Aux premiers balbutiements du printemps, le pays était beau. Comme par enchantement, le vent s’était positionné au sud et avait balayé les nuages laissant place à un beau ciel bleu et à un grand soleil qui tentait de faire oublier les longs mois passés sous la grisaille, la pluie et une neige qui avait recouvert les hautes terres d’octobre aux premiers jours de mars.
En peu de temps, la montagne s’était parée de mille couleurs. Déjà, l’air était empli de divers parfums. Ce territoire perché entre les volcans d’Auvergne et la campagne cabossée du Limousin n’était qu’un long plateau dénudé, isolé, que désertaient peu à peu des hommes et des femmes, espérant trouver dans les grandes cités une vie meilleure.
Pourtant, de Gentioux aux portes de Meymac, et de Bugeat au pays d’Ussel, la montagne limousine ne manquait pas de charme. Nul ne pouvait demeurer insensible face à ce paysage grandiose constitué de petites vallées, de landes, d’immenses champs de bruyère, de minuscules prairies, de tourbières avec quelques châtaigneraies qui avaient, tant bien que mal, résisté à la marche du temps.
De ce sol granitique surgissait une eau des sources vagabondes qui descendait les pentes, épousait le relief, lézardait, rugissait, ajoutait encore à l’extraordinaire harmonie des lieux. Se formaient la Vienne, le Cher, la Creuse, le Thaurion, et une ribambelle de petits ruisseaux qui serpentaient au gré de leur humeur.
Çà et là, au sein de cet univers sauvage, une population restait accrochée à cette glèbe qui l’avait nourrie, des siècles durant. C’était un peuple de paysans, de gens durs à la peine, fidèles à ce terroir qui les avait vus naître. Éloignés de toute grande voie de communication, de toute modernité, n’espérant plus grand-chose de la vie, si ce n’est de cultiver quelques arpents de céréales et d’élever un maigre troupeau de moutons ou de bovins, ce qui leur permettait d’avoir toujours le boire et le manger, fallait-il qu’ils l’aiment ce plateau de Millevaches.
En cette année 1905, blotti à l’orée de la forêt de Mirambe, se trouvait un village qui faisait de la résistance. La Villate était un bourg d’environ cinq cents âmes localisé au sud-est du plateau. Proche de la ville d’Ussel et du département du Cantal, sa situation géographique avait toujours été propice à une diversité d’échanges commerciaux. Aussi, le village était-il assez prospère avec une multitude de boutiques, des artisans et même un petit hôtel-restaurant qui, à la bonne saison, accueillait quelques citadins venus découvrir ce lieu charmant, bucolique, et en particulier cette belle et immense forêt constituée en grande partie de feuillus souvent plus que centenaires et qui s’étendait jusqu’aux portes de la région d’Auvergne.
La Villate avait à sa tête Adrien Fourlon, médecin de son état. C’était un homme qui en imposait. Grand, doté d’un certain embonpoint, il possédait une autorité naturelle avec, en sus, un langage cru qui était loin de faire dans la dentelle.
Il était estimé. Peu porté sur la politique, il dirigeait un conseil municipal assez singulier. On y retrouvait quelques commerçants, des paysans, mais aussi des radicaux et même un monarchiste. Ceci dit, Fourlon était habité par une véritable foi républicaine. Dans son entourage, tout le monde s’accordait pour reconnaître qu’il était plus progressiste que conservateur.
La Villate possédait encore de nombreux commerces. Malgré l’exode de quelques familles, le petit bourg conservait une certaine vitalité. Que ce soit dans la principale rue commerçante ou tout autour de la place qui ceinturait la petite église romane étaient installées une flopée de boutiques tenues par les mêmes familles depuis des décennies. Se côtoyaient des épiceries, des boucheries, deux boulangeries-pâtisseries, des magasins de confection, des artisans tels un sabotier, des coiffeurs pour hommes ou dames et plusieurs petits bars, lieux de rencontre et de convivialité d’une population qui avait toujours ressenti le besoin de s’entraider au cœur d’une nature peu clémente.
Le fait que La Villate soit un bourg perdu sur les hauteurs de la montagne limousine n’empêchait nullement les gens d’être tenus informés de tout ce qui se passait en France et parfois même dans le monde. D’abord, un quotidien régional permettait à tous ceux et à toutes celles qui savaient lire – ils étaient assez nombreux – de commenter les faits divers qui s’étaient produits en Corrèze et dans les départements voisins, de découvrir à travers les avis d’obsèques la disparition d’une connaissance, voire d’un ami qui habitait un village proche. Enfin restaient toutes les nouvelles fraîches rapportées par ceux qui rentraient d’un court séjour à Ussel, à Tulle ou à Brive-la-Gaillarde.
Pourtant, ces derniers temps, le décès de Louise Michel et la démission du président du Conseil, Émile Combes, n’avaient guère alimenté les conversations dans les différents cafés du village. Adrien Fourlon en avait vaguement parlé lors d’une réunion du conseil municipal. Mais sans plus. Par contre, en ce mois d’avril, un événement dramatique était parvenu jusque dans les coins les plus reculés du plateau.
La ville de Limoges faisait l’actualité. Depuis plusieurs jours, des troubles importants paralysaient la préfecture de la Haute-Vienne. Des ouvriers porcelainiers, entre autres, réclamaient de meilleures conditions de travail et avaient décrété la grève générale. Des affrontements violents avaient opposé les forces de l’ordre et les grévistes. On déplorait un mort dans les rangs de ces derniers.
Enfin, alors que le mois d’avril touchait à sa fin et que Limoges avait retrouvé un certain calme, on apprenait la création de la SFIO (Section française de L’Internationale ouvrière). Une initiative de Jean Jaurès qui réussissait ainsi à unifier les différents partis socialistes.
Légèrement à l’écart de La Villate, au bout d’une petite route étroite qui conduisait vers la forêt de Mirambe, était implantée une maison ancienne, parfaitement entretenue. Celle-ci se composait d’un bâtiment central construit en pierres de granit apparentes sur lesquelles courait une treille tout le long de la façade. Jouxtant cette belle demeure, un atelier plus récent avait été édifié. Un peu plus loin, une vieille bâtisse avait été transformée en une écurie et une petite porcherie mitoyenne. Tout autour d’un ensemble qui ne pouvait qu’attirer les regards avait été plantée une armada d’arbres aux essences les plus diverses. Enfin, à l’arrière de l’atelier, s’étendaient un potager et un minuscule verger dans lequel se côtoyaient quelques arbres fruitiers.
Le propriétaire des lieux s’appelait Moïse Clermontel. C’était un homme qui avait dépassé la soixantaine. Grand, osseux, le visage creusé par de longues rides, il portait encore beau avec deux profonds yeux bleus dans lesquels se devinait une véritable humanité.
Sans être fortuné, il ne manquait de rien. Attaché à vivre dans un certain confort, il avait toujours pris grand soin de l’aménagement de sa demeure. Cette dernière se composait d’une vaste salle commune, assez bien meublée, dans laquelle trônait une monumentale cheminée de granit. La cuisine se résumait à une cuisinière à bois et à charbon, à un buffet et à quelques meubles dans lesquels était entassée la vaisselle, avec dans un coin de la pièce une imposante maie où l’on entreposait et salait les morceaux du cochon que Moïse saignait tous les deux ans. Au premier étage se trouvaient deux chambres et, luxe suprême, des commodités et une soi-disant salle de bains qui se limitait à un lavabo et une douche qui ne distribuait que de l’eau froide.
La vie de Moïse Clermontel ne ressemblait en rien à un long fleuve tranquille. Il était né ici même, dans ce qui était alors une vieille maison forestière. Enfant unique, si son quotidien était rude sur ce haut plateau où les hivers étaient interminables, cela était compensé par l’amour, la tendresse que lui manifestaient ses parents.
Son père Côme Clermontel était menuisier et gagnait son pain à la sueur de son front. Sur sa personne couraient bien des bruits, des rumeurs qui un jour allaient devenir un secret de polichinelle. Quant à sa mère Agathe, née Loiseau, si elle passait son existence à entretenir la maison, à se consacrer à la basse-cour et à préparer les repas, elle était connue à cent lieues à la ronde, tant étaient grands ses talents de guérisseuse.
Sur ce territoire oublié au cœur de la France, bien des familles traversaient la vie, peu concernées par les aléas du monde politique. Elles étaient trop occupées à survivre, certaines vivant presque en totale autarcie bien loin des bouleversements qui agitaient la Capitale.
Depuis sa naissance dans les années 1840, Moïse Clermontel avait connu un grand nombre de ces régimes qui souvent s’étaient succédé dans un bain de sang. Il était l’enfant d’un siècle qui hésitait encore entre monarchie et république : Louis-Philippe d’Orléans, Louis-Napoléon président de la République, Napoléon III empereur, le désastre de Sedan, et enfin la Troisième République, tels étaient les événements qui avaient construit, au fil du temps, un homme épris de liberté.
Ce matin-là, il planta sa bêche et sortit un mouchoir de sa poche afin de s’essuyer le visage. Déjà, une grande partie du jardin avait été fumée et retournée. Malgré la fatigue qu’il ressentait, il était satisfait du travail accompli. Il remonta l’allée, contourna l’atelier et prit place sur un banc installé devant la maison d’habitation.
Il aimait ces moments. Il ne se passait pas un jour sans qu’il n’éprouve le besoin de contempler le panorama qui s’offrait à son regard. Les années avaient beau se suivre, il ne se lassait jamais du merveilleux spectacle qui ne cessait de se renouveler au gré des quatre saisons.
Devant lui, à moins d’une centaine de mètres, l’orée de la forêt de Mirambe se dessinait avec une longue lignée de chênes, de hêtres avec aussi quelques bouleaux qui avaient réussi à se faire une place au milieu de ces géants qui dominaient toute la canopée de la forêt.
Nul mieux que lui ne connaissait cette étendue boisée qui venait mourir jusqu’aux premiers monts du Cantal. Dès sa plus tendre enfance, en compagnie de son père, il était allé à la découverte de ces lieux magiques, de ce monde secret où le silence n’était perturbé que par le vent qui caressait la cime des feuillus et une faune discrète, diverse, qui se faisait entendre et dont il essayait, tant bien que mal, de deviner la nature.
Plus tard, une fois adulte, seul, il avait arpenté les coins les plus inaccessibles de la forêt de Mirambe. Parfois, il lui était arrivé de s’égarer, de tourner en rond, de chercher son chemin, des heures durant, au milieu de cet océan végétal au sein duquel il n’était pas bon de s’attarder quand venait la nuit.
Tout ce qu’il savait sur ce milieu étrange, il le devait à son père. Il lui avait tout appris : comment reconnaître les plantes médicinales, les endroits où poussaient les cèpes et les girolles, les coins les plus reculés où se regroupaient les cerfs et les biches, comment décrypter les empreintes laissées par quelques bêtes sauvages, mais surtout, il lui avait inculqué le respect qu’il devait à cet environnement hors du commun, mais combien fragile.
Il bourra sa pipe, l’alluma, se leva et se dirigea vers l’atelier de menuiserie. Ce dernier était assez vaste et plutôt bien agencé. Le sol était recouvert d’un dallage rustique et les murs cimentés avaient été habillés d’une peinture blanche, ce qui rendait l’atmosphère des lieux assez agréable.
Rien n’avait été laissé au hasard. Outre deux établis dotés d’une presse verticale en pied qui trônaient au milieu de la pièce, une quantité impressionnante d’outils de toutes sortes était accrochée sur tout un pan de mur. Méthodique, rigoureux, Moïse avait toujours attaché une grande importance à l’entretien et au rangement de tout son outillage de menuiserie, dans un ordre qui se voulait immuable.
On y trouvait des outils de débit avec des mètres et des règles, des outils de corroyage avec des règles graduées et des équerres, puis venaient des outils d’assemblage, de montage, de chevillage, de finition, alors que sur le mur opposé avait été fixée une étagère sur laquelle s’alignaient des boîtes contenant des pointes, des vis, des tournevis, des pots de colle et toute une panoplie de ciseaux dont certains n’avaient pas servi depuis des lustres.
Seul menuisier en activité dans la commune, le travail ne manquait pas. Il avait toujours à réaliser des volets, des portes, des fenêtres et souvent même quelques meubles tout simples, ainsi que des bancs et des chaises. Méticuleux, ayant un goût prononcé pour le travail bien fait, il était apprécié dans toute la région.
Il pénétra dans l’atelier et laissa la large porte grande ouverte, tant l’air était doux en cette matinée où la campagne renaissait plus rapidement que l’on ne l’avait espéré. Alors qu’il se préparait à vernir quelques chaises et tabourets survint Jules Chaput, le garde champêtre, qui semblait être essoufflé et qui ne cessait de s’essuyer le visage avec un mouchoir pour le moins douteux.
Jules Chaput était un personnage connu bien au-delà de la commune. Petit, sec comme un coup de trique, c’était un nerveux toujours en mouvement qui ne faisait peur à personne, vu qu’il était le premier à braconner et à animer le village quand il avait bu plus que de raison.
Après qu’il eut rangé son vélo, il pénétra dans l’atelier et se dirigea vers Moïse Clermontel.
— Salut, Jules ! Tu en fais une tête ! Que se passe-t-il ?
— Le père Chausson est mort. C’est la Ginette Tardieu qui lui rendait de temps à autre visite qui l’a retrouvé étendu de tout son long dans la cuisine.
— Je suppose que tu viens pour le cercueil ?
— Oui. Enfin, c’est M. le maire qui m’a demandé de venir te voir.
Moïse s’avança vers Jules Chaput.
— Onésime Chausson était fauché comme les blés. Peux-tu me dire qui va me payer le cercueil ?
— C’est M. Fourlon, le maire. Mais il a précisé qu’il voulait du simple, du très simple. Tu vois ce que je veux dire ?
Moïse sortit de nouveau sa pipe qu’il bourra soigneusement avant de répondre.
— Jules, écoute-moi bien. Onésime aura un cercueil en bois de chêne. Comme tout le monde. Ceci dit, il le faut pour quand ?
— Demain soir. Il repose chez lui.
Ils étaient maintenant sur le pas de la porte. L’heure avançant, le soleil brillait au-dessus de la forêt de Mirambe. Dans les pacages proches, les voix des hommes se faisaient entendre alors qu’ils conduisaient leurs petits troupeaux de bovins à l’herbe.
Jules se tourna vers Moïse.
— Et ton cheval, comment se porte-t-il ?
— Tu veux parler de mon Marius ? Eh bien ! il est en pleine forme. Il adore être attelé à la carriole. Parfois, je le trouve un brin taciturne. Pour bien faire, il faudrait que je lui déniche un compagnon. Suis-moi, il se trouve dans le pré depuis les premières heures de la matinée.
Marius était un petit cheval aux poils roux, un trotteur français issu de la race anglo-normande. Moïse l’avait acheté il y a cinq ans sur le foirail de Meymac. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne respirait pas la santé. Aussi, l’avait-il acquis pour une bouchée de pain.
Moïse Clermontel se tourna vers Jules Chaput.
— Demain, je vais l’atteler afin d’amener le cercueil chez ce pauvre Onésime. Viens, on va boire un verre. J’ai un petit vin gris qui devrait te plaire.
Ils avaient pris place autour de la longue table qui trônait au centre de la salle commune. Tout en dégustant un petit vin gris qui méritait le détour, ils évoquaient les temps anciens, quand La Villate comptait plus de sept cents âmes. À travers leurs propos perçait une certaine nostalgie d’une époque durant laquelle, pourtant, le quotidien des gens du plateau était loin d’être une sinécure. Mais il faut croire qu’ils n’avaient conservé en mémoire que les bons moments d’une jeunesse à jamais disparue. Soudain, Jules se pencha vers Moïse.
— Hier, j’ai rencontré Mauricette Doumeng. La pauvre, elle m’a fait pitié. Elle souffre d’un lumbago et a du mal pour se déplacer. Elle m’a dit : « il va bien falloir que je me décide, mais il n’y a que Moïse Clermontel pour me sortir de ce mauvais pas. »
Ce dernier éclata de rire.
— Eh bien qu’elle vienne ! Je verrai ce que je peux faire. Mais, grasse comme elle est, je vais avoir l’impression de tremper mes mains dans le saindoux.
Alors que Moïse lui servait un autre verre de vin, Jules se pencha de nouveau vers son hôte.
— J’ai une autre question à te poser qui me brûle des lèvres.
Le menuisier se redressa tout droit.
— Si la langue te brûle, il te faut parler. Je t’écoute.
Jules hésita un court instant avant de prendre son courage à deux mains.
— Cela fait des semaines qu’on ne les entend plus. Tu dois savoir où ils sont ?
— De qui veux-tu parler ?
— Mais des loups ! De la meute de loups qu’il t’arrive de mener à travers la forêt de Mirambe.
Un petit sourire éclaira le visage de Moïse Clermontel.
— Quand arrive le printemps, ils quittent la région. Ils ne reviendront que tout au début de l’automne. Durant la bonne saison, ils préfèrent la région d’Auvergne. Je pense qu’ils trouvent refuge dans les monts du Cézallier.
— Comment sais-tu tout ça ?
— Je sais. C’est tout.
* * *
Dans toute la contrée et jusqu’au pays des Combrailles, personne ne pouvait ignorer l’existence d’un meneur de loups. Cela ne datait pas d’hier. Déjà, au milieu du XIXe siècle, des rumeurs avaient couru qu’un homme habitant un village situé au cœur de la montagne limousine menait une meute de loups qui lui obéissaient au doigt et à l’œil.
En ce temps-là, particulièrement dans les campagnes lointaines où les gens se trouvaient esseulés, les nouvelles se colportaient de village en village, souvent déformées, amplifiées et parfois même totalement dénaturées. C’est ainsi que naissaient les légendes.
Tout avait débuté avec Côme Clermontel, le père de Moïse. Il avait été le premier à aménager un petit atelier de menuiserie. Afin d’améliorer l’ordinaire, son épouse proposait chaque samedi, sur le marché de La Villate, des volailles, des lapins, des œufs, et même quelques plantes médicinales que Côme récoltait dans la forêt de Mirambe.
Ce dernier était un personnage assez bourru, peu causant. Ses amitiés étaient rares. Mais derrière cette attitude se dissimulait un homme généreux. Aussi était-il respecté, mais également craint, car tout le village savait qu’il était un meneur de loups.
Sur le sujet, les habitants du bourg étaient divisés. Il y avait ceux qui ne cachaient pas leur admiration pour Côme Clermontel et qui aimaient rappeler combien étaient nombreux ceux et celles qui avaient fait appel à lui quand ils devaient traverser la forêt, une fois la nuit tombée. Et puis, restaient ceux qui voyaient là-dedans la marque du Malin. Les plus hostiles, ceux qui n’hésitaient pas à qualifier Côme de sorcier, voire de jeteur de sorts, appartenaient tous à la petite communauté catholique du village.
Quand les premiers frimas de l’automne arrivaient et que, la nuit venue, les hurlements des loups résonnaient au cœur de la forêt, plusieurs familles se retrouvaient dans la petite église romane. Là, tenaillées par la peur de voir un jour les terribles prédateurs envahir les rues et les places de La Villate, elles priaient, récitaient les litanies des saints, s’en remettaient au bon Dieu, à Jésus-Christ et à la Sainte Vierge, sans oublier Saint Roch, le patron de la paroisse, dont la statue avait été installée au sein du maître-autel.
Aujourd’hui, si le temps avait filé sa quenouille et si les mentalités avaient tout de même évolué, les croyances avaient la vie dure. Restaient encore quelques ouailles qui prédisaient le pire quand elles constataient que Moïse Clermontel perpétuait la tradition familiale en menant une meute de loups à travers la forêt de Mirambe.
Mais ce dernier n’en avait cure. Il est vrai qu’il les connaissait trop bien ces bigotes, ces grenouilles de bénitier. À les écouter, il était le diable en personne et méritait pour le moins le bûcher. Paradoxalement, combien d’entre elles étaient venues le consulter quand l’une se plaignait d’avoir des insomnies et une autre de terribles migraines ? Car de sa mère il avait aussi hérité du don de guérisseur. Enfin, combien de familles avaient demandé sa protection lorsqu’elles désiraient traverser, en plein hiver, une partie de la forêt en empruntant le chemin le plus court afin de rejoindre le hameau des Loges ou le village des Bordes ? En ces circonstances, un spectacle fascinant était au rendez-vous. Ceux et celles qui avaient vécu ces moments-là en gardaient un souvenir à jamais incrusté dans leur mémoire.
Dès les premiers pas posés dans la forêt de Mirambe, Moïse Clermontel devenait un autre homme. On le sentait en osmose avec cet environnement sauvage. Il avançait sans la moindre hésitation, parfois il se retournait afin de s’assurer que les personnes qui l’accompagnaient ne rencontraient aucun problème particulier. Il allait d’un pas sûr. De temps à autre, il s’arrêtait et tendait l’oreille. Et chaque fois, la même scène se déroulait devant les yeux ébahis de ces hommes et de ces femmes qui étaient partagés entre une admiration et une peur dont ils ne pouvaient se défaire.
Dans un premier temps, Moïse plaçait une cupule de gland entre deux doigts, fermait le poing et se mettait à siffler à trois reprises. Le bruit se répandait alors à travers une grande partie de la forêt. Soudain, se succédant, plusieurs loups lui répondaient. L’attente était de courte durée. En effet, bientôt arrivait une petite meute de loups qui se dirigeaient vers Moïse, ignorant superbement les personnes qui l’accompagnaient.
L’instant avait quelque chose de magique. Clermontel les caressait, en appelait certains par leur nom : dont Chef, le loup dominant et Nahani, la louve dominante, puis Brigand, un jeune loup assez dissipé, et enfin Chanteur, un loup âgé, assez imposant dont les hurlements prolongés étaient reconnaissables entre tous.
À la Villate et dans ses environs, ceux et celles qui avaient vécu cette aventure, pour le moins singulière, étaient souvent invités à se raconter. Aussi, il n’était pas rare de voir s’organiser des veillées d’hiver durant lesquelles on écoutait, presque religieusement, ces hommes et ces femmes qui se plaisaient à narrer une histoire qui dépassait l’entendement.
Moïse Clermontel n’avait pas perdu son temps. Il avait travaillé d’arrache-pied pour terminer au plus vite le cercueil destiné à ce brave Onésime Chausson. On était entre chien et loup. Il rangea son pot de vernis, éteignit la lumière, sortit et referma la porte en prenant grand soin de donner deux tours de clé, par mesure de sécurité.
L’air frais lui fit le plus grand bien. Il alluma sa pipe et fit quelques pas dans l’étroit chemin qui conduisait vers l’orée de la forêt. Soudain, il s’arrêta et resta un long moment à écouter les sons qui en provenaient.
L’ambiance était assez étrange avec de petits cris stridents qui répondaient à des gazouillis d’oiseaux, le bruit lourd des pas de sangliers et le vol de corneilles qui se regroupaient avant que la nuit ne survienne.
Mais la forêt de Mirambe avait bel et bien été abandonnée par les grands prédateurs. Il allait devoir attendre de longs mois avant qu’il ne perçoive les premiers hurlements. L’absence était cruelle.
Soudain, une folle pensée lui traversa l’esprit. Il se surprit à murmurer :
— Et s’ils étaient tués. S’ils ne revenaient pas…
La foule avait répondu présente à l’enterrement d’Onésime Chausson. Il est vrai que ce dernier avait toujours été estimé. Cantonnier de la commune, il ne s’était jamais marié et avait longtemps vécu avec sa mère. Il habitait une vieille bicoque située dans une petite rue sombre, proche de l’église.
La cérémonie religieuse s’était résumée en une simple bénédiction. Désormais, les gens s’étaient rassemblés devant l’église. Des groupes d’hommes et de femmes s’étaient formés. On parlait du défunt et, peu à peu, les discussions devenaient informelles. Alors que le corbillard se préparait à prendre la direction du cimetière, Moïse Clermontel vit arriver vers lui Adrien Fourlon, le maire du village.
Les deux hommes avaient toujours eu de bons rapports. Ils avaient longtemps fréquenté les mêmes bancs d’école. De temps à autre, ils se rencontraient, évoquaient leur adolescence, le temps de l’insouciance et des jeux interdits. Fourlon lui serra chaleureusement la main.
— Moïse, heureusement que j’ai demandé de faire simple. Encore un peu et tu aurais posé des poignées plaquées or.
— Adrien, chez moi tout le monde est traité de la même manière. Face à la mort, il n’y a ni riche ni pauvre. J’ai entendu dire que c’était la justice de Dieu.
Le maire s’approcha au plus près de Moïse.
— Dès que j’aurai un moment, je passerai te voir. J’ai appris de source sûre qu’il se préparait des choses importantes à l’Assemblée nationale. Je souhaiterais qu’on en parle.
Le temps était incertain. Avant de quitter le village, Moïse avait fait quelques provisions et était passé chez le boulanger, le boucher et dans une épicerie dans laquelle il savait trouver un délicieux fromage de pays. Sur la petite route qui menait à sa demeure, Marius allait au pas. De temps à autre, Moïse saluait une connaissance et parfois même s’arrêtait, histoire de prendre des nouvelles de sa famille.
Une fois arrivé, il détela le cheval et, compte tenu de l’état du ciel qui devenait de plus en plus inquiétant, il choisit de le rentrer dans l’écurie. Alors qu’il se dirigeait vers la maison d’habitation, il vit paraître Julien Mauduy, le facteur de la commune dont on disait qu’il consommait plus d’un litre de vin à chacune de ses tournées. Il s’approcha de Moïse Clermontel.
— Je t’ai aperçu à l’enterrement d’Onésime. Mais comme tu étais en pleine discussion avec le maire, je n’ai pas voulu te déranger.
— Quel bon vent t’amène ?
— Tiens, j’ai une lettre pour toi. Elle vient de Paris. Je devine que c’est ton fils.
Moïse se saisit de la lettre.
— Suis-moi. Avec cette chaleur orageuse, j’ai le gosier sec.
Moïse Clermontel avait sorti une bouteille de vin rouge qui ne risquait pas de faire saliver. Après avoir rempli les verres, il s’empressa d’ouvrir l’enveloppe. Durant plusieurs minutes, on eût entendu une mouche voler. Curieux comme il n’est pas possible, Mauduy décida de savoir à tout prix ce qu’il en retournait.
— J’espère que les nouvelles sont bonnes ?
Moïse posa la lettre sur la table et se campa tout droit.
— Mon petit Julien, cela faisait longtemps que je n’avais éprouvé une telle joie. Jean m’annonce qu’il rentre au pays. Il doit arriver en fin de semaine.
— Il prend donc quelques semaines de vacances. Je le comprends, il doit avoir grand besoin de respirer le bon air du plateau.
Moïse partit d’un grand fou rire.
— Tu n’y es pas ! Il quitte Paris définitivement. D’après ce que j’ai cru comprendre, il désire s’installer dans la région. Julien, finis ton verre. J’ai en réserve un bourgogne de la région de Nuits-Saint-Georges. On va fêter ça !
Jean Clermontel était le fils unique de Moïse. Il était né sur le tard, ses parents ayant déjà dépassé la trentaine. Le bonheur allait être de courte durée. En effet, quatre années plus tard, Agathe, sa mère, était emportée par une congestion cérébrale. Moïse était désemparé. Un moment, on pensa qu’il était proche de perdre la raison. L’absence de la femme aimée lui était insupportable. Et puis, il y avait cet enfant qui réclamait sa mère. Face à une situation qui faisait redouter le pire, intervinrent rapidement Maurice et Jeanne Bonnal, la sœur aînée de la défunte.
Ce couple sans enfant tenait une belle épicerie en plein cœur de la ville d’Ussel. Des gens sans histoire, dotés d’une âme généreuse. Lui était un homme affable avec toujours le sourire aux lèvres. Quant à elle, c’était une petite femme prévenante, toujours disponible pour rendre service.
Quand ils se proposèrent d’accueillir le petit Jean dans leur belle demeure, Moïse eut le sentiment que l’on s’apprêtait à lui enlever tout ce qui faisait encore sa raison de vivre. Les discussions furent interminables, difficiles, parfois pénibles, avant qu’il ne comprenne où était l’intérêt de son fils. Enfin, la ville d’Ussel n’était pas au bout du monde, une vingtaine de kilomètres la séparant de son village.
Tout au long de son enfance et de son adolescence, Jean Clermontel fut parfaitement éduqué, choyé, aimé. Le plus souvent possible, son père venait lui rendre visite. Et puis, quand arrivait la belle saison, il rejoignait souvent La Villate, passait de longues semaines dans la demeure familiale et dans l’atelier de menuiserie dans lequel il montrait déjà de véritables aptitudes à travailler le bois.
Aujourd’hui, Jean Clermontel allait sur ses trente ans. Grand, athlétique, il avait hérité du beau visage de sa mère et des yeux bleus de son père. C’était un homme accompli. Le jeune apprenti de naguère était devenu, au fil des ans, un maître ébéniste reconnu par ses pairs.