© 2010, Éditions Ravet-Anceau
ISBN : 978-2-35973-103-3
Le temps était très agréable pour ce début de mois de juillet. À 29 ans, Stéphanie Marchand était toujours célibataire et habitait, seule, une jolie maison léguée par ses parents et située dans un quartier chic, près de la cathédrale de Saint-Omer. Au début, elle avait pensé à la mettre en vente, mais y avait vite renoncé. Tous ses souvenirs d’enfance y étaient ancrés. Stéphanie ne travaillait pas pour l’instant. Elle avait repris des études d’infirmière sur le tard et venait de terminer un remplacement. Bien qu’elle espère un jour s’installer à son compte, il lui faudrait encore patienter car elle ne disposait pas de l’argent nécessaire.
Elle s’adonnait à la réfection d’une vieille table de jardin, en fer forgé. Depuis la fin de la matinée, installée sur sa terrasse, elle posait d’une main experte de minuscules carreaux de mosaïques, de manière à former une rosace. Alors qu’elle essuyait un surplus de colle, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Stéphanie posa ses instruments à même le sol, se demandant qui pouvait lui rendre visite à l’improviste. Elle ouvrit la porte sur un homme d’âge mûr, à l’allure très distinguée.
– Bonjour Stéphanie !
– Monsieur Richard ! s’exclama-t-elle.
C’était un voisin qui habitait à trois pas de porte de chez elle et qu’elle connaissait depuis longtemps, un bourgeois qui avait su saisir le moment opportun pour se lancer dans les affaires immobilières. À l’époque, la mère de Stéphanie travaillait comme femme de ménage pour M. et Mme Richard. La jeune femme avait toujours été fascinée par la grande demeure de cette famille. Une imposante bâtisse de caractère, construite sur deux étages au tout début du XXe siècle. Dès qu’elle le pouvait, Stéphanie allait rejoindre sa mère. À présent, M. Richard avait pris sa retraite et passé le flambeau à son fils.
– Quel plaisir de vous voir, monsieur Richard ! Entrez, je vous en prie.
– Merci !
Stéphanie conduisit son visiteur dans le salon et le fit asseoir dans un fauteuil crapaud, en velours corail. Puis elle s’assit à son tour.
– Comment allez-vous, monsieur Richard ? demanda-t-elle. La retraite se passe bien ?
Un rictus se dessina sur le coin des lèvres de son visiteur. Ses yeux bleus perdirent un instant tout leur éclat.
– Disons qu’elle pourrait être meilleure ! Stéphanie, je sais que vous êtes surprise de me voir. Je ne suis pratiquement jamais venu vous rendre visite, mais je ne suis pas ici par hasard. Je dois vous parler d’un sujet très délicat.
La jeune femme lui proposa d’abord un café.
– Volontiers ! répondit-il.
Elle s’absenta un court moment dans sa cuisine. Pendant qu’elle remplissait le réservoir de sa machine à expresso, une inquiétude lui traversa l’esprit. La dernière fois que M. Richard était venu sonner à sa porte, c’était il y a deux ans, quand la jeune femme venait de perdre brutalement sa mère, emportée par une embolie pulmonaire. Il avait toujours eu du respect pour Mme Marchand et avait tenu à être présent afin de rendre un dernier hommage à cette femme qui avait toujours su apporter le meilleur de ses services. Machinalement, elle plaça deux dosettes et appuya sur le bouton. De quel sujet voulait-il discuter ? Elle disposa les tasses sur un plateau, à côté d’une coupelle remplie de biscuits et retourna dans le salon.
– Je vous écoute ! fit-elle simplement.
– Je voudrais savoir si vous travaillez en ce moment ?
– Je viens de terminer un contrat, mais j’espère en trouver un autre assez rapidement. Pourquoi cette question, monsieur Richard ?
– Pour tout vous dire, j’aimerais vous proposer un travail. Mon épouse est gravement malade. Elle est atteinte d’une sclérose en plaques très sévère.
À ces mots, Stéphanie reposa maladroitement sa tasse sur la soucoupe, renversant du café sur son jean.
– Je suis désolée, je n’étais pas au courant.
– Vous ne pouviez pas l’être. Mon épouse ne veut pas que ça se sache. Vous la connaissez.
Évidemment que Stéphanie la connaissait. C’était une grande dame au caractère assez mystérieux, très pudique, mais d’une grande simplicité. Elle ne parlait jamais de sa vie, hormis quelques anecdotes sur ses fils, et préférait garder pour elle ses plus beaux et ses plus mauvais moments. Cependant, elle avait toujours su montrer, à sa manière, son affection pour Stéphanie.
– Depuis quand est-elle malade ? demanda-t-elle.
– Cela va faire quatre ans déjà. Au début, sa maladie évoluait par poussée. On ne s’est pas trop inquiétés. Elle avait du mal à marcher et me disait en souriant : « Je deviens vieille, Paul ! » Mais elle récupérait assez vite. Puis, au bout d’un an, les séquelles ont commencé à s’installer au fur et à mesure des crises. Emma a dû avoir recours à une canne pour se déplacer jusqu’au jour où une nouvelle crise, plus forte encore, l’a clouée dans un fauteuil roulant.
Paul Richard s’arrêta un instant de parler et joua nerveusement avec ses doigts. Puis il reprit :
– Stéphanie, je suis venu vous demander de vous occuper d’elle. Emma a un traitement lourd et il lui faut beaucoup de soins.
– Mais pourquoi avoir pensé à moi ? Je suis sûre qu’il y a de meilleures infirmières que moi. Je débute dans le métier, vous savez.
– Je sais que vous serez à la hauteur. Mon épouse et moi avions beaucoup de reconnaissance pour votre mère. Et puis Emma a demandé à ce que ce soit vous qui vous occupiez d’elle quand elle sera rentrée de l’hôpital. Elle sait que vous saurez garder le silence. Bien sûr, vous n’êtes pas obligée de répondre tout de suite. Prenez votre temps, Stéphanie.
– Où est-elle hospitalisée ?
– À Berck-sur-Mer, au centre Héliot-Marin. Pour éviter les trop gros déplacements, nous avons décidé de la ramener chez Anthony, au Touquet. L’air marin ne peut lui faire que du bien.
Ils parlèrent encore un bon moment des détails du séjour de la jeune femme et de sa future patiente. Puis il quitta la maison en lui laissant ses coordonnées. Stéphanie le regarda s’éloigner prestement, sans se retourner. Elle rentra à l’intérieur et referma la porte derrière elle.
Il était déjà plus de 19 heures. Elle décida de prendre un bain pour se détendre. Après avoir tourné le robinet d’eau chaude, elle releva ses cheveux en chignon pour ne pas les mouiller, versa une poignée de sels de bain dans la baignoire et s’enfonça dans les flots tièdes et odorants.
Une désagréable sensation lui vint à l’esprit. Elle se mit à imaginer la gêne qu’elle éprouverait à se retrouver face à Anthony, le fils de son voisin, celui qu’elle avait tant aimé par le passé. L’espace d’un instant, Stéphanie repartit loin en arrière. C’était l’année de ses 15 ans. Anthony, lui, allait en avoir 20. Elle avait tout de suite été attirée par ce garçon aux cheveux bruns, au regard bleu comme l’azur. Chaque fois qu’elle le croisait et qu’il lui disait bonjour, son cœur battait la chamade. La peau moite, la gorge sèche, elle n’arrivait pas à lui répondre. Et puis, il y avait eu cette fameuse journée d’anniversaire. Les Richard avaient donné une réception pour les 20 ans de leur fils. Stéphanie avait accompagné sa mère afin de l’aider dans le service. Anthony lui avait paru encore plus beau qu’à l’ordinaire. Elle avait tellement envie qu’il s’intéresse à elle. La jeune fille lui avait confectionné un cadeau, de ses propres mains, pensant que cela le toucherait. Mais dès qu’elle le lui avait offert, celui-ci le lui avait rendu en prétextant qu’il n’avait pas à accepter de présent d’une fille de domestique. Stéphanie en avait été profondément blessée. Elle était restée quand même jusqu’à la fin de la fête pour aider sa mère, mais en rentrant, elle était allée se coucher sans dire un mot. La jeune fille avait pleuré pendant des jours entiers. Même Victoire, sa meilleure amie, n’avait pas réussi à la consoler. Puis le temps avait eu raison de son chagrin. Les années avaient passé, Anthony avait quitté Saint-Omer pour son travail. Stéphanie avait fait ses études, mettant de côté sa vie amoureuse. Elle avait eu quelques petits amis, comme tout le monde, mais cela n’avait été que de chaotiques passages.
Le corps revivifié, Stéphanie attrapa un peignoir de bain fuchsia et l’enfila. Puis elle fouilla sa garde-robe et en sortit un pantalon d’intérieur blanc, ainsi qu’un top bleu ciel. D’un œil critique, elle se regarda dans le miroir. Elle ôta les pinces qui retenaient ses cheveux et sa chevelure se déroula sur son dos en une magnifique cascade dorée.
La soirée se déroula comme à l’ordinaire, elle était seule devant son ordinateur. Une fois dans son lit, elle s’endormit aussitôt. Cette nuit-là fut peuplée de rêves et de cauchemars. Stéphanie rêva qu’elle était sur une corniche. Anthony la poursuivait en riant, comme le font les amoureux. Soudain, elle s’arrêta près du précipice, attendant qu’Anthony la rejoigne, mais elle s’aperçut que le regard de son compagnon était devenu menaçant et diabolique. Prise de panique, elle fit un pas en arrière et trébucha sur le sol rocailleux. Stéphanie tomba dans le vide jusqu’à ce que tout devînt noir !
Elle se réveilla en sueur et se dit que ce n’était qu’un mauvais rêve, qu’elle avait trop mangé et que sa digestion devait lui jouer des tours. Elle se rendormit après avoir bu un verre d’eau bien fraîche.
Le lendemain, elle se leva assez tard. Le cauchemar de la veille lui avait fait prendre conscience qu’Anthony était encore un personnage important pour elle. Pourtant, elle en était sûre, elle ne l’aimait plus. Elle prit alors la décision d’accepter le travail que lui avait proposé M. Richard, afin de tirer un trait sur ce fantôme de jeunesse.
Plus tard dans la matinée, Stéphanie reçut un appel de Victoire qui voulait passer lui rendre visite.
– En fait, je suis déjà devant chez toi !
– Je l’aurais parié.
Les deux amies s’embrassèrent affectueusement. Victoire habitait à Zudausques, une petite commune située à 10 km de Saint-Omer. Elle avait deux ans de moins que Stéphanie et la complicité qui les unissait était sans faille. Jamais elles ne s’étaient perdu de vue depuis leur plus jeune âge. Elles se confiaient tout, partageaient les mêmes idées, à tel point qu’elles étaient devenues inséparables. Victoire habitait toujours chez ses parents. Après avoir tenté, une fois, de faire sa vie, elle avait vite déchanté. N’étant toujours pas prête pour la vie à deux, elle était retournée auprès des siens. Elle travaillait comme secrétaire dans un service de logistique, mais adorait par-dessus tout faire la fête avec ses amis.
– Comment vas-tu Steph ?
– Je vais bien. Et j’ai trouvé un nouveau job.
– Déjà ? T’as fait vite, dis donc ! Vas-y, raconte.
– Curieuse ! répondit Stéphanie, malicieusement. Te rappelles-tu de mes voisins, les Richard ?
– Pour sûr que je m’en rappelle ! Tu avais tellement pleuré à cause de leur fils Anthony.
– Eh bien, figure-toi qu’hier après-midi, alors que j’étais en train de restaurer ma vieille table de jardin, M. Richard est venu me rendre visite.
– Tu me fais marcher, Steph ?
– Pas du tout !
– Tu as dû être surprise, non ?
– Très surprise, en effet. Quand je pense que la dernière fois qu’il a frappé à ma porte, c’était pour me présenter ses condoléances.
– Et que te voulait-il ? demanda Victoire, curieuse.
– Promets-moi que tu ne souffleras mot à personne de ce que je vais te dire. Il me fait confiance et je ne voudrais pas le trahir !
– Tu me connais ! répondit son amie en imitant la statue des trois singes. Tous tes secrets, je les ai gardés pour moi.
– Il m’a proposé un travail au Touquet. Sa femme est gravement malade et il aurait besoin que je m’occupe de ses soins. Mais je vais devoir vivre chez Anthony. Il attend ma réponse.
– Tu vas vivre chez Anthony pendant tout ce temps ? La chance ! Mais tu n’as pas un peu peur ?
– Anthony, c’est du passé. Je ne suis plus l’adolescente d’autrefois. J’ai appris à m’endurcir depuis la mort de mes parents. Et je pense que ce travail me permettra de me rendre compte qu’il n’est plus rien pour moi. Je profiterai de cette expérience pour enterrer ce vieux démon.
– En tout cas, je suis heureuse pour toi. Tu es pleine de courage et je ne sais pas si j’en aurais autant que toi. En tout cas, j’espère que tu m’appelleras souvent.
– Évidemment ! Que deviendrais-je sans toi, Vicky ?
– Ça ! je me le demande ! répondit-elle avec un air prétentieux.
Puis elles éclatèrent de rire. Dans l’après-midi, elles se rendirent en ville afin de faire les boutiques. Bien qu’elle se rende au Touquet pour travailler, Stéphanie espérait tout de même pouvoir profiter un peu de la plage et il lui fallait penser à s’acheter de nouveaux vêtements. Elles s’arrêtèrent un moment à une terrasse de café sur la place Foch, avant de rentrer les bras chargés de paquets. Elles bavardèrent encore longtemps, puis ce fut l’heure pour Victoire de repartir. Stéphanie, épuisée par cet après-midi shopping, décida de se rafraîchir. Il était déjà 19 h 30 quand elle sortit de la douche. Elle descendit au salon pour appeler M. Richard.
– Je suis content d’apprendre que vous acceptez ma proposition, Stéphanie. Vous serez à la hauteur, je n’en doute pas !
– Quand voulez-vous que j’arrive au Touquet ? demanda-t-elle.
– Eh bien ! Emma est encore à l’hôpital pour une semaine, mais si vous n’avez rien de prévu, vous pouvez toujours profiter de quelques jours de vacances chez mon fils. Je serai là-bas pour vous accueillir. Merci encore, Stéphanie. Merci !