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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

À Carole David pour ses conseils avisés.

I

GRÉGOIRE GÉRAUD ET ANTOINE TOULON, LES DÉTECTIVES PRIVÉS

Grégoire Géraud avait acheté son officine de détective privé dans les années 80, en mai 1981 exactement, il se souvenait de la date précise, puisqu’elle coïncidait avec l’élection de François Mitterrand, son champion d’alors. Il s’était consumé en de vagues études, faisant plusieurs premières années en fac à Rennes et à Nantes, mais n’en terminant aucune, plus préoccupé à l’époque par les plaisirs de la vie privée que par ceux de la vie professionnelle.

Il était tombé par hasard sur une annonce où l’on proposait un stage chez un détective privé au Croisic. Ce dernier, Romuald Couturier du Bois de Brenadan, issu d’une famille d’ancienne noblesse, ne trouva pas mieux que de mourir dans le mois qui suivit et sa famille proposa à Grégoire de reprendre le cabinet pour une somme symbolique. Ce fut donc tout à fait par hasard qu’il embrassa cette profession.

Les bureaux se situaient dans une maison bourgeoise, dans les vieux quartiers, du côté de la rue de la Petite Chambre où les témoignages du passé sont nombreux. Non loin, dans la rue du Pilori ou de Saint-Christophe, on rencontre encore des maisons à pans de bois. Cette ville le rassérénait, mélange de milieu marin par le port et le traict, avec possibilités de départ, et de milieu rural où les sentiers agricoles fleurissent encore, nombreux, où l’on peut se perdre sans être perdu.

Il entama son activité dans les années où les divorces commençaient à fleurir, comme si le socialisme, libéralisant notamment la télévision, libérait également les mœurs. Il surfa avantageusement sur la vague libertaire et les affaires devinrent bien vite florissantes. Il embaucha sans hésiter une secrétaire et il dégota un associé à qui il demanda une participation – ils entraient à parts égales dans l’affaire.

Antoine Toulon, l’associé en question, sortait d’une “crise de foi” et, de curé défroqué, il sauta à pieds joints dans la profession tant décriée de détective privé. Il y trouva paix et ravissement, le malheur des autres lui fit oublier le faux pas – il appelait ça le grand écart – qu’il avait commis avec – surtout contre – Dieu et, rapidement, il se demanda pourquoi il n’avait pas rompu ses vœux plus tôt. Il avait trouvé une location à Kervalet, un village paludier sur la commune de Batz-sur-Mer, et sa gentillesse plut immédiatement aux autochtones, ravis d’accueillir un nouvel habitant.

Il entama concomitamment une relation particulièrement amicale avec son mentor, Grégoire Géraud, qui lui apprit tout du métier, comme il l’avait appris lui-même sur le tas. Les deux collègues, compères, souvent complices, se complétaient à merveille et leurs deux personnalités si différentes intéressaient les clients qui devinrent de plus en plus nombreux et venaient de plus en plus loin.

L’officine se situait dans une rue discrète du Croisic et une petite plaque, tout aussi discrète, indiquait ce que l’on trouvait derrière la lourde porte en bois de chêne : une courette qui menait à des bureaux modernes et extrêmement vitrés. À droite, une sonnette et cette inscription : « Enquêtes et recherches en tous genres. »

Les clients étaient reçus par une secrétaire plus plus – Grégoire disait : XXL – Mérieux, dont le prénom, Martine, avait dû se perdre dans les arcanes de sa vie, au service de Grégoire Géraud et d’Antoine Toulon depuis les années prospères. Cette dernière était dotée d’un solide tempérament et d’une connaissance parfaite de tous les dossiers. C’est d’ailleurs elle qui gérait bon nombre de difficultés que les deux autres n’avaient pas le temps, ou l’envie, d’affronter.

Elle vivait à l’année dans le camping de la Pierre Longue, nommé ainsi à cause d’un menhir, prouvant une très ancienne occupation du site, non loin de la côte sauvage, dans un fourgon aménagé et n’aurait changé de logement pour rien au monde. Mirta, son “amie”, venait souvent la rejoindre, quand elle pouvait se libérer de son travail très prenant. Elle était restauratrice d’art à Quimper, dans une rue piétonne, tout près de la cathédrale. Elle disposait là d’un loft en location où elle passait le plus clair de son temps au grand dam de Mérieux qui souhaitait qu’elle se délocalise en Loire-Atlantique.

C’était l’époque où l’on débattait – se battait parfois – pour savoir si le 44 devait être rattaché à la Bretagne, ce qui se comprenait historiquement. On débattait – et se battait – également pour l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, les opposants et partisans avançant chacun des arguments « irréfutables ».

Ce fut donc dans ces milieux fortement identitaires et très attachés aux traditions, bretonnes notamment, aux terroirs et à la défense du patrimoine que… deux affaires, très différentes et étonnantes, occupèrent les détectives Grégoire Géraud et Antoine Toulon…

II

L’AFFAIRE DE GRÉGOIRE GÉRAUD

La Bretagne et la Loire-Atlantique n’avaient pas connu de telles intempéries depuis des lustres, contrairement à ce qu’en pensent bon nombre d’habitants d’autres régions, Paris dictant sa loi en la matière par le biais des présentateurs patentés, exerçant un véritable diktat en distribuant les bons et les mauvais points au gré de leur fantaisie. Une dépression en suivait une autre et même si elles avaient des prénoms charmants, Lulla, Anémone, Ruth, Qumeira, Dirk, Petra… elles laissaient des traces indélébiles sur leur passage. Chacune portait un nom qu’on pouvait acheter 200 ou 300 euros sur Internet. On choisissait ainsi à loisir sa dépression ou son anticyclone, suivant son humeur, pour le simple plaisir qu’il soit prononcé par les professionnels de la météo, bouche médiatique oblige… En Loire-Atlantique aussi, les tempêtes engendraient de gros dégâts et les inondations persistaient.

Luc Dalban s’écartait souvent du centre-ville pour découvrir son côté plus agreste, entre terre et mer, dans les anciennes zones de garennes où il regardait les rus grossir, prêts à déborder dans les rues. Mais il appréciait aussi de se retrouver dans les vieux quartiers de la station d’armateurs connue pour ses fameux “bouquets” – crevettes roses. Il habitait une petite maison en pierre dans la rue des Poilus, à proximité du Mont-Esprit et de la Chambre des Vases. Il s’agit d’un lieu constitué des dépôts de lests des navires marchands qui venaient charger le sel – important trafic à l’époque.

L’ambiance était humide, l’hiver tempétueux. Le trentenaire – trente-trois ans exactement – s’attendait à tout sauf à ce genre de missive. Il avait été destinataire d’un courrier étrange par lequel on lui demandait de se rendre au commissariat de Saint-Nazaire. Il serait reçu par le commandant Johnny Rosko, de la police judiciaire. Ce dernier officiait habituellement à Vannes, mais il effectuait un remplacement dans l’importante cité de constructions aéronautique et navale.

Il avait loué une maison aux environs du Croisic, voulant joindre l’utile à l’agréable. Il était d’abord passé par Assérac, puis il avait traversé Pont d’Armes et il était parvenu au début des Marais salants du MES. Il croisa là des échasses, des aigrettes, des hérons et des canards avec leur progéniture. Il observa un moulin à vent avec seulement une aile – sans elle, se dit-il, comment planer ?

Il parvint sans encombre à Saint-Molf, un village rural. Trégate – lieu de sa location – marque le début des villages paludiers. Il découvrit des ruelles et des venelles étroites, encombrées de végétation, des maisons recroquevillées les unes contre les autres pour se protéger du vent.

Kervalet annonce Batz-sur-Mer. Il gravite autour d’un calvaire. Il kiffa particulièrement une maison en pierre flanquée d’un escalier extérieur, trouée d’ouvertures au bois peint en rouge. Il nota la flore : des rosiers, du lierre, des trémières, différentes fleurs sauvages. Devant les marais, l’adjudant Péchin – son guide – lui montra la contrée, l’église Saint-Guénolé de Batz, celle du Croisic, son traict – bras de mer – et sa pointe. Il n’osa pas lui dire qu’il connaissait déjà. Il embrassa le panorama du regard et se dit qu’il allait passer ici un bon moment.

Batz-sur-Mer s’était mis sur son trente et un pour l’accueillir, la commune avait orné le premier rondpoint d’immenses pots de fleurs multicolores. Ils roulèrent dans la rue principale où il nota, de part et d’autre, des vieilles maisons hautes en pierre, et parvinrent sur la place pavée tout autour de l’église. Ce jour-là, il trouva la ville particulièrement fleurie et très active. Elle était ouverte naturellement sur la mer avec diverses activités autour du sel, comme la grande voisine : Guérande.

Le Croisic, à bout touchant, quant à elle, est une station d’armateurs. Le vieux quartier possède encore de nombreux témoignages du passé, mais ils ne parviennent pas à voler la vedette aux coquillages et crustacés qui font la réputation de la ville. La plage de Port Lin, avec ses petites criques entourées de rochers et ses belles villas en front de mer, apportent un dépaysement total.

Rosko se familiarisa rapidement avec les lieux : gendarmerie, jardin du mont Saint-Esprit, le port de plaisance et de pêche, notamment celle des éperlans proposés dans les restaurants du front de mer, les chantiers navals, les ateliers de peintres inspirés par la beauté des paysages, le chant des mouettes qui vous saute immédiatement aux oreilles, l’esplanade du sous-amiral Thoby.

Luc Dalban avait téléphoné, mais évidemment, on ne lui avait donné aucun renseignement complémentaire. Dans ces cas-là, les forces de l’ordre sont dans la retenue et ils ne lâchent les informations qu’au compte-gouttes.

III

Ce matin-là, Luc Dalban se leva comme d’habitude, une boule d’angoisse à l’estomac, embrassa Mathilda qui restait en général au lit une heure après lui. Il se rendait aux toilettes, mais ne se regardait jamais dans le miroir avant de se trouver présentable à lui-même. C’était un préalable auquel il préférait ne pas déroger – l’intégrité de son aspect physique lui importait plus que tout. Il prépara le petit-déjeuner, se prit les pieds dans le tapis, se trompa de dentifrice, mit une jambe de pantalon à l’envers, s’emmêla dans ses vêtements, fit tomber une tartine beurrée – du mauvais côté évidemment – etc. Comme d’habitude, tout allait de travers, mais d’habitude, ça avait tendance à s’arranger, tandis que ce matin-là, rien à faire, il régnait comme une ambiance maussade, du collant insidieux. Luc Dalban était plutôt du genre mélancolique, atteint le plus souvent de spleen, mais ce pessimiste gai avait l’art de passer entre les gouttes et de redresser les choses qui allaient de travers pour lui.

C’était un contemplatif, restaurateur d’œuvres d’art, artiste lui-même, qui passait des heures dans son atelier, soit pour la restauration soit pour son loisir favori. Une partie de son temps libre était consacrée à la peinture. Il peignait essentiellement des mains. Les mains le fascinaient, et ce depuis son plus jeune âge. Ses amis lui demandaient souvent pourquoi, mais il ne pouvait pas répondre à cette question, comme si la réponse avait nécessité trop de vaines réflexions.

Il ne se fixait jamais d’objectif, préférant laisser libre cours aux événements ; « ce qui doit arriver finit par arriver. » Il croyait donc à une certaine destinée, mais n’y mêlait que la nature et non Dieu qu’il n’avait jamais réussi à croiser. Un autre trait de son caractère : il n’était sûr de rien, doutait continuellement de tout et de lui surtout, incapable, la plupart du temps, de prendre une décision. Tout choix lui était douloureux. En outre, il se pensait dépourvu de talent et passait sa vie en recherches sur le mélange de couleurs et en essais de différentes techniques picturales.

II avait reçu un appel : inutile de se déplacer à Saint-Nazaire, il serait reçu à la gendarmerie du Croisic, rue Henri Becquerel. Ce matin-là donc, il avait rendez-vous avec le Vannetais Rosko qui s’était délocalisé ; il allait enfin tirer cette affaire au clair. Ce ne devait pas être bien grave, il n’avait, à sa connaissance, commis aucune infraction, aucun délit de quelconque nature, non vraiment, il ne voyait pas ce qu’on lui voulait. Il fit appel à sa mémoire, mais il n’avait jamais eu affaire à la police, ayant mené auprès de Sabrine, une existence sans grand intérêt certes, mais la plupart du temps de tout repos. Mathilda, rencontrée il y avait quelques mois, semblait se situer dans le continuum. « Auprès d’elle », se dit-il, « rien qui puisse engendrer une forfaiture quelconque. » Il avait beau imaginer le pire – par tempérament, il préférait l’imaginer afin d’être le moins déçu possible ; le meilleur constituant alors un bonus imprévu – il ne trouva aucune raison pour relever d’un interrogatoire policier.

En introduisant la clef dans le contact, il se dit que sa voiture, une Toyota Yaris, n’allait pas démarrer, il voulait humer une nouvelle fois les odeurs de la côte sauvage, avant son rendez-vous. Heureusement, l’auto lui obéit au doigt et à l’œil et c’est l’esprit, sinon guilleret du moins dégagé – il pensa désencombré – qu’il longea la mer avant de parcourir les rues de la ville ; son véhicule connaissait aussi bien le trajet que lui.

Le Croisic est “la” ville… Elle recèle de l’urbain et du rural en un mélange propice, il avait coutume de l’appeler “sa” capitale. Résolument tournée vers la mer, elle appelle à toutes les audaces, à tous les départs, offrant la possibilité à tout moment de larguer les amarres et d’aller voir ailleurs. Si bien qu’on n’en part jamais totalement, on y revient toujours. Elle emprisonne même ceux qui rêvent de liberté. Toutes ses rues mènent au port et cette activité qui lui apporta bien des richesses s’est désormais quelque peu transformée, mais elle reste lucrative, notamment par le biais des plaisanciers qui, nombreux, ont adopté cette ville comme port d’attache.

Le Croisic fait partie, comme Batz-sur-Mer, sa voisine, des petites cités de caractère ; elle est station balnéaire. Les visiteurs apprécient spécialement son charme et y trouvent un lieu de détente particulièrement déstressant. Ses atouts vont croissant et attirent une pléthore de nouveaux résidants, des retraités mais aussi des actifs attirés par un certain art de vivre. Luc Dalban allait souvent sur le port pêcher des éperlans et se concoctait des fritures qu’adorait Mathilda.

Ce dernier voulut allumer machinalement une cigarette mais il se rappela qu’il avait arrêté de fumer depuis deux mois et qu’il en était désormais à la cigarette électronique qu’il oubliait de recharger. Cette fois, la batterie l’était et il vapota donc fébrilement jusqu’à destination, se promettant d’arrêter cette nouvelle addiction dès que possible.

IV

Quand il vit le gris sale des locaux, la mélancolie le reprit et lui jeta une chape sur les épaules, l’extérieur déjà lui pesait, l’enfermait – de tels bâtiments existent encore ! – mais il devait passer outre. Neuf heures pétantes ne sont pas à proprement parler le moment propice pour convoquer les gens. À cette heure-là, l’insomniaque – depuis tout le temps, il avait des problèmes de sommeil – émerge à peine. Il n’est pas encore animé, doit se roder, faire chauffer le diesel, prendre du café, une clope – non, plus maintenant – bref, il n’est pas en état de marche. Peut-être aurait-il dû repousser la date de l’audition, on ne lui avait rien précisé sur le courrier ni au téléphone, on lui demandait simplement de « passer à la gendarmerie… rue Henri Becquerel, dès que possible ». Il avait donc pris l’initiative de la date, mais point de l’heure du rendez-vous.

Le préposé en uniforme, qui le reçut, guindé derrière la banque d’accueil dans la première pièce, était aussi sympathique qu’un phasme et ça lui cloua le cœur qu’on montre aussi peu d’intérêt à ceux que l’on reçoit. C’était une salle assez haute de plafond, sans autre décoration qu’un guéridon oùdécrépissait un végétal appelé à ses débuts « plante verte ». Ayant opté pour une couleur défraîchie, voire indéterminée, elle se détachait à peine sur le mur dégueulant de peinture écaillée. Le soleil peu amène en ces lieux avait lui-même renoncé à enjoliver les locaux.

L’homme – il fallait bien l’appeler ainsi – condescendit à lui présenter une chaise du menton en lui intimant « d’attendre ici », on allait venir le chercher. On ne vint pas le chercher tout de suite et il eut le temps d’admirer le reste de la pièce décorée d’une pauvre tapisserie miteuse, n’inspirant pas l’allégresse. Il entendit régulièrement divers bruits de gendarmerie qui n’incitent ni à l’espoir ni à l’optimisme. Il saisit notamment une conversation jaillissant d’un bureau voisin :

— Putain de merde ! Fais chier !

Il ne voyait pas de qui émanait tous ces noms d’oiseaux, mais ils fusaient à foison…

— Qu’est-ce t’as encore, Lorédon ?

— Ces empaffés d’ordures de mes deux ont piqué ma bagnole.

— T’étais garé où ?

— Ici, à deux pas de l’évêché.

— J’te dis, on est sûr nulle part. Remarque, on n’a pas à se plaindre, t’as qu’à voir à Marseille ou en banlieue…

Luc Dalban entrevit Marseille quelques secondes et la dernière fois où il s’y était aventuré ; on lui avait proposé au moins dix fois du crack, de l’héro, des amphèts, et il avait dû presque se battre pour se sortir d’une mêlée. Là-bas, les cités ne sont pas à la périphérie, mais au centre de la ville, en plein cœur, et personne ne peut échapper à ses tentacules. Il pensa aussi à ces vers, « la garde qui veille aux barrières du Louvre n’en défend point nos rois » ; un flic peut être victime d’un vol ou d’un assassinat et un médecin peut tomber malade, tandis que le cordonnier est souvent mal chaussé.

Voilà à quoi il pensait pendant l’attente qui devait participer au traitement du patient, car Luc Dalban avait regardé vingt fois sa montre et il n’y avait guère que la trotteuse qui bousculait un peu le temps. Une heure plus tard, il attendait toujours.

À ce moment, un lieutenant se présenta : « Lieutenant Julien Destrac » – grand, légèrement voûté, mais au visage avenant, heureusement ils ne sont pas tous pareils – venant le tirer de sa rêverie.

— Veuillez me suivre !

V

Le commandant en personne vint le chercher à la porte de la pièce relativement claire pour ces lieux de perdition, Luc Dalban remarqua chez lui une légère claudication. Il s’était assommé en plongeant dans une piscine, sa tête heurtant lourdement le bord en granit. Il était resté longtemps dans le coma et n’avait dû sa reprise d’esprit et de son travail qu’à sa robuste constitution. C’était un sportif accompli qui brillait en athlétisme – course de demi-fond – au niveau régional. Il se comparait souvent à son idole, Grand corps malade, qu’il vénérait au-delà du raisonnable, un vrai fan qui collectionnait à peu près tout concernant l’artiste. Il était allé le voir une vingtaine de fois en concert. On le surnommait le diable boiteux en référence à Talleyrand, car il exprimait souvent des remarques cinglantes frappées au coin du bon sens. D’après les lois de l’onomastique, il était originaire de Roscoff et son père avait fait partie des Johnnies – d’où son prénom Johnny – ces Bretons au caractère trempé à l’eau de mer qui allaient vendre leur production d’oignons, chaque année en août, outre-Manche. Le fils avait hérité d’un tempérament déterminé, parfois borné aux dires de ses collègues, mais d’une droiture irréprochable et d’une intégrité immarcescible.

Rosko retourna s’asseoir derrière le bureau et leva à peine les yeux de ses dossiers qui encombraient le meuble Art déco, joua avec un trombone et fit une moue que Luc Dalban ne sut pas interpréter. L’accompagnateur zélé, après lui avoir tendu un fauteuil en osier, alla s’installer dans le fond, à un petit bureau, derrière le clavier d’un ordinateur.

Au bout de quelques minutes, le commandant daigna enfin s’adresser au visiteur. Il aimait ainsi laisser languir les gens pour les déstabiliser. Cette fois, il n’en était rien, il ne savait trop par quel bout prendre le trentenaire au visage bienveillant. Il fit donc semblant, accompli dans un rôle inhabituel.

— Ah, monsieur Dalban, content de vous rencontrer… Asseyez-vous !

Il n’avait pas remarqué qu’il l’était déjà. Il se releva, fit le tour du bureau et lui tendit une poignée de main chaleureuse. Il avait oublié aussi qu’il était allé le chercher à la porte. Luc Dalban était perdu dans cet étalage de convenances, de politesses outrancières, il était à la merci du policier sans possibilité de réaction sensée. Il ne pouvait pas savoir que Rosko le traitait plus comme un innocent qu’un suspect.

— Ce que j’ai à vous dire… Il regarda son lieutenant, comme si les mots étaient difficiles à sortir… On a retrouvé des ossements, un squelette entier assez bien conservé si l’on peut dire, un bracelet en or gravé avec des initiales HD… On peut penser qu’ils appartiennent à votre mère : Hélène Dalban. Le corps était coincé dans des racines et a séjourné tout ce temps dans la mare des Pierres Blanches que vous connaissez sans doute mieux que moi – Il arrivait en effet sur le secteur avec son fidèle lieutenant et on les hébergeait pour un temps à la gendarmerie du Croisic – Il ne vous aura pas échappé que la grosse dépression perdure et c’est ce qui a fait remonter le corps à la surface, les trombes d’eau ont tout chamboulé. Un joggeur nous a alertés.

Une fois sa tirade terminée, il se recula dans son fauteuil. Il avait dit tout cela sur un ton rapide et monocorde, comme s’il voulait se libérer d’une corvée. Le lieutenant Destrac n’était pas habitué à cette forme de discours de la part de son boss.

En face, la révélation macabre fit des dégâts. Il est des fois où des pans entiers de vie et de certitudes s’écroulent sans que l’on puisse un quelconque mouvement pour les en empêcher. Luc Dalban était dans cet état-là après que ce commandant lui eut asséné ces mots déchirants, perforateurs, de façon anodine, prononcés sur un ton badin, tellement professionnel. Il ne savait à quel moment il avait décroché, mais il avait bel et bien essayé de fuir très vite vers d’autres rives de son subconscient.

L’interpellé se recula aussi dans le fauteuil, comme pour se protéger. Son esprit travailla en une fraction de seconde. Il n’avait jamais connu sa mère – ou très peu, elle était morte alors qu’il avait six mois, donc peu de souvenirs – ni son père d’ailleurs ; ses grands-parents, qui l’avaient élevé, avaient toujours affirmé qu’ils étaient morts dans un accident de voiture. Il y avait d’ailleurs une plaque qui commémorait l’anniversaire de leur mort au cimetière du Pouliguen – près de l’avenue de l’Océan. Il s’y rendait plusieurs fois par an. Il se rendit compte après coup que ce grouillot lui annonçait qu’on venait ni plus ni moins de retrouver les restes de sa mère. Celle qu’il venait précisément prier devant la dalle de marbre, c’était dans l’ordre des choses, son ordre à lui, son deuil était fait depuis longtemps. Mais voilà qui changeait toute la donne !

Il était resté interdit, ce que venait de lui apprendre le commandant Rosko était si gros qu’il n’y croyait pas, c’est ce qu’il signifia au fâcheux policier. Ce dernier prit toutes les précautions d’usage, voyant qu’il l’avait touché.

— Vous avez raison, restons prudents… Mais je tenais tout de même à vous avertir de cette possibilité… Je sais combien il est difficile…

Johnny Rosko, donc originaire de Roscoff comme il se doit, avait été élevé dans la rudesse de cœur et d’esprit, mais aussi dans une certaine droiture. Cependant, l’une de ses sœurs n’avait pas supporté cette rudesse et s’était suicidée, il savait donc combien il est difficile d’accomplir un deuil familial.

Après un temps de silence, il reprit :

— Des tests ADN ont été effectués, on n’aura les résultats que tardivement, étant donné les circonstances… Il s’agit de l’ADN mitochondrial qu’on trouve dans la moelle des os et les bulbes des cheveux, ceux-ci sont imputrescibles. Mais en attendant les résultats, vous aviez le droit de savoir…

Il expliqua en complément que le cheveu est utilisé par les chercheurs parce que l’empreinte génétique est inscrite de façon indélébile dans son bulbe. Luc Dalban ne l’écouta que distraitement lorsqu’il relata quelques anecdotes :

— On a retrouvé des traces de cocaïne dans une momie péruvienne vieille de 4 000 ans et on a réussi à prouver, 3 000 ans après sa mort, que Ramsès II était roux.

Mais Luc Dalban avait intégré sinon digéré les informations précédentes. Après tout, sa mère restait morte, il n’était pas étonnant qu’on n’ait retrouvé ses restes qu’une trentaine d’années après. Même si ses grands-parents allaient devoir lui expliquer pourquoi, une fois par an, à la Toussaint, ils se rendaient sur la tombe de leur fille.

Le flic poursuivit :

— Donc les restes de votre mère ont sans doute été retrouvés, et je dois vous raconter une histoire que vous n’avez certainement pas connue et que j’ai retracée grâce à nos archives…

Il montrait un épais dossier dans une chemise cartonnée bleu nuit.

Cette fois, l’huile oratoire avait fait son office, le discours du flic glissait parfaitement depuis ses conduits auditifs jusqu’à ses cerveaux.

Luc Dalban prit une profonde inspiration, comme si c’était à lui qu’incombait de poursuivre la narration, une sourde angoisse s’insinua dans ses pores sans qu’il puisse rien pour la refouler. Maintenant, il s’attendait au pire et il ne fallait pas compter sur ce policier pour le ménager. Il n’était pas là pour ça.

— Vous avez quel âge ?

— Presque trente-trois…

— Il y a une trentaine d’années, une affaire sordide s’est produite ici, dans la campagne croisicaise. Une femme a disparu et on ne l’a jamais retrouvée. Ce que l’on a retrouvé, en revanche, c’est un petit garçon, plutôt un bébé d’environ six mois. Dans un champ d’herbe et de fleurs, ici sur la commune, face à la côte sauvage, mais on ne peut pas à proprement parler de poésie.

Luc avait pâli. Se pouvait-il que ce soit lui ? Il voulait poser la question, mais son interlocuteur l’en dissuada de la main.

— Le bébé a grandi – le policier le regarda fixement – sans sa mère, bien évidemment. Je ne vous ai pas encore tout dit…

Pourtant, Luc Dalban en avait déjà entendu suffisamment, sans aucun doute, le flic parlait bien de lui.

Comment allait-il se reconstruire avec ces nouveaux éléments à charge que ses grands-parents lui avaient cachés, même si c’était sans doute par amour ? Il n’était plus sûr que de cela et encore… mais il en avait besoin pour sa résilience.

L’autre, en face, ne donnait pas dans la demimesure, il était passé outre depuis longtemps.

— Vous imaginez bien qu’une autopsie a été réalisée… fit Rosko, impitoyable.

— Et ?

— Et… le médecin légiste n’est sûr de rien, mais l’os hyoïde – Luc Dalban traduisit pour lui-même : la pomme d’Adam – je vous épargne les détails, mais certains indices laissent à penser… qu’elle a été assassinée !

Il existe des mots qui restent très longtemps collés aux tympans tels des acouphènes retors, le cerveau voulant les fixer à jamais. Ceux-là résonnèrent en Luc Dalban de toute leur force, comme le marteau sur l’enclume.

L’image lui vint, à cause sans doute de son métier d’artiste et de restaurateur. Il vivait difficilement de son métier, encore moins de son art, mais ses grands-parents l’avaient aidé à s’installer et puis il y avait eu ce mécène…

Un riche Américain était passé un jour dans son atelier et il avait acheté tous ses tableaux.

— J’emmènerai quelqu’un tous les ans chercher vos nouvelles productions, j’en achèterai une partie. Luc avait renâclé pour la forme, mais les affaires n’étaient guère florissantes et c’était une telle manne financière qu’il avait fini par accepter. Maintenant qu’il y pensait, ça lui parut encore plus bizarre, mais après tout, qu’il y ait des gens qui soutiennent les artistes… Aurait-il un jour à le regretter ?

Il demanda d’une toute petite voix, quand il redescendit dans l’arène, lui taureau blessé en proie aux assauts répétés de ce toréador impitoyable :

— Comment ?

Il entendit vaguement la réponse :

— Possiblement étranglée…

C’était beaucoup pour une seule fois, le commandant voulut le rassurer par quelques phrases lénifiantes, mais il ne parvint à rien et laissa partir sa victime, ils se reverraient plus tard.

VI

Luc Dalban était ressorti de la gendarmerie tout chiffonné. Il avait laissé son véhicule garé et, dans un premier temps, il avait erré dans les rues du Croisic, ne voulant rencontrer personne de connu ; quand il en avisait un qu’il allait croiser, il changeait de trottoir. Il voulait également retarder le plus possible le retour à la maison, comme si ses choses habituelles étaient devenues des ennemies, elles aussi. Il arpenta la ville, de la gendarmerie au port, une bonne dizaine de fois et rien ne venait dans son esprit qui, à force de tourner et retourner le problème, finit par sombrer dans un semblant de folie. Tout revenait en boucle, dans un sens puis dans l’autre. Les arguments fuyaient telles des fausses pistes qu’il suivait malgré tout.

Il fallait qu’il le trouve : l’assassin.

C’était sa quête. La traque, il n’y avait que ça. C’était tout ce qu’il méritait. Le punir du malheur passé. De ce qu’il avait fait. Il n’aurait plus jamais de repos à cause de lui. Il sentait confusément des choses qui revenaient, des bouffées de souvenirs lui remontaient en surface. Il avait quelques mois, cinq, six peut-être, se trouvait dans les bras de sa mère et puis les dragons arrivèrent et l’emportèrent, fétu, dans leur tanière. Ils avaient fait du mal à maman, ça, c’était sûr. Le reste, cette sensation de froid et de peur tout seul dans la nuit à crier. Ces bruits qui brisaient ses tympans, quels étaient-ils ? Personne ne venait. Personne n’était là auprès de lui pour le réchauffer.

Donc, pas de père, plus de mère, des grands-parents aimants, heureusement, mais ils n’étaient pas éternels. Quand il faisait le compte, il avait été heureux. Oui, mais ça aurait dû être différent. L’autre qui s’était pris pour Dieu avait voulu interférer, changer le cours des choses, il n’avait pas le droit. C’était sa vie à lui, c’était sa vie à elle, il ne devait pas les leur changer, surtout pas la retirer à sa mère. Qui était ce sanguinaire qui n’avait pas hésité à étrangler, la privant d’air et du souffle de la vie ?

Il retourna à sa voiture et fit le tour de la pointe avant de rendre une visite obligatoire. Il n’alla pas voir l’endroit dont lui avait parlé Rosko, c’était encore trop tôt, trop chaud-bouillant.

Il imagina les plongeurs qui avaient ramené le corps et avaient ensuite fouillé et sondé les entrailles liquides pour trouver d’éventuels indices que le temps n’aurait pas corrompus. L’air était encore humide des dernières tempêtes. Normalement, le grand lavage avait eu lieu, mais lui restait tout sale de ce qu’il venait d’apprendre. La saleté indélébile – on a beau frotter, ça s’incruste, comme dans un viol – il faudrait que tout ça n’ait jamais existé, car il porterait ce fardeau jusqu’à sa mort. Il le savait maintenant. Il le savait.

VII

À la trentaine, il est très difficile d’apprendre ce genre de révélations sur sa vie passée, se dit Luc Dalban en faisant démarrer son véhicule. Mais plus difficile encore était de découvrir les terribles circonstances. Il fonça vers Saillé, sur la commune de Guérande, où habitaient ses grands-parents, il avait des choses à se faire expliquer. Il longea les marais où il rencontra notamment des aigrettes garzettes et des hérons blancs ou cendrés. Il croisa des maisons dites paludières, à l’architecture traditionnelle : la façade dissymétrique percée d’une porte plein cintre, des lucarnes en chien assis avec fronton triangulaire. La plupart d’entre elles datent du XVIIe siècle, le début de l’essor économique du village.

Il fut accueilli par les joyeux jappements de Molosse, un bâtard court sur pattes, de couleur sable indéfinissable ; celui-ci dessina quelques cercles ataviques autour de l’arrivant, puis le reconnaissant, il vint lui sentir le pantalon. Sa grand-mère tricotait dans un rocking-chair, tandis que son grand-père fumait la pipe à côté de la cheminée. En toute saison, ils avaient l’habitude de maintenir le feu dans l’âtre – comme les premiers hommes, par peur de ne pouvoir le rallumer ? – soit pour se chauffer soit pour cuisiner. Dans leur campagne profonde, ils avaient peu évolué, mais manipulaient cette découverte d’importance avec application. Le laisser s’éteindre eut sans doute porté malheur, et puis le feu n’éloigne-t-il pas les mauvais esprits, dont les affreux korrigans dansant le soir sur la lande ? Des tisons crépitaient dans le foyer où pendaient des saucisses, une andouille de Guémené et un saucisson de pays.

— Ah, Luc, je suis contente de te voir, fit la grand-mère, les joues rouges, signe d’une longue exposition.

— Qu’est-ce qui t’amène, fils ? fit le grand-père qui ne voulait pas être en reste.

— Laisse-le tranquille avec tes questions !

À l’automne de leur vie, après bien des compromissions, la femme se vengeait de l’homme qui l’avait brimée plus que de raison ; maintenant, elle pouvait en profiter. La force physique du mari ayant fortement décliné, c’était désormais au tour de l’esprit fin de l’épouse de prendre le dessus. Changement insigne : c’était elle désormais qui détenait les cordons de la bourse, alors qu’avant, elle dépendait de lui. Luc avait toujours été mal à l’aise face à leurs querelles, ne comprenant pas l’agacement, voire la haine, qui s’était installée entre eux. Il pensa au Chat, le film de Pierre Granier-Deferre où Signoret et Gabin se renvoient rancœur et rancune à travers le félin. Il fut rassuré car, à la fin, on découvrait qu’une grande tendresse unissait le couple.

Molosse s’était recouché non loin de l’âtre. Il avait fait son travail, aux humains maintenant d’en découdre.

— Ne vous disputez pas ! coupa Luc pour apaiser les débats. Il s’étonna d’avoir été si autoritaire, ça ne lui ressemblait pas. Ils obtempérèrent pour un temps, ce qu’il avait à dire semblait important.

— J’ai quelque chose à vous dire… et puis à vous demander… À tous les deux…

Mais il se rendit compte que les mots n’étaient pas si faciles à placer quand il s’agissait d’affaires familiales. Faire des reproches n’était pas son fort, il n’appréciait pas de blesser, surtout les personnes aimées.

Le jeune homme ayant été couvert d’amour et de tendresse depuis sa plus tendre enfance, il avait une forte dette de reconnaissance. Il leur avait servi de “chat” bien souvent, quand il eût préféré jouer le rôle du doudou de réconciliation…

— On t’écoute, fit le grand-père qui souhaitait prendre les choses en main – « ce n’était pas aux bonnes femmes… »

« L’autre papa » – Luc l’avait toujours appelé ainsi – était taillé en colosse, ayant eu à travailler durement la terre, il avait les mains calleuses, le visage volontaire sous un casque de cheveux blancs clairsemés, souvent cachés sous une éternelle casquette à la visière sale, les sourcils broussailleux et la moustache mal taillée. Il se dégageait de lui une force tranquille accentuée par la pipe qui semblait l’apaiser encore – celle-ci figurait une tête de taureau dont les cornes commençaient à s’user.

« Mame », pour sa part, pourvue également du bon sens paysan, était pondérée. Davantage dans la finesse de la dentelle. Vincent passait son temps à tempêter sur tout et n’importe quoi et surtout sur n’importe qui, il se querellait régulièrement avec tous ses voisins pour des points de détail. Seule sa femme osait lui tenir tête, la Rose n’hésitait pas à faire usage de ses épines. Désormais, elle avait toujours raison et prenait le dessus sur le colosse.

Le grand-père s’était saisi d’un brandon et ralluma sa pipe bourrée de tabac gris. Parfois, il chiquait du tabac carotte et crachait le jus acide sur la terre battue. Luc finit tout de même par sortir ce qu’il avait sur le cœur.

— On a retrouvé ma mère, dit-il dans un élan. Enfin, ce qu’il en reste…

La révélation plongea le couple dans un trouble perceptible. Mame arrêta son tricot et, après quelques instants de réflexion, elle se saisit de la parole sans regarder son mari :

— Il fallait bien que tu saches, un jour…

— Fallait bien, surenchérit L’autre papa.

— J’aurais préféré apprendre cela par vous deux.

— Peut-être on a eu peur, hein, le père ?

Elle l’appelait ainsi, lui disait la mère, quand une petite paix régnait.

— On a eu peur que tu…

Il fixa son petit-fils.

— Maintenant, vous allez tout m’expliquer de A à Z, et sans rien omettre.

— Vas-y toi, la mère ! Moi, je m’embrouille avec les mots.

Rose prit son élan et commença. Luc Dalban s’était assis sur un banc autour de la maie. Elle fleurait bon le pain qu’on entreposait dans son tiroir, toujours à l’endroit sous peine de sacrilège : « on ne le gagne pas en restant sur le dos ».

— Ta mère a disparu du jour au lendemain. La gendarmerie et la police sont venues plusieurs fois nous voir, mais il n’y avait jamais rien de nouveau. De ce jour, on ne l’a jamais revue. Tu as grandi, on n’a jamais osé te dire.

Son grand-père prit place à ses côtés, sans doute pour le soutenir. La mère poursuivit :

— Nous avons espéré très longtemps qu’elle revienne et puis tu étais là, on n’aurait pas aimé que tu nous sois repris, ça, c’est sûr, mais si ta mère était revenue, on l’aurait accueillie à bras ouverts.

Son mari acquiesçait à tout ce qu’elle disait, pour une fois ; elle en fut relativement fière, mais ne le montra pas. Ne pas se découvrir devant l’ennemi.