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« Très vite dans ma vie il a été trop tard. »
Marguerite Duras, L’Amant

« Je suis comme ça. Ou j’oublie tout de suite ou je n’oublie jamais. »
Samuel Beckett, En attendant Godot

« Encore une nuit il y a la pluie et ses doigts de fossoyeur il y a la pluie qui met ses pieds dans le plat sur les toits la pluie a mangé le soleil avec des baguettes de chinois »
Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses

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1

Dans le Vermont, elle aime les orages d’été qui, sans vraiment prendre la peine de s’annoncer, éclatent en fin d’après-midi. Les journées sont chaudes et sèches, caniculaires parfois puis, juste avant le soir, le ciel soudainement opaque s’abaisse, les nuages de plomb apparaissent, ils frôlent la cime des arbres, un coup de tonnerre ou deux, et ça vient. Sans prévenir. Nadja aime ça.

Après le dîner, elle rentre souvent sous la pluie jusqu’au château. Les étudiants et les professeurs courent sous leurs parapluies, engoncés dans leurs imperméables, ils pataugent dans les flaques. Les gamins à bicyclettes poussent des cris aigus mêlés de rires et pédalent à toute allure.

De l’enfance remonte la voix sévère de sa mère, « Nadja, ne reste pas sous la pluie, tu vas attraper la mort ! », et celle, joyeuse, chantante, de nonna Giulia, « Laisse-la jouer, ça ne fait rien, elle n’est pas en sucre ! »

Nadja se rappelle qu’enfant cette idée l’amusait follement, elle riait de penser qu’elle pourrait être en sucre. Elle en riait aux éclats, elle en riait tellement. Nonna Giulia riait elle aussi de la voir rire. Sa mère ne riait pas.

La plupart du temps elle oublie de prendre un parapluie ; il y a tellement de choses qu’elle oublie, Nadja. Mais elle se rappelle qu’elle n’est pas en sucre, que rien de bien grave ne va arriver si elle enlève ses sandales et marche dans l’herbe qui se teinte d’un vert profond, obscur, presque bleu. Elle monte dans sa chambre, se défait de ses vêtements mouillés et s’allonge sur le lit. Il y a cette odeur qu’elle aime, et la moiteur de sa peau sur les draps, et ça lui suffit déjà pour respirer, pour qu’elle se sente plus légère l’espace d’un instant. Pour qu’elle ait l’impression que ça va – ça va, tout va bien, se dit Nadja et elle sourit même.

C’est dans ces moments qu’elle a le plus envie d’une cigarette. Elle inspecte le détecteur de fumée au milieu du plafond et se demande s’il existe une manière de le débrancher. Nadja sort une cigarette du paquet, elle ne l’allume pas, elle la tient entre ses doigts et regarde par la fenêtre les trombes d’eau s’abattre sur les pelouses du parc.

Parfois, elle a l’impression d’une fin du monde, comme si ce déluge n’allait jamais s’arrêter, que l’eau finirait par tout emporter, tout délaver, tout diluer. Parfois, Nadja imagine un monde en sucre, un monde qui sous la pluie deviendrait sirop et se désintégrerait, mais tout doucement, une vie qui pourrait fondre et disparaître, mais sans violence, en silence, tout doucement.

Parce qu’il en serait mieux ainsi. C’est ce que se dit Nadja, qu’il en serait mieux ainsi. Le silence des gens et le vacarme de la nature. Elle plonge au fond de l’aquarium, se laisse couler à pic et s’abrite au loin de la vie, des autres, d’elle-même.

Elle pense alors à là-bas et à ce matelas posé à même le sol, à la maison vide, à cette saison des pluies d’il y a vingt-cinq ans. Elle se souvient seulement d’eux deux couchés là, fumant, attendant. De la pluie tambourinant sur le toit. Et il lui semble qu’elle fut heureuse alors.

2

Depuis quelques années, Nadja passe l’été dans le Vermont. Elle avait commencé par refuser lorsqu’on lui avait proposé de venir donner des cours d’écriture créative dans cette université. Elle avait répondu qu’elle n’était pas enseignante, qu’elle ne saurait pas faire, et qu’elle n’était même pas vraiment écrivaine. Et aussi, qu’elle était une solitaire, pas faite pour la vie de campus, la communauté. Puis elle avait brusquement changé d’avis, elle-même ne savait pas exactement pourquoi, et elle avait accepté. Sans doute parce qu’à ce moment-là le Vermont lui avait semblé être suffisamment loin de tout.

Dès le premier été, Nadja a su qu’elle allait y revenir. C’est en effet loin de tout, c’est propre et ordonné, il y a les horaires, l’implacable suite de jours, de cours, de repas, de soirées, de conversations polies et superficielles et cet ennui douceâtre qui lui convient, dans lequel elle se fond. Elle a l’impression qu’ici personne ne se rend compte qu’elle fait semblant, qu’elle fait comme si. Ici, personne ne remarque qu’elle n’est pas réellement là, qu’elle s’absente souvent. Que parfois, elle s’en va tellement loin qu’elle-même n’est plus sûre de pouvoir trouver le chemin du retour.

Dans le Vermont, on lui demande souvent si pendant ces deux mois américains sa famille lui manque, et Nadja met toujours un temps à répondre, à dire ce que l’on attend qu’elle dise, à sourire et dire « Oui, bien sûr ». Elle met un temps un peu trop long, un temps suspect, et sa réponse semble sans doute étrange, oui, c’est bizarre de devoir réfléchir pour savoir si son mari et ses enfants lui manquent.

Quel genre de femme, quel genre de mère aurait besoin de réfléchir avant de répondre à cette question ? C’est ce qu’elle voit dans le regard de celui qui la pose, la question, alors qu’elle peine à se souvenir de ces trois-là qui sont sa famille, qu’elle doit faire un effort pour se rappeler leurs visages, les timbres de leurs voix, leurs prénoms. Quel genre de femme, quel genre de mère est-elle pour ne pas se souvenir des visages, des prénoms de ses enfants ? Même si tous voient bien qu’elle est un peu ailleurs, Nadja, un peu étourdie, absente, dans son monde. Mais quand même. Quand même.

La réalité est que cette question laisse toujours Nadja démunie, tout comme lorsque ceux qu’elle vient de rencontrer lui demandent si elle a des enfants, si elle est mariée. La réalité est qu’ici comme ailleurs, dès qu’elle s’éloigne d’eux, elle les oublie. Paul, les jumeaux, Nadja oublie qu’ils existent. Dès qu’elle s’éloigne d’eux, les jumeaux, tout comme leur père, deviennent irréels, abstraits, comme s’ils n’existaient plus vraiment, comme s’ils n’étaient que des personnages d’un roman dont l’histoire s’efface irrémédiablement.

Il n’y a pas que leur existence qui s’efface. Il en va de même pour tout le reste. Nadja s’éloigne, et il ne s’agit pas uniquement de géographie, elle s’éloigne vraiment et oublie tout ce qui est censé être sa vie, elle oublie son travail, ses amis, même ces mots-là – mon travail mes amis ma famille – lui apparaissent incongrus, déplacés, des mots dont Nadja peine à comprendre la signification. Elle sait que ce n’est pas normal, elle le sait.

3

La pluie cesse comme elle a commencé, sans prévenir, le ciel se tarit. Certains soirs, le soleil revient même, pour quelques instants, avant le crépuscule. L’arc-en-ciel aussi, parfois, guimauve molle et tiède au-dessus des toits. Les étudiants envahissent à nouveau les pelouses, avec leurs couvertures, leurs livres, leurs rires et leurs corps jeunes à moitié nus qui s’étirent sous les derniers rayons.

Cachée par la moustiquaire, sa cigarette éteinte roulant entre ses doigts, Nadja les observe. Elle note cette propension qu’ils ont à se dévêtir, à s’exhiber, les filles en maillot de bain, les garçons torse nu, pas seulement pour profiter du soleil durant leur temps libre, mais aussi en cours, leurs jupes très courtes, leurs débardeurs trop échancrés et elle ne sait pas trop quoi en penser, de tout cet étalage de chair jeune et rebondie, surtout ici, au pays où une main posée amicalement sur une épaule ou un regard un peu plus appuyé peuvent exposer à des plaintes pour harcèlement sexuel.

Elle se dit parfois qu’il y a quelque chose de presque obscène, ou en tout cas de fondamentalement provocant dans cette manie des étudiants américains d’exposer tant de peau aux regards. Nadja ne trouve rien de particulièrement dérangeant dans la nudité en soi, et elle se demande pourquoi cela lui saute aux yeux ici, à elle qui a grandi là-bas, où l’on pouvait voir des familles entières se laver à la fontaine du centre-ville, à quelque pas du palais présidentiel, femmes et enfants nus se savonnant mutuellement avant de se rhabiller et de rentrer vers leurs logis.

Là-bas, la nudité, elle ne la remarquait pas. Les hommes enlevaient leurs chemises lorsqu’elles étaient trempées de sueur, en bord de route les femmes découvraient leurs poitrines pour allaiter les enfants, on se déshabillait parce qu’il faisait trop chaud ou qu’il fallait se laver ; la nudité avait toujours une raison d’être.

Parfois, Nadja reste ainsi à la fenêtre, longtemps, à triturer sa cigarette.

Et où qu’elle se trouve, ici comme ailleurs dans le monde, c’est comme si tout ce qui lui sautait aux yeux, tout ce qu’elle observait ou ce sur quoi elle s’interrogeait ne pouvait la renvoyer que là-bas. Invariablement, la fuite de ses pensées la menait vers les rues ensablées des villes de son enfance, vers la terre rouge, vers les lantaniers du jardin de la maison de ses parents, vers l’Afrique.

Comme si chaque chemin qui s’ouvrait devant elle depuis vingt-cinq ans ne pouvait se dessiner autrement qu’en épingle à cheveux pour la faire revenir en arrière, là-bas, loin derrière, où peut-être tout aurait commencé.

Elle déteste ce type de phrases, Nadja, des phrases comme « Là où tout a commencé ». C’est exactement le genre de phrases qu’elle traque dans les écrits de ses étudiants, et pourtant lorsque des crépuscules ou des corps nus lui rappellent d’autres crépuscules lointains et d’autres corps nus, elle ne peut s’empêcher d’avoir cette phrase pathétique et quelque peu niaise qui se met à résonner dans son esprit : « Je reviens sans cesse en arrière, là où tout a commencé ».

Est-ce le lieu où tout a commencé ou celui où tout s’est terminé, se demande-t-elle aussi, et la formule lui apparaît pareillement niaise et pathétique.

4

De nombreux soirs, Nadja reste comme cela, jusqu’à émietter entièrement sa cigarette jamais allumée, jusqu’à trembler de froid dans l’air frais de la nuit. On dirait que ce qui emplit sa tête dans ces moments-là lui prend toute son énergie, et que son corps se retrouve sans force aucune, sans même celle de parcourir les deux mètres qui séparent la fenêtre du lit et de s’allonger sous les draps.

Il fait nuit à présent.

Dans les allées du parc, de petits groupes d’étudiants marchent en conversant, ils rient, les garçons ont mis des chemises repassées et trop de gel dans les cheveux, les filles sont en robes de couleurs vives, maquillées et jolies, et Nadja se rappelle qu’il y a quelque chose à faire ce soir-là, elle ne sait plus si c’est un spectacle à voir ou une soirée dansante, mais il y a un de ces événements que l’école organise toutes les fins de semaines et auxquels les professeurs sont vivement encouragés à assister. L’école tient beaucoup à ces moments de convivialité entre enseignants et étudiants en dehors des cours.

Au début, le premier été qu’elle a passé dans le Vermont, Nadja avait pensé qu’elle détesterait ces soirées, qu’elle ferait tout pour les éviter, mais elle a fini par les apprécier. Elle a une certaine tendresse pour ses étudiants, ou du moins si tendresse est un bien grand mot, elle a pour eux de la sympathie, et puis elle aime danser, c’est aussi l’occasion de boire un verre de vin ou deux, d’assourdir ce qui gronde et grince, d’émietter le temps au milieu des gens et du bruit, de s’éloigner de ses pensées et de leurs trajectoires aux virages trop abrupts.

La sonnerie du téléphone la fait sursauter.

Elle met un temps, un temps trop long, un temps anormal, à associer un visage et un prénom à la jolie voix un peu rauque qui dit « C’est moi » à l’autre bout du fil. Elle sait que ce n’est pas normal, de devoir se ressaisir, de devoir se concentrer à ce point pour reconstituer devant ses yeux le fouillis savant de boucles blondes, le nez retroussé, les sourcils toujours un peu froncés et le regard grave de Marie, sa fille.

— Eh maman, t’es là ? Allô ?

Le cœur de Nadja s’emballe, ses genoux lâchent. Elle s’assied sur le lit. Marie ne l’appelle jamais « maman ». Depuis toute petite Marie l’a toujours appelée par son prénom, son premier mot a été « Na » et c’est resté ainsi.

— Allô, dit Nadja en essayant de retrouver sa respiration.

— Maman, c’est Marie, dit Marie lentement, patiemment, comme on parle à quelqu’un de très vieux, de très fragile ou d’un peu dérangé.

— Il est arrivé quelque chose ?

Nadja sent la panique monter. Je les ai encore oubliés, oh mon dieu, je les ai encore abandonnés, pense-t-elle, et il est arrivé quelque chose, quelque chose de terrible, d’irréparable. Qu’ai-je fait, oh mon dieu, qu’ai-je fait ?

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-elle d’une voix qui frise les aigus.

— Ouh, là, là maman, mais t’es encore plus bizarre que d’habitude ! Il n’est rien arrivé, je voulais juste t’entendre. T’es sûre que ça va bien de ton côté ?

— Oui, ça va, ça va bien. Tout va bien, et Nadja tremble de soulagement, elle a l’impression d’avoir échappé de peu à une catastrophe, d’avoir frôlé l’irrémédiable encore une fois, mais d’avoir été sauvée, épargnée, encore une fois, même si elle ne le méritait pas.

— Hé bé, tu t’arranges pas chez les Ricains ! Marie rit.

— C’est parce que tu ne m’appelles jamais « maman ». Ça m’a fait peur. Je me suis dit qu’il était arrivé quelque chose de grave.

Sur l’autre continent, Marie s’esclaffe :

— J’ai vraiment la reum la plus barge de la terre !

Elle rit tellement qu’elle se met à tousser.

— Tu fumes trop, dit Nadja d’une voix qu’elle voudrait sévère mais à laquelle elle ne croit pas elle-même, il faut que tu arrêtes, ou que tu diminues.

— Oui maman, répond Marie comme si elle y croyait.

Marie raconte que son frère a une nouvelle chérie peinturlurée comme une voiture volée et complètement idiote mais que Jo a l’air très mordu, et aussi que leur père a repeint la cuisine, qu’il voulait lui faire une surprise mais que le jaune qu’il a acheté est hideux alors il faudra tout recommencer, parce que c’est vraiment super moche, et qu’elle, elle va partir avec une copine camper du côté des calanques vers Marseille pendant une dizaine de jours. Elle dit aussi « Tu nous manques », puis son portable sonne et Marie dit « Faut que je te laisse, bisous », très vite, et raccroche aussi sec.

Nadja tient le combiné encore quelques minutes contre son oreille, jusqu’à ce que la tonalité lui fasse mal au tympan.

5

Alors que tout semble s’effacer et disparaître, nonna Giulia – son visage, sa voix, ses gestes amples et ses mouvements vifs qui portent en eux l’essence même de son Italie – reste. Le souvenir de nonna Giulia résiste aux amnésies de Nadja, et même le temps écoulé, le temps qu’il lui a fallu pour devenir une femme, se marier, faire des enfants, le temps de toute une vie ne fait pas pâlir ces images, ces sons-là.

Nonna Giulia est morte bien avant tout cela, avant même que les parents de Nadja ne rentrent définitivement d’Afrique. Elle s’en est allée un matin, alors qu’elle jardinait. Elle n’était pas bien vieille pourtant. La voisine a raconté qu’elle chantonnait comme d’habitude, qu’elle était en grande conversation avec ses magnolias comme d’habitude, et puis qu’elle s’est tue, ce qui n’avait rien d’habituel, son cœur avait lâché. Cela a dû se passer en un instant, en un cillement, même pas le temps de crier de douleur, d’appeler à l’aide, juste le bruit sourd de son corps tombant à terre.

Il s’est passé un quart de siècle depuis mais Nadja a toujours l’impression qu’elle est là, sa grand-mère, qu’elle n’est pas loin, elle l’entend chantonner et dire sans à-propos apparent ses petites phrases, celles que Nadja lorsqu’elle était enfant notait scrupuleusement dans un cahier bleu réservé à cet effet, avec sérieux, convaincue alors que dans les petits mots de nonna Giulia, il y avait des secrets, des modes d’emploi précieux et codés, dont le déchiffrage lui dirait un jour comment vivre sa vie.

L’encre qui recouvre les pages du cahier bleu a pâli, et même si elle le connaît par cœur, où qu’elle aille, Nadja emporte toujours cet évangile avec elle. Elle le relit souvent, car bien que toute une vie de femme se soit écoulée depuis, Nadja n’a toujours pas réussi à percer le sens secret des maximes de nonna Giulia.

« Voilà une bonne chose de faite, qui n’est plus à faire », disait nonna Giulia, et Nadja se demandait ce que sa grand-mère pensait vraiment, lorsqu’elle le disait, car elle l’entendait dire cela après avoir fini la vaisselle, ou balayé la cuisine, après avoir accompli une de ces actions qui seront à recommencer dans un avenir proche, qui seront immanquablement à refaire. Elle l’entendait aussi soupirer parfois, « On ne peut pas être et avoir été » – Nadja aimerait tant finir par comprendre ce que ce peut bien vouloir dire, cette expression. Et puis cette phrase surtout, celle qui pour la fillette qu’elle fut, semblait refermer tout ce qu’il y avait à savoir sur le destin féminin : « Il y a un âge où une femme doit commencer à porter des manches. »

Nonna Giulia est partie trop tôt, elle n’est plus là pour lui expliquer à quel âge on est censée bannir les débardeurs de sa garde-robe, et Nadja se sent complètement perdue en enfilant une robe sans manches.

Ai-je encore l’âge de porter ce genre de robe ? se demande-t-elle, face au miroir.

Elle soulève un bras, tâte le gras au-dessus du coude, y donne de petites tapes pour s’assurer que sa chair n’est pas encore tout à fait flasque. Le haut de ses bras ne l’est pas complètement, il l’est juste un peu.

Ses cheveux commencent à grisonner. De fines ridules aux coins des yeux. Et pourtant on lui donne systématiquement quelques années de moins.

Je ne suis plus une jeune femme, se dit Nadja. J’ai quarante ans. « Quarante ans, c’est le bel âge de la femme ». Encore une phrase de nonna Giulia. J’ai quarante ans, pense Nadja en attrapant un gilet avant de sortir, parce qu’elle croit que c’est ce que sa grand-mère lui aurait conseillé, et puis aussi parce qu’elle a toujours froid. Quarante ans, ce n’est pas bien vieux, mais plus si jeune non plus. Quelque part à mi-chemin, pense-t-elle, au zénith de sa vie. « Au zénith de sa vie », une expression à souligner en rouge, pire encore que « le lieu où tout a commencé ».

Me voilà à mi-chemin ou presque, se dit Nadja une fois dehors, en allumant enfin sa cigarette. Ce qui me reste encore à parcourir va être long. Ça va être très long.

6

C’est une soirée dansante. Ce doit même être une soirée à thème, thème que Nadja a évidemment oublié, mais à en juger par la musique qui passe et les accoutrements, c’est probablement disco.

Elle se dirige vers le bar et fouille dans son sac à la recherche de sa pièce d’identité. La matrone qui officie derrière le comptoir lui fait signe de laisser tomber, elle la connaît. Et puis, même si on lui donne systématiquement quelques années de moins, cela fait un bon moment qu’elle n’a plus l’air d’avoir moins de vingt et un an. À chaque fois, cette histoire d’âge légal pour consommer de l’alcool lui semble tellement étrange – pas le fait qu’il faille avoir un âge pour boire, pas non plus que ce soit vingt et un an (qui est un chiffre comme un autre), mais que ce soit trois ans de plus que l’âge requis pour aller mourir en Irak, ou ailleurs.

Il y a un tabouret libre tout au bout, un peu caché, contre le mur. Nadja grimpe dessus et boit vite quelques gorgées de vin blanc. Depuis longtemps, elle se méfie de l’alcool qui, elle le sent bien, pourrait l’emporter avec l’insidieuse douceur des amours impossibles.

Elle boit très vite, comme on prend un cachet pour enrayer une migraine qui pointe. L’homme assis à sa gauche explose de rire en la regardant faire. Nadja lui sourit, elle dit « Bonsoir