Lorsqu’elle avait onze ans, Tante Rosa a lu ceci, sous une photo de la reine Victoria en tenue de cavalière, dans l’hebdomadaire familial Entre nous :
« La reine Victoria, dix-huit ans, passe en revue l’unité de la cavalerie royale. Lors de cette inspection, Sa Majesté, comme de coutume, conquiert les cœurs de ses compatriotes et de la cavalerie royale, avec sa toque militaire à la dernière mode, ses bottes à éperon et sa tenue coupée comme un uniforme. »
Peu après, Tante Rosa, ayant associé dans son esprit l’expression « conquérir les cœurs » avec les chevaux de la photographie, a décidé de devenir acrobate équestre.
Au moment où elle a informé sa mère de sa résolution, celle-ci était en train de lire dans la revue familiale Entre nous cet épisode du roman-feuilleton :
« Les mois étaient comme des années, les jours comme des semaines, et plutôt que de contempler le ventre de sa sœur qui s’arrondissait sous la poussée de ce pitoyable fruit du péché, il détournait les yeux, désireux de frapper ce ventre avec un instinct bestial, et honteux de verser des larmes pour une ingrate qui ne les méritait pas, pour endurcir son cœur trop tendre avec des sentiments hostiles contre cet innocent enfant du péché qui naîtrait bientôt… »
La mère, en proie à une frayeur justifiée, a abandonné son roman et elle est accourue auprès du père destiné à assurer le bonheur de Rosa jusqu’à l’approche de ses dix-huit ans. C’était un homme rigide mais, incapable de résister aux jérémiades de sa fille, il l’a confiée à un cirque, sans oublier auparavant de faire la leçon à son directeur. Le jour même, on a fait monter la jeune fille sur le cheval le plus vicieux. Elle a fait de nombreuses chutes, ce jour-là, notre pauvre Rosa, mais le costume froufroutant et la jupe plissée dont on l’avait revêtue lui plaisaient tant que, de retour à la maison, elle a oublié son insupportable douleur aux fesses puis s’est obstinée sur la voie de l’acrobatie équestre. Toutefois, après la fessée dont son papa l’a gratifiée pour lui remonter le moral, elle a semblé avoir oublié cette passion. Le père étant décédé sans avoir pu assumer sa fille jusqu’à ses dix-huit ans révolus, la malheureuse mère a changé de compagnie et pris une nouvelle police d’assurance sur le bonheur de Rosa. Ce nouveau papa n’a guère émis d’objections aux rêves d’acrobaties équestres. Rosa est retournée au cirque. Constatant qu’elle lui avait été confiée sans qu’on lui donne le moindre avertissement, le directeur a compris que la peau du c… de la gamine valait moins qu’un livre de classe. Rosa lui convenait. Une fille qu’on ne veut pas voir devenir écuyère-acrobate, on la met tout de suite en selle, mais celle dont on se débarrasse pour qu’elle le devienne, celle-là, pas question de la laisser monter. Elle ne pouvait désormais plus chuter ; en revanche, elle remplissait les sacs avec le fumier des animaux du cirque et s’en allait les vendre aux villageois. Elle a beaucoup pleuré. Vraiment beaucoup beaucoup. Elle s’est mise à détester en premier lieu le fumier, puis les chevaux, et enfin tous les arrière-trains, puisque son champ de vision se limitait désormais à cela. Il peut se trouver des psychologues pour attribuer à ce traumatisme de l’enfance la sévère constipation dont elle a souffert à un âge avancé ; néanmoins, l’événement le plus marquant de sa vie s’est produit dans les premiers jours de la guerre la plus populaire de ce temps.
La première année du conflit, au cours de laquelle les uniformes des officiers étaient les plus éclatants et leur charme des plus irrésistibles, Rosa, comme toutes les nuits, contemplait par l’interstice du chapiteau les numéros de l’écuyère-acrobate. Elle les observait entre ses doigts qu’elle avait introduits dans la béance pour l’élargir, et le rêve qu’elle avait échafaudé, dans lequel elle accomplissait elle-même toutes ces prouesses, n’était aucunement perturbé par l’odeur du fumier incrusté sous ses ongles.
Hop ! En l’air ! Hop ! Je saute à terre ! Et me revoilà à dos de cheval. Hop ! J’ai levé la jambe et on m’applaudit frénétiquement. Qui est-il, ce lieutenant aux yeux plus étincelants que ses boutons de cuivre, assis au premier rang ? Il me regarde, il est fou amoureux de moi, il vient tous les soirs, il me contemple et puis s’en va. À présent, je vais réaliser pour lui mon numéro le plus époustouflant. Si seulement le cheval n’accélérait pas et si je pouvais faire un salto à temps. Le cheval… saute. Soudain, tout à coup, un craquement. Ce craquement se propage. Puis de la lumière, et encore plus de lumière, encore plus. Et enfin des cris stridents. Chaleur. Craquement. Flammes. Quantité de flammes qui embrasent soudainement un rêve et l’embrassent. Rosa les voit qui s’emparent de tout. Elle voit la masse des spectateurs se précipiter à droite et à gauche, les poteaux flamber, le directeur du cirque fulminer et les ampoules multicolores au sommet du chapiteau s’obscurcir à cause de la fumée ; tout le monde court vers la sortie, mais celle-ci est étroite. Rosa, cependant, contemple l’équilibriste, c’est-à-dire elle-même, qui exécute son dernier numéro pour son bien-aimé.
J’avais à peine levé la jambe que j’ai entendu d’abord un crépitement, puis des cris. J’ai compris, à l’insupportable douleur dans ma tête qui avait percuté le rebord de la piste, que mon cheval, effrayé, m’avait désarçonnée. Et voilà qu’il se précipitait sur moi ventre à terre, hennissant comme un fou. Mais je n’avais pas peur. Je savais que lui, avec ses boutons des plus étincelants et ses yeux des plus scintillants, me sauverait sur-le-champ. Le voilà qui saute par-dessus la palissade. D’abord il se pend à la bride de la bête. Celle-ci, après s’être cabrée, devient douce comme un agneau. Puis le lieutenant accourt vers moi. Il saute en croupe en me tenant dans ses bras. Il enfonce dans les flancs du coursier les éperons dorés de ses bottes et nous quittons le chapiteau à fond de train. Laissant derrière nous les cris, la fumée et les flammes, nous galopons ventre à terre vers le soleil levant.
Inutile désormais pour Rosa d’élargir l’interstice de la toile avec ses doigts. Les flammes y ont ouvert une énorme brèche. Rosa a vu le cheval s’effrayer et se cabrer comme un fou après avoir désarçonné l’écuyère équilibriste. Elle ne pouvait pas apercevoir la jeune fille à terre, mais elle a vu le lieutenant sauter la barrière. À travers les cris et la fumée, elle n’a vu que lui. Il a sauté par-dessus la palissade. Il a arrêté le cheval, l’a enfourché puis a fui au grand galop le lieu de l’incendie. Rosa a vu le lieutenant diriger sa monture vers la sortie et piétiner l’écuyère sur son passage.
Dans la revue Entre nous, Tante Rosa a vu une photo de la reine Victoria à cheval, et elle a compris qu’elle ne parviendrait pas à devenir une acrobate équestre.
Cinq enfants couraient, cinq fillettes. Pendant leur course elles voyaient, là où se dressaient les pins, les arbres ornés de leurs décorations de Noël. Il est déjà difficile de courir, dans une institution religieuse, mais pour une petite avec un col baleiné et une robe noire qui traîne par terre, c’est encore plus compliqué. Et surtout, comme il est pénible de contempler, parés de leurs ornements de Noël, les pins déplumés du jardin !
Pourtant elle courait, Tante Rosa, à bout de souffle et en nage. Elle était une princesse, une fée, elle courait et regardait les arbres décorés. Bien sûr, elle était une princesse ! Évidemment, elle l’était encore davantage dans les moments où elle se précipitait au bar, le dimanche matin, pour dire à son père : « Pas trop de bières, ne bois pas tout l’argent, gardes-en, économise aussi pour que, quand le prince viendra me chercher, mon trousseau soit digne d’une princesse », ou dans les moments où elle suppliait sa mère : « Je t’aime beaucoup, mais, s’il te plaît, dis que je suis une petite princesse trouvée dans un couffin. » À présent, dans sa robe noire au col baleiné, elle savourait le premier fruit défendu. Les quatre autres gamines, par peur, avaient aussitôt cessé de courir. C’est parce qu’elles n’étaient pas des princesses qu’elles avaient peur ! Les interdits ne concernent pas les princesses. Si elles en enfreignent un, pas la moindre conséquence, car un beau jour un prince viendra sur son cheval et les sauvera.
Rosa était hors d’haleine, en nage. Elle avait soif, elle avait soif dans une école de bonnes sœurs. Elle a couru au robinet et s’est mise à boire goulûment. Une main l’a frappée à l’épaule, d’un coup sec. Elle a lancé un regard de princesse ; c’était Schwester Maria : « Tu étais en train de boire sans raison, tu es une pécheresse qui ne refrène pas ses pulsions, tu ne sais pas te mortifier.
— Je ne peux pas mortifier mon âme, parce que mon âme est celle d’une princesse, a répondu Rosa. La princesse appartient au prince, et vous n’avez pas le droit de tuer quelque chose qui appartient au prince. » Schwester Maria s’est fâchée, elle s’est grandement fâchée. On a enfermé Tante Rosa dans la cave. Tante Rosa a pleuré dans la cave. Elle a invoqué la Vierge Marie. Elle s’est mise à réfléchir. Elle a pensé que tous les catholiques étaient des vilains et des méchants ; la Vierge Marie était tellement bonne que vraisemblablement elle ne devait pas être catholique lorsqu’elle avait donné naissance à l’Enfant Jésus. Mais alors qu’était-elle ? Une princesse, c’était une princesse.
À l’école des bonnes sœurs, Tante Rosa a appris que son corps était quelque chose de mauvais. Il était interdit de se dévêtir pour se laver. On faisait sa toilette avec sa chemise. Un jour, comme elle courait encore, la fillette est tombée. Les sœurs ne l’ont pas autorisée à retirer son bas noir, même pour panser sa blessure qui a fini par s’enflammer. Schwester Maria a dit à Rosa que Dieu l’avait punie et qu’Il n’avait pas guéri sa blessure car elle ne savait pas oublier son corps, se consacrer à Dieu et réprimer ses désirs. Elle a pleuré, Rosa ; elle a pensé que le beau Jésus aux yeux bleus ne pouvait pas être le fils d’un Dieu aussi rancunier, et dans ses prières elle a demandé à la Vierge Marie qui était vraiment le père de Jésus. Elle lui a demandé qui était le véritable roi.
La fête de Pâques a commencé et les préparatifs du spectacle se sont accélérés.
Schwester Maria avait l’intention de confier à Rosa le rôle d’un ange. Quelques fillettes seraient des anges, quant aux autres, elles seraient les enfants pauvres. Puis Jésus, entouré des anges, donnerait des cadeaux aux petits miséreux et les rendrait heureux. Schwester Maria a séparé en fines tresses, après les avoir humectés d’eau sucrée, les cheveux des gamines qui joueraient les anges. Lorsqu’on déferait les nattes, les fillettes auraient des cheveux d’ange tout frisottés. En cours de travail manuel, Tante Rosa n’a pas pu résister ; elle a dénoué un tout petit peu l’extrémité de ses tresses et a regardé si ses cheveux étaient bouclés. Et ils l’étaient ; or voilà que juste au moment où elle avait des cheveux de princesse, elle se faisait attraper. Schwester Maria s’est grandement fâchée de ce manque de patience et de cette curiosité. « Tu es une pécheresse uniquement préoccupée de tes atours et de ta beauté, a-t-elle déclaré à la fillette, ton châtiment sera de ne pas tenir le rôle d’un ange, mais celui d’une pauvresse. » Ce soir-là, les gamines qui jouaient les anges ont revêtu leurs tuniques de mousseline blanche, se sont accroché dans le dos des ailes blanches, et des couronnes dorées scintillaient dans leurs cheveux ondulés déployés sur leurs épaules. Rosa était une pauvresse ; on l’a affublée de haillons. Elle était bien malheureuse, Rosa, horriblement malheureuse. Au moment où Jésus est apparu sur scène auprès d’elle, parmi ses anges, elle était si intimement malheureuse qu’elle n’a plus pu contenir ses larmes et qu’elle a joué le rôle de l’enfant pauvre le mieux du monde.
Après la représentation, le prêtre qui tenait le rôle de Jésus lui a caressé la tête avec affection et lui a fait cadeau de plein de brioches et d’une croix en or. La fillette a été heureuse, tellement heureuse. Elle a été la première petite pauvresse que Jésus avait vraiment rendue heureuse.
Un jour, Tante Rosa a fini par lasser les sœurs avec ses sempiternelles questions sur les cheveux, la couleur des yeux, l’âge, la taille et la famille de Dieu ; en punition, on l’a collée à la cuisine pour essuyer la vaisselle. Elle s’y est plu, car on y trouvait des choses à grignoter. On lui avait seriné à quel point il était mal d’être gourmande, mais elle aimait avoir le ventre plein, elle aimait la cuisine. Les sœurs y confectionnaient des brioches. La fillette les a observées : c’était des brioches longues et minces. En Bavière, le terme populaire pour les désigner était « petits zizis ».
« Oh, quels mignons petits zizis ! » s’est écriée Tante Rosa, les yeux écarquillés de gourmandise.
On l’a renvoyée sur-le-champ chez sa mère par le premier train, qui est arrivé avec un jour de retard dans la ville de Rosa. La guerre s’était déjà installée dans leur rue. Elle était dans la salle à manger, dans les cabinets et dans le grenier. Dans la cuisine, dans la chambre et dans le soussol, la famille attendait que la guerre s’éteigne ; mais elle ne s’éteignait pas ; ce sont d’abord les pères, puis les grands frères qui se sont éteints, mais pas la guerre.
Un beau matin, Tante Rosa a lu dans la revue Entre nous que la ville où se situait l’école des bonnes sœurs avait été bombardée, qu’elle avait été complètement anéantie, et elle a compris que le prince l’avait vengée.