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Julien songeait à renoncer. La malédiction le touchait lui aussi, comme elle avait touché tous les hommes de la famille. Jusqu’au baccalauréat, il avait été un excellent élève, mais il avait refusé de continuer des études qui ne menaient plus à rien, selon lui. Il en avait eu la confirmation. Il côtoyait régulièrement des garçons de son âge, titulaires de licences, de maîtrises ? Des « bac plus trois » ou « bac plus quatre », voire même « bac plus cinq ». Ils pouvaient multiplier les années de scolarité sans avoir pour autant plus de chance de trouver un emploi.

À vingt-cinq ans, Julien avait un travail. Il avait fait de sa passion, les voitures, son métier et il était naturellement devenu mécanicien. Son patron, gâté par une vie bien remplie et plutôt réussie, avait eu plaisir à lui transmettre son savoir. Il avait même été au-delà des fondamentaux. Avec l’électronique, la mécanique devenait très compliquée et il avait inscrit son protégé à des stages de formation et de perfectionnement.

Il était convenu que Julien reprendrait l’entreprise lorsque le patron se retirerait ; voilà que ce moment était venu. Pierre avait procédé par étapes ; il s’était fait construire une superbe villa sur le littoral atlantique, du côté d’Arcachon, où il passait des fins de semaine prolongées ou anticipées avec Alice, son épouse. Cette dernière était entièrement d’accord pour mettre le pied à l’étrier à ce jeune homme dynamique et compétent qu’elle aimait bien. Julien était un peu son troisième enfant, mais lui, au moins, s’intéressait à l’entreprise. Elle forçait son mari à passer la main. Elle avait pris goût au climat aquitain et, pour le convaincre définitivement, elle avait trouvé un argument imparable : « Laisse-lui l’atelier tout de suite ! Si tu attends trop longtemps, il aura des traites jusqu’à la fin de ses jours. »

Elle le touchait ainsi au vif. Pierre avait fait de ce garage sa caisse d’épargne et, s’il voulait couler une retraite confortable, il devait vendre son outil de travail à sa juste valeur. Julien avait eu du mal à convaincre les banques, il n’avait aucun bien pour garantir un prêt. Il avait fait le tour de toutes les structures spécialisées dans l’aide aux jeunes entrepreneurs, le compte n’y était pas. Finalement, Pierre avait consenti à lui accorder des facilités de paiement pour régler le reste de la somme. L’investissement était énorme, mais Julien connaissait bien l’affaire, il savait exactement ce qu’il pouvait en tirer. Les quatre autres mécaniciens n’avaient ni l’ambition ni la jeunesse nécessaires pour reprendre ce garage parisien renommé. Tous s’accordaient à reconnaître que leur cadet avait les compétences et la volonté indispensables pour s’atteler à ce challenge qu’aucun d’entre eux n’avait envie de relever. Il n’y avait donc pas de jalousie. Par ailleurs, les employés tenant à conserver leur travail, ils avaient accepté que Julien devienne leur patron. Tout était planifié : Julien prendrait la direction de l’entreprise à compter du 2 janvier, l’acte serait passé le 7 janvier, le notaire en avait décidé ainsi.

Pour l’heure, Julien réveillonnait avec ses anciens employeurs qui tenaient à fêter cette passation de pouvoir avec lui. Dans la journée, il avait emménagé dans l’appartement au-dessus du garage. Les meubles du garagiste et de sa femme étaient partis vers le bassin d’Arcachon la veille.

Alice et Pierre allaient passer quelques jours à l’hôtel avant de regagner définitivement Andernos. Il était probable que, sans cette invitation, Julien n’aurait pas réveillonné. Il n’avait pas d’amis, seulement quelques camarades qu’il rencontrait peu, pas de petite amie non plus, la dernière avait disparu lorsqu’elle s’était rendu compte qu’il n’était pas prêt à ouvrir son portefeuille pour lui offrir toutes les belles choses dont elle rêvait. Julien avait un but et ne s’en détournait pas : tout ce qu’il gagnait était destiné à son projet, et si la belle n’avait pas la patience d’attendre des jours meilleurs, tant pis pour elle.

Après que Julien eut passé quelques années auprès d’eux, Pierre et Alice étaient devenus, pour lui, des parents de substitution. Les siens avaient divorcé après s’être déchirés et s’étaient volatilisés dans la nature en se désintéressant complètement de lui. Il n’aurait même pas pensé à eux ce soir-là s’il n’avait retrouvé, au cours de son déménagement, une vieille valise dont il connaissait l’existence, mais qu’il n’avait jamais eu l’idée d’ouvrir. En la lui confiant, sa mère lui avait simplement dit : « Tiens, si tu es captivé par la vie de famille, c’est tout ce qu’il me reste de ton arrière-grand-père. » Julien savait seulement que cet homme était tombé à Dunkerque en 1940 sous le feu des Allemands, alors qu’il protégeait avec sa compagnie le repli des Anglais. La tragédie ne s’arrêtait pas là. Son propre fils avait connu le même sort en Algérie en 1956. Il avait sauté sur une mine et n’avait pas vu naître sa fille, la mère de Julien. Julien avait d’abord voulu jeter directement la valise à la poubelle. C’était terrible ce que l’on pouvait entasser comme choses inutiles en quelques années ! Mais il avait fini par dresser l’inventaire du contenu. Il en avait conclu qu’il n’y avait rien qui mérite d’être conservé, sauf peut-être une enveloppe qui portait le nom de Josepe Harosteguy. Il n’avait pas le temps d’en prendre connaissance, toujours hésitant sur le sort à réserver à ces objets. Il glissa l’enveloppe dans le coffre-fort. Quant à la valise, il la rangea dans un coin, en attendant de vérifier si elle ne contenait pas quelque autre secret concernant cette famille dont les hommes avaient été décimés dans la force de l’âge. Triste destinée.

Julien appréciait l’attention que lui portaient Pierre et Alice qui devaient l’aimer autant que leurs propres enfants pour vouloir sa réussite et l’accompagner dans son projet. Il était reconnaissant de la confiance qu’ils lui accordaient. Ils avaient choisi un excellent restaurant parisien où, à l’occasion du réveillon, un groupe de musiciens avait été engagé pour animer la soirée. Le service lent avait pour but de prolonger la fête au-delà de minuit, heure à laquelle, au mépris des vœux d’usage, les portables avaient pris l’ascendant. Julien n’attendait aucun appel, et Alice et Pierre savaient bien que leurs enfants ne téléphoneraient qu’à midi, peut-être même seulement le soir du jour de l’An. Ainsi, Pierre sursauta lorsque la sonnerie de son appareil retentit. Rapidement, l’ancien garagiste devint livide et eut du mal à s’exprimer :

— Le garage est en train de brûler. C’est un voisin qui m’appelle. Il a prévenu les pompiers.

Un garage en feu, avec les véhicules, les huiles, le carburant… Cela ne laisse guère d’illusions sur ce qui va rester. Effectivement, lorsque Pierre arriva sur les lieux avec son épouse et Julien, une épaisse fumée noire s’élevait au-dessus de flammes impressionnantes. Les pompiers se démenaient tandis que la police faisait évacuer les habitants du quartier. Julien fut tenu à l’écart, puis rapidement interrogé par les enquêteurs de service. Pas très disposés à se montrer compréhensifs, si Pierre et Alice n’avaient pas témoigné en sa faveur, ils auraient quasiment imputé la responsabilité de l’incendie à Julien pour une négligence, ou une imprudence, voire un acte volontaire dans le but de récupérer la prime d’assurance. Or, comme il n’était toujours pas propriétaire – il ne l’aurait été que le 7 janvier –, les assurances de Pierre étaient en vigueur pour encore une petite semaine.

L’incendie fut maîtrisé au petit matin. Cette nuit-là, les pompiers avaient été une nouvelle fois complètement surchargés en raison d’appels incessants, dans tout Paris, pour des voitures en feu. Un jeu idiot qui se répétait chaque année. Julien avait attendu jusqu’à l’aube avec Pierre ; ils avaient très vite compris qu’ils ne sauveraient rien. Un seul camion de pompiers était resté sur place au cas où l’incendie reprendrait. Le jeune homme avait inspecté les décombres avec les soldats du feu. Le constat était affligeant : rien à récupérer. Des voitures en réparation, seules demeuraient des carcasses méconnaissables. Quant à l’outillage sophistiqué et coûteux, il était inutilisable. Sous l’assaut des flammes, la structure métallique s’était tordue et avait provoqué l’écroulement de la toiture. Il fallait tout raser et reconstruire. Julien ne savait pas encore si cette hypothèse était envisageable. Il fallait patienter deux jours pour négocier avec les assurances. Une négociation à laquelle seul le propriétaire participerait ! Pierre et Alice avaient regagné l’hôtel qu’ils avaient réservé pour quelques nuits en attendant le rendez-vous chez le notaire.

Julien aussi devait trouver un logement ; son appartement nouvellement aménagé était entièrement détruit. Il ne possédait plus rien, pas même la moindre chemise. Sa voiture – un modèle ancien et luxueux, doté d’une mécanique sophistiquée, sur lequel il n’avait pas compté les heures de travail, réalisant du même coup une superbe vitrine de son savoir-faire – était réduite, elle aussi, au rang des épaves. Jamais il ne retrouverait le capital qu’il y avait investi. Seuls ceux qui avaient eu le privilège de l’essayer en sa compagnie pouvaient attester de sa valeur. Certes, il avait contracté une bonne assurance, mais il ne connaissait pas les modalités de dédommagement en cas de sinistre.

Ni rasé ni lavé, il se rendit au commissariat où on l’avait convoqué pour une déposition. Pierre était également convié. L’enquêteur qui les reçut n’avait pas l’air bien frais lui non plus. Il recherchait une négligence qui aurait pu être à l’origine du sinistre : court-circuit, appareil de chauffage, chargeur de batterie… Pierre avait beau affirmer que toute son installation avait été remise aux normes quelques mois auparavant en vue de la vente, il ne pouvait en apporter la preuve : les factures avaient brûlé. Il donna tout de même le nom et l’adresse de l’artisan qui avait effectué les travaux, sans songer que l’électricien pouvait lui aussi être mis en cause. Un second enquêteur qui recueillait des témoignages dans une pièce adjacente intervint :

— Un voisin a repéré une bande de jeunes qui tentaient de mettre le feu aux poubelles. Il les a chassés. Avez-vous eu maille à partir avec ce groupe ? Il se dit qu’ils traînaient souvent dans le quartier.

— Ils ne traînent pas, ils y habitent. La plupart sont désœuvrés, mais je doute qu’ils se soient attaqués au garage, répondit Julien.

— Vous avez une raison pour l’affirmer ?

— Il m’arrive de temps en temps de réparer leurs motocyclettes et ils ne passent pas une seule fois sans me saluer. Je les trouve plutôt gentils.

Le témoignage de Julien ne tint pas longtemps. Du statut de gentils inconscients, les garnements étaient passés à celui de dangereux délinquants. Sur les cinq qui furent arrêtés, quatre avaient eu recours aux services de Julien. Le jeune homme était effondré. Lui qui trouvait toujours des excuses à ces jeunes lorsqu’ils se rebellaient contre la société ! Ils avaient ruiné son avenir. Bien entendu, ils ne l’avaient « pas fait exprès »… Ils voulaient juste s’amuser. L’un d’entre eux avait fabriqué un cocktail Molotov dont il n’avait pas maîtrisé la trajectoire.

Une nouvelle visite du garage en compagnie de Pierre ne fit qu’accroître l’abattement de Julien. Un seul élément restait intact : le coffre-fort qui contenait les derniers règlements et les papiers importants. Pierre parvint à l’ouvrir et, comme par miracle, rien n’avait souffert à l’intérieur… Mais il ne contenait rien d’important. Pierre récupéra l’argent liquide, les chèques et quelques papiers.

— C’est à toi, cette enveloppe ? demanda-t-il à Julien.

— Ah oui ! C’est quelque chose qui a trait à mon arrière-grand-père. Je l’ai retrouvée dans une valise en déménageant et j’ai hésité à la mettre à la poubelle.

— Tu vas aller où maintenant ?

Julien n’avait vraiment plus rien. Plus de toit, et même pas le moindre vêtement de rechange. Pierre l’entraîna avec lui dans son hôtel. Le jeune homme avait grandement besoin d’une bonne toilette et de repos. C’était juste ce qu’il restait à faire en attendant le lendemain pour connaître les conclusions et les rapports des assureurs et des experts. Par chance, son nouvel appartement était assuré. Julien avait tout bonnement reconduit le contrat de son patron. Maintenant, il allait falloir gérer le défilé des clients dont les voitures avaient été détruites. Même si cela relevait toujours de la responsabilité de Pierre, Julien était bien décidé à lui prêter son concours. Quelque part, il se sentait responsable. Il aurait bien corrigé lui-même ces gamins, sympas lorsqu’ils avaient eu besoin de lui, mais qui avaient brisé son rêve en un clin d’œil. Plus il y pensait et plus la reprise d’activité fondait comme neige au soleil.

Pour l’ancien patron, les perspectives étaient loin d’être aussi dramatiques. Lorsque la nouvelle de son départ avait circulé, des promoteurs avaient accouru, lui proposant un pont d’or, pour construire des logements à la place du garage. Non, Pierre avait pris Julien en affection et avait décidé de laisser sa chance au jeune mécanicien. D’autre part, il ne pouvait ignorer que son affaire faisait vivre quatre familles et il ne se voyait pas dire à ses anciens employés : « Je prends ma retraite. Débrouillez-vous maintenant, allez trouver du travail ailleurs ! »

Malgré la fatigue et les tracas qui envahissaient sa tête, Julien n’aurait pas parié dormir autant d’une seule traite. Quand il se réveilla au petit matin, il ne savait plus où il se trouvait. Très vite, le rappel de l’incendie lui fit recouvrer ses esprits. Il lui restait très peu de temps, d’ailleurs, pour rejoindre Pierre et se rendre chez les assureurs.

La déclaration fut vite établie. L’agent qui les avait reçus s’apprêtait à les congédier, lorsque Pierre explosa. Julien l’observa, le regard complètement perdu, le visage d’une pâleur alarmante.

— Et nous, que faisons-nous ? Je vous signale que quatre employés nous attendent au milieu des décombres. Que se passe-t-il pour eux ?

— Je vous comprends, mais ce n’est pas de mon ressort. Il va y avoir l’enquête de police et un expert va passer le plus rapidement possible, je vous le promets.

Julien, lui, avait mille autres questions à poser : comment allait vivre le personnel ? Et lui-même ? Il n’avait ni voiture, ni meubles, ni vêtements… Devait-il continuer à loger à l’hôtel ? Qui paierait la note finale ?

L’agent précisa qu’il allait toucher une provision pour ses meubles et sa voiture, que Pierre devait mettre tout le monde au chômage technique. Il leur conseilla prudemment de chercher un autre travail, vu la longueur des procédures judiciaires dans un pareil cas, lequel ferait sans doute l’objet de batailles entre les avocats des deux parties.

Pierre qui voyait bouillir son jeune protégé l’entraîna à l’extérieur :

— Viens, on va aller rassurer les hommes et leur donner la marche à suivre.

Mains dans les poches, les quatre ouvriers erraient au milieu des décombres, cherchant à se souvenir à qui appartenaient ces amas de tôle, dont la marque était à peine identifiable. En père de famille, Pierre rassembla son ancien personnel.

— Allons boire un café, nous avons besoin de discuter.

Pierre leur suggéra de se rendre à Pôle Emploi directement. Quant à lui, il allait consulter l’inspection du travail avec Julien. À ses yeux, l’essentiel était de préserver le revenu des mécaniciens pour lesquels il ne se faisait pas trop de soucis. S’ils le voulaient, ils trouveraient du travail dans la foulée.

L’un d’entre eux s’adressa à Julien :

— Et toi, que vas-tu faire maintenant ?

Ce fut encore Pierre qui répondit :

— C’est un incendie criminel, pas un accident. Il y aura un procès et vous savez comment cela se passe… Ce sera long… Les avocats font toujours appel des décisions de justice, ce qui repoussera d’autant la possibilité de reconstruire.

Julien n’avait pas pensé à tout cela ! Il savait bien que la reconstruction allait demander du temps, mais il ne se doutait pas que cela pouvait traîner en longueur pour des questions indépendantes de leur volonté. De toute manière, la reconstruction était l’affaire de Pierre, la passation de l’entreprise ne pouvait venir qu’ensuite.

* * *

Trois mois s’étaient écoulés et rien n’avait bougé. Le garage était toujours dans le même état de délabrement. La justice suivait son cours. Pierre et Alice s’étaient installés définitivement sur le bassin d’Arcachon où ils vivaient enfin des jours paisibles, d’autant qu’ils étaient quasiment assurés de retrouver la valeur de leur patrimoine à laquelle s’ajouterait le manque à gagner.

Julien, de son côté, gambergeait sérieusement. Au lendemain de la catastrophe, un garage concurrent l’avait appelé. Navré, le patron lui avait proposé du travail. Il connaissait la compétence et l’intégrité du jeune homme. Ils s’étaient rencontrés lors de sessions de formation organisées dans les ateliers des usines automobiles et ils avaient sympathisé. Au bout d’une semaine, Julien avait fini par accepter l’offre tout comme il avait fini par emménager dans un studio de bonne, au dernier étage d’un immeuble dans lequel il se sentait à l’étroit. Il avait ainsi retrouvé son environnement préféré, celui qui le passionnait, à la plus grande satisfaction de son nouveau patron, mais aussi pour le plus grand intérêt des clients qui n’hésitaient pas à lui confier des voitures de luxe.

De temps à autre, il recevait des documents confus et techniques, relatifs aux sinistres de son appartement et de son véhicule. Il devait souvent les lire deux fois pour en détecter les subtilités. Le vrai souci concernait sa voiture. Il avait beau clamer qu’il avait effectué de gros travaux, très dispendieux, il ne possédait aucune facture pour en donner la preuve. Il s’était rapproché des fournisseurs de pièces détachées pour demander des duplicatas, mais ces derniers ne se montraient pas coopératifs.

Son nouvel employeur insistait pour qu’il tire un trait sur la reprise du garage incendié et qu’il continue à travailler dans son atelier. Julien esquissait alors un demi-sourire. « Je sais ce que je gagne, mais je sais aussi ce que tu gagnes sur mon travail… » L’homme rétorquait alors que son statut d’employé ne lui occasionnait ni souci ni charge de gestion. « N’empêche que sans moi, sans mon savoir-faire, tu n’es plus grand-chose. »

Le garagiste acceptait les réflexions acerbes de Julien parce qu’il n’aurait pas voulu se trouver dans la même situation et que c’était un excellent élément. Toutefois, le jeune homme était de plus en plus aigri. Il avait reçu une provision de la part de son assurance sans trop savoir ce qu’elle représentait. Cet argent avait immédiatement rejoint ses économies. Le manque à gagner de l’entreprise serait versé à Pierre. Julien avait renoncé à lui téléphoner, il savait qu’il n’était pas plus informé que lui. Les garnements qui avaient mis le feu avaient retrouvé leur liberté. Eux aussi attendaient le procès avec sans doute moins d’impatience que Julien. Ils avaient d’ailleurs repris leurs manœuvres dans le quartier avec des cylindrées transformées en bolides bruyants, en affichant encore plus d’arrogance qu’auparavant, comme si la prison avait constitué pour eux une espèce de trophée. La détention ne les avait que poussés un peu plus vers la délinquance.

Le temps passait sans apporter aucun élément intéressant… Julien perdait espoir. Il finissait par se demander sérieusement si, un jour, il deviendrait patron et propriétaire de ce garage réduit en cendres. Son nouvel employeur ne le lâchait pas : « Tu en as pour quatre ou cinq ans, tu devrais renoncer à cette affaire. Ce procès, lorsqu’il aura lieu, va traîner en longueur. Les avocats vont utiliser tous les recours. »

Julien venait à douter de la fidélité de la clientèle, mais aussi de celle de son équipe. Est-ce que les mécaniciens quitteraient leur emploi pour le rejoindre ? Inconsciemment, il frôlait la déprime. Il ne sortait plus, pour économiser en vue de financer son objectif, autant que par lassitude. Les filles n’appréciaient pas ce garçon dont le sourire était aux abonnés absents et qui ne faisait pas d’effort pour les séduire. Hormis quelques aventures avec des partenaires encore plus déprimées que lui, Julien n’avait pas connu de relations prolongées. Pour fonder une famille, il fallait d’abord être installé dans la société. Là encore, il avait des doutes sur la conduite à tenir ; ses parents ne lui avaient pas laissé un souvenir exemplaire de la vie en couple.

Dans ces moments de solitude extrême, Julien en arrivait à envisager de quitter Paris. Mais il n’allait pas plus loin dans sa réflexion, lui qui n’avait jamais connu que cette ville bruyante mais animée, polluée mais combien attrayante !

* * *

Lors d’un week-end prolongé du mois de mai, Julien avait le choix entre s’enivrer dans une boîte de nuit et faire des cauchemars plus violents les uns que les autres. Lui qui, jadis, avait lu énormément n’en avait plus envie. Sa bibliothèque bien garnie pour un jeune homme de son âge avait péri elle aussi, avec tout le reste. Cela faisait déjà bientôt cinq mois.

De temps à autre, il repensait à cette enveloppe que lui avait remise sa mère et qui se transmettait comme un trésor de génération en génération. Quelque chose de probablement inutile et fade, puisque personne n’en parlait jamais. Il ne savait même plus où il l’avait déposée ! Or c’était la seule chose qui fût sortie intacte de l’incendie. Elle en devenait presque un talisman. Il l’avait eue en main deux ou trois fois, sans que la curiosité le pousse à l’ouvrir. Ce soir, cela lui changerait peut-être les idées, plutôt que de se laisser aller à l’apathie. Cet arrière-grand-père au nom basque devait bien avoir un petit secret pour que cette missive lui ait survécu aussi longtemps.

C’était donc décidé ! Il étala le contenu de l’enveloppe sur son lit. La chambre était tellement petite qu’elle ne comprenait qu’une minuscule table sur laquelle on pouvait à peine poser une assiette ou un bol.

Josepe Harosteguy n’avait pas grand-chose à raconter ni à dévoiler. Sa vie se résumait là : deux lettres, quelques coupures de journaux et une demi-douzaine de photos. La quasi-totalité des éléments concernaient une jeune femme, une brune splendide. Rien d’étonnant, car il s’agissait d’Agnès Souret, première plus belle femme de France, autrement dit la première Miss France. Julien ne tarda pas à connaître le rapport qu’il y avait entre Agnès et Josepe. Un seul cliché les représentait tous deux, probablement avant le sacre. L’un était en tenue de pelotari ; l’autre portait une robe longue qui lui seyait parfaitement, mais qui n’avait rien à voir avec les suivantes.

Julien se plongea dans la lecture des coupures de journaux. L’histoire n’était finalement pas banale et se déroulait sur huit ans. Agnès, fille d’un douanier qui travaillait à Bidarray, habitait à Espelette. C’était avec beaucoup de réserve qu’elle avait envoyé sa photo aux organisateurs de ce concours national qu’elle avait remporté haut la main. À la vue des clichés, cela n’étonnait point Julien. Ensuite, les coupures de journaux relataient « l’apprentissage ». C’était comme cela qu’il le ressentait. On avait voulu lancer cette paysanne jeune et timide dans le monde du cinéma, du chant et de la danse. Un joli minois ne fait pas tout, et la belle Agnès n’était pas encore armée pour faire face à des critiques acerbes que rien ne justifiait, si ce n’était la forte attente que faisait naître une beauté exceptionnelle. Cependant, les cachets avaient dû tomber parce que la jeune fille avait acquis, à Espelette, une superbe maison dominant le village. Julien eut un serrement de cœur lorsqu’il parvint à la dernière coupure. À l’âge de vingt-six ans, Agnès Souret était décédée d’une péritonite sans doute mal soignée, alors qu’elle effectuait une tournée en Argentine. Un immense chagrin avait ravagé ses parents. De plus, sa mère avait dû vendre sa magnifique maison pour rapatrier le corps.

De toute évidence, Josepe était tombé éperdument amoureux de cette splendide créature que l’on pouvait voir soit sur une affiche de cinéma, soit en danseuse comme meneuse de revue aux Folies Bergère.

Restait à prendre connaissance des deux lettres. Visiblement, l’écriture de l’une d’entre elles appartenait à une femme. Ce fut celle-là que Julien choisit de lire en premier.

Josepe,

Il est inutile que tu continues à me poursuivre de tes assiduités. Je ne t’épouserai pas. Je veux profiter de cette notoriété que m’a donnée cette distinction de la plus belle femme de France. Je ne suis plus la petite Agnès qui badait le formidable joueur de pelote que tu étais. J’ai fait un saut immense dans la société, j’aspire à plus de grandeur. Je vais devenir comédienne, danseuse. Voilà, c’est fini entre nous. Ne me cherche pas, ne m’écris pas, je ne te répondrai pas.

Agnès

Julien imaginait aisément le désarroi dans lequel avait été plongé son aïeul. Il observa à nouveau les photos de la jeune femme. Aucun doute possible : Josepe avait bon goût. Certains journalistes n’étaient pas tendres avec la jeune Basque, ils parlaient d’une piètre prestation de comédienne. La presse de la capitale ne pouvait pas accepter qu’une inconnue venant de la campagne profonde, sans expérience, supplante les beautés parisiennes.

Julien n’avait jamais entendu parler d’Espelette. Il ne s’était jamais non plus questionné sur l’origine du nom de sa mère, Harosteguy. Il consulta le Net pour situer ce village niché au cœur du Pays basque, à deux pas de la frontière espagnole. Il découvrit avec un bonheur non dissimulé les grandes maisons aux volets rouges dont les façades étaient décorées de piments. Toutes ces images gommaient, comme par magie, ses idées noires.

Il était bien tard, mais il y avait encore une lettre qui attendait. Cette dernière le laissa encore plus perplexe. Elle émanait d’un notaire de Bayonne. Il y était stipulé que Josepe héritait d’une bergerie du nom d’Iparrikoborda, la ferme revenant à son frère aîné, lequel cependant avait le droit d’utiliser cette bergerie tant que Josepe ne se manifestait pas. Iparrikoborda… Un nom plutôt bizarre aux yeux de Julien qui n’avait aucune connaissance de la langue basque. En toute logique, Josepe n’avait jamais pu prendre possession de son bien. Il était mort en mai 1940 sous le feu ennemi. Son fils avait connu le même sort en Algérie. Sa mère avait épousé un homme qui s’appelait Belin… C’en était ainsi fini de la lignée des Harosteguy du côté de Josepe !

Sa curiosité aiguisée, Julien fouilla sur le Net pour voir si le nom Harosteguy existait toujours à Espelette. Il ne trouva rien. Poursuivant des recherches, il découvrit des images d’Iparrikoborda, un bâtiment juché sur le flanc de la montagne, quelque peu caché par les arbres. Cette bergerie l’attirait. S’il ne pouvait pas vivre de sa passion, pourquoi ne pas se transformer en solitaire, en reclus ? Il se prit à rêver ; il n’était pas loin de penser qu’il était lui aussi victime de la malédiction qui poursuivait les hommes de la famille, et là se trouvait peut-être la solution à tous ses tourments.

Julien n’avait aucune notion de l’histoire familiale. Ses parents s’étaient davantage préoccupés de leurs propres querelles que de transmettre les racines de leur ascendance à leur enfant unique. Sa mère avait du caractère et elle tenait tête à ce mari qui exigeait qu’elle reste à la maison et qu’elle lui fasse des enfants. Les arguments étaient limpides. Débrouillarde, indépendante, intelligente, elle gagnait plus que son compagnon, de quoi l’insupporter durablement. Ils avaient divorcé, alors que leur fils entrait en apprentissage. Dix-huit ans de bagarres quotidiennes pour Julien… Depuis leur séparation, il les avait complètement perdus de vue. Sa mère se souvenait de son anniversaire une année sur deux. Ce fut ainsi qu’Alice était devenue peu à peu une maman de substitution. Julien avait enfin trouvé la paix ! La plaie à vif, il s’était juré de ne jamais se marier. Alice et Pierre étaient cependant venus ébranler cet avis.

Cette nuit-là, Julien ne dormit pas beaucoup. Il eut un sommeil peuplé de rêves. Il se voyait, en particulier, dans la bergerie, chez lui… Il ne savait pas de quoi il vivrait, mais il ne fallait sans doute pas grand-chose à un homme seul. Au petit matin, il fit rapidement le calcul des dépenses fixes. Mais c’était compter sans la voiture… Le véhicule, comme l’électricité… Il y avait quand même des postes sur lesquels il ne pourrait jamais faire l’impasse.

Le notaire qui avait établi les papiers en 1939, quelques mois avant la mobilisation de Josepe, avait certainement disparu. Quelle était aujourd’hui la validité de ces documents ? Dès le lundi, Julien se renseignerait auprès de son notaire actuel, celui qui avait géré le dossier de l’achat du garage, sans lui révéler qu’il envisageait de tout quitter. Mais il savait les notaires curieux. Alors, il se prépara à lui dire qu’il avait l’intention d’aller passer des vacances dans cette ferme et de la vendre pour augmenter son apport personnel.

Durant toute la semaine, il cogita intensément. La nuit, il s’évadait dans son rêve ; le jour, il retombait les pieds sur terre. Il avait lâché quelques bribes de son idée à son nouveau patron pour lequel tout cela relevait de l’utopie. Comment et de quoi allait-il vivre dans ce pays ? Il avait des mains en or… Qu’avait-il besoin de quitter Paris ! Julien ne rebondissait pas sur ces propos. Il se savait prêt à tout, même à mettre entre parenthèses ce précieux bagage de mécanicien qui lui avait déjà apporté une indéniable notoriété.

Le notaire, de son côté, confirma qu’il s’agissait bien d’un acte de propriété qu’il fallait simplement mettre à jour. Cela occasionnerait « quelques frais ». L’homme de loi en profita pour informer son client que le procès de l’incendie n’aurait pas lieu avant deux ans et que probablement les avocats feraient appel de la décision de justice.

Pour Julien, le processus était enclenché. Il vivait depuis vingt-cinq ans dans la capitale, au milieu du bruit et de la pollution. Son projet était parti en fumée et son avenir se présentait sous de tristes auspices. Désormais, il était prêt à faire en sens inverse le chemin de son arrière-grand-père. Il se rendrait à Espelette et sans doute il y resterait. Le seul point qui lui faisait peine était de taille : lui qui avait toujours tenu ses engagements, il ne savait pas comment il allait annoncer à Alice et à Pierre qu’il renonçait définitivement au garage.

Le lundi suivant, le notaire parisien avait aisément retrouvé les coordonnées de son confrère bayonnais. Notaires de père en fils, ils se succédaient dans le même cabinet depuis des lustres. Il fallait faire des recherches, vraisemblablement longues. Malgré l’informatique qui était venue bouleverser la profession, toutes les archives n’avaient pas été numérisées. Certaines se trouvaient toujours entassées dans une immense pièce, plus ou moins bien classées. Le papier de Julien datait de janvier 1939 et devait être « quelque part » dans cet amas.

La déconvenue de Julien ne s’arrêta pas là.

— Comment vous êtes-vous trouvé en possession de cet acte ?

Julien expliqua que sa mère lui avait remis une valise contenant les papiers de cet aïeul.

— Si votre mère est toujours de ce monde, c’est à elle que revient ce bien.

— Si elle m’a donné ces documents, c’est sans doute qu’elle s’en contrefichait royalement…

« Elle n’en aura même pas pris connaissance », songea-t-il.

— Alors il faudra qu’elle le note en bonne et due forme, noir sur blanc.

— Qu’elle note quoi ?

— Sa renonciation à votre profit. Ensuite, il faudra me verser une avance pour poursuivre les recherches et la procédure.

Julien, qui avait toujours apporté un soin scrupuleux à la gestion de ses dépenses, donna son accord sans réfléchir. Des recherches, il devait en effectuer lui aussi ! Pour obtenir une signature de sa mère, il fallait d’abord la retrouver ! Il ne savait même pas si elle avait conservé son nom d’épouse, Belin, ou si elle avait repris son nom de jeune fille, Harosteguy. Par ailleurs, leurs appels téléphoniques devenant rarissimes, il n’avait pas enregistré son numéro sur le répertoire de son portable. Perdu dans ces considérations, il réalisa d’un coup que sa mère se prénommait Agnès ! Comme cette fille dont Josepe avait été amoureux. Simple coïncidence ou bien, dans la famille, on avait eu de la suite dans les idées ?

De retour à son appartement, il découvrit sur Internet une Agnès Belin à Nice. Il savait que sa mère aimait les voyages, le luxe et le soleil. Il composa le numéro et tomba sur un répondeur. Il ne laissa pas de message. Non seulement il n’était pas certain que ce soit sa mère, mais, en plus, il doutait qu’elle donne suite à un message de son fils. Le soir même, aux alentours de vingt heures, il tenta de nouveau un appel. Un homme décrocha.

— Bonsoir, je voudrais parler à Agnès, s’il vous plaît.

— De la part de qui ?

— Julien.

Un long silence suivit. Le jeune homme se demandait si son interlocuteur n’avait pas raccroché lorsqu’il lui sembla entendre la voix de sa mère.

— C’est toi, Julien ?

— Oui.

— Que se passe-t-il ? Je suis assez pressée, je n’ai pas fini de me préparer et nous nous rendons à un spectacle à Monaco. Je suppose que ton appel n’est pas dû à un amour filial subitement décuplé !

Il aurait pu lui répondre qu’il correspondait exactement à l’amour maternel qu’elle lui prodiguait, mais il n’allait pas la fâcher ni abuser de son temps.

— Tu te souviens de la valise en bois que tu m’avais donnée ?

— Oui, très bien. Une sorte de relais que l’on se passe dans la famille et dont je n’ai que faire. Il paraît qu’elle appartenait à ton arrière-grand-père lorsqu’il est monté à Paris.