Dark Souls. Par-delà la mort
de Damien Mecheri et Sylvain Romieu
est édité par Third Éditions
32 rue d’Alsace-Lorraine, 31000 TOULOUSE
contact@thirdeditions.com
www.thirdeditions.com
Nous suivre :
: @ThirdEditions
: Facebook.com/ThirdEditions
: Third Éditions
: Third Éditions
Tous droits réservés. Toute reproduction ou transmission, même partielle, sous quelque
forme que ce soit, est interdite sans l’autorisation écrite du détenteur des droits.
Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit constitue une contrefaçon passible
de peines prévues par la loi n° 57-298 du 11 mars 1957 sur la protection des droits d’auteur.
Le logo Third Éditions est une marque déposée par Third Éditions,
enregistré en France et dans les autres pays.
Édition : Nicolas Courcier et Mehdi El Kanafi
Textes : Damien Mecheri et Sylvain Romieu
Relecture : Thomas Savary, Christophe Delpierre et Nathan R.
Illustrations : Alexandre Dainche
Mise en pages : Julie Gantois
Montage des couvertures : Benjamin Brard
Couverture classique : Jan-Philipp Eckert
Couverture « First Print » : Hélène Builly
Cet ouvrage à visée didactique est un hommage rendu par Third Éditions
à la grande série de jeux vidéo Dark Souls.
Les auteurs se proposent de retracer un pan de l’histoire des jeux vidéo Dark Souls dans
ce recueil unique, qui décrypte les inspirations, le contexte et le contenu de ces volets à travers
des réflexions et des analyses originales.
Dark Souls est une marque déposée de Bandai Namco. Tous droits réservés.
Le visuel de la couverture classique est inspiré des artworks des jeux de la série Dark Souls.
Le visuel de la couverture « First Print » est inspiré du tableau Magdalena Bay de François-Auguste Briard.
Édition française, copyright 2017, Third Éditions.
Tous droits réservés.
ISBN 979-10-94723-09-8
Dépôt légal : mai 2017
Imprimé dans l’Union européenne par Meilleures Impressions
À Hugo,
né durant la confection de ce livre.
GANDHI disait qu’un seul verset – pris au hasard – de la Bhagavad-Gita permettait de lui redonner la lumière dans les instants les plus sombres de sa vie.
Ainsi pourrait-on dire du game designer moderne face à la série des Souls, et de Dark Souls en particulier : chaque aspect, même anecdotique, est une leçon majeure, un puits d’inspiration dont, comme pour bien des oubliettes de ce terrible jeu, on ne semble pouvoir toucher le fond.
La magie des Souls n’est pas le résultat d’un ensemble parfaitement maîtrisé, mais, comme beaucoup de grandes découvertes, la conjonction d’heureux hasards à répétition. Dans l’ouvrage Dark Souls : Design Works de 2013, Miyazaki avoue que l’idée d’un monde tournant autour de la lumière et des ténèbres est une chose qui est venue sur le tard durant la production (le projet initial était basé sur l’importance de l’eau, et la chapelle engloutie du sanctuaire de Lige-Feu est un reliquat de ce premier concept).
En tant que « créateur de jeu », l’idée de changer ainsi les fondations au cours de la production est quelque chose de perturbant et de déprimant, mais la concentration des équipes sur ce qui fait l’essentiel d’un vrai bon jeu (le level design, la maniabilité, l’ambiance et le « vouloir-faire » différent) a fait émerger ce phare qui aujourd’hui nous influence tous, si tant est qu’un phare puisse dispenser ténèbres et mélancolie.
On trouve dans Borderlands ou Halo des références à Dark Souls, mais il existe de nombreux jeux indépendants qui reprennent tout ou partie des mécaniques ou des éléments de référence de la série, comme si leurs auteurs étaient maudits, comme s’ils voulaient retrouver dans leur production un pâle écho de ce qui les hante.
Lors d’une master class donnée à Paris, on a demandé à Greg Zeschuk, créateur de Baldur’s Gate, Knights of the Old Republic et Mass Effect, s’il jouait encore aux jeux. Il a répondu que plus aucun jeu ne l’attirait réellement... sauf, peut-être, Dark Souls, « le dernier jeu à vraiment [le] surprendre ». Cette déclaration publique rejoint l’opinion de la majorité des game designers.
Car les Souls marquent, et pour une raison précise. Il n’y a pas de milliers d’arbres stratégiques pour voir la fin d’un jeu Souls. Il faut connaître celui-ci par cœur. Le fait est que vous connaîtrez plus intimement la forteresse de Sen une fois que vous en serez sorti victorieux que l’intérieur de la maison de vos parents.
Nous vivons à une époque où la plupart des jeux se consomment comme des romans de gare, qu’on lit en travers et dont on ne se souvient plus très bien si on les a finis. Les Souls modifient notre mode de consommation – ou plutôt nous font retourner à une époque où le jeu vidéo était une chose rare, et un nouveau jeu, un événement ou une fête : si les Souls étaient des romans, nous y serions happés, car chaque mot pourrait être un piège ou une révélation, et fermer le livre avant la fin, une véritable défaite.
Là où la machine marketing veut fédérer autour de jeux accessibles à tous, les Souls fédèrent tout autant avec leur brutalité en rendant nécessaire l’entraide des joueurs.
Beaucoup de jeux effroyablement « exigeants » – je pense aux manic shooters, par exemple – récompensent le fait d’avoir surmonté la difficulté en offrant encore plus de difficulté. Pour les Souls, c’est un peu le cas, mais ces étapes successives de plus en plus difficiles vous font aussi voyager dans des lieux de plus en plus « mythiques » en apparence, comme si le jeu reconnaissait à contrecœur, car il est votre ennemi, votre victoire et votre apothéose.
La plus grande qualité de Dark Souls à mon sens est sa relation à l’apprentissage. Le jeu est une série de tutoriels par la douleur ponctués par un boss qui fait office d’examinateur ; un peu comme le disciple de maître Miyagi, on apprend malgré soi et on se surprend à devenir fort : dans les Souls, c’est le joueur qui monte de niveau, pas son personnage. Un exemple parlant est la forteresse de Sen : si jusqu’à présent vous aviez défait les ennemis par des techniques empiriques de positionnement et d’usage de bouclier, les hommes-serpents vous forcent immédiatement à trouver la meilleure stratégie pérenne, à savoir les contourner pour les frapper dans le dos. Au bout de la forteresse vous attend un golem d’acier de quarante mètres de haut... et c’est par-derrière que vous devrez frapper – aussi impressionnant que se faufiler entre deux jambes colossales puisse sembler.
À la fin de ce long cheminement alternant apprentissage et examen vient le boss final, qui vous demandera de déployer vos meilleures stratégies. Et cette situation ne laisse pas sans questionnement : si tout le long de ce jeu j’ai vécu une préparation maintenant validée à la fin, je suis préparé à quoi réellement ? Au sommet de la montagne, on se met à rêver que l’escalade n’est pas finie. La devise des joueurs des Souls n’est-elle pas Le vrai défi commence maintenant ! ?
Une autre avancée fondamentale apportée par les Souls est le multijoueur. Beaucoup de jeux encore aujourd’hui distinguent multijoueur et jeu solo. Dans les Souls, toutes les parties coexistent, à la fois sur un plan technique mais aussi dans le background de l’histoire : chaque partie est comme une histoire contée par une personne différente – tel est le véritable récit du mythe. Les joueurs se glissent dans votre partie comme des fantômes ; ils sont là pour vous compliquer la vie ou au contraire vous sauver, leurs indices franchissent la barrière de la langue par un système de messages prétraduits, ils sont bien souvent de ceux qui vous apprennent les dangers de ce monde, comme plus tard vous les ferez découvrir aux autres, comme dans une longue chaîne silencieuse.
J’ai travaillé à plusieurs projets avec l’illustrateur Quentin Vijoux, qui est passionné d’open world. Il a un « critère Vijoux » d’estimation des jeux. Ce critère associe la qualité d’un jeu au fait que, si on voit un élément de jeu dans le lointain (par exemple une montagne, une tour, un puits de lave...), on puisse effectivement y aller, et que, au moment où l’on s’y trouve, on voie le lieu initial. C’est un peu compliqué, mais cela permet de voir si l’univers est cohérent, dense, voire signifiant sous plusieurs perspectives. Dark Souls est un jeu qui dans ce domaine domine totalement. Comment penser que cet abysse que vous voyez au début sera le lieu de vos futurs tourments ? Comment imaginer que la lave que vous avez eu des difficultés à éviter au pied de l’arbre-monde sera un jour votre source de lumière au travers d’une fenêtre dans des catacombes lointaines ? Tout a un sens, tout est lié au niveau de la direction artistique, et tout fait vrai. C’est une sensation d’immersion unique, compte tenu de la complexité naturelle de cette typologie de jeu.
Avec leurs dieux oubliés, leur quête du Graal, leurs spectres, les Souls sont moins une aventure de fantasy ou même héroïque que mythique. Si les héros sont effectivement destinés à triompher, l’univers des jeux Souls n’en relève pas moins de la tragédie. Les dieux oubliés ou déchus dominent un monde abandonné, hanté par les serviteurs géants et les troupes dégénérées de ces divinités ; l’immortalité, cette quête classique de l’homme, apparaît ici comme un fléau et tous aspirent à la mort. Le feu qui nous anime doit être éteint et les cycles doivent être brisés. La quête du joueur vise, exceptionnellement, à un déséquilibre des forces cosmiques, qui est présenté comme nécessaire à l’avènement d’une nouvelle ère.
Si l’on excepte la cinématique d’introduction, qui peut être passée sans risque de nuire à la compréhension générale, l’histoire des Souls ne vous est pas infligée par des dialogues longuets et obligatoires. En fait, même si vous notez chaque élément de jeu, l’histoire ne va pas vous paraître claire, elle va être le sujet de débats avec d’autres joueurs. Dark Souls démontre que l’histoire est accessoire au récit, peut-être même, idéalement, accessoire au plaisir de jeu (et j’écris cela alors que mon métier est de fabriquer des histoires !). On n’explore pas dans les Souls le fil d’une simple aventure, mais un mythe : personne ne sait quand exactement Ulysse partit et revint ni quel fut son parcours exact, mais on sait qu’il rencontra sirènes et cyclopes, sorcières et monstres effroyables. Dans les Souls, vous devrez vous embarquer dans une quête pour la lumière ou l’ombre, et vous affronterez des chevaliers géants, des harpies sinistres et une princesse à la queue de dragon.
Ainsi les Souls jouent-ils sur ce que Kubrick nommait « la part obscure de l’imagination », c’est-à-dire l’appropriation par chacun d’un récit et le fait qu’il se transforme en cette symbiose mystique composée de ce que le jeu vous donne et ce que le joueur lui apporte. Dans des jeux rigides, consistants et canoniques comme ceux des licences vouées à être déclinées sur plusieurs supports, il n’y a qu’une histoire, qu’un jeu unique qu’on vous propose de jouer, éventuellement de façon optimum (les fameux objectifs optionnels). On peut dire qu’il y a autant de Souls que de joueurs – chacun ayant repeint ces donjons glauques de la peinture unique de son imagination.
Ce travail sur la part obscure de l’imagination et sur la fascinante étrangeté est véritablement intentionnel : les auteurs dépersonnalisent les modèles d’ennemis, par exemple en attribuant à ces derniers des noms génériques, pour leur donner le moins de lore1 possible (enfin, d’après les documents que l’on peut lire sur le sujet, en tout cas).
Les Souls restent des jeux qui vous hantent véritablement – comme si vous étiez leur jouet plutôt que leur joueur. Après avoir fini mon premier Dark Souls, j’en ai rêvé pendant quinze jours. Et nul joueur accompli ne peut aller aujourd’hui visiter Chambord sans avoir la sensation très étrange de posséder l’endroit. Comme tout bon titre, les Souls exigent un travail « hors jeu » de la part du joueur : c’est souvent une fois la console éteinte qu’on trouve les solutions, après avoir retourné calmement l’obstacle dans sa tête.
C’est aussi, avec la dimension mythique, le retour d’un genre peu exploité dans la culture moderne, qui est la tragédie. Vous mourrez, c’est fatal, mais même si après vos très nombreuses morts vous parvenez au bout, vous avez la sourde intuition que rien de bien joyeux ne vous y attend. D’ailleurs, dans les trois Souls, le boss de fin n’est pas simplement l’ultime mise à l’épreuve : c’est un adieu, un chant du cygne mutuel et on ne nous superpose pas à cette ultime danse de la mort des chœurs violents, mais des musiques plutôt douces et mélancoliques.
Aujourd’hui, l’influence des Souls, et particulièrement de Dark Souls premier du nom, est difficile à estimer, car nous sommes encore trop près de son atterrissage cataclysmique dans l’univers de la création ; Out There, le jeu qui légitime ma présence dans cet ouvrage à travers sa préface, reprend évidemment l’audace de mécanique brutale, de retour à zéro en cas d’échec et de narration élusive développée dans les œuvres de From Software, mais il est fort probable que pendant très longtemps, beaucoup de jeux ne soient que des déclinaisons-concaténations des nombreuses initiatives révolutionnaires prises par la trilogie des Souls.
FibreTigre, cocréateur d’Out There, auteur de fictions interactives