Pour toi, mon Ange…
Le voyageur tira sur les brides de son cheval et s’arrêta à côté d’un arbre mort recouvert de lichens. Le conifère se dressait sur un promontoire rocheux qui offrait une vue plongeante sur la vallée des Pierres. En contrebas, on apercevait le chemin qui sortait de la forêt pour suivre son tracé sur les plaines d’Ardines.
Inconsciemment, Nebac porta sa main à son épaule gauche. La douleur de sa blessure était encore vive et il aurait été plus sage d’éviter les longues chevauchées ; toutefois, il savait que c’était impossible. Il devait continuer.
Un craquement derrière lui le fit sursauter. D’un mouvement vif, il se retourna, ses doigts déjà figés autour du pommeau de son arme. Son regard tenta de percer la pénombre de la forêt, mais rien ne semblait anormal.
La tension qui l’habitait se relâcha un peu et il leva les yeux vers le soleil baissant, estimant qu’il bénéficierait encore de quelques heures de lumière. Il comptait bien les mettre à profit pour atteindre une petite auberge avant la nuit.
Sans plus attendre, il se remit donc en route.
Les douceurs du printemps se faisant encore désirer, peu de voyageurs croisèrent son chemin. À dire vrai, cela ne le gênait pas. Au contraire, il préférait rester le plus discret possible.
Il ne pouvait faire confiance à personne.
Lorsqu’il atteignit la lisière de la forêt, le soir commençait à s’étendre sur la campagne. L’établissement ne tarda pas à se présenter à lui au détour du chemin. Appuyée contre un affleurement rocheux, la bâtisse se tenait près d’une petite cascade. Le mince filet d’eau faisait tourner une roue à aubes dans un grincement régulier.
D’habitude, ce lieu était une étape très fréquentée de la route marchande reliant le duché de Vonell aux Territoires des Cinq-Pays. La belle saison n’ayant toutefois pas encore débuté, la taverne serait sans doute presque vide.
Nebac s’arrêta devant l’entrée et descendit de cheval. Il voulut se diriger vers l’étable quand un petit homme au sourire radieux se présenta à lui.
— Bienvenue, messire, lui dit-il. Que puis-je pour votre service ?
Le messager remarqua que les traits de l’aubergiste se fermèrent un peu à la vue de sa tenue. En effet, il portait les vieux habits qu’un berger des hauteurs lui avait cédés et il ne ressemblait en rien aux marchands itinérants qui passaient d’ordinaire par ici.
Nebac prit un air hautain et lui répondit :
— Bien le bonsoir, tenancier ! Il me faudrait un bon repas pour ce soir et un gîte pour cette nuit.
Tout en terminant sa phrase, il attrapa cinq ducs dans sa bourse et les présenta à son hôte.
— Je pense que cela fera l’affaire, ajouta-t-il encore.
À la vue de l’argent, son interlocuteur retrouva sa mine enjouée.
— Mais avec joie, messire. Entrez donc et installez-vous près de la flambée pendant que je m’occupe de votre monture.
Nebac ne se fit pas prier et pénétra dans l’auberge. La salle principale était spacieuse et accueillante. Trois hommes attablés dans un coin le saluèrent d’un bref signe de la tête. Au vu de leur visage bruni par le soleil et de leurs mains calleuses refermées autour de leur chope, il s’agissait sans doute de paysans venus chercher un peu de compagnie.
Un peu plus loin, deux personnages discutaient discrètement. L’un d’eux, un jeune homme aux cheveux blonds et aux yeux verts semblait craindre le regard de sa camarade. Bien qu’un peu courbée par l’âge, celle-ci avait conservé la prestance d’une vie d’autorité. Elle parlait à son disciple comme elle se serait adressée à un petit enfant.
Sans doute des confrères d’Ephia de Tharis, des magiciens itinérants reconnaissables entre tous grâce à leur grande soutane bleu noir. Comme tous les membres de cette confrérie, ils voyageaient de nuit et allaient reprendre la route sitôt le repas terminé.
Nebac alla s’attabler un peu à l’écart, près de la cheminée, laissant son regard se perdre dans les flammes. Lorsque l’aubergiste réapparut quelques instants plus tard, il avait une bouteille à la main et vint s’installer à côté de son nouveau client en lui présentant sa décoction.
— Vous prendrez bien une petite goutte pour vous réchauffer avant le repas ?
Sans même attendre de réponse, le tavernier sortit deux verres de son tablier et les remplit généreusement.
— Alors, dites-moi, commença-t-il de sa voix nasillarde en levant son gobelet, vous me semblez bien peu causant. D’où venez-vous comme ça ?
Nebac ne s’était pas fait d’illusion et savait que s’il voulait passer la nuit dans une taverne, il lui faudrait subir les questions outrageusement curieuses des tenanciers. Celui-là ne dérogeait pas à la règle et le messager leva son verre à son tour avant de répondre, dans un sourire forcé :
— Je viens de Valusar.
Comme il s’en était douté, sa réponse provoqua la surprise chez son interlocuteur.
— Valusar ? répéta ce dernier. Vous avez franchi les Pierres en cette saison ? Le col n’est pourtant pas encore dégagé !
Nebac haussa les épaules négligemment.
— Non, effectivement et, d’ailleurs, j’ai un peu sous-estimé les conditions qui règnent là-haut.
— Ah çà ! s’écria l’aubergiste. Vous ne m’étonnez guère. Les tempêtes de neige sont légion en cette fin d’hiver. Vous avez dû passer de sales moments !
Nebac acquiesça silencieusement et prit une gorgée d’eau-de-vie. Le liquide lui brûla agréablement le fond de la gorge, distillant une forte odeur de baies d’Armentis. Il répondit finalement :
— Des tempêtes ? Oui, on peut dire ça…
Il marqua une courte pause avant de poursuivre :
— Mon cheval n’y a pas résisté et il s’en est fallu de peu pour que je le suive dans l’autre monde.
Le tavernier arbora une mine affligée.
— Je vois, dit-il. Mais alors, votre monture, là…
— J’ai été chanceux dans mon malheur, répondit Nebac, car fort heureusement, j’avais déjà atteint le côté ouest du col et j’ai pu descendre jusqu’à une petite bergerie, où l’on m’a recueilli. Après quelques jours d’un repos forcé, j’ai pu poursuivre ma route jusqu’à Colas.
— Où vous avez pu faire l’acquisition d’un nouveau cheval, conclut son hôte. Je vois… Eh bien, dites donc ! On ne peut pas dire que votre voyage ait été de tout repos !
Considérant l’aventure de l’étranger, le petit homme opina du chef, avant de vider son verre d’une traite et de se lever.
— Bien, annonça-t-il. Ce n’est pas tout ça, mais vous devez avoir faim. Je vais aller vous chercher de quoi vous sustenter.
Nebac observa l’aubergiste qui s’éloignait et repensa à l’histoire qu’il lui avait racontée. Une tempête… Oui, d’une certaine manière, mais elle était fichtrement bien armée, cette tempête-là ! Les Ghrenx qui l’avaient attaqué n’étaient pas uniquement constitués d’air et de neige ; leurs haches de guerre étaient bien plus mortelles qu’une simple bourrasque et leurs crocs bien plus incisifs que le froid.
Le groupe de créatures qu’il avait aperçu dans la forêt de Ra’ghios, au pied du col, aurait dû le rendre plus prudent. Avec les Ghrenx, il valait toujours mieux éviter le contact ; ils étaient si imprévisibles, particulièrement en ces temps troublés. Ceux-ci ne lui avaient posé aucun problème. Il les avait repérés d’assez loin et il avait pu les contourner discrètement. Il ne pensait toutefois pas en rencontrer d’autres plus en altitude. Son imprudence avait failli lui coûter la vie.
Il s’en souvenait très clairement.
L’après-midi avait à peine débuté et le soleil était encore haut dans le ciel. Jusqu’alors, il avait eu de la chance. Il savait fort bien que le col des Pierres était souvent le théâtre de terribles orages, surtout en cette période ; malheureusement, il n’avait pas le choix et il devait impérativement franchir les Hauts de Zũn-Zerak pour se rendre à Avonella.
Son cheval montrait des signes de fatigue. C’était surtout les dernières heures passées à escalader un petit sentier de mules qui l’avaient épuisé. En temps normal, Nebac aurait emprunté la voie principale, plus large et moins escarpée, mais dans son empressement il avait opté pour les chemins de bergers, plus rapides.
La trace qu’il suivait longeait un précipice et contournait plusieurs imposants blocs de granit. Elle était dépourvue de neige et, si ses souvenirs étaient exacts, il ne devait plus être à grande distance du sommet du col. Avec un peu de chance, il pourrait compter sur des pierres sèches jusque-là.
Autour de lui, le paysage entier rayonnait d’un blanc immaculé. Nebac se félicitait d’avoir emprunté cette voie quand son cheval se cabra subitement en poussant un hennissement de crainte. À cet instant, tout se précipita. De puissantes vociférations retentirent entre les rochers au moment où deux créatures apparurent devant le cavalier.
Cette fois, aucune échappatoire n’était possible. Il devrait composer avec cette rencontre fortuite.
Les Ghrenx avaient l’imposante carrure propre à leur race et portaient de larges pièces de cuir par-dessus leur peau brun ocre. Leur longue crinière qui descendait sur leur dos les protégeait suffisamment du froid pour qu’ils n’aient pas à revêtir de lourds vêtements ; en revanche, les haches de combat qu’ils brandissaient n’avaient rien de léger.
Nebac ne se laissa toutefois pas impressionner. Ayant côtoyé plus d’une fois des membres de leur race, il s’essaya à quelques mots dans leur langue très difficile à prononcer. Il n’était pas certain d’employer le bon dialecte, mais il n’avait de toute manière rien à perdre.
— Salut à vous, nobles guerriers !
Les Ghrenx le toisèrent tout d’abord sans rien dire, avant d’échanger finalement quelques mots. Pour le voyageur, leur conversation se révéla être une suite de borborygmes incompréhensibles parmi lesquels il reconnut tout de même les termes « vieux mage » et surtout « tuer ». À cet instant, il ne se fit plus aucune illusion sur les intentions de ces créatures. Manifestement, il n’avait pas été assez discret et on l’avait pourchassé jusqu’ici…
Confirmant ses soupçons, les deux Ghrenx hochèrent la tête et brandirent leur arme en lâchant un cri d’assaut. Comme tous ceux que Nebac avait dû combattre, ils n’adoptèrent aucune stratégie particulière et se lancèrent à corps perdu contre lui. Sans hésiter, il se saisit d’une petite arbalète à deux coups qu’il gardait toujours tendue à sa selle et décocha ses carreaux. L’un d’eux alla se loger dans l’œil de la créature de gauche ; l’autre manqua sa cible et se perdit dans les rochers.
Se défaisant de son arme de jet, Nebac dégaina rapidement son glaive pour supporter l’attaque du Ghrenx encore vivant. Il se préparait au choc, lorsque son cheval se cabra violement face à la montagne de muscles qui se précipitait vers lui. S’efforçant de rester en selle, le messager ne parvint pas à contrer la hache qui se planta dans le cou de son destrier. La pauvre bête hennit de douleur avant de s’écrouler contre la pierre froide.
Nebac fut projeté à terre, sa jambe droite et son arme bloquées sous l’animal. Son ennemi ne tarda pas à extraire sa hache de sa victime pour la relever immédiatement dans un cri rauque. La légère cotte de mailles du voyageur ne lui offrait pour ainsi dire aucune protection contre le coup qu’il s’apprêtait à recevoir. S’il ne bougeait pas, il allait être découpé comme une pièce de gibier.
Cependant, au moment où tout semblait perdu, un grand spasme nerveux parcourut le corps de son cheval, dégageant l’espace d’une seconde le glaive de Nebac. D’un mouvement rapide, ce dernier le retira et attrapa la pointe de sa lame avec son autre main pour la tenir au-dessus de lui. Relâchant toute sa hargne, le Ghrenx n’essaya même pas de modifier la trajectoire de sa hache qui s’abattit furieusement contre l’épée brandie face à lui.
Tout devint noir l’espace d’un instant.
Nebac ne réalisa pas tout de suite qu’il était encore en vie. Sa main était en sang et son arme s’était brisée. La force de l’attaque s’était presque totalement dissipée dans le choc des métaux, mais la hache avait poursuivi sa course jusqu’à l’épaule gauche du messager, lui infligeant une douloureuse entaille.
Le prochain assaut lui serait fatal ; il devait réagir au plus vite. Concentrant tous ses efforts, il parvint à dégager sa jambe droite et à se remettre debout. Sans arme contre un adversaire deux fois plus large que lui, il lui fallait absolument trouver un moyen de s’échapper.
Pour éviter un nouveau coup de hache, Nebac décida de changer radicalement de tactique. Il prit son élan et se précipita tête baissée, percutant son ennemi en pleine poitrine. Cette stratégie inattendue déstabilisa le Ghrenx et la force du choc le fit reculer de quelques pas.
Quelques pas de trop.
La créature buta contre une pierre et le poids de son arme l’entraîna dans le précipice. Voyant son adversaire tomber, Nebac se crut hors de danger, mais c’était sans compter la main qui s’accrocha à sa cape dans un mouvement désespéré. Lâchant un cri de surprise, le voyageur se sentit emporter vers l’avant.
Par réflexe, il planta sa lame brisée dans le bras qui l’attirait, obligeant le Ghrenx à lâcher prise, mais… trop tard. Son corps en déséquilibre, Nebac était happé par le vide.
Le temps sembla se ralentir soudain. Il se vit tomber, apercevant les rochers en contrebas qui allaient devenir son tombeau. Il eut même une pensée amère pour son ennemi qui était parvenu à le retrouver si loin de tout.
Cependant, alors qu’il se voyait déjà rejoindre le Ghrenx dans l’autre monde, sa main ensanglantée se referma sur la bride de son cheval qui pendait le long de la falaise. Au prix d’une violente douleur, il parvint à retenir sa chute grâce à son membre blessé.
Il resta suspendu quelques secondes, rassemblant ses forces, avant de trouver une prise pour son pied droit. Avec peine, il se hissa sur le chemin et resta immobile aux côtés du cadavre de sa monture, ne réalisant pas vraiment ce qui lui était arrivé.
Lorsqu’il eut retrouvé ses esprits, il analysa rapidement sa situation. La plaie à la main gauche n’était pas très profonde ; en revanche, son entaille à l’épaule l’inquiétait beaucoup plus. Son habit était déjà souillé de sang. Il devait absolument stopper l’hémorragie, faute de quoi il ne pourrait pas poursuivre sa route bien longtemps.
Il banda donc sa blessure à l’aide d’un morceau de tissu et amassa quelques affaires dans une sacoche afin de continuer à pied.
Le soleil était encore haut dans le ciel et Nebac espérait pouvoir atteindre le sommet du col avant que la nuit glaciale ne s’installe sur le cirque de montagnes. Il se remit donc en marche le long du sentier escarpé.
Le messager gagna les Pierres avant la tombée du soir ; malheureusement, il ne trouva aucune anfractuosité pour y passer la nuit. Le vent s’était levé et des nuages menaçants avaient noyé le crépuscule dans un voile gris uniforme. Ralenti dans sa progression par une neige encore abondante, le voyageur savait que s’il s’arrêtait, il mourrait aussi sûrement que si les Ghrenx l’avaient achevé. Il devait donc poursuivre sa route en dépit de l’obscurité et de la tempête qui se levait.
Cette nuit-là, Nebac dut puiser dans ses dernières ressources pour lutter contre la fatigue et supporter la douleur lancinante de son épaule. Il ne sut pas très bien comment il parvint à trouver son chemin à tâtons sans glisser dans un précipice ni se tordre une cheville, mais il poursuivit sa route sans relâche.
Unique consolation, les bourrasques n’amenèrent pas de neige. Manifestement, le vent venait du sud et apportait un air plutôt doux pour la saison.
Lorsque le jour pointa, le messager était au bord de l’épuisement. Il s’arrêta un instant et observa le fond de la vallée qui s’offrait à lui. En contrebas, il aperçut les forêts de mélèzes, taches sombres si lointaines. Jamais il n’y parviendrait. Il n’en pouvait plus.
La fatigue était trop grande…
Sa vision se brouilla soudain dans un flou lumineux. Il tenta encore de se retenir avant que la réalité ne lui échappe complètement. Le voyageur s’écroula contre les rochers froids, laissant le vent jouer avec les lambeaux de ses habits.
Lorsque Nebac reprit connaissance, il ne se trouvait plus sur le sentier délavé du col des Pierres. Il était couché sur une natte, près d’un foyer dans une petite pièce sombre. Une lumière diffuse entrait par une fenêtre aux carreaux dépolis.
Il voulut se redresser, mais sa blessure à l’épaule lui infligea une douleur si vive qu’il dut se laisser retomber sur sa couche humide. Il ferma les yeux un instant, attendant que la souffrance disparaisse.
Lorsqu’il les rouvrit, il sursauta.
Un vieil homme à la barbe blanche et aux traits inquiets était penché au-dessus de lui.
— Je vois avec plaisir que mes remèdes sont encore efficaces, remarqua celui-ci dans un sourire chaleureux. Je ne savais pas si je parviendrais à vous sortir de ce mauvais pas. Litos vous a trouvé dans un bien piteux état.
Nebac resta un instant interdit, ne sachant pas vraiment s’il devait répondre. Finalement, il bredouilla sans force :
— Je… merci, mais… qui êtes-vous ?
Le rebouteux ne se départit pas de son sourire et lui répondit :
— Oh, c’est vrai, j’ai omis de me présenter. Je m’appelle Morius et je suis le guérisseur du village de Colas, un petit hameau sur la route des Pierres. Vous êtes en sécurité ici. Litos, un jeune berger, vous a trouvé à demi mort sur les hauteurs. À vrai dire, c’est plutôt son chien qui vous a flairé…
Nebac ferma les yeux un instant essayant de rassembler ses idées. Il se souvenait à peine d’avoir franchi le col. L’attaque des Ghrenx était encore bien ancrée dans sa mémoire, mais tout ce qui suivait était flou et sombre. Il ne se rappelait même pas avoir perdu connaissance.
— Combien de temps suis-je resté inconscient ? s’enquit-il.
Morius se redressa quelque peu avant de lui répondre :
— Cela fait maintenant deux jours que Litos vous a amené dans cette petite bergerie. Nous n’avons pas voulu vous descendre jusqu’au village, car votre état ne le permettait pas. Vous aviez beaucoup de fièvre et votre plaie était infectée. Il vous fallait des soins le plus rapidement possible.
Nebac était encore faible, mais il se sentait un peu mieux. Il essaya à nouveau de s’asseoir en évitant cette fois de s’appuyer sur son bras gauche. Le rebouteux arbora une mine soucieuse et constata :
— C’est une lame qui vous a fait cette blessure.
Ce n’était clairement pas une question ; il y avait dans le ton du vieil homme une curiosité à peine voilée. Nebac ne lui répondit pas tout de suite. Il allait entamer une explication lorsqu’un homme pénétra dans la bergerie. Cette arrivée le sortait d’un bien mauvais pas, car la question de Morius l’avait pris au dépourvu et il avait failli raconter sa mésaventure avec les Ghrenx. Il valait mieux rester discret et ne rien dévoiler. Personne n’était digne de confiance.
Il se tourna donc vers l’entrée et découvrit un jeune homme mal rasé en habits de pâtre avec, à ses côtés, un chien de berger. Le nouveau venu resta quelques instants dans l’embrasure de la porte, avant de déclarer joyeusement avec un fort accent montagnard :
— Eh bien ! Je vois que notre homme est réveillé ! Je n’y croyais plus.
Nebac lui retourna son sourire et lui répondit :
— Vous devez certainement être Litos. Je crois que je vous dois la vie.
Le berger se mit à rire.
— Oh, pour tout vous avouer, c’est lui votre sauveur, rétorqua-t-il en caressant la tête de son compagnon. S’il ne s’était pas mis à hurler comme une bête qu’on égorge, je ne serais jamais monté là-haut. Vous avez eu de la chance, parbleu ! Sans lui, vous seriez mort à l’heure qu’il est.
Nebac considéra le chien quelques instants sans répondre.
— Oui, finit-il par dire, mais ce n’est certainement pas lui qui m’a porté jusqu’ici. C’est donc au porteur que va toute ma gratitude.
Il se tourna vers Morius et ajouta encore :
— Ainsi qu’à mon guérisseur, bien entendu. Vous avez toute la reconnaissance de Nebac de Valusar.
Morius ne lui répondit pas, mais esquissa un petit sourire. Litos, quant à lui, profita de l’occasion pour lui poser une question qui le taraudait visiblement depuis deux jours :
— Vous avez donc bien franchi les Pierres, commença-t-il. Sauf votre respect, c’est déjà une traversée très difficile à cette époque de l’année, mais blessé, c’est de la pure folie.
Nebac sourit intérieurement devant le franc-parler de ce berger qui ne connaissait manifestement pas tous les codes de la politesse. Loin de s’en offusquer, il haussa plutôt les épaules et lui répondit :
— Je le sais fort bien, mais je n’avais pas le choix. Je dois me rendre à Avonella au plus tôt. Sans quoi…
Le voyageur ne termina toutefois pas sa phrase. Il en avait déjà trop dit. Les deux hommes se jetèrent un regard étonné, mais ne se permirent pas de lui poser d’autres questions. En revanche, Litos remarqua :
— Au plus tôt, répéta-t-il, c’est vite dit ! Je crois qu’il vous faudra encore quelques jours de repos avant de reprendre la route. Regardez votre tête ! Vous êtes aussi pâle qu’un revenant !
En terminant sa phrase, le berger sortit un petit morceau de miroir et le tendit à Nebac.
À la vue de la glace, le messager réagit violemment et frappa d’un geste vif la main qui s’approchait, envoyant l’objet se briser à l’autre bout de la pièce.
Litos resta le bras tendu sans comprendre alors que Morius fronça les sourcils, posant sur le blessé un regard intrigué.
Nebac le remarqua et feignit l’embarras :
— Oh ! Qu’ai-je fait ? déclara-t-il en regardant les morceaux de verre au pied du mur. Veuillez me pardonner, Litos. Il semblerait que je n’aie pas encore retrouvé toute ma dextérité. Je suis sincèrement désolé. Je vous dédommagerai, soyez-en sûr.
Le berger se détendit et esquissa même un léger sourire.
— Ce n’est rien, assura-t-il, mais je crois que nous devrions vous laisser vous reposer encore. Il semble que vous en ayez grand besoin.
Nebac avait visiblement convaincu Litos qu’il ne s’agissait que d’une simple maladresse, mais il n’était pas certain que le rebouteux ait été dupe. Quoi qu’il en fût, le messager était parvenu à briser le miroir avant de pouvoir apercevoir son reflet. C’était l’essentiel.
Quittant ses pensées, le voyageur considéra distraitement l’aubergiste qui lui apportait son repas. L’homme déposa sur la table un plat fumant de soupe aux légumes agrémentée de plusieurs morceaux de viande. Il y ajouta une demi-miche de pain et une chope de cervoise.
— Voilà ! annonça-t-il. Après ça, vous pourriez retourner dans cette tempête ; elle n’aurait qu’à bien se tenir !
Nebac le remercia, mais préféra ne pas commenter la plaisanterie. Moins il en disait, mieux il se portait. Il n’avait pas envie de voir le tavernier s’asseoir à nouveau à ses côtés. Il préférait manger tranquillement sans devoir faire attention à chaque mot qu’il prononçait.
À sa grande satisfaction, le petit homme replet fut appelé par les deux confrères d’Ephia de Tharis qui voulaient régler leur dû et s’en aller. Nebac put donc entamer son repas en toute quiétude et laisser son esprit vagabonder comme bon lui semblait. La nourriture était savoureuse et la cervoise fraîche à souhait. Son corps n’avait pas encore retrouvé toutes ses forces et il mangea de très bon appétit.
Pendant qu’il se sustentait, l’auberge se vida progressivement. Tout d’abord, la vieille magicienne et son disciple quittèrent l’établissement sans même saluer les autres clients ; ensuite, les trois paysans attablés près de l’entrée hélèrent le tavernier et discutèrent quelques instants avec lui avant de disparaître à leur tour.
Le voyageur se retrouva donc seul dans la salle, profitant du calme et de la belle flambée qui crépitait en face de lui. Lorsqu’il eut terminé son repas, il décida de demander à l’aubergiste de lui montrer sa chambre. Le lendemain, il lui faudrait partir tôt pour espérer rejoindre Lahrios avant la soirée ; une bonne nuit de sommeil lui ferait le plus grand bien.
Il se tourna donc pour voir où se trouvait son hôte quand un frisson d’angoisse lui parcourut l’échine. Un homme vêtu de noir assis dans le coin le plus sombre de l’auberge l’observait.
Nebac était certain que cet individu ne se trouvait pas là tout à l’heure. Comment avait-il fait pour se placer à cette table sans être vu ?
À côté de lui, étaient posés un vieux bâton d’itinérant et une besace ; toutefois, c’était le personnage lui-même qui attirait le regard. Son corps tout entier instillait une sorte de malaise, un sentiment indescriptible, mais décidément peu engageant.
Sa capuche descendait jusqu’aux yeux et au-dessous, une ombre cachait son visage ; impossible de distinguer quoi que ce soit dans ce noir impénétrable.
Soudain, deux yeux rouges apparurent. Nebac sursauta et se retourna promptement, essayant de se convaincre qu’il avait été victime d’une hallucination. Il ferma un instant les paupières pour reprendre ses esprits. Sa raison lui affirmait que ce regard n’était que le fruit de son imagination, que cet homme n’était qu’un simple client de l’auberge, mais son trouble persistait.
Un craquement d’articulation résonna dans le silence de la salle.
Nebac osa un nouveau coup d’œil. L’individu n’avait pas bougé et même si les yeux rouges avaient disparu, le messager n’était pas tranquille. Il se leva brusquement pour aller chercher l’aubergiste quand un vent glacial venu de nulle part traversa la pièce. Les flammes des chandelles vacillèrent avant de mourir complètement, plongeant la pièce entière dans l’obscurité.
Une voix terrifiante s’éleva :
— Je te fais peur, Nebac de Valusar ?
Le messager se retourna brusquement. Sa chaise tomba à terre et sa pinte se brisa sur le sol avec fracas. L’homme en noir s’était relevé et sa capuche permettait d’apercevoir les contours de son visage. Perçant l’obscurité qui régnait autour de lui, ses yeux rouges rayonnaient d’une lumière menaçante.
Le corps de Nebac fut parcouru d’un frisson. Jamais il n’avait imaginé que sa mission l’amènerait à affronter cet homme en personne. Le fait de se trouver en face de lui le fit soudain réaliser toute l’importance du message qu’il devait délivrer à Avonella. Y parviendrait-il ?
Rien n’était moins sûr…
Jahmir glissa habilement sur sa droite et para le coup d’épée qui s’abattait sur son flanc. Dans un fracas d’acier, le jeune homme se dégagea de son adversaire et replaça son bouclier ainsi que son arme en position de défense.
Le visage de Ródric affichait un sourire orgueilleux et sûr de lui ; pourtant, la frustration commençait à se manifester dans ses mouvements. Bien qu’ils se battaient depuis déjà plusieurs minutes, toutes ses tentatives avaient échoué. Jahmir ne lui laissait aucune ouverture.
Bientôt, il ferait une erreur.
Ródric donFari, le fils du marquis, était un adversaire redoutable, mais son point faible restait son arrogance démesurée. Il avait toujours été élevé comme étant le meilleur et ne pouvait admettre qu’il en soit autrement. Le tout était de savoir comment utiliser cette faiblesse contre lui.
Les deux jeunes hommes échangèrent encore quelques parades avant que Ródric ne lâche à son adversaire :
— Il ne reste plus que toi et moi, mais bientôt, je serai le dernier !
En prononçant cette invective, l’héritier des donFari s’élança pour frapper, protégeant son flanc gauche avec son bouclier. Jahmir avait prévu cette attaque. Il resta immobile une fraction de seconde, s’assurant que son rival ne feintait pas une attaque opposée, et ne se déplaça qu’au moment où l’épée allait s’abattre sur lui.
Tout se passa très vite. Sentant le souffle de l’arme au-dessus de sa nuque, Jahmir évita l’attaque en se baissant brusquement. Dans un même geste, il immobilisa la lame de son adversaire avec son bouclier et pivota sur lui-même pour lui asséner un violent coup contre son flanc sans défense.
Les protections matelassées absorbèrent le choc, mais Ródric ne put retenir un cri de douleur. Voyant qu’il avait perdu, il lança son arme à terre et voulut frapper Jahmir avec son bouclier. Ce dernier, resté concentré, évita le coup facilement et s’éloigna de quelques pas.
N’ayant rien perdu de cet accès de rage, maître Kiser accourut immédiatement vers les deux jeunes gens.
— Ródric ! tonna-t-il d’une voix autoritaire. Où vous croyez-vous ? N’avez-vous donc rien appris ici ? Votre adversaire vous a battu loyalement. Ayez au moins l’humilité de le reconnaître !
Le fils du marquis garda les yeux baissés.
— Regardez-moi lorsque je vous parle ! poursuivit le maître d’armes.
Ródric releva son regard chargé de dédain.
— Vous vous croyez peut-être au-dessus des lois ? accusa Kiser.
La question n’admettait aucune réponse et tout le monde l’avait bien compris, Ródric aussi.
— Eh bien, vous resterez ici jusqu’au coucher du soleil pour nettoyer cette salle d’entraînement. Demain, je veux que tout reluise, du sol jusqu’à chaque arme, et je contrôlerai personnellement les cottes de mailles. Dans votre intérêt, j’espère n’y trouver aucun anneau défait.
Maître Kiser laissa ses paroles agir quelques instants, avant d’ajouter sèchement :
— Retournez dans le rang.
Le ton sur lequel avait été prononcé cet ordre était sans aucun doute destiné au fils du marquis ; toutefois, Jahmir s’exécuta également. Lorsque les deux adversaires eurent déposé leurs armes, ils réintégrèrent leur place parmi les élèves.
Maître Kiser attendit le silence complet. Il fit quelques pas dans la salle, la démarche légère malgré sa complexion imposante. Sa courte moustache grisonnante et sa sobre tenue d’entraînement auraient pu lui donner un air affable, mais c’était sans compter le regard de fer sur son visage sévère. Tout en lui rayonnait d’autorité.
Après une courte pause, il reprit la parole :
— Très bien, je crois qu’il est inutile de revenir sur ce dernier combat. Vous avez certainement tous compris quelle a été l’erreur de Ródric.
Prononçant ces paroles, le maître d’armes observait ce dernier. Il poursuivit :
— Bien sûr, l’invective peut déstabiliser votre adversaire, si elle est correctement utilisée. Cependant, à votre niveau, je vous la déconseille vivement. En effet, dans la plupart des cas, elle ne servira qu’à faire surgir votre colère ou votre frustration. Elle vous déconcentrera et votre adversaire en profitera immédiatement, comme Jahmir nous l’a si bien démontré.
Ce dernier croisa le regard plein de haine de Ródric, mais n’en fit aucun cas. Au même instant, son ami Th’iam lui souffla à l’oreille :
— Cet abruti n’est pas prêt d’oublier cette humiliation.
Jahmir ne put retenir un sourire qu’il essaya rapidement de dissimuler en voyant les yeux de son maître se poser sur lui. Si ce dernier le remarqua, il n’en fit pas cas. Le jeune homme lui avait donné suffisamment de satisfaction aujourd’hui pour susciter son indulgence.
— Comme vous le savez, reprit maître Kiser, ce dernier duel opposait les deux meilleurs combattants de notre école. Le vainqueur…
Il se tourna vers Jahmir.
— …défendra les couleurs de la ville d’Avonella au tournoi de l’équinoxe qui se déroulera dans quelques jours. Le titre nous a échappé l’année dernière et j’espère bien que notre champion nous le ramènera avec le brio qui le caractérise.
Il fit une courte pause, se tournant vers le jeune homme en question et poursuivit à son intention :
— Jahmir, je suis certain que vous savez ce que peut vous apporter une victoire à ce tournoi. Ce n’est rien de moins que la voie la plus prestigieuse pour entrer à l’école des chevaliers d’Avonella. Gardez bien cela en mémoire et vous trouverez suffisamment de motivation et de hargne pour vous défaire de vos adversaires.
Jahmir esquissa un léger hochement de tête, alors que son professeur poursuivait :
— Dans tous les cas, j’aimerais vous féliciter en mon nom et au nom de tous vos camarades. Nous serons bien entendu tous présents au grand tournoi pour vous soutenir et vous conseiller.
Prononçant ces derniers mots, il se tourna vers Ródric pour bien lui signifier que les félicitations et les encouragements devaient également venir de lui.
— Néanmoins, d’ici là, j’aimerais m’entretenir de plusieurs détails avec vous. Nous nous retrouverons cette après-midi dans mon étude, après le repas.
— Bien, maître, répondit Jahmir.
Comme il n’avait plus rien à ajouter, maître Kiser donna congé à ses élèves, s’assurant que Ródric restait pour nettoyer la salle d’entraînement.
* * *
Le duc Erec d’Avonella se tenait à quelques toises de l’une des fenêtres de la salle du conseil, les mains unies dans son dos. Il laissait son regard se perdre dans les couleurs féeriques des vitraux et observait distraitement le jeu des reflets qui dansaient sur le sol comme mus par une musique muette. Ils prenaient des formes variées, qui rappelaient tantôt le bleu vert des vagues océanes et tantôt le rougeoiement des braises incandescentes.
Tous ces petits points de lumière paraissaient faire revivre les scènes représentées sur les tapisseries qui ornaient les murs. Des batailles héroïques chantées par les troubadours semblaient se rejouer dans le silence de la salle.
Erec crispa sa mâchoire en signe de frustration.
Sans dire un mot, il fit quelques pas en direction de la fenêtre et contempla, sans vraiment y prêter attention, la cour de la citadelle où se bousculaient une multitude de marchands en tous genres. Le contraste entre le tumulte incessant de la place et le calme de la campagne qui s’étendait au loin était frappant.
Toutefois, son esprit ne remarqua pas ce détail. Le duc était en effet préoccupé par des choses plus graves.
D’une voix autoritaire, qui cachait mal son irritation, il demanda :
— Maître Sirna, pouvez-vous m’expliquer ce que signifie la missive du comte Tristan que j’ai reçue ce matin même ?
Le conseiller aux affaires intérieures était un homme trapu à la barbe discrète. Il portait une longue tunique verdâtre d’un mauvais goût criant qui dissimulait mal les mouvements nerveux de ses mains. Il s’éclaircit la gorge, sans parvenir à dissiper sa gêne.
— Eh bien, commença-t-il, il est à craindre que la situation à Port-Prêt ne se soit légèrement dégradée.
Le duc se retourna et considéra son conseiller. D’habitude, il n’avait pas à se plaindre de maître Sirna ; il faisait du bon travail. Cependant, dans ce cas, il semblait avoir très mal jugé la situation.
— Légèrement dégradée ? répéta le duc sur un ton cinglant. Je ne crois pas que ce genre d’euphémisme soit de rigueur, messire ! Le comte Tristan parle de tensions graves, proches de la guerre civile et vous, vous pensez que le contexte s’est légèrement dégradé ?
Maître Sirna semblait atterré. Relevant insensiblement la tête, il entreprit toutefois de se défendre.
— Soyez certain, messire, que j’accepte l’entière responsabilité de mon jugement erroné, commença-t-il, mais je tiens tout de même à souligner que personne n’aurait pu prévoir une telle aggravation de la situation.
Le duc soupira. Il était bien conscient qu’il ne servait à rien de réprimander son conseiller. Cela ne réglerait pas le problème à Port-Prêt. Il se déplaça donc vers le grand siège et s’y assit lentement. Devant lui s’étendait la longue table de bois noir qui ornait la salle du conseil. Posément, il jeta un regard sur chacune des personnes qui attendait sa prochaine intervention.
À sa droite était assis maître Sirna, toujours à triturer les parchemins devant lui comme pour se donner une contenance. Un peu plus loin se trouvait maître Rulan, son conseiller aux affaires judiciaires. Un petit homme d’un âge avancé, au visage marqué par les combats. Le duc avait toujours eu de bonnes relations avec lui ; il ne pouvait en dire autant de la personne qui était assise un peu à l’écart, de l’autre côté de la table.
L’archiprêtre Jivahno était un vieil homme qui cachait mal sa lassitude. Les mains enfouies dans les manches de sa tunique pourpre, il arborait, comme tous ses homologues, un crâne chauve orné de plusieurs dessins mystérieux. Sertie sur un diadème d’or, une pierre rougeâtre resplendissait sur son front.
Erec n’avait pas particulièrement d’affinité avec les magiciens. C’étaient trop souvent des personnes hautaines, s’entourant du voile occulte de leur pouvoir mais qui, malheureusement, avaient un poids important dans les sphères politiques. Le duc devait donc très souvent composer avec eux comme c’était le cas en ce moment.
Après quelques instants de silence, Erec se décida à reprendre la parole :
— Très bien, dit-il, peut-être pourriez-vous avant toute chose nous rafraîchir la mémoire. Je n’ai plus guère souvenance des événements qui se sont déroulés à Port-Prêt il y a quelques semaines. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ?
Maître Sirna hocha la tête, soulagé que son duc ait adopté un ton plus conciliant. Il s’éclaircit la gorge avant de prendre la parole :
— Tout a commencé au début de cette année par un conflit d’intérêts entre plusieurs guildes. Le mauvais temps qui a sévi sur la côte pendant tout l’automne et une partie de l’hiver a contraint les pêcheurs à rester à terre beaucoup plus fréquemment que les années précédentes. La pénurie de poissons les a conduits à une précarité sans précédent.
Erec hocha légèrement la tête.
— Oui, je me souviens, interrompit-il. Et c’est à la suite de cette crise que la Guilde des pêcheurs a demandé au comte Tristan de réduire les impôts sur les produits de la mer.
Maître Sirna acquiesça avant de poursuivre son explication :
— Oui et le comte était d’ailleurs prêt à le faire, car la situation était inquiétante. Cependant, la Guilde des éleveurs, unie à d’autres petites corporations, ne l’entendait pas de cette oreille. Ces dernières, ayant appris que les taxes sur les produits de la mer allaient être baissées, ont démontré que le mauvais temps avait également affecté les cheptels et qu’il était donc normal de réduire du même coup les taxes sur la vente de bétail.
Le duc secoua du chef, le regard noir. Les guildes représentaient les différents métiers et artisanats que l’on pouvait trouver dans le duché. Économiquement parlant, elles étaient très puissantes ; c’est pourquoi elles parvenaient plus ou moins légalement à agir sur les dirigeants politiques. Le duc n’avait jamais apprécié ces représentants qui se permettaient de corrompre des hauts dignitaires de son duché. Hélas, il était très difficile de les empêcher d’agir.
Le conseiller consulta un instant ses parchemins avant de poursuivre :
— Le comte Tristan, comme vous vous en doutez certainement, ne pouvait pas se permettre de réduire simultanément les taxes sur le bétail et sur les produits de la mer. Il a donc opté pour le statu quo. C’est là que les relations entre les deux guildes se sont dégradées. Régulièrement, de petites rixes entre pêcheurs et éleveurs ont éclaté dans les rues de Port-Prêt, mais à mesure que les semaines ont passé, le temps a permis aux marins de repartir en mer et le conflit s’est résorbé de lui-même. Si les choses en étaient restées là, il n’y aurait pas eu de problème…
Le conseiller fit une petite pause.
— Cependant, reprit-il, nous avons découvert, il y a une semaine, le corps d’un Wonks.
Les Wonks constituaient une grande partie de la population de Port-Prêt. Ces créatures vivaient en symbiose avec la mer et la plupart des cités portuaires avaient été bâties par ce peuple. Leur morphologie aux doigts palmés et leur peau bleue les rendaient plus adaptés aux conditions de l’océan. C’était en outre des marins hors pair qui construisaient les nefs les plus rapides.
Le conseiller continua :
— Ceci n’a pas semblé au premier abord très important ; pourtant la Guilde des pêcheurs a exigé une enquête. Le prêtre guérisseur qui s’en est chargé est affirmatif : le Wonks s’est fait empoisonner.
Tout d’abord, le duc ne saisit pas le lien entre cette mort et l’affaire qui les préoccupait, mais il se rappela bien vite que tous les Wonks appartenaient traditionnellement à la Guilde des pêcheurs.
— À la suite de ce rapport, poursuivit maître Sirna, la tension est singulièrement montée entre les guildes. Les événements d’il y a quelques mois ont ressurgi et la situation s’est envenimée très rapidement. D’autant plus que le Wonks qui s’est fait assassiner, du nom de Thuwo, était très actif dans la Guilde des pêcheurs. Il faisait partie des plaignants qui s’opposaient aux trop hautes taxes.
Erec soupira une nouvelle fois.
— Et bien entendu, conclut-il, la Guilde des pêcheurs, après avoir pris connaissance du rapport du prêtre, a accusé les éleveurs d’avoir tué ce Wonks par vengeance. Ce que ces derniers ont évidemment démenti.
Le duc resta songeur un instant. C’était presque trop facile. Il était persuadé que la Guilde des éleveurs n’aurait pas simplement tué ce Wonks. Ils étaient peut-être cupides, mais ils étaient loin d’être stupides. Ils savaient qu’ils seraient immédiatement accusés. De plus, ils n’avaient aucun intérêt à le faire. Le duc était sur le point de se demander si l’autre Guilde n’avait pas manigancé quelque chose. Elle aurait très bien pu tuer le Wonks et accuser sa concurrente pour se venger. En tout cas, ce n’était pas une possibilité à négliger.
Il réfléchit avant de poursuivre :
— Je vois, commença-t-il. La situation s’étant fortement dégradée, le comte Tristan requiert une aide extérieure. Si possible, l’aide ducale.
Le conseiller acquiesça.
— Effectivement, car il ne faut pas oublier que la grande majorité de la population de Port-Prêt est liée de près ou de loin à l’une des deux Guildes.
— Et ceci est également le cas pour les milices du comte. Donc, il ne peut pas les utiliser pour enquêter sans craindre de rendre la situation encore plus instable.
Maître Sirna hocha la tête. Le duc avait parfaitement résumé les enjeux du problème.
Après quelques secondes de réflexion, ce dernier déclara :
— Très bien, maître Sirna, je vous remercie. Je vais m’occuper personnellement de cette affaire.
Son interlocuteur esquissa un sourire timide et commença à remettre de l’ordre dans ses parchemins. Cependant, avant qu’il ne termine, le duc l’interpella :
— Encore une chose.
Le conseiller releva la tête et attendit que son régent reprenne la parole.
— J’ai reçu hier un rapport étonnant, concernant des hordes de Ghrenx qui auraient été aperçues vers la frontière sud du duché.
Maître Sirna ainsi que maître Rulan froncèrent les sourcils. Les Ghrenx étaient des créatures imposantes au comportement très imprévisible. Depuis la guerre de Kubahl, on en rencontrait rarement sur les terres de Vonell.
À l’époque, le duc avait dû parlementer avec eux au terme de combats sanglants qui avaient vu périr son père. Comme ce dernier dirigeait alors les pourparlers entre les Ghrenx et les régents des Cinq-Pays et de la Káhlad, sa mort avait promu Erec au rang de nouveau duc en charge des négociations face aux chefs de clans ghrenx.
Bien que très ardues, ces discussions avaient finalement conduit à un accord de paix entre la Káhlad et les assaillants venus des Terres sauvages. Depuis lors, les Ghrenx ne faisaient que peu parler d’eux. C’était du reste étonnant, car un traité conclu avec certains membres ne signifiait pas qu’il était accepté par tous. Les dissensions internes chez ces créatures étaient extrêmement fréquentes et l’on voyait d’ailleurs de temps à autre quelques individus s’attaquer à des fermes isolées au mépris des accords. Cela étant, jusqu’à présent, ils ne s’étaient jamais rassemblés en grand nombre.
— Des hordes ? s’étonna maître Rulan.
Le duc hocha la tête avec la même mine soucieuse.
— Oui, c’est étrange, n’est-ce pas ? Je souhaiterais que vous vous renseigniez sur ce phénomène, maître Sirna. Je n’accepterais pas que cela devienne dangereux pour la population.
Le conseiller voulut répondre, lorsqu’une sentinelle entra dans la pièce et se mit au garde à vous.
Irrité par cette intrusion intempestive, Erec fronça les sourcils et demanda à l’adresse du soldat :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le chevalier Rahatz de Bas-Kosk demande à vous voir de toute urgence, annonça le garde.
Le duc fronça les sourcils.
— Tiens, remarqua-t-il à haute voix, De Bas-Kosk est revenu de Lahrios ? Qu’a-t-il donc de si pressant à me communiquer ? Faites-le entrer !
À peine le garde fut-il sorti qu’un grand homme aux cheveux clairs et à la courte barbe pénétra dans la pièce. Il portait des habits de voyage et n’avait visiblement pas pris le temps de se changer pour se présenter au duc. En dépit de cette tenue peu protocolaire, il avait une prestance qui inspirait le respect.
Passées les salutations d’usage, le nouveau venu n’attendit pas plus pour s’adresser au duc :
— Pardonnez cette intrusion pour le moins cavalière ainsi que mon allure, mais il fallait que je vous voie rapidement.
Erec trouva le visage du chevalier particulièrement sombre. Y aurait-il eu un problème lors de sa mission diplomatique à Lahrios ?
— Vous m’inquiétez, De Bas-Kosk. Est-il arrivé malheur au comte Richard ?
— Non, rassurez-vous, le comte va très bien. Il ne s’agit pas de Lahrios.
Erec fronça les sourcils.
— Eh bien, de quoi s’agit-il donc alors ?
Rahatz de Bas-Kosk s’éclaircit la gorge avant de déclarer :
— Un messager de Valusar qui transportait une missive extrêmement importante à Avonella.
— De Valusar ? s’étonna maître Rulan. Mais le col est encore enneigé en cette saison…
Le conseiller n’avait pas tort. Le message devait être particulièrement sensible pour que l’expéditeur décide d’envoyer un homme à travers les Hauts de Zũn-Zerak et ne fasse pas confiance aux oiseaux messagers.
Erec releva les yeux et rencontra le regard pénétrant du chevalier.
— Et que dit cette missive ? s’enquit-il.
De Bas-Kosk resta un instant silencieux avant de lâcher un léger soupir.
— C’est bien là le problème. Personne ne le sait, car le messager a été retrouvé mort dans une auberge sur les plaines d’Ardines non loin de Lahrios.
Un peu après le repas, Jahmir quitta la grande salle à manger et se dirigea vers l’étude de son maître d’armes. Depuis sa qualification dans la matinée, le jeune homme n’avait pas vraiment eu le temps de penser à son dernier combat et à tout ce que cela allait impliquer. Maintenant qu’il se retrouvait seul à marcher dans les couloirs du châtelet, plusieurs sentiments commencèrent à naître dans son esprit.
Bien sûr, il ressentait de la fierté d’avoir su vaincre tous ses adversaires et d’avoir pu accéder au tournoi de l’équinoxe. Il s’était entraîné durement pour atteindre ce but et son père allait sans doute être fier de lui. Le chevalier Rahatz de Bas-Kosk avait lui aussi été qualifié pour ce prestigieux tournoi lorsqu’il n’était encore qu’un jeune homme. Ce fut d’ailleurs en le remportant qu’il avait pu entrer à la prestigieuse école de chevaliers d’Avonella. Jahmir avait vécu toute son enfance à admirer son père adoptif et avait toujours nourri le rêve de l’imiter ; toutefois…
Il avait beaucoup de mal à se l’avouer, mais un autre sentiment parasitait sa joie d’être qualifié. C’était une sorte d’amertume sourde qui coulait insidieusement entre ses pensées. Plus il marchait, plus il se demandait s’il n’était pas sur le point de s’engager dans une voie qui n’était pas la sienne. Comme si cette qualification ne satisfaisait que sa raison et qu’une partie de lui ne la désirait pas.
Le jeune homme décida cependant de balayer ses interrogations. Il ne pouvait pas se permettre ce genre de doutes à ce moment charnière de son parcours. Arrivé devant la grande porte de son maître, il se persuada qu’il ne pouvait plus reculer. Se servant de l’anneau de fer, il frappa donc trois grands coups et n’attendit pas longtemps avant d’entendre une voix :
— Entrez, c’est ouvert.