Toutes les notes sont de la traductrice.
Ce roman est le fruit d’un souhait impossible à réaliser, celui d’une rencontre entre le peintre Jean-Auguste-Dominique Ingres et la voyageuse lady Mary Wortley Montagu. Cette rencontre n’eut jamais lieu, car lady Montagu naquit en 1689, un siècle avant Ingres. Tout commença il y a plusieurs années, dans la salle consacrée à Ingres au Musée du Louvre. En contemplant La Petite Baigneuse, je m’aperçus que j’avais déjà rencontré les deux silhouettes du fond sur la gravure d’un livre de voyage publié deux siècles plus tôt. Je décidai d’entreprendre des recherches universitaires portant sur les ouvrages qu’Ingres avait pu consulter. À ma grande surprise, je découvris en lisant ses journaux qu’une de ses sources principales avait été les lettres de lady Montagu, dont le nom apparaît plus tard dans la marge de certains de ses carnets. Comme je connaissais déjà la voyageuse – j’avais écrit un article sur elle et sélectionné pour une exposition ses missives manuscrites – j’estimai que la découverte présentait un intérêt, du moins pour moi. Ainsi, un soir, je les imaginai ensemble. Lassée des exigences de réalité de l’écriture universitaire, je décidai de les réunir. J’oublierais tout ce que j’avais appris sur eux et je donnerais forme à ce désir. Comme dans la vie, la réalité et la fiction se sont mêlées dans mon roman. Parfois à tel point que je me suis vue dans l’obligation d’interrompre les paroles de la voyageuse et du peintre afin d’y placer des fragments littéraux des lettres de la première et des journaux du second. Tout le reste est également le résultat d’une rencontre : la mienne avec deux personnages passionnants et avec le processus d’écriture de cette fiction.
Il avait peur. Pour la première fois de sa vie, il s’était aperçu qu’il n’éprouvait plus de désir. Les femmes, les corps et la peau avaient disparu. Inutile de regarder, du moins comme autrefois. Et cela lui rappelait qu’il venait de perdre le seul sens qu’il ait su utiliser : la vue. Il songea qu’il avait rêvé pendant longtemps que le désir disparaisse, pour enfin pouvoir vivre en paix. Mais maintenant que cela venait de se produire, il ne parvenait pas à s’expliquer comment et, ce qui était pire, s’il reviendrait. C’était dramatique : ne plus désirer, plus jamais. Il baissa la tête, tendit les doigts et, avec les pouces, alla toucher le bout de chacun d’eux, tentant par là de mieux les sentir. Puis il passa l’index sur ses lèvres et attendit. Il remarqua qu’il ne réagissait plus, même à l’humidité. S’il avait le courage de se regarder dans un miroir, il verrait que ses lèvres avaient perdu leur couleur : le sang du désir.
Il déambula avec impatience dans la pièce. Sa robe de chambre était ouverte, laissant entrevoir son caleçon blanc. Il la noua nerveusement. Au moins, pensa-t-il, il était capable de s’imaginer, de se voir lui-même, et il devait avoir l’air pathétique. Que ferait-il sans désir ? se demanda-t-il de nouveau. Comment regarderait-il le monde ? Et surtout, comment le regarderait-on lui, dont le travail avait traité de cette thématique pendant des années ?
Il se pencha à la fenêtre et vit que dans la rue, certains arbres étaient en fleur. Il promena le regard de l’une à l’autre avant de s’arrêter sur une toute petite. Il tenta d’entrer en elle, de pénétrer dans la fleur par l’esprit. Le blanc lui inonda la rétine, et il s’écarta, ébloui. Dans le mouvement, son caleçon dépassa de nouveau de la robe de chambre. Alors il eut froid. C’était le printemps et il avait froid, quelle tristesse. Il agita la clochette et appela la bonne pour faire du feu. Il se plaça dos à la cheminée et essaya de deviner à quel moment le papier commençait à brûler en se concentrant sur les seuls bruits de frottement des vêtements de la domestique. Ne l’entendant plus, il se retourna brusquement et la découvrit devant le feu. Les flammes commençaient à lui empourprer les joues et ses hanches semblaient le regarder de face. Il les observa d’un œil attentif et interrogateur, cherchant quelque chose. Mais rien, il n’éprouva rien, le désir avait disparu. Et il avait toujours très froid. Il se dirigea vers la fenêtre et regarda encore une fois les fleurs des arbres. Le blanc avait quasiment disparu, il n’en restait que quelques taches, dépourvues de lumière.
Le moment était parfaitement choisi pour s’éloigner de Paris. La ville avait perdu tout intérêt pour lui. Cela lui ferait du bien d’aller à la campagne. Il y serait plus tranquille, moins exposé au monde et plus près des odeurs et des formes, ses sens revivraient peut-être. Il pourrait par exemple s’essayer au jardinage pendant un temps et cultiver un petit lopin de terre qui l’aiderait à s’organiser et lui procurerait une contrainte. Il s’attacherait ainsi à quelque chose de réel, à quelque chose qui pousserait, qui donnerait un sens à sa vie, qui ne laisserait pas passer le printemps sans lui faire ressentir qu’il entretenait un rapport avec lui. Tous les jours, à la même heure, cette chose le ferait dépendre des saisons, les écouter, les contempler, mais surtout attendre… Peut-être verrait-il les arbres et les fleurs différemment. S’il n’éprouvait plus rien en regardant, du moins tenterait-il de toucher.
Il ferma les yeux et il décida d’énumérer les couleurs et de les relier à des sensations tactiles ; il attribuerait une propriété à chacune. Un jeu amusant pour ne pas penser à la sensation de froid que lui provoquait le printemps. Lilas, doux. Rouge, rêche. Vert, piquant. Orange, poisseux. Jaune, doux. Mais non, c’était impossible, il ne pouvait imaginer le jaune ; son toucher non plus. Il réessaya. Il ferma les yeux, se concentra, mais ne parvint qu’à remplir sa tête d’étincelles. Il passa alors les mains sur son caleçon, le frotta désespérément de haut en bas, cherchant à se débarrasser du froid. Il devait le sentir, lui au moins ; mais il ne lui renvoya aucune couleur non plus, pas même son contact.
La cheminée avait fini par chauffer la pièce. Il dénoua sa robe de chambre et tendit les jambes. Écartées, elles laissaient voir quelques taches jaunes sur le coton. Il y avait si longtemps que plus personne ne se souciait de son apparence à la maison ! Là aussi, il devait trouver une solution, même s’il ne lui restait plus de forces. Pas même pour l’amour. Il hésita à convoquer des souvenirs en rapport avec l’amour, mais il n’osa pas. Comment faire, quand le désir s’était retiré ? Le printemps était arrivé et il ne voyait que sa peur.
Il n’était pas sorti de chez lui depuis des jours. Il savait qu’il ne pouvait pas rester enfermé toute la journée, à se demander comment faire passer le temps plus vite, en attendant qu’une solution tombe du ciel. Il devait chercher une bonne raison de sortir. Paris l’ennuyait terriblement. Ces derniers jours, quelques visiteurs étaient venus le voir, mais il leur avait fait répondre par ses domestiques qu’il ne se sentait pas très bien. S’il les avait reçus, il n’aurait su quoi leur dire et, pire encore, il aurait dû les écouter, eux qui, comme lui certes, avaient rarement quelque chose d’intéressant à dire. Il parcourut la pièce du regard et observa les objets qu’il avait acquis avec tant de soin ces dernières années. On aurait dit le salon d’un collectionneur. Chaque objet avait son histoire. Il s’arrêta sur son préféré, un tableau qu’il avait acheté à un vieil ami antiquaire, au centre duquel se détachait un violon. Il ignorait l’identité de l’artiste mais cet instrument si petit sur un fond aussi sombre et démesurément grand lui plaisait. La toile lui conférait toute la solitude qu’il méritait, renvoyant au peintre le son et avec lui, par intermittences, son enfance. Comme aujourd’hui. Il pensa à sa jeunesse, à l’odeur et à la façon dont craquait le plancher de sa maison, comme il le sentait ferme sous ses pieds tandis qu’il jouait du violon ; sa mère l’observait, une expression de bonheur dans les yeux et il lui rendait son sourire. Il prit alors une décision : il allait essayer de sortir de chez lui.
Mais pour cela il devait s’habiller, et il se rappela que cela l’épuisait. Devoir choisir de nouveau des formes et des couleurs. Pourquoi ne vivait-il pas avec quelqu’un qui l’aurait conseillé, mieux encore, qui aurait choisi pour lui ? Après tant de jours passés dans la même pièce, il songea à la quitter. Depuis des mois, il avait interdit d’éclairer les couloirs de la maison. Ainsi, quand il sortirait du salon, il pourrait la respirer et mieux s’en imprégner. Il avait toujours aimé l’obscurité des couloirs d’une demeure plongée dans la pénombre. Pendant longtemps, il avait cherché un plancher qui ressemblerait à celui de la maison de ses parents, et qui les lui rappellerait lorsqu’il le foulerait. Il l’avait trouvé, mais celui-ci ne lui avait jamais rendu ses souvenirs. Seuls son violon et la musique y parvenaient, mais de moins en moins souvent.
Il continua à réfléchir à la décision qu’il avait prise de se retirer à la campagne et commença à rêver de musique au milieu de la nature. Il se plaisait à imaginer comment elle résonnerait là-bas. Contempler les arbres et les fleurs en musique. Les voir de loin, à travers la fenêtre, à l’arrière-plan, en sentant l’intensité de la musique dans l’air. Ils sembleraient s’éloigner de lui et il pourrait les regarder autrement, les observer comme pour la première fois. Oui, c’était ce dont il avait besoin, il avait besoin de les revoir, de tout revoir. Il songea qu’il pourrait par exemple organiser plusieurs concerts par semaine, éventuellement inviter quelques amis. En contrepartie, ils auraient interdiction de parler de Paris. Il pourrait aussi toutefois inviter des gens qu’il ne connaissait pas. Sa retraite à la campagne se remplirait ainsi d’étrangers qui lui parleraient de choses inédites. Certaines idées, certaines formes, certaines attitudes, certaines nouveautés… qui l’aideraient à regarder autrement. Il pensa à quelques jeunes révolutionnaires et contestataires qu’il avait croisés ou dont il avait entendu parler en ville. Ils ne faisaient pas mal leur travail. Au moins, ils cherchaient. Mais ils se trompaient, ce n’étaient pas les sujets qu’il fallait changer dans leurs œuvres, ça, c’était toujours facile, mais la forme, c’était la forme, qu’il fallait changer, seule façon de transformer le regard et de contempler comme pour la première fois. Cependant, pour se montrer réaliste, la ville toute entière était devenue un vaste poncif et il ne croyait pas que quiconque pût désormais lui raconter quelque chose de nouveau. Mais si, parmi ces inconnus qu’il inviterait peut-être, il y avait une personne avec qui contempler les arbres et le jardin ? Et si de surcroît il pouvait les contempler en silence avec elle, sans avoir besoin de parler ? Soudain, un léger désir apparut, le premier depuis de longs mois, qui s’éteignit rapidement. Il revint à la réalité et se rendit compte que partager ses désillusions avec quelqu’un, à soixante-quinze ans, était une tâche impossible.
Malgré sa forte activité ces dernières années, il aimait le calme par-dessus tout. Il était convaincu qu’il avait réussi à l’exprimer dans son travail. Même si cela n’avait pas été le cas dernièrement. Il était si inquiet qu’il ne savait dans quel sens travailler, si toutefois il y parvenait. Depuis des mois, il avait plusieurs commandes en chantier et il n’avait pu les achever. Il avait fait plusieurs tentatives, mais il s’était aperçu qu’il voulait juste commencer, commencer éternellement. Il en était arrivé à la conclusion que son seul désir était de concevoir, d’avoir des idées qui auraient une justification ou un sens pour lui et de les faire passer dans ses œuvres. Comme il ne pouvait finaliser les travaux, il les confiait à d’autres et, comme il ne s’y intéressait pas, il oubliait de vérifier s’ils avaient été menés à bien. Il avait perdu toutes ces œuvres et les personnes qui avaient passé commande s’étaient fâchées. On le traita d’indifférent, d’égoïste, déplaisant et vaniteux. Mais personne ne s’aperçut qu’il était simplement hostile, juste hostile. Hostile à ce qu’il avait été et à ce qu’il avait représenté. Il avait énormément travaillé, au prix d’efforts douloureux. Bien entendu, il avait réalisé des œuvres sans intérêt, à son corps défendant, mais elles lui avaient permis d’avancer dans son art, comme un grand laboratoire où répéter, imiter et formaliser pour mentir, quoique de façon intelligente. Voilà ce qu’est la jeunesse, pensa-t-il : un investissement d’énergie dans des choses dépourvues d’intérêt, que l’on pense devoir faire car elles n’exigent pas trop d’efforts et qui volent néanmoins du temps sur ce que l’on sait devoir vraiment faire. Mais il ne lui restait plus guère de temps.
Soudain, la porte de la chambre s’ouvrit dans un grand fracas et une autre bonne entra pour attiser le feu. Elle le surprit allongé sur le canapé, la jambe gauche retombant lourdement sur le sol. Il ne changea pas de position, ne se troubla même pas, malgré la négligence et le bruit avec lesquels la jeune fille exécutait sa tâche.
— M’accompagneriez-vous à la campagne ? lui demanda-t-il tout à trac.
La domestique ouvrit ses grands yeux bleus et eut un sourire affable. Elle lui rappela sa mère, avec ce sourire si timide, si ouvert.
— Comme vous voudrez, monsieur.
— Vous aimez la musique ?
— Excusez-moi, je ne vous ai pas bien compris.
— Eh bien, je veux savoir si vous aimez Gluck, Haydn, Mozart… À la campagne, nous pourrions les écouter.
— Monsieur, moi, ce que j’aime, c’est danser. Et vous ?
Il ne répondit pas. Il se rendit compte du ridicule de sa question. Il se sentit ridicule lui aussi, et sale, de surcroît, et lui demanda de bien vouloir lui apporter à manger et du café, beaucoup de café.
On entendit des bruits dans l’entrée. Quelqu’un frappait à la porte. Il se releva d’un coup et se réfugia derrière un rideau. Il attendit. Il sentait son cœur battre à tout rompre. Il tendit l’oreille, en vain. Il décida que tant qu’il ne savait pas qui était le visiteur et pourquoi il était venu, il resterait là. Il imagina de quoi il pouvait avoir l’air. Il avait de la chance, c’était encore possible. Il ressemblait à un vieil animal qui ne bougeait que si un désir l’y obligeait. Il sentait son souffle heurter le tissu rouge. Peu à peu, la toile s’humidifia à la hauteur de sa bouche, formant probablement une tache couleur de vin. Il songea à une main qui prendrait la sienne et l’aiderait à sortir de sa cachette. Il invoqua quelques visages aimés à la recherche d’un appui. L’enfance revenait, seulement l’enfance. Cependant, il n’arrivait pas à donner une forme aux visages qui lui étaient les plus chers et il se demandait comment ils avaient pu disparaître de sa mémoire. Au moins, cet enfermement lui avait appris qu’il avait besoin d’eux, vraiment ; il reconnut pourtant avec une grande douleur qu’il n’était pas capable de se les figurer. Comme c’était à l’enfance qu’il s’intéressait, il tenta de remonter dans ses souvenirs, mais pour une raison inconnue il ne parvint qu’à sa jeunesse. De plus, il ne parvint pas à s’arrêter sur les visages les plus chers, mais fut uniquement capable de se focaliser sur son travail, en fin de compte la partie dominante de sa vie. Il se rappela que ces derniers mois, il avait repris certaines œuvres anciennes et les avait entièrement reprises. Parfois, il les effaçait, d’autres fois il les assombrissait, et ainsi, à leur contact, il retrouvait la mémoire et pouvait se souvenir d’anciens désirs. Ce travail l’obligeait toutefois à agir de façon compulsive, comme un vieil animal, et il effectuait souvent ses retouches avec tant de précipitation que les désirs passaient vite et lui échappaient. Il reprenait sa tâche de façon obsessionnelle, de plus en plus rapidement, et cette impatience, cette urgence le rendaient moins réceptif et il perdait ses désirs à une vitesse croissante. Il avait si peur de les voir disparaître pour toujours qu’il cessa de travailler même avec ses désirs les plus anciens et abandonna ces œuvres, comme il le ferait par la suite avec tant d’autres.
Le rideau lui était entré dans la bouche ; il commença à le sucer. C’était amusant : lui, un animal qui absorbait le rouge. Il l’avalait progressivement, la chaleur de la couleur dans sa gorge le distrayait. Il se rappela le jour où, dans l’un des salons officiels qu’il avait si souvent fréquentés, il avait dû se justifier devant son protecteur, le roi Louis-Philippe. Celui-ci lui avait passé une commande et, devant le résultat, lui avait fait part de sa déception. Le souverain s’était permis de lui parler des couleurs qu’il avait utilisées ; enfin, plutôt de celles qu’il n’avait pas utilisées. Il avait évoqué le rouge, que certains artistes à la mode utilisaient à bon escient. Pour sa part, il l’appréciait beaucoup, et déplorait son absence dans le tableau qu’il lui avait commandé. Et il avait dit ça tranquillement. Le peintre n’en croyait pas ses oreilles et, sans mot dire, il s’était mis à boire immodérément devant son protecteur, sans trêve, jusqu’à ce que ses yeux prennent une nuance grenat.
Aujourd’hui, il pensait avoir une part de responsabilité dans cette réaction si stupide : c’était son châtiment pour avoir été si proche du pouvoir, du régime, de la Restauration. À l’époque, il travaillait sans relâche et croulait sous les commandes. Il avait consacré du temps et de l’énergie à évoluer entre les cercles du pouvoir et, si l’on ajoutait à cela l’intensité de ses efforts, on pouvait dire qu’il avait obtenu ce qu’il souhaitait. Rome, par exemple, où il avait vécu pendant des années et dirigé la meilleure académie du pays. Même s’il devait reconnaître que le meilleur aspect de cette période avait été de se trouver près, tout près, de certains de ses maîtres, de sentir physiquement leurs œuvres, de pouvoir les toucher, d’apprendre d’elles. Montrer ses travaux chaque année dans le lieu le plus prestigieux de Paris devint une habitude. Mais le plus intéressant, c’était d’y contempler les admirables productions d’autres amis, qui le surprenaient parfois tellement qu’elles le plongeaient dans un long silence d’où il ne parvenait à émerger que des semaines plus tard, souvent avec une idée nouvelle. Il se rappelait également plusieurs décorations qu’il avait reçues et Madeleine, sa chère et tendre Madeleine, qui avait pour l’occasion revêtu ses meilleurs atours, heureuse comme une enfant. Il avait même possédé son propre atelier. Être entouré d’élèves qui l’admiraient, voire l’idolâtraient, lui avait permis de rester en contact avec la jeunesse. Mais c’était fini. Il ne trouvait à présent plus rien à dire ni à transmettre. Cela n’avait pas de sens de regarder, le désir avait disparu, il avait donc besoin d’un changement. Le changement de sa vie, de la fin de sa vie. Il pensa de nouveau à son regard et comprit que ce qui lui manquait le plus était la présence d’un œil extérieur qui lui permettrait d’observer la vie avec curiosité.
La porte s’ouvrit de nouveau avec négligence, cette fois avec tant d’élan qu’elle alla heurter le mur. Ainsi tiré de ses réflexions, il remarqua qu’il ne savait plus très bien ce qui l’avait mené à se protéger derrière le rideau. Le domestique, le menton relevé très haut et sans regarder, comme à son habitude, annonça à tue-tête que monsieur Delécluze était arrivé. Mais l’artiste était resté pétrifié derrière le tissu rouge et n’osa pas sortir. Le domestique quitta la pièce et son ami, planté au milieu, l’appela. N’obtenant pas de réponse, il se pencha à la fenêtre et fut étonné de constater que les arbres avaient fleuri précocement cette année. Quelle chance de jouir de cette vue, pensa-t-il avec une certaine envie. Il ne répondait toujours pas et ne savait comment se sortir de cette situation si ridicule… Mais sa silhouette volumineuse le trahit. Delécluze remarqua le rideau. Était-ce le courant d’air qui entrait par une fenêtre qui l’avait gonflé… ou autre chose ? Il s’approcha discrètement, l’ouvrit et tomba sur son ami comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
— Quelle allure. Tu as une mine terrible, remarqua-t-il.
Ingres se dégagea du rideau qui l’enveloppait et demanda :
— Quel est le but de ta visite ?
— Je voulais m’assurer que tu étais toujours en vie, répondit Delécluze. Qu’y a-t-il ? Tu ne réponds pas au courrier, tu ne reçois personne. Que t’est-il arrivé, cette fois ? J’ai beaucoup de choses à te raconter qui vont t’intéresser.
— Laisse-moi tranquille, rétorqua-t-il, tu ne m’apportes jamais de bonnes nouvelles.
Il poussa un soupir et se laissa tomber sur le canapé.
— Tu es impossible. Tu as pensé à ce que tu ferais sans moi ? Je t’obtiens des commandes pour que tu continues à travailler. Écoute, tu as vraiment une mine terrible… répéta Delécluze. Et tu n’as pas d’autres caleçons ?
L’autre le regarda d’un air furieux et cria :
— Toi ! C’est toi le responsable de tout ce qui m’arrive ! Tu me rends malade. Tu me trouves des travaux impossibles. J’ai honoré la dernière commande. Je lui ai consacré du temps et une partie de ce qu’il me reste de vie. Je me suis battu avec ces figures que tu connais si bien pour les animer. Je les ai fait danser, bouger, se tordre en équilibre instable et pourtant, je n’ai pas réussi à leur insuffler de la vie, à faire en sorte qu’elles et le lieu auquel elles appartiennent soient suffisamment crédibles pour survivre et nous faire survivre, nous qui croyions encore en leurs possibilités. Tu sais où se trouve le tableau. En ce qui me concerne, j’ai fini. Je n’ai pas la moindre intention de l’achever. Et je ne tolérerai aucun reproche…
— Tu n’aurais pas dû choisir un aussi grand format ! répliqua Delécluze, maintenant irrité et las de ces impertinences.
Ingres se tut. Il ne savait pas très bien si son ami était ironique ou s’il était finalement parvenu à le mettre en colère, l’ayant provoqué depuis que celui-ci l’avait surpris dans sa cachette. Il pencha la tête sur la poitrine et joignit ses mains avec force sur son ventre. Enfin, il leva la tête et osa le regarder en face.
— Je suis perdu, cher ami, dit-il. Et une grande partie de la faute en revient à ce tableau que tu m’as proposé et auquel j’ai consacré tellement de temps. J’ai tenté de représenter le paradis, la seule chose dont je peux rêver maintenant que me voilà parvenu au terme de mon existence. J’ai lutté pour lui donner une forme, et cela m’a montré ce que j’aurais dû savoir depuis longtemps : que je l’ai perdu pour toujours. Ainsi, en le contemplant tous les jours, j’ai été envahi par une immense mélancolie dont je ne parviens pas à me défaire. J’ai perdu le paradis, l’enfance, le désir, et ne les retrouverai jamais. C’est là le seul sens que cela a eu pour moi de le peindre, m’en rendre compte. Et comme l’âge d’or ne reviendra jamais, je n’ai aucune intention de l’achever. Je suis désolé.
— Mais tu sais quel enthousiasme il a soulevé, comme il rend bien dans cette salle si théâtrale, si scénographique ? Tout Paris vient le voir.
— Mon cher, tu devrais savoir qu’à ce stade de ma vie, je déteste la peinture décorative.
Ce commentaire fermait la porte à toute discussion. Ils décidèrent donc de s’asseoir à table pour boire un peu de café. La cafetière était glacée. Delécluze lui demanda alors affectueusement :
— Il t’arrive de manger ?
— Non. Mais je suis ravi que tu sois venu, répondit-il, et il lui frôla la main qui était appuyée sur la table. Parle-moi de Paris. Dis-moi, comment est-elle ?
— Ennuyeuse, comme toujours. Il y a néanmoins de la nouveauté, tu sais que la version française d’Orphée va être remontée ? Nous pourrions y aller.
Delécluze savait parfaitement que son ami ne résisterait pas à ce genre de proposition : il adorait la musique.
— D’accord, j’irai. Il y aura des gens connus et je pourrai revoir les amis. Raconte-m’en plus. Parle-moi de mon œuvre. Que dit-on d’elle, de moi, en ville ?
Delécluze se redressa en imitant Ingres, et il commença son récit :
— Eh bien, on sait que tu ne sors pas de chez toi depuis des mois et l’on est très surpris. Les plus bienveillants pensent que tu prépares quelque chose de nouveau, que tu dissimules un secret exceptionnel et que tu ne veux le montrer à personne. Ceux qui t’apprécient moins, que tu restes enfermé parce que tu ne sais plus quoi peindre.
— Et toi, qu’en penses-tu ?
— Pour moi, peu importe ce que tu fais. Mais j’aimerais que tu poursuives ton travail. Tu es le meilleur.
Ces paroles lui plurent, le réconfortèrent. Il ressentit une certaine chaleur intérieure qui l’encouragea.
— Raconte-moi, que fait le comte Duchatel ? Mon travail lui a-t-il plu ? Est-il content de mon tableau ? Ou le nu lui a-t-il déplu à lui aussi ? Le contemple-t-il avec désir ? Raconte-moi, où l’a-t-il mis ? Comment est le tableau ?
— Le comte est ravi, dit Delécluze. Il adore cette femme, enfin, cette nymphe, comme tu dirais pour me corriger. Le Tout-Paris contemple le tableau avec enthousiasme lors des fêtes et des réceptions qu’il donne à son domicile. Même si, même si…
Il regretta d’avoir prononcé ces derniers mots, mais il était trop tard.
Ingres s’en rendit compte, et lui demanda aussitôt :
— Que se passe-t-il ? Qu’ont-ils fait cette fois ? Qu’ontils fait de mon œuvre ?
— Eh bien, le comte a placé le tableau dans un endroit exceptionnel, le meilleur de la maison. Mais… mais il l’a entouré de plantes et d’une petite fontaine, tu sais, pour rappeler que c’est une nymphe… mieux, une naïade.
Ingres n’en croyait pas ses oreilles. Il se demanda comment il avait pu consacrer autant de temps à ce tableau pour qu’il finisse ainsi : entouré de lui-même. Il l’avait repris trente ans après l’avoir commencé et, s’il était parvenu à l’achever, c’était parce qu’il lui rappelait ses années de jeunesse, pleines de promesses et de désirs. Une femme nue très belle, à la verticale, une cruche entre les mains ; il avait toujours pensé que c’était la plus grande réussite du tableau, le souvenir du monde classique. Et maintenant il était encadré par des plantes et une fontaine, comme s’il n’évoquait plus le son de l’eau, l’odeur de la terre et l’humidité des plantes.
— Satané marché ! s’exclama-t-il, donnant un coup de poing sur la table qui eut pour effet de renverser le café sur la nappe.
Il maudit la soumission au goût général, à la bourgeoisie, à tous ces gens qui aimaient remplir leurs maisons avec de la peinture uniquement pour étaler leur pouvoir.
Il était de nouveau en proie à l’abattement. Il décida qu’il n’irait pas au concert et ne sortirait pas de chez lui.
— C’est fini, j’en ai assez, je n’en peux plus. Ne viens pas me chercher. Je ne compte pas aller écouter Orphée.
Delécluze feignit d’être très vexé. Il prit congé rapidement et claqua la porte en partant. Mais comme il le connaissait bien, il savait que la réaction irritée de son ami finirait par lui donner des remords et que cette colère lui passerait comme les autres. Il avait joué son rôle et il était parvenu à le faire sortir de chez lui. Son ami était habité par la passion et maintenant, convaincu qu’elle avait définitivement disparu, il avait de plus en plus de mal à s’adapter au monde. Mais il changerait d’avis, il changerait, même s’il allait devoir l’aider, comme toujours.
Ingres se retrouva à nouveau seul chez lui. Il reconnut qu’il aimait beaucoup Delécluze, et que celui-ci avait presque toujours raison. La vie avait passé et ils avaient bataillé contre elle, ensemble. Leur relation avait commencé par une grande amitié. Un jour, Delécluze avait proposé à Ingres de l’aider et de devenir son secrétaire, une façon d’être plus près de lui. Il n’était pas particulièrement brillant mais savait toujours comment se comporter avec le peintre, surtout quand celui-ci avait besoin de lui. De surcroît, une raison présidait à leur relation : il n’avait aucun rapport avec le monde de l’art. Cela le rendait beaucoup plus réaliste et aidait grandement l’artiste. Et il avait une nouvelle fois bien cerné la situation : c’était le moment de sortir dans la rue, à Paris, de partir à la recherche d’allez savoir quoi.
Il demanda donc qu’on lui rapportât du linge propre et choisit une autre robe de chambre, la bleue. Il allait commencer progressivement, sans hâte, avec peu de couleurs. La robe de chambre lui plaisait grâce au dragon rouge qui s’étalait dans son dos avec une queue qui se déployait en formant des spirales et des boucles. Au Japon, lui avait-on dit, les dragons symbolisaient la transformation. La mort, aussi. Il songea qu’il aimerait ressembler à l’une de ces belles femmes des gravures de l’Extrême-Orient, avec des socques qui le soulèveraient au-dessus du monde. Elles étaient également entourées par les saisons, comme lui maintenant. Sur les gravures, un léger détail indiquait toujours l’époque de l’année où évoluaient ces silhouettes si délicates. Des fleurs blanches, le printemps. Des feuilles d’érable, l’automne. De la neige, l’hiver. Des roses ou un éventail dans les mains, l’été. Il vit alors son reflet dans le miroir placé au-dessus de la cheminée. Lui, en robe de chambre, entouré des petites fleurs blanches printanières de sa rue, et il se plut à lui-même.
Enfin, il trouva les forces nécessaires pour sortir de la pièce. Il ouvrit la porte, franchit le seuil sur la pointe des pieds dans son peignoir bleu et la laissa ouverte derrière lui. Il sentit le bois sous ses pieds qui allaient nus depuis des mois. Il ne savait pas très bien dans quelle partie de la maison il irait, même s’il savait intérieurement où il devait aller. Aussi eut-il le vertige. Mais il avança. Pour arriver à son atelier, il devait remonter de longs couloirs. Il commença à chanceler dans l’obscurité. Son sens de l’équilibre avait également été bouleversé et il avait le sentiment que son corps, les tableaux et les meubles placés dans le couloir bougeaient en même temps que lui. Il tendit les bras et s’appuya fermement d’une main sur le mur de droite et de l’autre sur celui de gauche. Il ne pouvait avancer, même s’il le fallait. Il colla les orteils d’un pied derrière le talon de l’autre, et il se guida ainsi à travers l’étroit chemin, pas à pas, contact après contact, amarré au sol, en progressant. Peut-être, si quelqu’un l’avait pris par la main, serait-il allé plus vite.
Il ouvrit la porte, qui grinça, ce qu’elle ne faisait pas avant. Il flottait une forte odeur dans la pièce. Il approcha à tâtons, suivant un chemin qu’il connaissait bien et tira les rideaux des deux fenêtres les plus hautes. La lumière entra, violant l’espace. Tout était comme à l’accoutumée. Rien n’avait changé, à part lui. Il eut froid et peur.
Il parcourut les tableaux du regard. Il s’était rendu là parce qu’il avait besoin de revoir deux de ses œuvres préférées. Il les chercha. Il s’arrêta devant et les regarda attentivement, en prenant son temps. Il se rappela le temps qu’il avait consacré à tenter de faire surgir des femmes ordinaires, sans qu’on la perçoive au premier regard, juste en créant la sensation, une certaine spontanéité et que, de celle-ci, monte peu à peu une forte dimension charnelle. Et, très discrètement, il était parvenu à transformer ces bourgeoises anonymes en reines, à leur conférer la sensualité qu’on ne lui avait pas laissé donner aux déesses de ses tableaux mythologiques et historiques précédents. Mais maintenant, en les contemplant, il n’éprouvait rien : le désir avait disparu. Il décida de faire une nouvelle tentative. Il détourna le regard des portraits pour le laisser reposer et se fixa sur la lumière qui entrait par les fenêtres. Il s’y perdit pendant quelques secondes. Il réessaya, et reporta le regard sur les tableaux qu’il examina en détail. Mais il ne parvint qu’à se rappeler l’aspect charnel qu’il leur avait donné un jour. Ils étaient gelés à jamais.