entrèrent dans l’eau jusqu’à la taille. Ollic tira sur le démarreur, emballa le 45 CV et, à la sortie de la crique, mit le cap à l’ouest sud-ouest, laissant sur sa droite la petite île Carn avec son étrange tumulus mégalithique. Le ciel était toujours aussi gris, la mer aussi calme.
— Dans quelques minutes, ce sera mortes eaux. Mais aujourd’hui le coefficient de marée est faible.
Avec dextérité, Pierre-Yves Ollic se guida à travers un dédale de rochers découverts par la basse mer. Au fur et à mesure, il les nomma pour son nouveau compagnon de chasse.
— À droite Barr Buan et à gauche la Basse Guen.