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À Anton et Anna

Tous les méfaits de la démocratie sont remédiables par davantage de démocratie.
Alfred E. Smith, homme politique américain

80 % des Français seraient prêts à voter pour un candidat non partisan, jugé plus représentatif de la société civile.
Sondage Le Figaro / OpinionWay – mars 2016

CHAPITRE 1

Vendredi 29 juillet 2016, Bayonne

374 852.

374 852 vues en quelques heures seulement.

Postée sur YouTube à 5 h 56 ce matin, la vidéo faisait déjà le tour du monde. Facebook et Twitter ne s’étaient pas fait prier et, en à peine quelques heures, on pouvait comptabiliser plus de dix mille partages. LinkedIn et Viadeo, pourtant habitués à relayer des informations bien plus sérieuses, participaient également à la fête.

Devant leurs smartphones, les traits largement marqués par la nuit agitée qu’ils venaient de passer, les trois garçons n’en croyaient pas leurs yeux.

— Nico, viens voir !

N’ayant reçu qu’un vague grognement provenant du canapé en guise de réponse, ils réitérèrent l’appel plusieurs fois avant d’opter pour la manière forte. C’est finalement par une paire de claques que le Nico en question fut contraint de soulever les paupières, en même temps que l’un de ses amis écartait les rideaux de la fenêtre du salon. Il fallut quelques secondes au jeune homme pour s’habituer à la lumière du soleil.

— ’tain… Vous êtes lourds… Qu’est-ce qu’il y a ?

— Jette un œil.

Guillaume, grand brun à lunettes qui flirtait avec le mètre quatre-vingt-dix, lui colla son iPhone sur le visage.

— Ah, énorme, vous l’avez postée !

— Évidemment. Regarde le chiffre en dessous.

— Nooonnn ? Énorme !

— Tu l’as déjà dit.

— On s’en fout ! Michel a vu ça ?

Les quatre têtes se tournèrent vers la cuisine américaine attenante à la pièce où ils se trouvaient. On pouvait voir dépasser deux grands pieds dans la partie salle à manger. Le reste du corps se trouvait coincé entre le frigo et l’évier, sur un carrelage certes froid, mais bien moins sensible aux effets indésirables de l’alcool que la moquette beige ornant la totalité du reste de l’appartement, où ils logeaient à l’occasion des fêtes.

Comme chaque année, fin juillet, les cinq amis avaient loué ensemble un pied-à-terre pour vivre au mieux la plus grande fête de l’année sur la côte basque. Profiter de Bayonne en ces jours d’intense beuverie tout en dormant confortablement sur place était un luxe qu’ils n’avaient pu se payer étant étudiants, et dont ils ne se privaient plus désormais. Finie la tente, chacun avait au mieux sa chambre, au pire le canapé du salon. Sauf, bien sûr, quand les aléas des nuits passées dans la cité basque les poussaient à dormir le plus près possible d’une cuvette.

— Avec ce qu’il a bu, à mon avis ce n’est pas pour tout de suite.

Comme souvent, Michel n’avait pas profité de son lit ce matin-là. Après ses quelques minutes de gloire puis la honte suprême qui avait suivi, il avait fallu le porter jusqu’à l’entrée de l’immeuble, endroit où au moins il ne risquait a priori pas de se faire uriner dessus, ce qui lui serait immanquablement arrivé si ses amis l’avaient laissé allongé quelque part dans la ville. Ce n’est que deux heures plus tard, quand ils avaient enfin décidé de se coucher à leur tour, qu’ils avaient uni leurs efforts et réussi à le hisser jusqu’au deuxième étage. Et à le traîner, donc, sur le carrelage rouge de la cuisine Ikea.

CHAPITRE 2

— Cinq cafés, s’il vous plaît. Et autant de croissants.

— Je n’ai plus de croissants, mon p’tit gars, à cette heure-ci je te fais des sandwichs aux cœurs de canard si tu veux.

Un coup d’œil à sa montre permit à Ambroise de constater que l’on était plus proche de l’heure du goûter que de celle du petit déjeuner. Un autre à ses quatre compères, affalés sur une table en plastique à quelques mètres de là, l’autorisa à conclure que personne ne ferait le difficile.

— Va pour les cœurs de canard alors.

— Quelle sauce ? Blanche, ketchup, mayo, moutarde, persillade ?

— N’importe. Au point où on en est, on n’est plus à ça près.

Il avait bien fait. Personne ne lui fit remarquer que les viennoiseries attendues avaient été remplacées sans préavis par des abats de volaille. Tous se jetèrent sur leur repas avec envie, Michel plus que les autres, ses abus de la veille ne semblant avoir aucune forme de conséquence sur son appétit du jour. Comme d’habitude, d’ailleurs, ce qui ne manquait jamais de susciter l’admiration – ou les moqueries – de ses amis.

Trop occupés à ne laisser aucune miette de ce festin couleur locale, ils ne firent pas attention au groupe d’adolescents qui passa à quelques mètres d’eux en les dévisageant avec insistance, ni au couple qui se lâcha la main pour les désigner du doigt. Ils ne se formalisèrent en aucune façon lorsqu’un homme d’un certain âge marmonna sur un air de reproche qu’ils devraient apprendre à se tenir convenablement. Guillaume se contenta de lui répondre que s’il y avait un endroit au monde où l’on avait le droit de ne pas se tenir convenablement, c’était bien à Bayonne pendant les fêtes.

— Et aussi pendant la fête du melon de Miradoux, compléta Michel. Là, c’est l’hallu totale.

La tête du vieil homme indiquait qu’il était fort probable qu’il ne savait pas ce qu’était Miradoux et qu’il ne comptait pas changer d’avis sur leur compte.

Ce n’est que lorsqu’un gros costaud, sans aucun doute un rugbyman, vint mettre une grande tape dans le dos de Michel tout en lui adressant un large sourire qu’ils s’aperçurent que tous les regards étaient braqués sur eux.

— Mais enfin, ça va pas ? protesta Michel, dont le nez était venu heurter son sandwich et se retrouvait désormais couvert de sauce blanche.

— Ah mec, je pouvais pas passer à côté de toi sans te saluer et te souhaiter bonne chance !

— Bonne chance pour quoi ?

— Ah, t’es un marrant, toi. Tu m’as bien fait rigoler en tout cas. Continue, mec.

Michel n’en apprit pas plus, car son interlocuteur partit au pas de course rejoindre ses coéquipiers à la buvette.

— Vous avez une idée de ce qu’il voulait dire ? demanda-t-il aux autres.

Tous échangèrent un regard complice. Mais aucun n’eut le temps de répondre à Michel, qui se rassura rapidement tout seul.

— Sont quand même barrés ces rugbymen.

Et il se jeta goulûment sur le deuxième sandwich que l’on venait de lui apporter, ignorant Guillaume qui montrait quelque chose sur l’écran de son smartphone à Ambroise.

697 253.

CHAPITRE 3

Michel chantait (très mal) sous sa douche lorsqu’ils estimèrent qu’ils pouvaient aborder le sujet sans risquer d’être à portée de ses oreilles.

— On doit lui dire.

— Il va nous faire une scène, tu le connais.

— Nico a raison, on va avoir droit à une litanie sur sa mère dans les deux secondes, confirma Ambroise. Franchement, je préfère éviter.

— Il va la voir, de toute façon ! C’est d’ailleurs étonnant qu’il n’ait pas déjà jeté un œil sur Facebook. La vidéo est sur son mur, beaucoup l’ont reconnu, argumenta Guillaume.

— Je crois qu’il n’avait plus de batterie hier soir, répondit Nicolas. Et vu son état cette nuit, il n’a pas dû le recharger depuis…

— Fred ? interrogea Guillaume. Tu ne dis rien ? Qu’en penses-tu ?

Régulièrement surnommé Harry Potter à cause de sa ressemblance frappante avec le célèbre magicien inventé par J.K. Rowling, bien qu’il ait les cheveux un peu plus longs que l’acteur qui l’incarne, Frédéric se gratta le menton comme il en avait l’habitude et mit quelques secondes à répondre.

— Je suis d’accord avec toi. C’est à nous de lui montrer. Il va nous faire un drame s’il voit ça lui-même sans qu’on l’ait averti.

— Il va nous faire un drame de toute façon, rétorqua Nicolas. Mais soit, allons-y.

Ils attendirent que Michel ait accepté de se nouer une serviette autour de la taille avant de lui annoncer qu’ils avaient quelque chose à lui montrer.

D’abord inquiet devant l’air sérieux de ses amis de lycée, qui le regardaient tous avec gravité, Michel partit d’un éclat de rire.

— Oh, c’est bon, quoi, vous déconnez ! Vous n’allez pas me faire la morale quand même ? J’ai un peu abusé hier, mais ce n’est pas la première fois que mon estomac a du mal à retenir ce que j’essaie de lui faire ingurgiter un soir de bringue ! Et puis, ça vous est tous arrivé, non ?

— C’est plus souvent ton tour que le nôtre, lui fit remarquer Guillaume. Mais non, nous ne te ferons pas la morale, ce serait malvenu en pleine fête bayonnaise. En revanche, il faut que tu voies quelque chose.

Michel s’arrêta tout net de rire.

— Vous m’inquiétez, les gars. C’est ma mère, c’est ça ? Il y a un souci ? Elle est à l’hôpital ?

— Ta mère va très bien, pour autant que nous le sachions en tout cas, répondit Ambroise. Non, c’est en rapport avec hier.

— Quoi, hier ?

— Tu ne te souviens vraiment de rien ?

— À part qu’on a bu, dansé, chanté et rigolé ? Non, rien ! Et j’avoue n’avoir aucune idée de comment j’ai réussi à me traîner jusqu’ici. Cela dit, je suis à peu près convaincu qu’il ne s’est pas passé grand-chose d’autre !

— Tu ne t’es pas traîné, ON t’a traîné, s’emporta Nicolas.

— On s’en fiche, ce n’est pas le sujet, reprit Ambroise. Le concert, tu te le rappelles ?

— Ah oui, c’est vrai, il était top ce concert ! Enfin, je crois. Je ne sais plus vraiment, en fait. C’était qui déjà ?

Les quatre autres soupirèrent. Leurs derniers espoirs de voir Michel les aider un minimum venaient de s’évanouir. La suite n’allait pas être facile.

— Si tu ne te souviens pas du concert, tu ne te rappelles évidemment pas que tu es monté sur la scène, demanda Fred sans attendre de réponse particulière.

— Je suis monté sur scène ? Moi ? Vous êtes sûrs ou vous me faites marcher ?

— Je crois qu’il vaut mieux que tu regardes, affirma Guillaume en lui mettant son iPad sous le nez.

Et Michel vit.

Il se vit, lui, grimper maladroitement sur la scène éphémère devant laquelle étaient installés une dizaine de milliers de spectateurs et qui accueillait le célèbre groupe de rock anglais Miouse pour un concert en plein air. Profitant d’une pause entre deux chansons, il se vit tituber jusqu’aux côtés du chanteur. Il n’avait dû son salut qu’à une intervention amicale de ce dernier qui, en levant le pouce, avait empêché le service de sécurité d’expulser l’intrus manu militari.

Amusée, la star avait posé une main bienveillante sur l’épaule de Michel.

« It’s OK guys. We have a new guest! What’s your name, my friend? »

Mais Michel n’avait pas répondu. Il avait arraché le micro des mains de la vedette et s’était lancé dans un long monologue, sans se soucier le moins du monde des quelques huées qui s’étaient élevées du public.

« Salut la France ! Moi, c’est Michel. Je suis un mec pas très beau, pas très intelligent, pas très habitué à parler dans un micro. Mais là, j’ai bu quelques verres de trop, comme vous tous d’ailleurs, alors ça aide. Je bosse quand je peux, c’est-à-dire pas très souvent, la plupart du temps ce sont des boulots de merde. J’avais qu’à faire des études, vous allez me dire. Vu que ceux qu’en font trouvent pas de travail non plus, j’me dis qu’au moins je suis arrivé au chômage plus vite. Si j’avais été meilleur à l’école, j’aurais sûrement essayé de faire une grande école, comme l’ENA par exemple. L’ENA ça m’aurait permis de pas travailler non plus, mais au moins j’aurais été riche. Et ma mère, elle aurait été fière. Parce que, même si ma mère, comme tout le monde, elle dit que l’ENA c’est rien que des blaireaux, elle aurait été fière que son Michel il y entre. Bref. C’que j’veux vous dire, c’est que les politiques sont nuls. Ils sont tous nuls. En tout cas, tous ceux qui se présentent. Ils ont tous été élus dix fois déjà, ils ont fait des millions de promesses… Et pour quel résultat, hein ? POUR QUEL RÉSULTAT ? »

Dans un état second, le Michel de la vidéo ne semblait pas s’apercevoir que l’atmosphère avait changé autour de lui. C’est comme s’il était seul sur scène, seul tout court, en fait. Plus rien ne paraissait exister pour lui, ni la star mondiale désormais raisonnablement installée quelques mètres derrière, et dont l’exaspération devenait palpable, ni les deux cerbères au blouson noir qui hésitaient visiblement à interrompre l’orateur impromptu… Car la foule, elle, ne huait plus. La foule riait, la foule encourageait, la foule applaudissait. Si le vrai Michel, celui toujours debout devant l’iPad, désormais nu car sa serviette était tombée sur ses chevilles, ne manquait pas une miette du changement d’attitude des spectateurs, celui qu’il contemplait avec effroi avait quitté la planète Terre. Ou peut-être était-il simplement trop ivre pour être conscient du monde qui l’entourait ; l’hypothèse était crédible.

« Pour que dalle ! QUE DALLE, je vous dis ! Les promesses, on en a marre ! On veut des actes ! On veut du boulot ! On veut des idées ! On n’en peut plus de voir tout le temps les mêmes tronches ! On en a ras le bonbon des mecs qui pigent rien à notre vie, et qui viennent en costard nous donner des grandes leçons avant d’envoyer leur pognon à Singapour et de se siffler un Château Margaux ! Moi, je m’appelle Michel, je suis chômeur en CDD régulièrement renouvelé, mais j’ai quand même bossé plus qu’eux. Je suis pas très beau, pas très intelligent (je vous l’ai déjà dit, non ?), j’ai pas de costard, mais au moins, moi, je m’en fous pas des gens ! Et comme je suis pas qu’un râleur qui ouvre sa gueule pour rien dire, ben vous savez quoi ? Je me présente ! Vous voulez un Président vraiment normal ? Vous voulez un mec honnête ? Un mec qui, les yeux dans les yeux, comme dirait l’autre, vous assure qu’il sera aussi fauché à la fin de son mandat qu’au début ? Vous voulez qu’on essaie de sauver notre putain de pays pour de vrai ? Alors votez pour moi ! Et si on n’y arrive pas, ben au moins je vous promets qu’on va faire une bringue d’enfer ! Vive la République, vive la France, et vive la fête ! »

Malheureusement pour lui, Michel vit aussi la suite. Toujours nu, il ne put réprimer un gémissement de honte quand le Michel de l’écran se retourna après ce dernier mot, puis, sous les vivats de la foule en délire et les « Michel, Président » qui en émanaient, vomit sur les pieds du chanteur anglais horrifié.

Quelques secondes plus tard, le Michel de l’iPad avait été jeté de la scène par le service de sécurité, et la musique avait enfin pu reprendre ses droits.

Le Michel nu, lui, était prostré, accroupi sur la moquette, la tête entre les mains. Il était blême. Il continuait à gémir.

« Qu’est-ce que j’ai fait ? Putain, qu’est-ce que j’ai fait… », se demandait-il.

Aucun de ses quatre acolytes n’osa l’interrompre.

Il se leva soudainement, son sexe se balançant dangereusement à quelques centimètres du visage de ses copains. Il les pointa du doigt, chacun leur tour.

— C’est de votre faute, tout ça ! Vous auriez dû m’en empêcher !

— Michel, tu es plus costaud que nous quatre réunis. Et tu te connais, quand tu es bourré… Il n’y avait rien à faire. Tout d’un coup tu as sauté par-dessus la barrière et tu as foncé vers la scène. On n’a rien vu venir, après c’était trop tard. Et mets un caleçon, s’il te plaît.

Michel sembla soudain s’apercevoir qu’il ne portait aucun vêtement. Il partit enfiler un jean et revint, l’index toujours menaçant.

— Et ma mère ? Vous y avez pensé, à ma mère ? Elle va dire quoi, hein ? Vous vous rendez compte ?

— Je vous avais dit qu’il parlerait de sa mère, soupira Ambroise.

— Évidemment que je parle de ma mère ! Avec sa santé fragile, c’est un aller simple pour l’hôpital, un truc comme ça. Lui faire ça, à son âge !

— Michel, ta mère n’a pas encore 55 ans, s’agaça Nicolas.

— Peut-être, mais elle a quand même de gros problèmes de santé. Elle vient de passer le mois de mai à l’hôpital, à cause d’une pneumonie particulièrement virulente.

— C’était une laryngite ! Si elle a passé autant de temps là-bas, c’est uniquement parce qu’elle a fait venir deux avocats et un huissier pour contester la décision des médecins de la faire sortir. Ils lui ont dit de rentrer chez elle au bout de quarante-huit heures, et tu le sais très bien.

— Et alors ? Ce n’est quand même pas de sa faute si les médecins sont nuls ! Elle avait mal à la gorge et elle toussait, elle a quand même le droit de se faire soigner convenablement, non ?

— Arrêtez, les gars, encore une fois ce n’est pas le sujet, calma sagement Guillaume. Michel, détends-toi. Ta mère, elle n’est pas sur Facebook. D’ailleurs je ne suis même pas sûr qu’elle sache qu’internet existe.

— C’est clair, elle doit croire que c’est une chaîne de supermarchés, railla Ambroise.

— Ou le nouveau nom que l’on donne aux infirmières, renchérit Nicolas.

Furieux, Michel s’approcha de ce dernier, le doigt encore en l’air.

— Ça te fait rire, Nico ? Ben tu sais quoi ? Je m’en fous ! Vous allez me retirer cette vidéo vite fait, quoi que vous en pensiez.

— Michel, intervint Fred, qui n’avait encore rien dit. On ne peut pas. Il n’y a pas que celle-là. Il y en a des centaines. Je suis désolé, mon pote.

— Comment ça, des centaines ?

— Tout le monde t’a filmé, et tout le monde t’a mis partout. Facebook, Twitter, Vine, WhatsApp, et je te parle pas de YouTube. T’étais même en direct sur Periscope.

— Periquoi ?

— Laisse tomber. Ce qu’on te dit, c’est qu’on ne peut rien faire. Des vidéos, il y en a trop.

Michel se laissa tomber sur le canapé et se mura dans un silence qui dura une dizaine de minutes. Le temps pour les autres de commencer à ranger l’appartement et faire couler le café qui aurait la lourde tâche de les faire tenir une grande partie de la nuit, une fois de plus.

Alors que chacun s’en servait une tasse, toujours sans un mot, ils le virent se lever. Il semblait calmé.

— Ambroise, t’es bien avocat que je sache ?

— Aux dernières nouvelles, oui, répondit l’intéressé.

— Moi non, et j’y connais sûrement pas grand-chose. Mais tu vois, on m’a rien demandé, alors ça m’étonnerait que tous ces gens aient le droit de mettre ma gueule sur le web.

— Je ne suis pas spécialiste du droit à l’image, mais tu as peut-être raison sur ce point, approuva Ambroise après un court moment de réflexion.

— Alors, écoute-moi bien, l’intello. Je te laisse une semaine. Dans une semaine, tout ça doit avoir dégagé. D’ici là, je m’arrange pour tenir ma mère loin d’un ordinateur. Sur ce, je vais boire une bière.

Michel tourna les talons et se dirigea vers la porte d’entrée.

— Pour ce dernier point, ça ne devrait pas être trop dur, ta mère pense encore que le Minitel est l’invention du siècle ! lui cria Nicolas.

Mais Michel n’entendit pas. Il avait déjà dévalé les escaliers. Le fait de ne porter ni chemise ni chaussures ne semblait pas le déranger outre mesure.

CHAPITRE 4

Samedi 6 août, Café Oz, Paris 9e

— Pierre, tu nous sers deux Perrier, s’il te plaît ?

Le dénommé Pierre fit le tour de son bar, embrassa ses deux anciens amis de lycée, et leur adressa un sourire malicieux.

— Vous avez vu une croix verte en entrant ?

— Une croix verte ? s’étonna Ambroise.

— C’est pas une pharmacie ici.

Quelques secondes plus tard, ils durent se contenter des deux Desperados que leur copain barman avait posées devant eux. Après d’âpres négociations, il avait consenti à y adjoindre deux rondelles de citron. « Par grandeur d’âme », avait-il précisé avant de servir d’autres clients.

— Alors, tu t’es rencardé pour la vidéo ? Michel a raison ? demanda Guillaume.

— Oui et non. Ça se défend, en fait. Il était quand même dans une manifestation publique, alors il prenait le risque que ça arrive. Et en même temps, sur plein de vidéos on ne voit que lui, ça c’est très limite d’un point de vue légal. En principe, il ne devrait pas être identifiable, en tout cas pas tout seul.

— Tu vas pouvoir faire quelque chose alors ?

— Je pourrais sans doute essayer, oui. Mais là n’est pas forcément la question, et c’est pour ça que je voulais te voir.

— Elle est où alors, la question ?

— Guillaume, ce truc c’est peut-être la chance de notre vie.

Le portable d’Ambroise sonna à ce moment-là. Deux paires d’yeux se rivèrent en même temps sur le téléphone, posé au milieu de la table. C’était Michel. Sans hésiter, le jeune homme appuya sur la touche « Refuser ». Quelques secondes plus tard, Guillaume sentit le sien vibrer dans sa poche. Il n’y prêta pas attention.

— Ambroise, pardonne-moi, mais je ne te suis pas.

— C’est pourtant simple ! Regarde-nous ! On va où, là ? C’est quoi le sens de nos vies ?

— Ouh la… Tu es en plein revirement bouddhiste ? Tu deviens hippie ? J’aurais dû m’en douter avec tes cheveux longs et ta barbe de quinze jours…

— Arrête tes conneries. Je ne vire rien du tout, je suis réaliste. Toi, tu végètes dans une boîte pourrie, à vendre des imprimantes toute la journée à des clients dont le seul objectif est de se débarrasser de toi ou de dépenser le moins possible. Fred a créé tellement d’entreprises que l’on sait à peine ce que fabrique la dernière, qu’il plantera de toute façon. Moi, mon boulot consiste à prendre le petit déj’ avec le Code du travail et ses foutues trois mille six cent cinquante pages, à déjeuner avec le Code du travail, à dîner avec le Code du travail, à m’endormir avec le Code du travail. Le seul qui s’en sort à peu près, c’est Nico. Mais son boulot est tellement soporifique que dès qu’il commence à l’expliquer à une fille, elle sort une corde pour se pendre.

— Ma boîte pourrie, c’est le leader mondial du marché !

— OK, pardon. Tu végètes donc dans une boîte géniale qui vend des imprimantes pourries.

— Merci, t’es un pote, toi. C’est réconfortant de t’avoir comme ami.

— Ne m’en veux pas, c’est sans doute une version un peu sombre de notre quotidien, mais ne me dis pas que j’ai complètement tort.

— Et tu veux quoi alors ? Pourquoi tu me balances tout ça ?

— Regarde la vidéo ! Tu as vu les derniers chiffres ?

— Tu me connais… les réseaux sociaux et moi, on n’est pas très copains. Fred m’a dit qu’on avait passé le million.

— Tu as une semaine de retard. On est à quatre. Quatre millions de personnes ont regardé notre vidéo complètement naze. Huit cent mille l’ont partagée, dans le monde entier. Et je ne te parle que de la nôtre… Il faut y ajouter celles des autres gus qui étaient à Bayonne et qui ont filmé la scène. Imagine le nombre hallucinant de péquenots qui ont vu la tronche de Michel. Mais le plus fort, ce n’est pas ça, ce sont les commentaires qui vont avec. Tu as jeté un œil aux commentaires ?

— Je viens de te dire que non. Ce sera toujours non si tu me reposes la question dans une minute, tu sais.

— Alors regarde, répondit Ambroise sans relever le sarcasme.

À son tour, Guillaume vit. Les « Vas-y mon gars, bousille-les tous ! » succédaient aux « Énorme, moi je vote pour toi » et aux « Je n’aurais pas mieux dit, vivement que tu leur mettes une raclée ! », sans oublier les « Pour une fois, je vais aller voter ». Il regarda son ami de quinze ans, les yeux plus brillants que jamais. Il avait enfin compris où ce dernier voulait en venir et, même s’il ne l’admettrait jamais, à cette seconde précise ses imprimantes lui parurent effectivement pathétiques.

— Et Michel, dans tout ça ? demanda-t-il en rendant son téléphone à l’avocat.

— Tu le connais. Si on sait lui amener l’idée, il suivra. Il suit toujours.

— D’habitude, c’est pour aller au bar ou pour jouer à la PlayStation, ce n’est pas exactement pareil.

— Bien sûr que si. Imagine le nombre de bars qu’on va se faire dans cette histoire… Alors, qu’est-ce que tu en dis ? On y va ?

— On fonce.

* * *

Michel déjeunait seul, assis sur le trottoir à côté du camion de déménagement appartenant à la société pour laquelle il travaillait en intérim ce jour-là. Il saurait seulement le soir s’il devrait revenir le lendemain. C’était toujours comme ça que cela se passait pour lui, ou presque. De temps en temps il était embauché pour plusieurs semaines. Une fois, il avait même décroché un CDD de trois mois. C’était dans une roseraie, sous la serre, il avait remplacé un type qui s’était cassé la cheville. Malheureusement, ils n’avaient pas pu le garder quand le type était revenu. Ça l’avait déçu, car il aimait bien les fleurs, mais il s’était vite consolé en achetant le dernier jeu vidéo à la mode. Battlefield l’avait occupé à temps plein les six semaines qui avaient suivi.

Aujourd’hui, il avait été appelé en renfort par Speed Moving, pour un job qui consistait à porter des cartons pendant huit heures, à monter puis descendre beaucoup de marches, aussi. Pas très gratifiant, mais ça payait correctement.

Il entamait tout juste son sandwich quand son portable sonna. L’écran indiquait « Maman ». Michel décrocha aussitôt, sans prendre la peine de terminer de mâcher. Il n’avait pas spécialement envie de parler à sa mère, mais quand il ne lui répondait pas c’était encore pire, il en entendait parler pendant des lustres.

— Oui maman ?

— Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ? Tu as une voix bizarre.

— Je mange, maman, ne t’inquiète pas.

— Je n’ai aucune nouvelle de toi, bien sûr que je m’inquiète !

— Je t’ai eue avant-hier, maman, que veux-tu qu’il me soit arrivé depuis ?

— Et moi Michel, et moi ? Tu y as pensé ? J’aurais pu mourir hier ! Tu sais combien c’est difficile depuis ma dernière hospitalisation.

— Maman…

— Enfin bon, tout le monde va bien, c’est ça qui compte. Et même si mon fils se désintéresse de moi, je ne vais pas en faire un fromage, après tout.

— C’est un peu tard pour ça.

— Ne parle pas à ta mère sur ce ton. Qu’est-ce que tu manges, mon chéri ? demanda-t-elle d’une voix soudainement adoucie.

— Un sandwich au jambon.

— Tu n’as pas mis trop de mayonnaise, j’espère ? Et promets-moi que c’est du bon jambon de chez le boucher, pas cette chose infâme que l’on vend en supermarché.

— Bien sûr que non maman, répondit-il en songeant que, justement, il avait terminé la barquette pourtant achetée la veille chez Lidl, et qu’il devrait s’arrêter au magasin sur le chemin du retour.

— Parce que tu sais, ce sont des cochonneries ces trucs-là. Ils te font bouffer n’importe quoi et après…

— Je sais maman, tu me l’as déjà dit cent fois. Écoute, faut que je te laisse, là, je dois reprendre le boulot. Je te rappelle demain, bisous.

— Prends soin de toi, mon lapin, et surtout pense à… Michel ne sut jamais à quoi il devait surtout penser, il avait raccroché avant qu’elle ne termine sa phrase. Une fois avalé le muffin aux myrtilles qu’il s’était octroyé en guise de dessert, il jeta un coup d’œil à sa montre. Il lui restait une dizaine de minutes avant d’avoir à porter de nouveaux cartons. Il eut envie d’appeler ses copains, qu’il n’avait pas revus depuis leur retour de Bayonne. En dehors de Nicolas, bien sûr, mais Nicolas ce n’était pas pareil, puisque Michel habitait dans son immense chambre d’amis depuis qu’il s’était enfin décidé à partir de chez sa mère, un jour où cette dernière était entrée sans frapper dans son antre et l’avait surpris avec une jeune femme peu vêtue. Bien qu’il n’ait jamais revu la jeune femme en question, il avait peu apprécié l’épisode et, non sans essuyer un grand nombre de reproches, avait entrepris de faire ses valises.

Il aurait donné beaucoup pour entendre la voix d’Alice, mais n’osait composer son numéro. Il tenta donc de joindre Ambroise sur son portable, sans succès. Il n’eut pas plus de chance avec Guillaume. Fred, en revanche, décrocha à la première sonnerie. À voix basse, ce dernier lui dit qu’il ne pouvait lui parler pour le moment mais lui promit de le rappeler ce soir. Ou peut-être demain. Enfin s’il pouvait. Bientôt en tout cas. Dans un soupir, Michel rangea son téléphone dans sa poche et décida de reprendre le travail avant ses collègues. Avec de la chance, il pourrait terminer plus tôt et passer un peu de temps supplémentaire devant la console.

CHAPITRE 5

Vendredi 12 août, restaurant La Rotonde, Paris 14e

Comme tous les vendredis, Nicolas dînait dans sa brasserie préférée. Il y avait sa table attitrée, en fond de salle. Confortablement installé sur la banquette rouge velours qui était la marque de fabrique de l’établissement, il avait vue sur l’ensemble de la salle et en profitait en général allègrement, n’hésitant pas à dévisager, le temps d’un dîner, tantôt le ministre de l’Économie, tantôt un acteur célèbre, ou la chef de file du parti écologiste… Entre deux regards indiscrets et tout en dégustant le cœur de filet béarnaise qu’il commandait chaque semaine, il potassait habituellement le dossier d’un client, quand il ne préférait pas lire un roman.

Une fois n’est pas coutume, ce soir le jeune homme ne dînait ni seul ni à sa table habituelle. Le week-end précédent, Ambroise avait appelé toute la bande afin de caler rapidement un repas où ils pourraient tous se retrouver. Le vendredi soir avait été choisi à l’unanimité moins une voix, celle de Nicolas, très attaché à son rituel hebdomadaire. De mauvaise grâce, il avait fini par accepter cette décision démocratique, à la condition que ledit repas soit organisé dans « sa » brasserie. Les autres avaient consenti à lui accorder cette faveur, malgré leur préférence marquée pour d’autres tables moins guindées de la capitale.

— Où est Michel ? s’enquit Alice, dernière arrivée, en posant son sac à main sur la table qu’ils avaient choisie en terrasse (malgré les très vives protestations de Nicolas, qui ne pouvait pas voir l’intérieur du restaurant).

— Je ne l’ai pas convié, répondit Ambroise à brûle-pourpoint.

Sur le point de s’asseoir, la jeune femme arrêta brusquement son mouvement et interrogea son interlocuteur du regard, non sans une pointe d’agressivité.

— Pardon ? On est tous là et tu ne l’as pas prévenu ?

— Tu sais bien qu’il ne serait jamais venu avec nous un vendredi soir, tempéra Guillaume. Et puis si on est là, c’est justement pour parler de lui.

— Il a un souci ? Merde… Je devais le rappeler, j’ai complètement oublié.

— Non, Fred, rassure-toi. Non seulement il va très bien, mais nous pensons surtout qu’il se trouve devant la plus grande opportunité de sa vie.

Le serveur empêcha Ambroise de répondre immédiatement au regard interrogateur que lui lançaient Nicolas, Alice et Frédéric. Tout au long de la semaine, Guillaume et lui avaient œuvré seuls. Ils avaient désormais besoin du soutien du reste de la bande qu’ils formaient depuis la seconde, ne serait-ce qu’au vu de la quantité de travail qu’il y aurait à fournir pour porter leur projet à son terme. Après qu’ils eurent commandé mojitos et salades César pour les uns, verre de vin rouge et filet de bœuf pour Nicolas, l’avocat put enfin reprendre.

— Avez-vous jeté un œil aux dernières statistiques de la vidéo qu’on a postée sur YouTube ?

— Tu parles de la preuve que vous êtes tous les cinq des alcooliques invétérés ? ironisa Alice.

— Je parle de la preuve que les Français en ont marre de nos politicards, rétorqua-t-il du tac au tac.

— Tu déconnes, là ? Tu nous fais marcher ? On parle bien de la vidéo dans laquelle Michel vomit ses tripes sur les chaussures hors de prix d’une star mondiale ?

Alice éclata de rire. Guillaume intervint en levant les mains pour empêcher Ambroise de s’emporter alors que Nicolas, indifférent à cette agitation, décalait son siège de quelques centimètres pour tenter d’avoir un angle de vue sur l’intérieur de la salle.

— Alice, calme-toi, s’il te plaît. Oui, nous parlons bien de cette vidéo. Ambroise a raison, il faut voir plus loin que la cuite de Michel. Elle est révélatrice de ce dont les gens ont besoin. De ce qu’ils attendent de nos représentants, du renouveau politique qu’ils exigent.

— Vous délirez, les garçons, là ! Guillaume, ça m’étonne de toi. Moi qui croyais que tu étais le plus sérieux d’entre nous. Cette vidéo, c’est juste un souvenir de mauvaise qualité de votre grande beuverie annuelle, à laquelle je suis bien contente de ne pas participer, soit dit en passant.

— Laisse-les aller au bout, l’interrompit Fred. Je suis curieux de savoir ce qu’ils ont dans le crâne.

— De toute façon, t’es pas invitée, lui fit remarquer Nicolas qui, pour la première fois, sembla s’intéresser à la conversation. C’est une sortie entre mecs.

— Un souvenir que des millions de personnes ont choisi de partager, précisa Ambroise.

Alice ouvrit la bouche pour répondre, puis sembla soudain se calmer.

— Des millions ?

— Sans compter les autres vidéos de la soirée. Il est 8 h passées, je vous propose de jeter un œil aux infos. Si tout se déroule comme prévu, vous aurez une idée de là où Guillaume et moi voulons en venir.

Ambroise cliqua sur l’appli MYTF1.fr, téléchargée pour l’occasion, et mit son iPad au milieu de la table.

* * *

Comme tous les vendredis, Michel dînait avec sa mère. Le rituel était quasiment immuable. Repas à 19 h tapantes, en tête à tête. Un couscous à se damner, que chacun de ses amis avaient apprécié et jalousé pendant leurs années lycée. Après avoir rangé les restes, ils jouaient à la crapette en buvant une tisane, tantôt camomille, tantôt verveine. Ils s’asseyaient ensuite sur le grand canapé en cuir marron du salon pour regarder le journal télévisé de TF1. Sa mère poussait au maximum le volume du vieux poste qu’elle possédait depuis vingt ans, afin de ne rien rater des commentaires de François Villiers, puis s’indignait immanquablement devant les idioties que l’on pouvait débiter à la télévision, sans oublier de souligner le peu de crédibilité des journalistes. Rebecca Barrieu n’était jamais rassasiée : elle fustigeait les infos, mais ne les aurait manquées sous aucun prétexte.

Après ce défouloir hebdomadaire auquel Michel était prié de participer activement, mère et fils se rapprochaient pour combler sereinement les vingt minutes qui les séparaient du grand moment de la soirée. L’occupation choisie durant ce court laps de temps était la seule variante possible de ce programme gravé dans le marbre. La plupart du temps néanmoins, Michel et sa maman décortiquaient les albums photo qu’elle conservait jalousement dans sa chambre, l’album préféré de la petite femme replète étant sans nul doute celui de la naissance de son fils unique. Un millier de fois au moins, elle avait versé une larme, ne cessant de louer la magie de ce jour extraordinaire où ils semblaient avoir été seuls au monde, elle et lui. Un millier de fois au moins, la femme avait interrogé son fils sans cesser de contempler les images qu’elle caressait du bout de l’index.

— Tu sais pourquoi tu t’appelles Michel, mon chéri ?

— Oui, maman, je le sais, tu le me l’as raconté cent fois.

— Ton p… L’Autre et moi-même étions… J’étais confortablement installée devant la finale du championnat d’Europe de football, comme toute Française qui se respecte. Je m’en souviens comme si c’était hier, c’était contre l’Espagne. Alors qu’on n’arrivait à rien et que tout espoir semblait perdu, Michel Platini a marqué un but incroyable, un coup franc en pleine lucarne. La France a gagné cette finale 1-0, je me rappelle chaque détail, mais je n’ai pas pu assister à la remise de la Coupe : je sautais tellement de joie que j’ai perdu les eaux. Quelques heures plus tard, tu es né. J’avais décidé de t’appeler Henri, mais quand la sage-femme est venue me demander ton prénom, l’évidence s’est imposée. Tu peux être fier, Michel. Tu sais, c’est un grand homme ce Platini, quoi qu’on en dise. Il a fait beaucoup pour son pays. Tu te rends compte, pendant cet Euro il avait marqué douze buts ! Douze !

Michel acquiesçait, une légère moue aux lèvres. Parfois il jouait l’exaspéré, faisant semblant d’être lassé d’entendre cette histoire deux à trois fois par mois depuis qu’il était entré en maternelle. En vérité, Michel était loin d’être lassé. Il ne pouvait s’empêcher d’être ému devant la façon dont sa mère enjolivait la réalité avec tendresse, simplement pour rendre le plus beau jour de sa vie encore plus beau. Pour rien au monde Michel n’aurait interrompu ce moment de complicité entre eux, en rappelant par exemple à sa mère que Bruno Bellone avait ajouté un second but à cette finale, que Platini n’en avait marqué « que » neuf durant la compétition, ou que le coup franc qu’il avait inscrit ce jour-là était tellement loin de la lucarne qu’il avait contribué à ridiculiser le gardien ibère jusqu’à la nuit des temps. Pour rien au monde, surtout, il n’aurait osé suggérer à cet instant à sa mère qu’elle n’avait sans doute pas choisi son prénom toute seule et que son père avait dû participer à la décision. Parler de son père, dont elle avait curieusement gardé le patronyme mais dont l’existence même était devenue taboue depuis qu’il avait quitté la maison vingt ans plus tôt, aurait sans nul doute gâché la magie de ce doux moment partagé.

Après la parenthèse nostalgique, un silence total était exigé. L’animateur Arthur, lui, occupait une place spéciale dans le cœur de la quinquagénaire depuis le jour où il avait débarqué sur la première chaîne, et rien ne devait l’empêcher de vivre ce flirt hebdomadaire. « Tu comprends, mon chéri, il a des hanches si gracieuses. »

Chaque semaine, après avoir écouté l’humoriste-présentateur dans une ambiance de cathédrale, puis après avoir embrassé sa mère sur les deux joues et expliqué pour la centième fois que ce n’était pas « pour cette traînée » qu’il avait abandonné la maison de son enfance, Michel s’engouffrait dans le métro pour rejoindre le loft que Nicolas avait acheté à deux pas de la place de Clichy. Chaque semaine, sans savoir si cela l’énervait ou l’émerveillait, Michel ne pouvait s’empêcher de constater que sa mère menait une vie de vieille dame, bien qu’elle soit loin d’être vieille.

Ce soir-là, rien ne se produisit comme d’habitude. Dès le départ, la fin de journée de Michel était partie en vrille. Une alerte à la bombe l’avait bloqué dans le métro plus de quinze minutes alors qu’il n’était déjà pas spécialement en avance. Le couscous était froid quand il avait enfin sonné chez sa mère, qui lui ouvrit d’une humeur massacrante. Sans l’étreindre ni même lui dire bonsoir, la mise en plis de ses cheveux bruns mi-longs toujours parfaite, elle lui ordonna de prendre au moins la peine de mettre ses chaussons.

— Enfin si la politesse ne t’est pas devenue une notion totalement étrangère.

— Mais maman je n’y peux rien, c’est le métro qui…

— Tu aurais pu au moins me prévenir !