Il avait la vanité de croire que les hommes ne l’aimaient pas, que les hommes ne le connaissaient pas.
Gustave Flaubert, Novembre
Je m’appelle Robert Lhomme et je suis propriétaire de supermarché. C’est ce qui me caractérise le mieux ou en fin de compte ce dont je veux que les générations futures se souviennent après ma mort. Je vis sur cette île depuis près de trois ans et, je tiens à ce que vous le sachiez, ce furent sans conteste les années les plus heureuses de ma vie. Je dis « sur cette île », dans la mesure où je ne sais pas où je me trouve exactement, mais selon mes calculs, il s’agit d’un îlot rocheux situé selon toute vraisemblance au sud des îles Gilbert de Micronésie. Je suis quasiment sûr que la plupart d’entre vous qui lisez aujourd’hui mon histoire n’avez aucune idée de cette mystérieuse région du monde, mais vous n’avez pas à en être gênés, puisque certains de mes collègues de Hamilton ne savaient même pas à combien s’élève la population australienne ou ignoraient que sur les îlots microscopiques de Moala poussent les noix de coco les plus savoureuses de la planète.
Je suis né à Wellington en Nouvelle-Zélande, il y a trente-sept ans, et j’y ai fait toute ma scolarité, avant que mon père ne trouve un travail dans une agence immobilière sordide de Hamilton, une ville paisible au nord du pays. C’est là que j’ai vécu jusqu’à ce que je me mette en route pour la Nouvelle-Guinée, un voyage qui, de fait, s’est arrêté à mi-chemin et a changé définitivement le cours de ma vie. La Nouvelle-Zélande est un beau pays, mais elle est très isolée et complètement coupée du reste du monde. Déjà tout jeune, je rêvais de me tailler en Europe ou, à la rigueur, en Asie du Sud-Est, dans un pays en pleine croissance. Or au moment du naufrage ce projet n’avait toujours pas pu voir le jour. Je vivais dans un sympathique appartement du centre-ville et je travaillais avec d’autres journalistes comme rédacteur à Nexus, une revue étudiante réputée. Un travail plutôt intéressant, qui n’avait pourtant pas imposé le silence à mes rêves de décrocher une carrière différente avec des appointements plus élevés. Mon salaire me permettait tout juste de payer mon loyer et de boire d’affilée autant de bières que je voulais au pub des Quarante-huit Lions, entouré de gens qui avaient accepté leur sort ; ils se sentaient même en sécurité et satisfaits de ce qui scandait leur vie, à savoir un travail, de l’alcool à volonté et du football le week-end.
Toutefois, même si je désirais ardemment m’évader dans un autre coin du monde, cette mission n’aurait pas pu prendre forme d’elle-même s’il n’était pas arrivé ce qui est arrivé, et cet événement qui sera perçu par la plupart comme une catastrophe représenta pour moi une indéniable bénédiction.
N’allons pas trop vite cependant, une aventure qu’on expose aux lecteurs avec une hâte superflue perd tout son sel, elle se vide de sa substance et je ne voudrais en aucun cas que ma propre histoire subisse un tel sort. C’est pourquoi j’aimerais au préalable aborder un autre sujet et parler plus précisément d’un arbre, le ponga mamaku, cette espèce de fougère géante qui a littéralement envahi tout l’arrière de l’île et dont la présence atteste en outre que je ne suis pas si éloigné qu’on pourrait le croire des mers de Nouvelle-Zélande, car c’est précisément sous de telles latitudes qu’on rencontre ces arbres ainsi appelés dans la langue maori. Lorsque je suis arrivé ici, je me souviens avoir poussé un soupir de soulagement quand je les aperçus : au moins, j’aurais de la fraîcheur et une végétation dense autour de moi ; mais par la suite – et encore maintenant –, tous ces pongas m’ont mis les nerfs à rude épreuve, d’autant plus qu’ils me bouchent la vue en direction de l’ouest, ce qui est inadmissible, voire impardonnable. Pour être plus clair, les mamakus atteignent jusqu’à vingt mètres de haut, surtout les noirs, et je ne vous cache pas que ces très vieux arbres, dont on estime que la vie remonte à quelques centaines de millions d’années, ont constitué mon unique nourriture durant les deux à trois mois qui ont suivi mon naufrage. Paradoxalement, sur l’autre moitié de l’île, c’est-à-dire au sud, là où se trouve désormais ma maison, il ne pousse aucun mamaku. Je ne peux pas m’expliquer ce phénomène qui me paraît trop suspect pour n’être qu’une simple coïncidence.
Hamilton n’est pas une ville affreuse, et pour quiconque s’accommode de l’idée que le but de la vie consiste à jouer au billard et à descendre des bières jusqu’à tomber ivre mort, elle représente certainement le paradis. En tout cas, on y mène une vie relativement respectable. Il y a le fleuve, des milliers d’étudiants qui entretiennent une joyeuse turbulence, de grandes places et le stade Waïkato, un véritable emblème pour tout le pays. Je dois dire toutefois qu’on croise aussi à Hamilton toute une panoplie de cinglés – il me faut préciser cela pour que vous ayez une image plus complète de la ville – la palme revenant à un énergumène qui déambule nuit et jour en serrant dans ses bras une botte d’oignons crus et en chantant l’hymne national polynésien.
On comprend donc aisément que j’aurais eu du mal à supporter longtemps cette situation, j’avais besoin de reprendre ma vie en main, car je l’avais négligée au profit de ce curieux mélange de distractions et de léthargie citadines, qui m’hypnotisait et me tenait cloué là. Plus les années passaient, plus le besoin de partir montait en moi, je me sentais comme ces jeunes campagnards immatures qui brûlent de désirs et étouffent sous le poids de ce qu’ils refoulent ; dès que l’occasion se présente, ils se précipitent loin de leur village pour adopter le rythme effréné d’une ville où ils finissent par trouver le bonheur, même s’ils n’arrivent jamais à se débarrasser de leur accent paysan, qui sonne encore pire à l’oreille que lorsqu’on se frotte la tête contre un vieux mamaku.
Et pourtant il s’en fallut de peu que mon voyage en Nouvelle-Guinée n’ait jamais lieu. Le directeur de la revue avait proposé à trois d’entre nous d’aller couvrir une affaire très sérieuse, la rébellion d’un groupe d’étudiants papouasiens, sur l’île de Motorina. Tel était du moins le projet initial, mais en définitive les deux collègues qui devaient voyager avec moi tombèrent malades et, au lieu d’annuler la mission, le directeur décida in extremis de m’envoyer seul sur place, parce qu’un reportage détaillé devait paraître coûte que coûte à ce sujet dans Nexus. Les choses se passèrent donc ainsi. D’une manière plutôt louche, à vrai dire, car au lieu d’emprunter l’un des nombreux avions qui desservent cette ligne, je me rendis d’abord en Australie où j’embarquai sur un cargo amarré à Bamaga, un port situé à l’extrême nord du pays. Je ne voudrais pas m’aventurer maintenant dans des explications a posteriori à propos de cette étrange décision du directeur de me faire gagner la Nouvelle-Guinée en cargo, d’autant plus que je ne sais pas pourquoi les choses se sont passées ainsi ; d’ailleurs, cela n’a aucune espèce d’importance, parce que seul compte ce qui a suivi, à savoir que le bateau en question commença à gîter fortement alors que nous nous trouvions déjà au milieu de l’océan et qu’il sombra peu après. Une chose dont je me souviendrai toute ma vie, c’est qu’au moment de cet événement tragique, je ne pus réfréner un fou rire, autant à cause du caractère hallucinant de ce qui m’arrivait qu’à cause de la tête épouvantée des marins du cargo, quand ils prirent conscience qu’ils seraient bientôt au menu des énormes poissons du Pacifique. Je ne me rappelle rien de précis, à part que le bateau commença à trembler comme si nous avions été surpris par un séisme au sommet d’un immeuble ; la mer était parfaitement calme, quelque chose clochait du côté des machines.
Soit dit en passant, les marins qui composaient l’équipage ressemblaient à une bande de loups de mer mafieux, avec le front couvert de points de suture et une haleine qui empestait l’alcool bon marché ; et tant que dura notre voyage, ils ne cessèrent d’aboyer contre l’armateur qui ne les avait pas payés depuis des mois et ils évoquaient sans arrêt quelques prostituées bien sous tout rapport originaires des Philippines. On nous rassembla sur le pont supérieur, le bateau penchait de plus en plus à tribord, jusqu’à se coucher au niveau de la mer, si bien que nous touchions l’eau ; nous n’étions pas nombreux, une quinzaine environ, on nous répartit dans trois canots et, avant d’être engloutis avec les tonnes de marchandises entassées sur le cargo, nous nous retrouvâmes éparpillés comme s’il s’agissait d’un jeu sur la mer d’Arafura, fourbus et désespérés, victimes de cet accident inexplicable dont je ne me rappelle rien, en dehors des grandes lignes que je suis en train de vous retracer. Je dus perdre connaissance à un moment donné. C’était comme si j’étais mort, en ce sens que lorsque je me réveillai sur les côtes de l’île, ma vie antérieure n’était qu’un lointain souvenir et le naufrage m’apparaissait alors comme une expérience qu’aurait vécue un autre homme, des années auparavant. Quand j’ouvris les yeux, j’éprouvai un extraordinaire sentiment d’euphorie, ce qui de toute évidence était lié à la température agréable, car l’air frais, accompagné juste ce qu’il fallait d’un petit souffle de chaleur, me caressait le visage et me confirmait que j’étais bien en vie. Des algues s’étaient collées sur mon corps, sur mon visage et même sur mes lèvres, mais cela ne me dérangeait pas : elles étaient douces et chaudes, qui plus est elles étaient délicieuses comme je le vérifierais par la suite.
J’avais été rejeté sur un rivage. Oui, sur un rivage, il n’y avait pas d’erreur possible, et n’importe quel poivrot attablé nuit et jour aux Quarante-huit Lions comprendrait cela : derrière moi l’océan, devant moi une plage et dans le fond, aussi loin que mes yeux pouvaient voir, une végétation très dense, des broussailles et des arbres géants. J’étais naufragé. Si dur que cela soit à admettre, jamais je ne me demandai ce qu’était devenu l’équipage ni même les passagers qui se trouvaient dans le canot avec moi, mais une chose était sûre, j’étais arrivé seul sur cette île. Après m’être traîné sur les genoux pour m’installer plus confortablement dans un coin où le sable était plus doux (sans m’être encore mis debout, car j’avais d’abord besoin de me ressaisir physiquement), ma première pensée alla à l’article pour le Nexus. De là où je me trouvais désormais, il me semblait impossible d’entrer en contact avec les étudiants papouasiens, du moins dans l’état de confusion mentale que j’éprouvais alors. Le directeur prendrait mal la nouvelle parce que la revue avait investi beaucoup d’argent pour m’envoyer en Nouvelle-Guinée ; et dans des conditions normales, j’aurais été tenu d’honorer mon engagement d’une manière ou d’une autre.
Je me levai et jetai un coup d’œil autour de moi. En dehors d’une impression plaisante de tournis, ni mon corps ni mon cerveau ne présentaient de symptômes inquiétants. Je vérifiai si j’étais blessé quelque part, non, j’étais sain et sauf, seuls mes vêtements étaient déchirés, mais cela ne me tracassa pas sur le moment. Je me remis debout en prenant fortement appui dans le sable et fis mon premier pas. Ce fut une sensation agréable. Il n’y avait rien d’effrayant, tout respirait la paix et la sérénité sous mes yeux, et ce tableau me rassura. Je fis un deuxième pas, puis un troisième, je me retrouvai finalement dans une zone où le sable était moins abondant, et j’avançai à tâtons sur le sol ferme, n’ayant plus sous les pieds les monticules dorés et humides du rivage. À première vue, l’île ne paraissait pas très étendue, sans être microscopique. Paradoxalement, dès le début, la sensation d’être encerclé par les eaux de l’océan ne me causa aucun effroi, ce qui, même plus tard, me fut d’un précieux soutien psychologique au cours de mes déplacements. J’étais épuisé. Le soleil était brûlant au-dessus de ma tête – on était en plein midi. J’allai un peu plus loin me mettre à l’ombre d’un arbre assez bas, dans une rangée clairsemée, orientée très exactement au nord-ouest, d’après ce que put déduire mon regard encore inexpérimenté. Je m’assis, la tête appuyée contre un tronc qui se révéla plus doux que je ne m’y attendais, ensuite je glissai sur le sol et sombrai dans le sommeil. À vrai dire, j’ignore combien de temps je restai endormi parce qu’à mon réveil, le soleil tapait de nouveau très fort au-dessus de moi – m’étais-je juste assoupi quelques heures ou avais-je dormi jusqu’au lendemain midi ? Je ne pus jamais élucider cette énigme.
Je n’avais pas d’autre choix que de procéder à la reconnaissance des lieux. Dès le début quelque chose m’avait frappé, car il ne s’agissait pas d’un détail insignifiant : même à l’œil nu, on pouvait voir nettement que l’île était en quelque sorte coupée en deux. Une partie occupée par la plage qu’un promeneur pouvait arpenter du matin au soir, sans autre obstacle devant lui que deux buissons assez bas et un arbuste isolé, puisque tout était recouvert de sable et de terre molle ; et une partie boisée, noyée dans les arbres, dans les fourrés et dans les herbes hautes.
L’exploration de la première partie de l’île ne présenta donc aucune difficulté ni imprévu. Je la parcourus de long en large, et la seule chose notable que je pus relever concernait la fermeté variable du sol ; la terre était également un peu plus humide par endroits, alors qu’ailleurs, je sentais sous mon pied nu une croûte presque rugueuse et inhospitalière. Désirant maintenir ma curiosité et mon impatience à leur niveau optimal, je décidai de remettre au lendemain mon exploration de la zone boisée. Durant tout l’après-midi et jusqu’à la tombée de la nuit, je déambulai tantôt vers le nord, sans m’aventurer dans la partie couverte de végétation, tantôt en direction de la plage, à la hauteur de l’endroit où j’avais été rejeté par le courant. Je n’eus aucune surprise, les apparences correspondaient à la réalité. La bande du littoral s’étendait jusqu’à une petite baie charmante que je découvris sur la droite, pendant que je sillonnais la plage d’un bout à l’autre de la côte ; là, je m’assis un moment sur les rochers et barbotai dans l’eau chaude. Je portais encore ce qui me restait de vêtements ; je compris aussitôt que c’était désormais ridicule et je les enlevai sans toutefois les jeter, car le tissu pourrait me rendre service plus tard. J’en fis une boule que je calai dans ma main gauche et continuai ma balade. Peu avant la tombée de la nuit, je pris conscience que je n’avais rien mangé, et pourtant je n’avais pas du tout faim, mon seul désir était de me laver, de plonger de nouveau dans l’eau et de décoller de ma peau ce qu’y avait laissé le naufrage, un naufrage qui, tout compte fait, n’avait pas été trop douloureux. C’est ce que je fis. Je retournai sur la côte qui se trouvait devant, du moins d’après mes estimations, et je plongeai dans l’eau. J’éprouvai une sensation délicieuse, un sentiment d’euphorie entièrement nouveau et bienvenu s’empara de tout mon corps. Je ressortis de la mer dans un état proche de la félicité, juste agacé par mes cheveux qui s’étaient collés sur mon visage et gouttaient sur mes épaules ; cela m’incommoda un peu – comment allais-je pouvoir m’en sortir ici, sans sèche-cheveux ?
Le soir, je retournai m’asseoir sous le même petit bosquet d’arbres peu épais – à titre d’information, je dois vous préciser qu’ils avaient poussé bizarrement les uns contre les autres, sans aucune autre trace de végétation à proximité – et je restai longtemps plongé dans mes réflexions. Mes premières pensées allèrent une fois de plus au directeur de la revue. Il serait certainement furieux que j’aie disparu de la circulation, sauf si quelqu’un l’avait informé du naufrage et que l’équipe du Nexus me croyait mort. Le cargo devait mettre le cap au nord-ouest, je me trouvais donc à coup sûr au nord-ouest – que s’était-il passé durant tout le temps où j’avais perdu connaissance avant d’échouer ici ? Ce furent mes premières questions, celles que tout homme qui se respecte doit se poser, même si elles étaient vouées à rester sans réponse. Juste avant de me rendormir, je repensai à Hamilton. À cette heure-là, le pub des Quarante-huit Lions devait être bondé, les habitués échangeaient probablement leurs affreuses blagues qui faisaient pourtant pouffer de rire tous les clients attablés devant leur verre. Peut-être avaient-ils entendu parler du naufrage et buvaient-ils du vin à ma santé, ou plutôt à ma mémoire, peut-être certains les arrêteraient-ils : « Attendez, on ne sait pas encore exactement ce qui s’est passé, on va peut-être le retrouver » ; ensuite, ils continueraient à boire en enchaînant des blagues toutes plus débiles les unes que les autres, avec un franc succès. Réflexion faite, c’était assez comique : j’avais passé ma vie à chercher le moyen de quitter cette ville étriquée mais sympathique et j’y étais parvenu par ce biais tout à fait inattendu. Je m’assoupis au milieu de ces cogitations. J’avais encore grand besoin de dormir ; même si je me sentais plutôt en forme, j’avais subi une épreuve qui dépassait l’entendement, et un naufragé doit avant tout veiller à bien prendre soin de lui ; aussi, après m’être repassé des images fugaces du but extraordinaire que Gregg Rosenthal avait marqué l’an dernier, lors du Championnat, je fermai les yeux, nu et heureux, sous la pleine lune qui s’enfonçait peu à peu dans le Pacifique.
Je me réveillai avec une forte envie de trouver quelque chose à manger. Malheureusement, je devais faire une croix définitive sur mes petits biscuits Tim Tam et imaginer une autre solution. Certes, j’avais l’obligation morale d’aller à la découverte de la forêt, mais à ce moment-là, la priorité était de me nourrir. Je devais trouver de quoi manger régulièrement sur cette île qui était désormais ma maison. Et comme vous l’avez bien compris, l’heure était venue pour moi d’apprendre à allumer un feu tout seul, car sans feu, ma bataille contre la nature serait très vite vouée à l’échec.
Je partis à la recherche de bois sec parmi les branches d’arbres les plus accessibles. Même si, comme je l’ai déjà mentionné, ils n’étaient pas nombreux, cela ne présenta aucune difficulté ; je cassai en deux une branche qui semblait parfaitement correspondre à ce dont j’avais besoin. Puis je descendis sur la plage où de nombreux roseaux poussaient au fond de la baie ; j’en cueillis un assez pointu pour pouvoir le placer à la base du foyer que je voulais construire.
Je l’emportai avec la branche que je cassai de nouveau en deux morceaux plus petits, je les installai sur le sol et commençai à exercer des frictions sur eux à l’aide du roseau. Aucun résultat. Je compris que pour lancer le feu, il me fallait aménager un petit nid au centre du foyer, sinon il ne se passerait rien. Je retournai arracher des feuilles sur les arbres, ce qui me prit au moins une heure – il n’y avait qu’un imbécile pour s’y prendre de la sorte – et quand j’eus terminé, je disposai les feuilles et des brindilles aussi minces que des copeaux à la base du foyer. Je repris alors mes mouvements de friction avec la pointe de mon roseau qui s’insérait maintenant mieux dans le nid de branchages. Je savais que ce ne serait pas facile, mais j’étais persuadé de réussir, et c’est ce qui se produisit enfin lorsqu’à mon grand soulagement, je vis jaillir les premières étincelles. Le feu était allumé, mais je n’avais rien à faire griller. Je courus vers l’arbre juste en face et tapai avec trois doigts sur la partie inférieure du tronc, comme quelqu’un qui frappe à une porte d’une main mal assurée. À certains endroits, l’écorce était très tendre et sentait bon. J’en découpai deux ou trois larges morceaux et revins vers mon foyer. Je les retournai au-dessus des petites flammes, en me brûlant presque les doigts. Lorsque la surface de l’écorce prit une couleur rouge doré, j’essayai de mordre dedans. Bon, je pouvais y arriver. J’en détachai une petite bouchée et une croûte tendre, presque cotonneuse, atterrit dans ma bouche. Le goût était indéfinissable, il faisait penser à un morceau de carton brûlé, d’un contact agréable au palais dans un premier temps, car la sensation initiale qui dominait était celle d’un aliment qu’on a fait griller, mais elle devint insupportable par la suite, lorsque j’atteignis l’intérieur qui avait entièrement la texture du bois.
Je ne pouvais pas reporter à plus tard mon exploration de l’arrière de l’île. Je me mis en route d’un pas lent et régulier, un petit vent agréable me caressait le corps quand j’arrivai au bout de la partie recouverte de sable, là où tout à coup le paysage se métamorphosait en un espace noyé sous des arbres tellement denses que je me sentis encerclé par les mamakus gigantesques, ayant perdu la sensation – voire l’illusion – de contrôler la situation, celle que j’éprouvais sur le devant de l’île qui ressemblait davantage à la plage exotique d’un complexe touristique.
Dès mon arrivée dans ce secteur, la déception l’emporta. La beauté de la nature était peut-être indéniable, mais je n’avais aucune visibilité et les petits sentiers impraticables, qui s’étaient creusés tout seuls entre les profondes racines des arbres, renforçaient mon impression d’insécurité, contrairement à la plage où, en quelques heures seulement, je m’étais senti chez moi. Je me blessai en butant contre des branches cassées, et les troncs d’arbre qui émergeaient de manière anarchique rendaient ma marche encore plus laborieuse. J’étais obligé de regarder sans cesse où je mettais les pieds, si bien que je finis par renoncer et je retournai, déçu, sur le sable. Il me faudrait trouver un meilleur moyen de me déplacer avec une plus grande liberté de mouvement dans la partie de l’île qui se trouvait en face.
Je regagnai ma petite baie et m’assis sur un rocher, face à la mer. J’eus beau scruter tous les points de l’horizon, je n’y décelai pas le moindre signe de terre ferme. Théoriquement, on aurait dû apercevoir quelque chose du côté des îles Marshall, ne serait-ce que la pointe de l’île de Bikini, au bout de l’atoll, mais rien ne venait interrompre la ligne étale et sereine des eaux bénies du Pacifique, à part un infime murmure à la surface, une succession de clapotis discrets qui attestaient de l’harmonie naturelle de cet écosystème. En contemplant la beauté indicible de cette uniformité liquide, je me rappelai soudain que la mer est peuplée de poissons. Et ce constat me déboussola complètement. En dehors des milliers d’espèces habituelles, évoluaient sûrement autour de moi des bancs innombrables de poissons de roche, de poulpes bleus, de poissons-chats, de calamars géants, même si depuis tous les accidents nucléaires qui avaient eu lieu dans la région, le bruit courait que les spécialistes jugeaient désormais cette zone de pêche très peu sûre. Mais combien d’inepties le cerveau humain est-il capable de gober ? C’est peut-être de cela que meurent les hommes, à force de se farcir le crâne de tout un tas d’idioties ; est-il pensable qu’un jour, notre vie puisse être menacée par un banc de crevettes radioactives ? Les poissons disposent d’un milieu qu’ils ont ingénieusement conçu pour assurer leur propre subsistance, grâce à la nature de l’eau dans laquelle ils se déplacent de manière étonnante, ils pensent et vivent avec une totale liberté qui symbolise la respiration universelle et une régularité sans contour précis. Dans les faits, quiconque critique et sous-estime les poissons – j’en connais beaucoup – n’a pas une image nette du monde et de son fonctionnement réel, il aurait tout intérêt à s’en retirer pour se faire soigner dans un établissement spécialisé.
L’après-midi de ce même jour, l’idée me traversa que des gens s’étaient peut-être réellement lancés à ma recherche. S’ils ne découvraient pas mon corps, ce qui logiquement ne devrait pas se produire puisque je me trouvais sur l’île, ils ne pourraient pas savoir avec certitude si j’avais fini au fond de l’océan, moyennant quoi il n’était pas impossible que surgisse tout à coup de derrière un rocher un commando néo-zélandais d’hommes-grenouilles venus me sauver de mon isolement.
Je me levai et fis une promenade agréable le long de la côte, en me dirigeant encore plus à l’ouest, c’est-à-dire en m’éloignant davantage de la baie – pour que vous compreniez un tant soit peu la forme de l’île, son pourtour dessinait un cercle parfait jusqu’à la partie nord ; puis quelque part vers le milieu et vers le sud (autant que je puisse me fier à mon sens de l’orientation, en prenant pour repère l’endroit où je me trouvais) commençait la zone de forêt qui s’étendait jusqu’aux côtes que je n’avais pas encore atteintes, à l’arrière de l’île. Cet après-midi-là, je marchai longtemps et lorsque la nuit commença à tomber, je trompai ma faim en mangeant encore quelques morceaux d’écorce. Cette fois, le feu s’alluma plus facilement et je le laissai se consumer tandis que je m’endormais sous la pleine lune, avec des millions de poissons dont les cœurs palpitaient dans l’obscurité pleine de quiétude.