À Camille
“Being an entrepreneur is sexy…
for those who haven’t done it.” 1
Mark Suster, entrepreneur et investisseur
Marianne pose ses mains de part et d’autre du lavabo et tente de retenir les derniers relents des mauvais mojitos de la veille ainsi que l’avant-goût de crise d’angoisse du matin qui s’entremêlent dans son estomac. Elle regarde autour d’elle dans l’espoir de trouver un remède à la gueule de bois et aux responsabilités d’adulte, mais dans la mesure où elle se tient dans la salle de bains d’un amant rencontré quelques heures plus tôt, célibataire et artiste-amateur-de-bio-et-de-commerce-équitable de surcroît, elle n’est pas dans les meilleures conditions. « Putains de mecs zens, pas foutus d’avoir un peu de Xanax », se dit-elle. Elle ne parvient qu’à dégoter du dentifrice : à défaut d’être de bonne humeur, elle aura bonne haleine. Elle prend une grande inspiration mentholée et rallume son téléphone.
Jeudi 17 mars, 7 h 47. Les neuf appels en absence, quatorze messages WhatsApp et trois invitations à jouer à Candy Crush sont toujours là, à lui adresser leurs clignotements accusateurs. Comme tous les matins, elle s’était réveillée avec son iPhone vibrant dans la main, prête à consulter l’ensemble des notifications reçues pendant la nuit, les gros titres des blogs « nouvelles technologies » qu’elle lit avec avidité, et surtout, la totalité des news des réseaux sociaux, des fois qu’elle aurait raté la dernière vidéo virale d’un chat qui fait du skateboard.
Ce matin-là, en plus de son plus fidèle partenaire – son téléphone – elle s’était retrouvée aux côtés de Tristan, dont le dos, lui, vibrait doucement au rythme de ses ronflements. Et si le lit dans lequel elle s’était réveillée lui était inhabituel, le nombre d’appels manqués de Charles, un des associés avec qui elle avait monté sa boîte, était carrément inquiétant. « Marianne, faut qu’on parle. Et avant notre rendez-vous de ce matin. Retrouve-moi au bureau à 8 h STP. Je préviens Lucas », lui avait-il écrit, suivi d’une série de « Tu as bien reçu mon message ? » et de « Qu’est-ce que tu fous ? Je suis en chemin. Lucas arrive ».
Au moment où Marianne se débarbouille dans la salle de bains de son nouvel amant, Lucas, l’autre cofondateur de la boîte, est déjà assis en face de Charles, dans leur coworking partagé avec d’autres start-up inexpérimentées et balbutiantes semblables à la leur. Charles ne veut pas évoquer en l’absence de Marianne la raison pour laquelle il les a convoqués, alors il se tient là, assis, à tapoter sur le clavier de son ordinateur.
Le regard grave et préoccupé qu’arbore Charles exaspère Lucas. D’ailleurs, la plupart des regards qu’arbore Charles l’exaspèrent. Charles a tout pour plaire ; autrement dit pour Lucas, tout pour se faire baffer. Très bon développeur informatique, ses compétences techniques sont largement reconnues dans le milieu start-up parisien et lui valent au moins autant de reconnaissance que son diplôme d’école d’ingénieurs prestigieuse. Mais contrairement à tous ceux qui brillent par leurs lignes de code, comme Lucas, Charles a un côté jovial et sociable, fait souvent preuve d’humour et se montre à l’aise en public ; Lucas ne sait pas si c’est dû à son passage à HEC ou s’il a toujours été comme ça, mais Charles maîtrise à la perfection les deux casquettes. Ingénieur geek quand il le faut, parfait petit commercial à d’autres moments. Le maillot d’un groupe de hard rock sous son polo pastel, un pantalon à pinces, mais des vieilles baskets aux pieds. Lucas a toujours méprisé ce genre de mecs extravertis et volubiles, à moitié par jalousie et à moitié avec raison : la prétention de Charles est proportionnelle aux milliers d’euros qu’ont coûté ses grandes écoles. Lorsque Marianne avait convaincu Lucas de laisser Charles rejoindre leur projet, elle avait bien concédé sa pédanterie et son assurance excessive ; mais hypnotisée par la possibilité de faire grandir son équipe avec un développeur doublé d’un diplômé de HEC, elle avait passé outre ses défauts et s’était appliquée à convaincre son associé historique que Charles le déchargerait d’une grande partie de son travail. Comme toujours, Lucas s’était rallié à l’avis de Marianne.
Pendant qu’il l’attend, il n’ose craindre le pire. Il sait que dans moins d’une heure, elle et Charles ont rendez-vous avec un leveur de fonds qui, s’ils réussissent à le convaincre, leur présentera des investisseurs qui pourront assurer au trio d’associés un confort financier d’au moins quelques mois. Si Marianne et Charles se disputent juste avant, c’est toute leur force de conviction qui va s’évanouir. La dernière fois qu’ils se sont engueulés, ils ne sont pas passés loin de la catastrophe. Charles avait parlé à Marianne d’une application mobile toute récente qui faisait la une des médias « nouvelles technologies » à ce moment-là.
— C’est une appli qui te permet de partager ta liste de courses, noter ce dont tu vas avoir besoin en cuisine pour la semaine, ce genre de trucs, avait-il commencé. Tu peux la télécharger pour regarder l’expérience utilisateur ? Moi j’arrive pas à me faire une idée, ça m’évoque pas grand-chose, alors que toi…
— Moi quoi ? avait répondu Marianne, les yeux toujours rivés sur ses tableurs Excel.
— Ha ha, non enfin, le prends pas mal, mais vu que t’es une nana, je me dis que t’as peut-être plus l’habitude de ce genre de trucs.
Marianne avait levé un sourcil sceptique au-dessus de l’écran de son Mac.
— Tu sais, c’est pas parce que je suis une femme que j’ai spécialement plus le temps que toi de me faire à bouffer. Puis elle s’était replongée dans son travail, préférant clore aussi sec une conversation qui s’apprêtait à mal tourner.
Mais Charles avait renchéri.
— Ouais t’as raison, je vais demander à Cécile, c’est plus une femme… femme.
Là, Marianne avait tout à fait levé la tête de son ordinateur.
— Ça veut dire quoi, « c’est plus une femme femme » ?
— Ben quoi, ça va, tu sais très bien ce que je veux dire. T’es pas hyper féminine, comme nana.
— Nan, je vois pas ce que tu veux dire.
— Ah mais je dis pas du tout ça pour critiquer, Marianne, au contraire, je trouve ça génial. T’es une femme mais t’es forte, tu te laisses pas faire, quoi.
— Parce que les « femmes femmes » sont pas fortes et se laissent marcher sur les pieds ? Tu crois que je me laisse pousser les poils sous les bras et que ça me donne des super pouvoirs ?
— Allez, Marianne, fais pas ta féministe : t’es perpétuellement en jean et en baskets, tu bois plus de bière que moi, tu le sais bien que tu joues pas vraiment dans la cour des bimbos.
— Certes, non, mais je vois toujours pas le rapport avec le fait de tester une application.
— Oh ça va, tu peux pas à la fois te la jouer « femme indépendante qui cuisine jamais » et « femme féminine » !
Lucas s’était tassé sur sa chaise, craignant de se retrouver sur la trajectoire des objets qui, il en était sûr, n’allaient pas tarder à traverser la pièce. Eu égard aux yeux écarquillés de Marianne, il avait eu peur qu’elle explose. Mais elle avait gardé son calme et répondu :
— Je ne sais pas dans quel siècle tu vis, Charles, mais il s’avère que si, on peut mettre du rouge à lèvres et être patronne de boîte en même temps. Et que je sois féminine à tes yeux ou pas, figure-toi que j’ai autre chose à foutre qu’écouter tes banalités archaïques car je suis la fondatrice de notre entreprise, je te rappelle. Alors si tu veux mon opinion sur cette nouvelle appli, je suis ravie de te la donner, je peux te dire ce que je pense de son marché cible, de ses métriques de croissance ou des fonds d’investissement auprès desquels l’équipe s’est financée. Par contre, désolée, mais j’ai pas de recettes de cuisine.
Marianne avait ensuite laissé Charles gérer seul un rendez-vous, arguant que s’il était si viril et puissant, il pourrait se démerder. Bien entendu, il ne savait rien du partenariat potentiel dont il était question, puisque Marianne contrôlait toute cette partie de l’activité, et il avait fait capoter l’opportunité. Ils s’étaient ensuite renvoyé mutuellement la responsabilité de l’échec, lui la traitant d’hystérique, elle d’incapable. Quant à Lucas, il concédait que la faute était partagée mais s’était rangé aux côtés de Marianne, en partie par solidarité « historique » – après tout, c’était eux, le duo de fondateurs initial – en partie parce qu’il ne pouvait pas encadrer la gueule bien peignée de Charles. Ce jour-là, Lucas avait senti que Marianne avait rejoint son camp, celui des « anti-Charles » – ce n’était pas forcément bon pour la cohésion de l’équipe, mais après tout, ils formaient une association entrepreneuriale, pas un club de pétanque.
Aujourd’hui plus que jamais, il doute de la viabilité de leur trio. Il a flairé le coup fourré dans l’attitude faussement sombre de Charles depuis ce matin. Il n’avait pas répondu à ses questions hier sur le chat. Il le laissait sans nouvelles des dernières mises en production. Lucas espère que son ton grave n’est qu’une des nouvelles postures qu’il aime adopter quand il sent qu’il doit une fois de plus attirer l’attention sur lui. Tandis qu’il attend Marianne, il commence à réaliser ce que le départ de Charles impliquerait. Il serait débarrassé de lui, mais à quel prix ? Il a beau avoir une attitude détestable, il compte au moins pour 50 % du travail technique abattu ; il est reconnu dans le milieu, il a des contacts dans la Silicon Valley. Même dans leur écrin de pédanterie, les idées qu’il avance sont souvent bonnes.
« Marianne, il faut qu’on parle » : voilà qui ne laisse rien présager de bon. En tant qu’entrepreneur, la vie de Marianne est une suite ininterrompue de cataclysmes de formes et d’intensités diverses. Si elle trouve un bug dans son application, c’est un mini cataclysme. Si un client insatisfait décide de résilier son abonnement, c’est un petit cataclysme. Si on lui refuse une subvention ou un prêt bancaire, on entre dans la sphère du cataclysme moyen. Ce qui fait tenir Marianne, c’est la perspective de faire face à toutes ces catastrophes ensemble. Or, le « il faut qu’on parle » matinal de Charles, qui plus est précédant un rendez-vous d’une importance fondamentale pour la santé financière de leur entreprise, ça pue la rupture. Le départ d’un de ses associés, c’est le plus haut niveau de l’échelle de Richter des cataclysmes « business », dont elle n’a entendu parler que sous forme de légendes effrayantes. Et quand ces fables commencent par le départ d’un des associés, elles finissent toujours par la faillite honteuse des entreprises concernées, dans des affres de liquidation et des larmes de licenciements économiques.
Une main toujours agrippée au lavabo, l’autre à son téléphone, Marianne tente de déceler dans les virgules et les points de suspension de Charles des indices qui infirmeraient sa crainte. Pendant quelques secondes, elle se rassure en se convainquant qu’il ne s’agit là que d’une tendance un peu trop poussée à la théâtralité de son associé qui, si ça se trouve, doit juste leur annoncer qu’il est devenu végétarien ou qu’il se fiance avec une de ses groupies blondes. Mais la certitude effroyable que ces explications ne tiennent pas la route s’impose rapidement. Marianne fait plusieurs fois le tour de la minuscule salle de bains, se tient le front, puis la taille ; elle a chaud et froid ; elle manque d’air. Elle préférerait nettement rester là pour toujours, en culotte, à angoisser dans la salle de bains d’un quasi-inconnu, avec pour seul compagnon un tube de dentifrice, plutôt que d’affronter la réalité qui l’attend. Elle va se faire corporate-larguer.
1.« Être entrepreneur peut paraître sexy… pour ceux qui ne s’y sont jamais risqué. »
“Aerodynamically the bumblebee shouldn’t be able to fly, but the bumblebee doesn’t know that so it goes on flying anyway.” 2
Mary Kay Ash, fondatrice de Mary Kay Cosmetics
7 h 54. Marianne, toujours debout dans la salle de bains de Tristan, ne se rappelle pas l’endroit exact où elle se trouve dans Paris, mais se doute bien qu’elle mettra plus de six minutes pour rejoindre son bureau. Elle envoie à Charles et Lucas un mensonger « Un peu en retard, là dans 15 min », se passe un peu d’eau sur le visage et sort de son habitacle de porcelaine blanche. Tristan s’affaire derrière le bar de sa cuisine américaine pour préparer le petit déjeuner. « Je dois filer, urgence de boulot », lui dit Marianne en avalant une gorgée de café.
— Quoi ? Mais je m’apprêtais à te concocter ma fameuse recette de croissants au chocolat fondant !
— Désolée, entrepreneur sur le point de faire des millions, tu te rappelles ? plaisante Marianne, en se pointant du doigt.
— OK, OK, j’espère que tu noteras tout de même mon attitude de gentleman.
— C’est bien noté.
Tristan et Marianne s’étaient rencontrés à un évènement « start-up », un énième concours de « pitch » où des dizaines de jeunes pousses de l’entrepreneuriat venaient présenter la manière dont ils comptaient conquérir le monde en dix pages de PowerPoint et trois minutes de phrases chocs, devant un parterre qu’on leur promettait plein d’investisseurs et de journalistes, en réalité souvent composé d’une écrasante majorité d’autres entrepreneurs prêts à en découdre.
Pour Marianne, ce genre d’évènements faisait partie du quotidien, elle et Charles en étaient bons clients : c’était une femme fondatrice de start-up, sa présence aidait donc grandement les organisateurs à atteindre, si ce n’est la parité, du moins un quota tolérable de femmes sur scène. Lui était bon orateur pour un informaticien ingénieur. Tous ces concours de pitch n’aidaient pas franchement la start-up de Marianne et Lucas à décoller, mais Charles avait développé la théorie du « Take it all in », qui consistait à ne rien refuser, du concours à l’article en passant par le rendez-vous à l’aveugle, arguant que « la plupart des opportunités ne se présentent pas, elles se provoquent ». Le gros lot pour les gagnants de ce type de concours dépassait rarement la reconnaissance d’un public ennuyé, éventuellement le droit de participer à un autre concours de start-up, dans une autre ville européenne (transport et hébergement restant à la charge de l’heureux lauréat). Mais parfois, des entrepreneurs chanceux pouvaient récupérer quelques milliers d’euros exonérés d’impôts, voire, comble du succès, un article dans la presse spécialisée.
La tache dans ce décor, c’était Tristan : simple musicien plutôt que créateur de start-up « MusicTech », il était venu pour voir concourir un de ses amis entrepreneurs qui lui avait promis, en échange, un open bar bien garni. Tristan s’était retrouvé seul à siroter des cocktails infâmes, des mojitos en poudre et daiquiris effervescents qu’une jeune entreprise essayait péniblement de mettre sur le marché à coups de sponsoring évènementiel. Il ne s’était cependant pas laissé abattre : il avait repéré, sur la scène, une jolie startupeuse aux cheveux blonds/châtains, dont on devinait les courbes généreuses derrière le logo de sa boîte placardé sur sa poitrine. Flottant dans un pull à capuche trop grand et une assurance qui lui paraissait feinte, on aurait dit qu’elle essayait d’imiter sa grande sœur. Il avait été instantanément charmé par cette fille, debout et fière devant une audience de mâles peu attentifs et bourrés de préjugés, et par sa persévérance à prendre un air confiant et sûr d’elle, alors qu’elle luttait visiblement contre sa hantise de la prise de parole en public.
Il se tenait à côté d’un jeune entrepreneur aux cheveux épars, qu’il avait entendu prononcer la phrase : « Pour l’instant on est en stealth mode. On a assez peu de churn de nos beta-testeurs, mais on est clairement un nice-to-have et pas un must-have, c’est le product-market-fit qui va être challenging » – à laquelle il n’avait rien compris et l’avait vu se tourner vers Marianne et lui dire :
— C’était pas mal, votre pitch.
Marianne s’était retournée, un sourire hypocrite aux lèvres.
— Ah, merci.
— Si je peux me permettre un commentaire toutefois…
Marianne avait tout de suite senti le coup fourré. Ceux qui se permettent de venir critiquer la prestation des autres, de but en blanc, sans autre forme d’introduction, et qui plus est en utilisant le mot toutefois, ne sont en général pas les meilleurs alliés de ce genre de soirées. Marianne les fuyait comme la peste, mais en bonne networkeuse, elle savait aussi prendre son mal en patience quand elle se retrouvait coincée avec un spécimen. Elle avait donc attrapé d’une main un sachet de poudre-mojito, au cas où, et ne voyant aucune porte de sortie, avait répondu :
— Euh, ouais ?
— Vous auriez pu expliquer un peu plus votre vision. Ça manquait de vision.
Marianne, interloquée, avait laissé quelques secondes de silence s’installer entre elle et son rapace, qui avait dû prendre son absence de réaction pour un encouragement à développer son point de vue :
— Tu vois, moi, je reviens de S.F., enfin pardon, de San Francisco, et j’ai entendu beaucoup d’entrepreneurs raconter leurs parcours, leurs projets. Ce qui est vraiment amazing, c’est à quel point ils parviennent à t’emmener avec eux dans leur vision à long terme, la manière dont leur produit va révolutionner les usages, la brique qu’ils vont apporter au monde, tu vois. Celui qui m’a le plus bluffé, c’est Anshu Darshem, le CEO de Zoxy. Quand tu lui demandes ce qu’il fait, sa première phrase, vraiment, avant tout autre commentaire, c’est : « We’re on a mission to change the world ». Là au moins, les bases sont posées, t’as qu’une envie, c’est d’entendre la suite !
— Attends, était intervenue Marianne, Zoxy c’est pas l’outil qui balance toutes les pubs en pop-ups sur les sites internet ?
— Si, bien sûr.
— … C’est lui qui te dit qu’il change le monde ? Avec ses pop-ups ?
— Oui, pourquoi, tu confonds avec une autre start-up ?
— Non, pour rien.
— Bon, ben Anshu, en seulement deux ans d’existence, il a récolté une quantité de données phénoménale sur les consommateurs, ce qui lui permet d’améliorer considérablement les algorithmes de suggestion de…
C’est à ce moment-là que Tristan avait décidé de faire son entrée. Visiblement, son interlocuteur gobait naïvement le sourire hypocrite de Marianne, mais lui n’était pas dupe, et voyait bien le désespoir au fond de son regard. Il s’était donc faufilé habilement entre son parasite et elle et avait versé de l’eau pétillante sur la poudre de mojito de son verre, en prétendant qu’ils étaient bons amis.
— Tu ne te rends même pas compte à quel point tu viens de me sauver la vie, avait dit Marianne à son nouveau héros, une fois que son parasite avait déguerpi. Je te proposerais bien un verre gratuit, mais c’est dégueulasse.
— Mais de rien ! Tu as l’air de le déguster comme du petit lait pourtant, ce mojito, lui avait-il répondu.
— Tu vas comprendre, lui avait-elle rétorqué en pointant du menton la scène prête à accueillir le gagnant du concours, ou plutôt la gagnante, tout sourire. Elle est sur scène, pas moi. Toute forme d’alcool est la bienvenue, même celle-là.
— Je n’y connais pas grand-chose mais d’après mes infos, ce n’est pas le dernier évènement de ce type pour la saison, je me trompe ?
— Tu n’as pas tort, espérons au moins que la prochaine fois, on aura des cocktails dignes de ce nom !
La mâchoire carrée, les yeux bruns profonds et la carrure athlétique de Tristan avaient vite fait oublier à Marianne l’échec qu’elle venait d’essuyer au concours de pitch – Charles avait disparu depuis longtemps et Lucas n’était pas venu, comme d’habitude.
Autour de trop nombreux mojitos en poudre, ils avaient continué de papoter, ignorant tous les docteurs ès conseils business. Elle s’était laissé séduire, consciente que son statut de femme entrepreneur faisait forte impression à une bonne partie de la gent masculine. Il n’y avait pas que ça, bien sûr : Marianne n’était pas désagréable à regarder. Bien qu’elle ait longtemps eu l’air d’un garçon manqué et que, comme l’avait noté Charles, elle ne s’aventurait que rarement hors du combo jean / vieux pull, elle avait ce que la plupart de ses connaissances désignent communément comme un « joli minois ».
Au-delà, elle considérait être de taille et de carrure moyennes, avoir de trop grandes épaules, des fesses pas tout à fait rebondies, des cheveux pas vraiment soyeux, un nez un poil trop petit. Mais un joli minois dans un monde d’hommes et de machines passe rarement inaperçu, même après les années 2000. Côté personnalité, elle incarnait le versant féminin des idéaux de l’entrepreneuriat : une énorme capacité de travail, une propension à affirmer ses idées avec fermeté, assez peu de considération pour les éléments futiles de l’existence comme la mode ou la vie de famille, et l’envie de croquer la vie à pleines dents. En somme, on disait de Marianne qu’elle avait beaucoup de caractère. On allait peut-être assez vite en besogne à la juger car elle ne rechignait jamais à balancer un gros mot et qu’elle avait la descente d’un camionneur lorsqu’il s’agissait de boire des bières. Dire des grossièretés donne du crédit aux femmes, semble-t-il. Comme si un « enculé » bien placé valait acte d’émancipation féminine.
Passé un certain seuil d’alcoolémie, Marianne avait abandonné l’idée d’aller se coucher, peut-être un peu parce qu’elle était captivée par Tristan, peut-être un peu parce que l’échec du soir avait constitué un coup trop fort asséné à son moral. Ils avaient navigué de bar en bar, se racontant leurs vies respectives. Tristan était un musicien « reconverti ». Comme Marianne, il avait fait une grande école de commerce ; comme elle, il avait commencé une brillante carrière dans le conseil en stratégie sitôt sorti de l’école. Comme elle, il avait brusquement cessé de suivre cette voie toute tracée pour se consacrer à sa passion. La sienne était la musique, celle de Marianne était l’entrepreneuriat. Son salaire, comme celui de Marianne, avait été réduit du tiers, et il avait déménagé dans un petit studio. Il l’avait invitée à prendre un dernier verre.
Elle s’était autorisée à calculer l’optimisation de son utilisation de Tristan : elle perdrait certes quelques heures de sommeil, mais il était important pour son équilibre physiologique de secréter les hormones qui stimuleraient sa créativité et sa productivité.
2.« Du point de vue aérodynamique, le bourdon ne devrait pas pouvoir voler, mais le bourdon ne le sait pas, alors il vole. »
“Option A is not available.
So let’s kick the sh** out of Option B.” 3
Sheryl Sandberg, Directrice des opérations à Facebook
Quand Marianne arrive enfin au bureau, tous se dirigent silencieusement vers la salle de réunion. Dans l’intervalle du trajet entre leur petite table de travail à 250 € par mois (imprimante et internet haut débit compris) et la salle partagée par la dizaine de start-up de l’espace de coworking, Lucas a le temps d’imaginer que Charles va leur parler d’une nouvelle technologie révolutionnaire, de sa volonté de déménager la société à Hong Kong, voire qu’il souhaite reverser la moitié de leur maigre chiffre d’affaires aux orphelins et aux nécessiteux pour soigner leur image de marque. Mais le verdict tombe :
— Écoutez, je ne vais pas tourner autour du pot, je pense qu’on peut être adultes et parler de ça calmement. J’ai pris la décision de quitter le projet, énonce Charles.
Un long silence s’installe entre les trois associés. Charles n’est pas du genre à se laisser démonter par un silence pesant, et comme regonflé par l’onde de choc produite par son annonce, il continue :
— Je sais qu’on a un rendez-vous dans une heure, mais justement, je ne pouvais pas jouer la comédie une fois de plus. Écoutez, je pense qu’on a tous compris hier soir où était le problème. Nos désaccords sont trop profonds sur la stratégie de croissance à moyen et long termes. Je tiens à préciser dès maintenant que j’ai été très honoré de rejoindre ce projet en lequel j’ai fondé beaucoup d’espoirs ; vous le savez, j’y ai donné beaucoup de moi-même. Mais je pense qu’il faut savoir distinguer la persistance de l’acharnement, quand on est entrepreneur.
Marianne et Lucas, toujours interloqués, parviennent à balbutier :
— Mais… quels désaccords ? Quand est-ce qu’on n’a pas été à l’écoute de ton opinion ?
— Enfin, ce que je dis ne peut pas vous surprendre. Marianne, tu étais là hier soir, tu as bien vu.
Lucas se sent écarté de la conversation – il n’était pas là hier soir, il n’était pas là non plus tous les autres soirs. Évidemment il recevait des opinions extérieures sur leur société, lui aussi, mais comme elles venaient quasiment exclusivement des utilisateurs qui reportaient des bugs et des problèmes techniques liés à l’utilisation de leur produit, il se disait toujours que ça ne pouvait pas être un reflet fidèle de la situation, qu’il y avait forcément autre chose qui fonctionnait correctement. Il reconnaît dans la posture de Charles celle du prétendu adulte responsable qui ne fait que pointer du doigt les problèmes que tout le monde refuse de voir, et dans celle de Marianne celle de la Cocotte-Minute au bord de l’implosion.
— Alors, Charles, dit-elle d’une voix calme mais dont le ton trahit la rage, il faut que je te dise : tu n’y es pas du tout. On a tous les trois un pouvoir de décision rigoureusement proportionnel à nos parts dans le capital de la boîte, alors si tu as un problème avec nous, il va falloir nous l’expliquer avec un peu plus d’honnêteté.
Ce que Lucas redoutait est en train de se dérouler sous ses yeux. Effacé, discret, toujours dans l’ombre de Marianne, sa compréhension des jeux de pouvoir et des manigances entre ses deux associés était d’autant plus aiguë qu’il n’y prenait pas part. Ce qu’il savait de Marianne, c’est qu’elle considérait le débauchage de Charles comme son plus beau succès : qu’en plus d’étoffer la valeur de la société par l’apport de son travail, voire par son image, son sex appeal pour les investisseurs, il la rassurait. Il était la preuve vivante qu’elle avait en elle ce qu’il fallait pour diriger une entreprise. Ce qu’il savait de Charles, c’est qu’il passait le plus clair de son temps et de son énergie cérébrale à soigner les apparences de sa supériorité, que c’était le genre d’homme qui n’aime pas les attaques frontales et tombe dans le piège de l’agressivité même si celle-ci ne fait qu’affaiblir ses arguments et les discréditer.
— Mais Marianne, ouvre les yeux. Tu as entendu les commentaires sur notre pitch d’hier soir ? Les jurys ne prennent même plus de gants pour nous mettre en pièces.
— Ils… ils nous critiquent, c’est censé être constructif.
— C’est la même histoire à chaque fois qu’on pitche ! Nos métriques de croissance ne valent rien, on ne sort pas la tête de l’eau. Je vous en ai déjà parlé, mais vous ne voulez rien faire. Alors si vous avez une solution miracle, allez-y, mais moi, j’ai fait tout ce que je pouvais.
— Ah, parce qu’abandonner le navire c’est la bonne solution ? Tout ce qui compte pour toi, c’est ce que disent trois pauvres investisseurs qui n’ont rien de mieux à faire de leurs soirées que de venir mater des petits jeunes galérer à présenter leurs projets ? L’image que tu renvoies aux autres ne peut pas être la source de toutes tes décisions, Charles.
— Je ne vois pas le rapport.
— Le rapport, c’est que ce n’est pas une réaction d’entrepreneur. Un véritable entrepreneur, il entend les critiques, il endosse sa carapace, et il persiste, il bosse, et il prouve au monde entier qu’il avait raison. Ça s’appelle la résilience.
— Attends, mais c’est toi qui veux me donner des leçons d’entrepreneuriat ? Tu te fous de moi ? Je te signale que c’est toi qui mènes la barque ici. Comme tu nous l’as fait remarquer si souvent, c’est toi la CEO. Si on va dans le mur, faut que tu prennes tes responsabilités.
— Parce que tu crois que mon ambition dans la vie c’est de mener la boîte dans le mur ? Charles, je ne comprends plus, je croyais que tu avais rejoint le projet parce que tu y croyais. Quand tu es arrivé, on s’est mis d’accord : on est dans la galère ensemble, à parts égales. C’est peut-être mon projet à l’origine, mais tu es tout autant responsable que moi de la santé de la boîte.
— Eh bien je suis au regret de t’annoncer que ça a foiré. Voilà. Je ne me sens plus impliqué, et rétrospectivement, je pense que je ne me suis jamais senti autant impliqué que vous deux.
— Enfin un peu d’honnêteté ! En fait, tu nous as menés en bateau depuis le début.
— Mais pas du tout ! Regarde les choses en face : Lucas et toi vous vous connaissez depuis toujours, il dit amen à la moindre de tes sorties – désolé mec, dit-il en se tournant vers Lucas, pétrifié sur sa chaise, c’est pas contre toi.
— Pauvre chéri, on ne t’a pas fait assez de câlins, c’est ça ? On est ici pour faire du business, Charles, pas pour animer un club de poneys. Si tu n’étais pas capable de prendre tes responsabilités et de te comporter comme un adulte, il ne fallait pas nous faire croire que tu pouvais monter une boîte. On a affiché notre ambition dès le premier jour, quand on s’est rencontrés : c’est ça qui t’a fait venir, et c’est sur cette base qu’on a conclu notre deal.
— Merci, j’ai bien compris que ton ambition était de conquérir le monde, tu nous l’as suffisamment répété. Mais grande nouvelle, Marianne, il ne s’agit pas simplement de crier sur tous les toits qu’on a envie de monter une boîte à un milliard pour y arriver. L’idée, ça compte pour que dalle : c’est l’exécution qui change tout. Tu te rends compte que tu perds toute ta crédibilité dans l’écosystème à raconter à qui veut l’entendre qu’on va attaquer le marché américain dans trois mois alors qu’on a à peine de quoi payer les serveurs ? Nos stagiaires se barrent tous les uns après les autres, on n’arrive même pas à garder ceux qu’on paye correctement. Mais je les comprends : dès que tu entends Alessandro parler d’une nouvelle mode, tu changes la stratégie de la boîte. On ne peut pas te suivre, et la vérité, c’est que tu as une oreille complètement sélective : tu gobes les leçons que tu reçois sans aucun recul critique, et tu penses que tu les mets en pratique, mais en réalité, tu n’en fais qu’à ta tête !
— Mais tu entends ce que tu dis ? Premièrement, on est trois cofondateurs, donc s’il y a des problèmes d’exécution, comme tu dis, les torts sont partagés : je suis pas un despote. Il me semble que tu es écouté en réunion, et que tu n’as pas passé les huit derniers mois à exécuter mes ordres sans broncher. Vous avez développé des branches entières du produit avec lesquelles je n’étais pas d’accord et je vous ai fait confiance.
Marianne se lève brusquement de sa chaise tandis que Lucas se tasse un peu plus au fond de la sienne, muet.
— Et par ailleurs, depuis quand c’est un problème d’avoir de l’ambition ? J’ai pas le droit de vouloir monter une boîte qui a du succès, c’est ça ? s’exclame Marianne, haussant le ton de quelques décibels.
— Il ne s’agit pas de vouloir, Marianne, mais de pouvoir. Je suis désolé de devoir te le dire aussi crûment, mais puisque tu m’y pousses : je suis venu avec toi aux rendez-vous avec les investisseurs, tes montages financiers ne marchent pas. Tes stratégies marketing tombent à plat. Tes relations presse ne donnent rien. Je sais bien qu’il faut savoir persister, mais quand tu fais tout ce que tu peux et que ça ne fonctionne pas, faut peut-être se rendre à l’évidence. Il y a aussi une part de talent dans l’entrepreneuriat…
— De talent ? ! exulte Marianne. De talent ? Tu crois que j’apprends la trompette ou quoi ? Je rêve, je ne peux pas continuer cette conversation.
Marianne se rue hors de la salle de réunion en essayant, sans succès, de claquer la porte de verre, retenue par le système à air comprimé prévu à cet effet. Elle se retrouve au bout du couloir, en face des imprimantes – jamais utilisées puisque dans les start-up plus personne n’a recours au papier. Lucas a eu le temps de deviner ses yeux remplis de larmes avant qu’elle ne quitte la pièce. Il suppose que c’est la colère, parce qu’il n’a jamais vu Marianne pleurer. Elle est comme ça, Marianne, elle ne pleure jamais en public. Au contraire, elle avait méprisé toutes celles qui avaient pleuré en classe préparatoire pendant les colles de maths, et après s’être fait laminer en entretien d’embauche par les cabinets de conseil. Marianne se sent juste conne à être coincée là face aux imprimantes en veille depuis des semaines. Elle ne peut pas revenir à son bureau, s’asseoir tranquillement et reprendre sa journée de boulot – de toute façon son sac à main est resté dans la salle de réunion. Elle ne veut pas traverser tout l’open space dans cet état, susciter les rumeurs et devoir s’expliquer sur le départ de son associé. Et puis où irait-elle ? Faire un tour, boire un café ? Sans téléphone, sans argent, elle serait obligée de marcher dans Paris en ressassant la violente conversation pendant laquelle elle s’était fait traiter coup sur coup de mégère aux dents qui rayent le parquet et d’incapable.
Certainement mu par un vieil instinct chevaleresque, et par solidarité avec ceux qui n’abandonnent pas le navire, Lucas se sent obligé de défendre Marianne auprès de Charles. Il marmonne :
— Tu as peut-être un peu exagéré avec cette histoire de trompette. Euh, de talent.
Charles, gonflé par sa conversation houleuse avec Marianne, lâche toute sa bile sur Lucas.
— Elle méritait tout ce que j’ai dit, et toi aussi. Tu crois que tu vas aller où, à la suivre partout comme un toutou ? Dans le mur, avec elle, et tu ne pourras pas te plaindre de ne pas avoir été prévenu. Franchement Lucas, un développeur full-stack comme toi, qui maîtrise autant de technologies et qui a une expérience entrepreneuriale, même ratée, ça se paye cher chez Google. À Paris, ils ouvrent des projets d’intelligence artificielle, de machine learning, de big data. Rien de tout le bullshit que Marianne nous sert. Tu sais combien d’offres d’emploi je reçois par semaine ? De messages sur LinkedIn ? Y a des mecs qui viennent me chercher sur Stack Overflow tous les jours pour me proposer des jobs ! Et je devrais rester pour Marianne et son acolyte de toujours ? Dans Batman et Robin, y a de la place que pour le héros et son larbin. Après, ce qu’il reste comme rôle, c’est Alfred. Très peu pour moi, merci.
Charles rassemble les papiers qu’il avait étalés sur la table pour se donner une contenance, et sans prêter la moindre attention à Lucas, sort lui aussi en tentant de claquer la porte de verre, toujours aussi réfractaire.
Alors qu’elle entend le bruit de l’air comprimé de la porte qui se referme, Marianne se retourne et rejoint Lucas dans la salle de réunion. Ni l’un ni l’autre ne sait comment aborder le tsunami qui vient de ravager leur microscopique univers. Lucas se dit qu’il serait bien mieux dans le confort solitaire de son studio, et qu’à défaut de pouvoir tirer à la kalachnikov dans le sourire parfait de Charles, il pourrait tirer sur un avatar plus ou moins ressemblant dans une partie de Call of Duty. Marianne, à deux doigts d’agripper une chaise pour la balancer à travers la porte de verre résolument silencieuse, fouille nerveusement dans son sac à main à la recherche de la petite clé du placard individuel inclus dans le loyer de leur espace de coworking. Sésame en main, elle souffle à Lucas : « Je reviens », le laissant soulagé de ne pas avoir été sollicité pour s’exprimer sur la situation.
Sans juger nécessaire de revenir chercher Lucas, resté sagement assis en salle de réunion, Marianne se précipite à son bureau, ignorant consciencieusement les regards interrogateurs de ses voisins à qui les cris des deux associés n’ont pas échappé. Lucas hésite longuement entre rester bien caché dans la salle de réunion ou rejoindre Marianne pour déterminer quelle paperasse elle a jugé si urgent de traiter après un tel tsunami. S’apercevant qu’une cachette faite intégralement de verre n’en est pas vraiment une, il prend son courage à deux mains pour rejoindre Marianne.
— Qu’est-ce que tu fais ? demande Lucas.
Marianne ouvre frénétiquement des classeurs aux couleurs primaires, extrait quelques feuilles des pochettes, et les referme aussi sec.
— Je cherche le pacte d’actionnaires, répond Marianne.
Lucas participe timidement à la recherche du classeur bleu cyan, sans vraiment comprendre pourquoi Marianne cherche ce contrat avec tant d’empressement.
— Tiens, je l’ai trouvé.
— Ah, merci, dit-elle en l’ouvrant brusquement. Gnagnagna, merde : « Tout transfert d’actions est libre entre les parties. » Tu vas voir que ce connard va les revendre à un bouffon… Ah non, c’est bon : « Tous les fondateurs bénéficient d’un droit de préemption sur les actions au prix convenu entre les actionnaire » – ça veut dire quoi « convenu », merde ? Gnagna, « Le cédant doit notifier son projet de cession au dirigeant de la société par lettre recommandée » – ah ben notifie-moi bien, connard, tu vas voir comment je vais l’accueillir, ton recommandé.
— Ça veut dire quoi ça, Marianne ?
— Ça veut dire qu’on va devoir racheter les parts de Charles à la valorisation actuelle de la boîte.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire qu’il a chopé 30 % des parts de notre boîte en nous faisant l’immense honneur de nous rejoindre, cette enflure. Et qu’aujourd’hui, si on veut mettre ses compteurs à zéro, il faut qu’il nous cède les parts – sauf que vu sa bonne foi, je doute qu’il nous les fasse en soldes, tu vois.
— Mais on peut pas les lui racheter… euh, au prix de vente ? C’est-à-dire, rien du tout ?
— Entre-temps on a fait une augmentation de capital et on a développé toute la plate-forme technique. En gros, il sait très bien que la valeur de la boîte a augmenté… grâce à lui. S’il décide de nous faire chier, on est dans la merde.
— Marianne, moi j’ai déjà à peine de quoi payer mon loyer…
— Et moi, tu crois que je m’habille chez Saint Laurent ?
Lucas fait demi-tour, embarque son ordinateur portable sous le bras, enfonce son casque audio sur ses oreilles et part s’affaler sur un des poufs aux couleurs criardes disposés autour des huit machines à café, en signe de protestation.
— Gnagnagna, « sous réserve des dispositions… » gnagna « propriété intellectuelle ». Putain, y’a pas de clause de non-concurrence, maugrée Marianne.
Lorsque Charles avait officialisé leur collaboration, Marianne et Lucas avaient mis un point d’honneur à rédiger un pacte d’actionnaires. Tout leur entourage avait été unanime sur l’importance fondamentale de sécuriser ses arrières quand on crée une entreprise, et tous avaient étayé leur avertissement d’une anecdote dramatique. Il y avait celui qui avait refusé de revendre ses parts et fait capoter toutes les levées de fonds, envoyant l’entreprise à la faillite prématurée. Il y avait les couples d’entrepreneurs qui, ayant 50 % chacun, n’avaient jamais réussi à se mettre d’accord sur une décision capitale, et avaient fini par laisser mourir leur entreprise plutôt que d’accepter le compromis. Et bien sûr, il y avait l’exemple devenu célèbre de l’associé du fondateur de Facebook, qui, ayant refusé les orientations stratégiques de Mark Zuckerberg, s’était retrouvé, par une savante utilisation des procédés de dilution, en possession d’un même volume d’actions, mais pour une valeur virtuellement nulle.
Ils s’étaient félicités d’être trois fondateurs. Trois, c’était le nombre idéal – deux, ou quatre, c’était l’immobilisme assuré. Un seul, c’était la preuve de l’incapacité à convaincre a minima une personne du bien-fondé de son projet. Cinq, ça devenait la colonie de vacances. Être trois fondateurs c’était avoir coché au moins une case qui leur promettait le succès. Il y en avait peut-être des milliers d’autres à cocher, mais celle-là au moins, ils l’avaient. Et pour continuer d’être bien dans les clous, ils avaient rédigé un pacte d’actionnaires, grâce à un modèle trouvé sur internet et validé par un vague ami avocat qui n’y avait finalement jeté qu’un rapide coup d’œil.
Après avoir relu in extenso l’ensemble des documents légaux liant les trois associés, Marianne sort enfin la tête du tourbillon d’alinéas mêlés de répliques cinglantes de son ex-associé. Elle réalise, penaude, que le maigre arsenal juridique déployé pour se protéger contre l’adversité des relations entre cofondateurs ne change finalement rien au plus grand danger auquel sa start-up doit désormais faire face : la perte d’un de ses trois piliers. 30% de force de travail en moins, des semaines de planning à retravailler, une image ternie auprès de tout l’écosystème. Qu’ils doivent ou pas racheter les parts de Charles à grands frais, Lucas et Marianne sont dans le rouge. Marianne regarde autour d’elle : les regards curieux ont disparu, tout le monde est rentré chez soi. Même Lucas est parti, sans lui dire au revoir. Il ne reste que quelques stagiaires pakistanais exploités par leurs employeurs qui vomissent des lignes de code à un volume industriel avant de rentrer en RER dans leurs chambres d’étudiant miteuses. Les lumières sont presque toutes éteintes et les machines à café sont en veille, signe que même les plus coriaces des entrepreneurs ont parfois le droit de rentrer chez eux.
3.« L’option A n’est pas disponible. Faisons un p*tain de carton avec l’Option B. »
“I learned to always take on things I’d never done before.
Growth and comfort do not coexist.” 4
Ginni Rometty, PDG d’IBM
Sans pouvoir dormir, Marianne se repasse le film de la soirée de la veille, pas ses ébats avec Tristan, mais le concours de pitch qui, manifestement, lui avait valu la fin de son association avec Charles. Le concours était organisé par son incubateur de start-up, la structure d’accompagnement qui suivait le business des associés, et au sein de laquelle ils louaient leur espace de coworking. Elle leur fournissait des ateliers d’apprentissage pour devenir le parfait petit entrepreneur, une ristourne sur l’espace de coworking où ils travaillaient avec leurs stagiaires, un label à caser dans la zone « À propos » de leur site web et une quantité d’évènements et de rencontres où pitcher, networker, bref, start-uper. Charles avait rejoint Marianne à la dernière minute, sirotant déjà un mojito en sachet. Marianne, que rien ne déstabilise sauf la perspective d’une intervention à l’oral, ne parvenait pas à se concentrer sur son discours.
Charles avait levé les yeux au ciel quand elle lui avait demandé s’ils pouvaient répéter encore une fois. Lui n’avait pas peur, il se déplaçait sur un podium avec autant de nonchalance que sur le quai du métro, mais faisait l’effet d’une reine de beauté. Si Marianne craignait de parler en public, dans l’intimité elle avait un don qu’elle maîtrisait très bien, celui de rallier son interlocuteur à sa cause. Avoir convaincu Charles de rejoindre le projet en était une illustration parfaite : elle était grâce à lui à la tête d’une start-up avec deux associés-fondateurs développeurs web. Elle avait préempté les denrées les plus rares du marché du travail, les ingénieurs informaticiens, et ce sans même leur offrir de salaire. Par sa seule force de conviction, elle avait réussi à constituer une équipe qui allait se démener jour et nuit pour mettre sur le marché un produit dont elle était à l’origine. Le jour où Charles avait accepté de faire partie de l’équipe, elle s’était sentie comme un riche héritier qui aurait épousé une bimbo. Charles était son trophée.
À trop avoir été mis sur un piédestal, Charles en avait pris la grosse tête – ou peut-être l’avait-il déjà ? Il s’était mis à critiquer chacune des décisions de Marianne, à l’exclure de toutes les discussions techniques, à balayer d’un revers de main les suggestions qu’elle pouvait faire sur le design, le produit ou ses interfaces, en faisant peser sur elle le regard accusateur des initiés sur les profanes. Marianne se consolait en constatant l’effet que produisait Charles sur le public des concours de start-up.
En attendant de monter sur scène, Marianne s’était dit qu’elle boirait bien un mojito, mais se ressaisit car elle n’avait pas besoin de handicap supplémentaire, on allait déjà la juger sur son business model, sur ses métriques de performance, sur ses perspectives de croissance et sur le design de son PowerPoint. Elle savait aussi qu’on allait la juger sur la forme de son T-shirt et la taille de son jean – heureusement, Marianne avait trouvé la parade : elle portait le pull à capuche à l’effigie de sa start-up, comme Charles. Son hoodie, c’était son uniforme, personne ne pouvait lui reprocher de gagner à coups de décolleté, puisqu’on ne le voyait pas. Elle ne pouvait pas non plus être accusée de faire garçon manqué, elle était simplement corporate