– Monsieur rêve, là !
Hier, j’ai fini par trouver le centre du monde dans un bled perdu du canton de Vaud. Et là, j’ai compris le problème : c’est le deuxième trou garni de métal. C’est pour ça que le monde va de travers, un abruti a décidé un jour de poser un axe de rotation juste à côté de l’original. Du coup, tout vacille. Au lieu d’avoir un bel axe tranquille qui ferait ronronner tout ça avec l’excellence d’une montre helvétique réglée par un ingénieur de l’EPFL, on se retrouve avec une quantité de petites contrariétés énervantes qui poussent les gens à se radicaliser, à acheter des chaussures tristes, à voter de travers, à manger des petits pois, à lire des livres débiles et à ne plus écouter de musique. Demain, je retourne là-bas avec un marteau, des clous et une planchette pour boucher tout ça.
L’atmosphère était plus que lourde, chapeautée d’un silence que personne n’osait briser. Amédée leva les yeux vers Sylvette.
– Je suis un artiste incompris, ma disparition ne sera que le couronnement de mon existence, je vais de ce pas me suicider.
Sylvette s’était tournée vers lui, les mains encore chargées de cette immense casserole.
– On va déjà souper parce que c’est prêt et tu iras mettre fin à ta carrière après si tu veux, mais tu auras la gentillesse de me faire la vaisselle, je dois encore coucher les petites.
Non seulement Amédée se sentait de moins en moins compris, mais il lui semblait qu’il venait de se faire avoir sur son tour de vaisselle.
– Ce que je veux dire, c’est que j’ai bien dormi jusqu’à 3 h 38 ce matin, bordé d’un rêve épais et salutaire. Ensuite, j’ai fait la crêpe et elle n’était pas au menu.
Van Rumpui avait acquiescé, l’air presque content de lui malgré la désobligeance de la remarque. Il avait envoyé du petit rêve d’homme simple : petite bouffe avec une étoile, petite pépée, petite gâterie et ça avait bien fonctionné. Van Rumpui ne voyait pas vraiment ce qui avait cloché.
Ça ne pouvait pas être le programme, non. Poulet de Bresse divinement fait, poêlée de pleurotes aux lardons, un Chassagne d’une bonne année, fleurs pas trop fanées, tentures pourpres, lumière tamisée pour masquer les taches sur la nappe et l’âge de l’entrée un peu faisandée, orchestre discret qui, pour une fois, ne massacrait pas trop les standards du jazz feutré propice à la rêverie canaille, une belle rousse pulpeuse et tatouée juste ce qu’il faut, aux yeux clairs, habillage suggestif sans frôler l’indécence, dialogue de gourde peu farouche sur tout et rien, gloussements authentiques.
Non, vraiment. Une offre un peu commune certes, mais qui avait fait ses preuves au fil des années. Trop de kirsch au dessert ? Même pas, de surcroît il lui semblait que l’ersatz de maître d’hôtel trouvé en dernière minute avait été à la hauteur de ses espérances en termes de basse flatterie.
C’était inexplicable, mais Van Rumpui n’avait pas l’intention de s’éterniser sur la question, après tout, ce zingueur avait des exigences nocturnes de starlette pour un forfait plutôt bas de gamme.
– Voyez-vous, 3 h 38, c’est déjà pas mal. Je vous assure qu’il y a des ministres à qui j’envoie le grand jeu avec la gigantesque brouette bulgare après le dessert, celle qui nécessite onze figurants, un caniche nain, des lunettes de soleil et du persil plat, qui me font des petits ronflements contrits pendant vingt minutes avant de retourner à leurs angoisses budgétaires !
– Oui, mais voilà, après un petit rêve de fesse postculinaire, j’étais tout de même en droit d’attendre un sommeil du juste pour un éveil à l’aube, pas à 3 h 38.
Van Rumpui voulait se montrer compréhensif.
– Je peux vous mettre un peu de bagnole en rab, si vraiment vous insistez, parce que Monsieur est un client, certes modeste, mais fidèle. Tiens, je vous offre un tour de chauffe d’un grand prix de Formule 1 dans un pays nordique avec le sourire enjoué d’une hôtesse et une casquette dédicacée par un pilote remplaçant. Si vous ne retrouvez pas le sommeil avec ça !
Jérôme était mi-pantois, mi-hésitant. Un tour de Formule 1, c’était le sommeil garanti, un effondrement soudain sur le rivage de la catalepsie... Pourtant, il était épris secrètement de nouveauté, d’aventure.
– Vous n’auriez pas du théâtre ou de la poésie, du Spitzberg ou de l’océan sur les rives de l’Oregon avec les oiseaux marins qui chantent en arrièrefond, sur les falaises, la nature qui s’endort et puis s’éveille ?
– Monsieur rêve, là !
– Vampire, c’est pas un boulot, feignant ! Tu seras cheminot comme ton père et un point c’est tout !
André était désemparé ; cheminot, c’était son père. Quarante ans de lignes droites entre Mulhouse et Sormeville. Quarante ans de suie dans les bronches. Quarante ans d’allers et retours. Quarante ans de petites choses communes à entendre et à attendre. Quarante ans de petites prouesses minables au bistrot du coin devant un verre de n’importe quoi. Non.
– Non, je ne veux pas faire cheminot ; je serai vampire !
Marcel s’était presque étouffé avec son neuvième calva, une légère coloration pourpre l’envahissait. Il sentait bien que l’air décidé de son fils n’avait cette fois rien de commun avec la mine capricieuse qu’il arborait parfois lors des fêtes de famille ou au rayon jouets d’une grande surface. André avait posé ses poings sur ses hanches en soutenant le regard de son père, il voulait souligner par ce geste sa détermination, son implication totale dans la voie qu’il avait choisie.
Et ce n’était pas celle du rail.
Ne pouvant obtenir audience par la voie normale, ne recevant aucune réponse à mes multiples courriers, je me décidai en ce matin d’avril et, armé de mon courage et de ma plume, j’arpentai la cour du château des Bonte avec l’assurance d’un domestique attaché au service du maître.
N’ayant croisé âme qui vive, j’allai de ce même pas décidé aux appartements du châtelain, le nez haut et l’air connu des lieux. Arrivé à la porte de l’office, devant la poignée de bronze, je commençai à regretter cette audace. Qu’importe ; j’avais osé jusque-là, j’oserai encore, j’appuyai sur la massive poignée, et la porte grinçante laissa échapper des effluves d’ammoniac mêlés de poussière. Le temps semblait s’être arrêté ici, tout était figé, bloqué à une époque passée.
Maltis Abaar de Bonte se tenait là. J’avançai en m’excusant, oscillant entre peur et panique, hésitant.
Je pris place sur une chaise déposée aux côtés de l’auguste personnage.
Mes salutations pourtant respectueuses n’avaient trouvé d’écho. Pas une invitation à s’asseoir, aucun signe, aucune émotion. L’homme posait sa stature d’importance dans ce fauteuil face à la fenêtre. Ses mains sèches enserraient les accoudoirs de cuir, ces mains qui avaient signé tant d’arrêts de mort, tant de sentences, ces mains de bourreau, de maître.
Même si l’homme était réputé dur et peu loquace, j’avais décidé de faire son autobiographie, de me lancer à plume perdue.
Aussi m’acharnais-je à décrypter ses silences, à interpréter ses non-gestes et à tenter de discerner la moindre émotion sur son faciès suranné de contenté de tout.
Mais rien. Il ne m’accordait aucune attention si imperceptible soit-elle, pas le moindre clignement de paupière ne venait trahir un trouble quelconque ou la plus insignifiante marque d’attention.
Son profil de vieux noble avait le teint cireux des personnages de Balzac. Il arborait une dignité pharaonique, un tomber de cernes digne des vieux. Ses lèvres étaient immobiles, fendues, marquées de tous les mensonges qu’elles avaient éructés sans vergogne.
Il se taisait, pire : il méprisait. Je perdais patience. Mon sentiment allait de la haine à l’impuissance. Ma prétention à faire craqueler le monument de secrets qu’était Maltis Abaar de Bonte se heurtait à une indifférence incroyable.
La porte de l’office venait de s’ouvrir discrètement et une vieille femme accompagnée d’un homme en costume trois-pièces pénétra dans la pièce.
– Bonjour, dit-elle, camouflant un sanglot.
– Bonjour, fis-je, énervé. Je vous laisse en compagnie de ce sinistre personnage, en deux heures il n’a pipé mot, ne m’a accordé aucune attention, et las de son mépris, je retourne à la ville m’occuper de mes affaires.
L’homme rit doucement en me dévisageant avec circonspection :
– Peu de chance qu’il vous accorde quoi que ce soit, effectivement, il est mort depuis hier.