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Il releva le col de son imperméable, enfonça sa casquette, glissa les mains dans ses poches et s’adossa au mur de vigne.

C’était le quatrième samedi qu’il venait. Toujours habillé de manière différente pour éviter d’être reconnu. Le temps d’avril lui avait facilité les choses. Quinze jours auparavant, il avait encore neigé. Des bourrasques de flocons lourds, patauds, qui collaient aux vêtements et se résolvaient en grosses gouttes que le tissu pompait. La semaine passée, le fœhn avait soufflé sur la région sa chaleur migraineuse et fait croire qu’il était une promesse de printemps. Aujourd’hui, des averses intermittentes fouettaient la brume qui s’accrochait là-bas, au-dessus des toits, dans les forêts en deuil.

C’était mieux ainsi. L’obscurité tombait plus tôt.

Il voulait être sûr.

À l’extrémité d’une pelouse en pente très douce se dressait la maison. Deux étages avec un balcon qui courait sur toute la longueur du premier. Une façade rouge brique dans laquelle s’ouvraient des rangées de quatre fenêtres cintrées, aux encadrements de calcaire bouchardé.

La lumière se fit au rez-de-chaussée, à gauche de l’entrée ouvrant sur le jardin.

Il consulta sa montre, fut rassuré.

L’autre était d’une ponctualité maniaque. Tous les samedis, à 18h30, il descendait là, dans cette salle autrefois utilisée pour le catéchisme, et dont il avait conservé le mobilier. De longs pupitres de bois aux rabats tailladés d’initiales et de cœurs percés de flèches, tachés d’encre bleu noir, et des bancs polis par des années d’ennui. En face, sur une estrade, trônait son bureau. Il avait remplacé la chaise magistrale par un fauteuil tournant dont le tissu fatigué laissait voir la trame. Il le repoussa des fesses, posa sa montre à gousset sur le replat, à droite, devant lui, après l’avoir entourée de sa chaîne d’argent, fixa cérémonieusement l’absence d’auditoire pour lui imposer le silence, puis ouvrit la chemise cartonnée contenant les feuillets. Il chaussa enfin ses lunettes à double foyer, leva les bras en un geste de paix. Il inclina enfin la tête en arrière, son regard quêtant un soutien dans les espaces infinis.

Cela prendrait quarante minutes. Demain, avec la partie musicale, on parviendrait à l’heure, durée au-delà de laquelle la thrombose menacerait les fidèles.

Le guetteur hocha la tête de contentement, faisant choir quelques gouttelettes de la visière. La semaine prochaine, il pourrait passer à l’action. Mais maintenant, et juste pour le plaisir, il allait se donner encore le frisson du risque, provoquer cette poussée d’adrénaline qui lui serait indispensable au moment fatidique. Il entama le parcours pour l’avant-dernière fois.

Le portail du jardin, doublé d’un grillage pour empêcher autrefois les enfants de l’escalader, n’était jamais fermé à clé. De part et d’autre, le mur de calcaire était entièrement recouvert par le lierre qui, un peu plus loin, comme affamé, dévorait le tronc pitoyable d’un poirier à l’agonie. Quelques rameaux tentaient de survivre dans un fol espoir de floraison. Un cheminement de dalles grossières sinuait dans l’herbe piquée de primevères jaunes et mauves. Un forsythia famélique lançait quelques fleurs jaunes comme un appel au secours.

L’homme se baissa au pied de l’arbuste. Dans la pénombre, il savait trouver des muscaris. Il tâtonna, en arracha un, puis l’écrasa entre ses mains gantées qu’il porta à son nez. Il s’enivra du lourd parfum qui réveilla en lui des jeux d’enfants. Tout le reste, ici, était vieux, négligé, abandonné. Un jardin de veuf où même les souvenirs ne se cultivaient plus.

Évitant la flaque de lumière qui jaunissait la pelouse, il passa sous l’auvent formé par la terrasse et poussa la porte d’entrée. Celle-ci ne serait fermée que lorsque le prédicateur aurait terminé, avant qu’il remonte dans ses appartements. Sous la maison, le passage était constitué de grandes plaques de pierre, patinées par les siècles, le roulement des gerles et des tonneaux jusqu’à la cave qui ne servait plus que d’entrepôt, mais où l’odorat averti décelait comme une nostalgie de chasselas.

Il tourna à gauche, ouvrit la frileuse porte vitrée de l’escalier, gravit les degrés, ignora le salon qui donnait au sud sur les vignes de l’ancienne préfecture, la vieille ville et le lac pour entrer directement dans la cuisine. Sur la table, tout était préparé. La serviette blanche au quadrillage rouge couvrait une miche de pain aux noix, dont la mie noire avait la ferme souplesse des chairs adolescentes. Sous une cloche mollissait un époisses à la croûte lavée au marc de Bourgogne. La bouteille de pinot noir des coteaux voisins était déjà débouchée, afin que le vin s’aère juste ce qu’il faut. À côté de la planche à trancher était aligné le couteau : un opinel de chasseur primitivement destiné à saigner le gibier.

Il suffirait d’attendre là, dans le recoin formé par le vaisselier car, pour manger, le veuf s’installait le dos tourné à la fenêtre qui donnait sur la rue du Faubourg. En face, c’était la place de sa femme, morte il y avait plus de dix ans. Il ne l’avait pas prise. Il ne savait même pas pourquoi.

L’homme retira un gant, passa le tranchant de l’opinel sur son pouce pour en vérifier le fil. Il sourit, reposa le couteau et rebroussa chemin.

En bas, l’autre sermonnait toujours son troupeau. Il avait abandonné toute illusion depuis belle lurette et ses élans, ses envolées n’étaient plus que ceux de l’acteur qui, à force de métier, fait croire à de la sincérité. Il en rêvait encore parfois, de cette friandise suprême qu’est la brebis égarée, le pécheur torturé de remords, la chair brûlée par la tentation. Il voyait en songe des tableaux de Jérôme Bosch, grouillant de corps nus, entrelacés, entremêlés et forniquant. Il en voyait l’église pleine, emplie de râles et de soupirs, de moiteurs intimes, d’abandons lascifs. Il entendait l’orgue vrombir de tous ses tuyaux, lancer les chauds soupirs des bourdons ou les stridences exaspérées des flûtes. Il se voyait dominer cette houle coupable, lever les mains devant ces assauts tel Moïse face aux flots de la mer Rouge, puis haranguant, tonnant, menaçant… Mais chaque semaine, ce n’étaient que conseillers chenus aux fesses rabougries, dames aux lèvres flétries, qui venaient là pour expier des fautes qu’ils auraient bien voulu avoir commises. Ils se retrouvaient dans leur contrition pharisienne, toujours les mêmes, toujours aux mêmes places. Et si un inconnu, une anonyme pénétrait dans les lieux, ils serraient le psautier sur leur poitrine pour s’en faire un bouclier devant le péché menaçant.

Pauvre de lui qui n’avait rien à leur dire que la misère du monde. Il s’accrochait aux reliques de sa foi, tentait de la retrouver et clamait en levant les bras : « Je crois, je crois, croa, croa… » Demain matin, il recommencerait, Sisyphe chrétien…

L’homme s’engagea sur la pelouse plongée dans la semi-obscurité. Il jeta un coup d’œil aux façades du Faubourg. Quelques fenêtres étaient éclairées, mais les rideaux étaient tirés. Ses habits sombres lui permettraient de passer inaperçu. Il ne faudrait prendre garde qu’en sortant du jardin pour se faufiler dans l’étroitesse du Cheminet.

Aucune surprise à craindre pour samedi prochain. Encore une autre vérification et il en serait de même pour lundi.

Il allait tirer le portail quand il entendit des pas. Il recula pour s’enfoncer dans les lierres et attendit que l’importun soit happé par le faisceau du réverbère, quelques mètres en contrebas. Il écarta le feuillage, se pencha en avant, mais se retira brusquement lorsqu’une voix haut perchée retentit sur sa gauche :

– Dis, Jeannet, ça va durer longtemps, ce bordel ?

Encore quelques pas et l’interpellateur parut dans la lumière. Il était maigre et tout en longueur, avec une petite tête emmanchée d’un maigre cou, de sorte qu’on craignait qu’elle ne tombe à chacune des enjambées de sa démarche saccadée. Il se déplaçait le corps penché en avant, comme tous les gens pressés qui se donnent ainsi l’impression de gagner du temps. Son complet-veston suranné flottait sur lui, de par sa faute, car il ne correspondait pas aux canons de la confection telle qu’on la trouve en promotion. Avec son mètre nonante, son tour de taille aurait dû avoir quelques centimètres de plus pour respecter les proportions. À sa ceinture, le surplus d’étoffe alternait les bâillements et les surplis. Il mit les mains sur les hanches, écarta les coudes et les jambes pour occuper ainsi toute la largeur du Cheminet.

Le caporal de la police cantonale respira à fond, puisa dans ses souvenirs pour retrouver ceux de dix ans auparavant : un séminaire avec exercices pratiques sur la manière de se comporter avec un individu agressif. Il se lança :

– Dis, longue bringue de Botteron, c’est pas parce que t’es conseiller de bourgeoisie et que ça t’épanouit le glaïeul que tu peux traiter les autres comme des pissenlits ! Tu veux que je t’effeuille ?

Il se rendit compte qu’il s’était trompé de référence, balança d’un pied sur l’autre, prenant garde de ne piétiner aucune herbette, et se fit plus amène :

– Bon, on va pas recommencer à s’énerver. Chaque fois qu’on en parle, ça finit par des injures et puis on se fait la gueule pendant des semaines. On pourrait pas essayer de… ?

– Vous, les flics, vous pouvez pas comprendre qu’à force, on en a marre ? Il faut porter plainte, remplir des formulaires, repasser, attendre… Et pendant ce temps, ça continue.

– Mais c’est sur ton territoire. Qu’est-ce que tu dirais, toi, si je venais faire des tournées dans tes vignes, juste parce que peut-être…

– Y a pas de peut-être. Y a des voyous et vous ne foutez rien ! Vous êtes allergiques au plein air, ou quoi ? Vous, les flics, vous ne rêvez qu’à enfiler des cafignons et à vous coincer les fesses derrière votre bureau. C’est pas comme ça que…

– Non, c’est pas comme ça, coupa le caporal Jeannet qui sentait qu’il n’allait plus pouvoir se dominer bien longtemps.

Botteron avait beau avoir été l’un de ses copains d’école puis de mistonneries juvéniles, il fallait à tout prix éviter d’en venir aux mains comme c’était arrivé trois semaines auparavant. Ça s’était terminé par un match nul : trois hématomes d’un côté et une coucougnette temporairement hors d’usage de l’autre.

– On perd notre temps…

Il enfonça ses mains dans les poches pour bien marquer ses intentions pacifiques, dut s’avancer de profil tant le Cheminet est étroit et que Botteron mettait son honneur à ne pas lui céder le passage. Il le bouscula légèrement en le croisant, sentit que l’autre s’arc-boutait, mais sans insister.

Dans dix minutes, à sa façon d’ouvrir la porte, l’épouse de Jeannet devinerait ce qui s’était passé et lui lancerait :

– T’as de nouveau rencontré Botteron ?

Le monde est juste. Le conseiller de bourgeoisie fut donc accueilli par une semblable apostrophe.

Comme tous ceux qui manquent de confiance en eux-mêmes et que la vie a confinés dans des tâches subalternes, Botteron, aussitôt élu, n’eut plus qu’une obsession : démontrer son efficacité dans la charge qui lui fut impartie, celle d’intendant des domaines. Il avait longuement et laborieusement élaboré un plan d’action avec des buts précis. Emporté par son élan, il l’avait complété d’un échéancier. La réalité le rattrapa comme la promesse le politicien. Et sur le premier point de son programme, pourtant modeste. La bourgeoisie possédait une grande partie des forêts du district. L’exploitation du bois commençait à rapporter modestement, en raison de la crise énergétique. Mais le bénéfice était mangé par les charges causées par l’entretien des chemins. Il les fit donc interdire à toute circulation privée. Sans résultat appréciable. Ce n’étaient pas les quelques touristes ou champignonneurs qui causaient des déprédations, mais les amateurs d’enduro, avec leurs accélérations qui faisaient patiner les roues, leurs freinages qui creusaient des sillons, leurs virages à pleins gaz qui projetaient terre et gravier sur l’herbe des bas-côtés.

Botteron se rappelait la première alerte. C’était l’été dernier. Il prenait le frais, après souper, sous le cerisier, derrière sa maison de Faubourg. Des hirondelles trissaient si haut dans le ciel qu’on croyait qu’elles s’amusaient à becqueter les cirrus roses. Le joran allait bientôt se lever. Il ferait beau demain. Quelques maisons plus loin, Willy jouait du violoncelle pour rendre la vie plus harmonieuse encore. Il terminait la sarabande de la Suite pour violoncelle N°1 de Bach. Il laissa retomber l’archet, respira trois fois profondément, puis le releva pour attaquer le premier menuet.

Le hurlement s’empara soudain de la forêt, à la hauteur du Pavillon, se répercuta sur les rochers, monta dans les stridences pour tout à coup s’assagir avant d’assourdir à nouveau. Cela s’éloignait, faisant espérer qu’ils se rendaient là-haut, sur le Plateau, mais ils revenaient, s’abattaient comme des étourneaux sur la vendange, occupaient la terre et le ciel de leurs discordances.

C’était dans les forêts de sa bourgeoisie, ses forêts, sur ses chemins et ses sentiers. Il était trop fatigué pour entreprendre quoi que ce soit, même pour téléphoner à la police. Et jusqu’à ce que les flics réagissent, les mistons s’en seraient allés. Cela dura une demi-heure. Il n’en dormit pas. Mais vendredi prochain, il serait prêt.

La semaine suivante, il était monté jusqu’à la cabane des Bûcherons et avait parqué sa voiture en retrait. Il baissa la vitre et attendit au volant. C’est par ici que ces vauriens finissaient d’habitude, à boire de la bière, après avoir violé le silence de la forêt et semé la panique parmi la faune. Ce ne fut pas long. Ils devaient être cinq ou six, venant du Pré-Messieurs, à pleins gaz sur leurs enduros. Botteron enclencha la première, lâcha l’embrayage. Son quatre-quatre bondit en avant. Il le bloqua au milieu du chemin au moment où les motards sortaient du virage, deux de front. Les premiers l’évitèrent de justesse, pas le troisième. Déséquilibré, il toucha le flanc de la voiture, tenta de redresser sa trajectoire, mordit l’accotement, se mit de travers, glissa dans le fossé au fond duquel, emporté par son élan, il parcourut encore une dizaine de mètres avant de s’immobiliser.

C’était le moment. Le conseiller de bourgeoisie ouvrit la portière. Elle se rabattit violemment sous le coup de pied d’un gars qui chevauchait toujours son véhicule. Bientôt, quatre de ses camarades le rejoignirent. Ils se mirent à tourner lentement autour de l’automobile. Un cinquième s’approcha de celui qui avait été éjecté et qui se relevait maintenant, secouant la tête, faisant quelques mouvements des bras et des jambes, puis releva son enduro, l’examina et leva le pouce avant de rejoindre la horde.

Ils s’étaient tous arrêtés, moteur au ralenti, cernant complètement la voiture. Ils se penchaient en avant, examinant le conducteur. Impossible de les reconnaître. Parmi eux, une fille, dont les longs cheveux dépassaient du casque intégral à la visière fumée. L’un leva une main gantée, pointa un index menaçant en direction de Botteron, pris au piège. Pour se protéger, il ne put qu’appuyer sur le levier qui bloquait les portières.

Le motard qu’il avait envoyé dans le fossé s’ébroua pour retrouver ses esprits. Il rebroussa chemin et s’approcha posément. Il tira sur la fermeture à glissière de la poche pectorale de sa veste de cuir, en tira un couteau, appuya sur le cran d’arrêt. La lame fusa. Il fit le tour de la berline, le poignet bloqué sur le manche. Dans un crissement qui sembla interminable, la peinture éclata, s’écailla. L’éraflure marqua tout le tour de la carrosserie. Puis il brandit son arme en direction de Botteron, raya la vitre, se pencha, disparut à la vue du conducteur. Le châssis s’inclina sur la droite. Pneus crevés. L’autre se redressa, rétracta la lame, rangea son couteau et leva à nouveau le pouce. Il avait terminé. Les moteurs hurlèrent. La bande disparut dans une projection de gravillons.

Le tremblement nerveux, de panique autant que de fureur, qui avait saisi le conseiller de bourgeoisie se calmait peu à peu quand une douleur soudaine zébra sa poitrine. Elle irradiait son torse et son bras gauche, attaqua le dos, remonta à l’avant de la mâchoire. Une bouffée de chaleur l’étouffa, puis une chape glaciale l’étreignit. Un étau broyait sa cage thoracique. La transpiration marqua sa chemise de larges souillures. Dans sa hâte, il n’avait pas emporté son mobile. Il ne lui restait qu’à subir, en attendant que ça passe ou que ça casse. Il s’adossa, ferma les yeux, serra les poings. Encore deux élancements, deux fulgurances qui le firent hurler. Il s’écroula de travers, sur le siège voisin. Ses ongles fouaillèrent sous sa chemise, pour arracher de son corps la bête qui le déchirait. Il haletait, bouche grande ouverte, yeux exorbités. L’étouffement le saisissait. Il tenta d’ouvrir la portière, mais ne parvint pas à pousser le cliquet de blocage. Il sentit qu’il allait perdre conscience. Il ne fallait pas. Il s’accrocha à la vie, s’efforça de calmer les saccades de sa respiration. Il rouvrit les yeux, se contraignant à mettre un mot sur tout ce qu’il voyait autour de lui : compteur, volant, rétro, sapin, ciel, oiseau…

Il revint de nulle part. Il se palpa la poitrine. Son cœur battait à peine plus vite que d’habitude. Botteron sortit de la voiture, n’en fit même pas le tour, indifférent aux dégâts. Il entra dans l’herbe du Pré-Messieurs comme dans un bain de vie, d’abord avec précaution. On eût dit un chat sur un territoire inconnu. Puis il prit de l’assurance, trouva à la lisière de la forêt le sentier qui lui était familier. Il se lança dans la descente à grandes enjambées et y prit un plaisir physique. La mécanique de son corps répondait à toutes ses sollicitations. Ce ne serait pas pour cette fois.

Il alla directement sonner à la porte du domicile privé du caporal Jeannet.

Deux semaines plus tard, l’enquête n’avait pas avancé. Les motards s’étaient d’abord prudemment abstenus de se rendre dans les forêts bourgeoisiales. Botteron en éprouva une déception mêlée d’insatisfaction. Il avait été provoqué, il n’avait pu ni se battre ni obtenir justice. À travers lui, toute la Bourgeoisie avait été insultée, puis défaite. En tant qu’incarnation de l’institution, c’était à lui de relever le gant. Y renoncer aurait été se déshonorer.

Puis ils recommencèrent. Et le lendemain en fin d’après-midi, alors qu’il entrait d’importance dans la salle du Conseil de bourgeoisie, où devait se tenir l’assemblée du budget, il fut accueilli d’un « Alors, Monsieur l’intendant des domaines, on se fait danser sur le ventre par des petites frappes ? » Ça l’avait déshabillé : le roi était nu.

Le lendemain, il monta à la cabane des Bûcherons, dont il avait la clé. Dans la resserre se trouvait ce dont il avait besoin. Dès que tout fut installé, il fit l’exercice à deux reprises puis se mit à l’affût. Il rêvassa, visionna le scénario qui allait se dérouler, imagina des variantes… Un ronronnement presque doux s’éleva bientôt sur la route, derrière les sombres futaies. Puis ce fut un vrombissement quand ils prirent le virage pour s’engager dans le chemin forestier. Un geai qui jacassait pour son seul plaisir protesta bruyamment et s’envola dans un crescendo furioso. Ils arrivaient, se mettaient de travers en poussant les gaz pour projeter les gravillons dans les fossés, se frôlaient, se coupaient la route, zigzaguaient puis rattrapaient de justesse leur équilibre.

Botteron se précipita sur le côté de la cabane, à l’abri de leur vue. Il saisit le rondin au milieu duquel la corde était attachée. Elle traversait le chemin. Son extrémité était nouée autour d’un tronc, de l’autre côté. Il attendit le dernier moment, les pieds calés derrière des racines, le corps penché en arrière. Et il tira en s’agrippant de toutes ses forces. Le premier motard fut happé au torse, tournoya en l’air et s’écrasa sur le chemin alors que son enduro percuta un tronc, une vingtaine de mètres plus loin. Le deuxième fit une embardée, ne put redresser et termina sa course dans les épineux.

Le conseiller de bourgeoisie lança la corde le plus loin possible, se précipita dans la remise et ferma la porte à clé de l’intérieur. Entre les interstices des rondins, il pouvait observer la scène.

Ils avaient retiré leurs casques intégraux et s’étaient précipités vers leurs camarades qui avaient chuté. C’est la fille qui donna les ordres :

– Kévin et Lionel, vous vous occupez d’Armand. Il ne se relève pas. Il doit être blessé. Moi, je me charge de Julien, il est juste secoué. Les autres, vous foncez sur les chemins et dans la forêt, dans toutes les directions, avec votre enduro, et vous me ramenez le salaud qui a tendu cette corde, dit-elle en la saisissant. Ça ne m’étonnerait pas que ce soit le vieux chnoque d’il y a quinze jours. Mais cette fois, il ne s’en tirera pas avec des éraflures !

Les gars s’égaillèrent. Elle s’approcha de Julien qui se relevait, examinait sa tenue esquintée, se rendait vers son engin en boitillant. La fille lui donna une tape sur l’épaule et alla rejoindre ses camarades auprès d’Armand. Ils avaient libéré la jugulaire, dégagé la tête du casque en veillant à ne pas solliciter les cervicales. Il leur lança un coup d’œil pour les rassurer. Quand ils tentèrent de le relever, il hurla :

– Mon épaule ! Elle est foutue ! Arrêtez !

Il ne put retenir ses gémissements alors qu’ils ouvraient sa veste. La chemise était maculée de sang, percée par la clavicule éclatée. Géraldine se dévêtit, retira sans hésiter son ticheurte qu’elle plia en triangle pour immobiliser le bras d’Armand. Elle alluma un joint qu’elle lui glissa entre les lèvres.

– Aspire fort, ça va te soulager.

Puis elle renfila sa veste sur son soutif rouge.

– Va falloir appeler un toubib, dit Kévin.

– Pas question, trancha-t-elle, on est en infraction. C’est interdit de rouler ici. Ils vont faire la relation, ils vont nous soupçonner d’avoir été dans le coup il y a deux semaines, et les emmerdes vont commencer. Non, pas de ça. Je vais téléphoner à mon frangin. Il se ramènera avec sa bagnole, on conduira Armand chez le docteur Müller et on lui dira qu’il a glissé sur une tache d’huile à la route du Château.

Elle refermait son portable quand les motards lancés à la poursuite de l’agresseur revenaient. Bredouilles.

La rumeur se répandit parmi les adeptes de l’enduro. Un vicieux sévissait dans les forêts de la bourgeoisie. Il avait blessé, il aurait pu tuer. Il en était certainement capable et n’en attendait que l’occasion. Il hantait les lieux même de nuit.

Le nom de Botteron circula parmi les motards. Ils se promirent de venger Armand. Mais comme ils évitèrent pendant quelque temps les endroits où le conseiller de bourgeoisie était censé sévir et la police patrouiller, l’occasion ne se présenta pas.

Puis vint l’automne, période de la chasse et, sur les hauts, des premières gelées. Les motards limitèrent leurs expéditions à L’Entre-deux-Lacs. Botteron profita de ce répit pour rappeler dans La Feuille officielle l’interdiction faite à toute personne non autorisée d’emprunter les routes et chemins de la Bourgeoisie avec un véhicule.

Dès janvier, et pour infirmer le réchauffement de la planète, d’abondantes chutes de neige recouvrirent la région au-dessus de huit cents mètres. Le gibier ne trouvait plus sa pitance. Selon leur généreuse coutume, les chasseurs entreposèrent régulièrement de la nourriture dans des endroits protégés afin que biches et chevreuils puissent survivre, s’accoupler et mettre bas, en attendant d’être flingués l’automne suivant par leurs sauveteurs.

Pour atteindre ces refuges, le chemin était parfois long depuis les routes cantonales. Le conseiller de bourgeoisie concéda à contrecœur deux passages hebdomadaires sur les chemins forestiers, à condition de connaître la veille le nom des chasseurs qui procéderaient au ravitaillement. On oublia parfois de l’informer. On se prit de gueule et presque de mains. On commença à se détester.

Dès la fin février, la neige disparut. Pas les chasseurs. Ils continuèrent d’affourager le gibier, peut-être moins par nécessité que pour exciter Botteron. Leur succès fut remarquable : dans les quinze jours, tous les accès aux chemins de la bourgeoisie furent condamnés par des chaînes cadenassées à des poteaux métalliques fichés dans des socles de béton.

Quelques jours plus tard, deux de ces chaînes avaient été cisaillées. Le conseiller de bourgeoisie se rendit sur les lieux, plia sa longue maigreur et, comme un chien conduit par sa truffe sur une piste odorante, il suivit des traces de pneus qui le conduisirent jusqu’au refuge des animaux. C’était donc les chasseurs. Il se rendit au commissariat pour déposer une plainte et en profiter pour informer le caporal Jeannet, qui occupait parfois ses loisirs à mitrailler du civet, que c’en était fini. Il allait liquider l’affaire lui-même. Dans les jours suivants, il quadrillerait le secteur et réglerait leur compte à tous ceux qui oseraient narguer la bourgeoisie.

– Tu vas finir en taule !

– M’en fous ! Et faudra encore prouver que c’est moi !

Le surlendemain, on ne discutait que de cela à l’apéro. Un homme avait été aperçu en fin d’après-midi, montant le chemin du Tirage, un flingue en bandoulière.

– Ouais, mais quelle sorte de flingue ? Un de chasse ou un fusil d’assaut ?

– De chasse, mais pas sûr. Peut-être une de ces carabines pour descendre les étourneaux pendant les vendanges.

– Et l’homme, c’était Botteron ?

– Ça se pourrait, mais celui qui l’a vu ne peut pas le jurer.

– Et celui qui l’a vu, c’est qui ?

– C’est ça le problème. Personne ne sait…

On recommandait alors un demi de blanc et l’on passait à autre chose.

2

Les amateurs de tennis se divisent en deux catégories : les matinaux et les autres. Bouvier faisait partie de la seconde. Certes, il lui arrivait de commencer une partie quand les doigts de l’aurore achevaient de nuancer les roses, mais c’en était presque homérique. Son jeu des jambes était pathétique, ses rotules se faisaient baladeuses et ses muscles hurlaient de toutes leurs fibres à l’erreur de fuseau horaire. Le dimanche matin était donc réservé à un petit-déjeuner lambin, à la vidange de sa chienne des Pyrénées Gipsy – petite et grande commission avec récolte de la crotte fusiforme que, les jours où elle imitait la Nasa, elle parvenait à déposer verticalement – et lecture de la presse dominicale avec un second café en attendant que le rejoigne sa femme, tiède somnolence caressée de satin.

C’est à ce moment-là que le sacristain de la paroisse parcourait l’assoupissement de la Grand-rue sur son vélo fatigué pour se rendre à l’église. Il s’arrêta chez le fleuriste par habitude : la décoration florale n’était pas nécessaire aujourd’hui.

– J’ai changé l’eau après le concert, hier soir, le rassura celui-ci. Tu le refais dès que tu arrives et elles seront de nouveau vigousses pour le culte. T’as tout le temps.

La veille au soir, l’Ensemble instrumental de La Neuvevile avait à nouveau rempli la Blanche Église. Seuls quelques pisse-froid feignirent, parce que c’était tendance, de ne pas être émus par l’adagio du concerto pour clarinette de Mozart. Bouvier, après une dizaine de mesures, avait remis ses lunettes en place, prétexte à discrètement effacer une larme. Il connaissait pourtant le mouvement par cœur, l’avait joué sur sa flûte traversière, mais chaque fois que s’élevait le lyrisme mélancolique du thème, il était physiquement subjugué. Le commissaire avait la beauté d’abord sensuelle.

Paul Maillard avait rangé les chaises et lutrins au rez-de-chaussée de la tour de l’église, qui servait de débarras. Ce n’était point là sacrilège puisque, trois siècles auparavant, le clocher avait été transformé en poudrière… Il avait sorti les fleurs au frais de la nuit, devant la porte latérale, recueilli tous les programmes abandonnés sur les bancs ou tombés au sol, balayé sommairement et aéré. Il était plus de minuit quand il avait quitté les lieux.

Après avoir laissé derrière lui les senteurs humides des fleurs rafraîchies à l’eau de la fontaine, le sacristain fut happé par celles, chaudes, tentatrices, des croissants et tresses du boulanger. « Tu ne succomberas pas à la tentation » pensa-t-il en appuyant sur les pédales. Arrivé au bout de l’avenue des Collonges, il rangea sa bicyclette à l’écart, gravit les escaliers puis la brève mais forte pente qui le menèrent à l’église. Il se rendit d’abord au sud de celle-ci, où se trouvait l’entrée latérale. La façade était maintenant exposée au soleil, comme les fleurs qu’il avait déposées la veille. Il en changea l’eau, ouvrit la porte, les mit à l’abri à l’intérieur, puis se dirigea vers le porche protégeant l’entrée principale. Il consulta sa montre. Il était en avance. Le pasteur ne viendrait pas avant un quart d’heure, les fidèles avant quarante minutes. Il en profita pour aller dire quelques mots à ses copains de classe. Trois logeaient déjà au cimetière. Plus un quatrième ailleurs. Et il avait à peine la soixantaine. Il entrait dans l’âge où, dans le journal, on épluche la page mortuaire… Il rendit visite à Roland, qu’il avait vu deux semaines auparavant à Mon Repos, dévoré par le crabe. Son pote était mieux là, dans la sérénité d’un matin de mai. Et l’on n’était pas mal à l’aise, comme à l’hôpital en présence d’un moribond, à ne savoir que dire. Le sacristain lui rapporta à voix basse la rumeur qui courait sur le conseiller de bourgeoisie et ses velléités assassines. Il lui sembla que Roland se marrait doucement.

Le pasteur n’arrivait toujours pas. C’était la troisième fois qu’il s’oubliait, cette année, tout en s’obstinant à se passer de réveille-matin. Il prétendait que son horloge interne suffisait largement. Mais parfois, ni l’horloge, ni le devoir ni même le Seigneur ne l’appelaient. Ou alors le pasteur était entré pendant qu’il faisait la tournée de ses copains. Quoi qu’il en soit, il était temps pour Maillard de procéder à un dernier contrôle des lieux. Il gravit les quelques marches du porche, enfonça la clé dans la serrure, tourna à gauche, fut immédiatement bloqué. Il appuya sur la poignée ouvragée. La lourde porte de chêne n’était pas fermée.

Le sacristain entra dans l’église baignée d’une lumière qui pénétrait par les fenêtres à ogive et tirait d’épaisses diagonales. Elles se fichaient dans le carrelage du sol, comme pour relier le ciel à la terre.

Le bon Pierre Descombes avait en effet précédé son serviteur. Il se trouvait là-bas, à gauche du chœur. Mais pourquoi était-il déjà monté en chaire ? Rien ne pressait. Maillard lui lança un bonjour ! qui résonna jusque dans les chapelles. Il compléta son salut d’un ample mouvement du bras.

Le pasteur ne répondit pas, penché en avant, le nez dans le lutrin sur lequel il posait les feuillets de ses sermons. Il semblait vouloir changer le tube de la lampe qui les éclairait discrètement au moment du culte…

– Un coup de main, monsieur le pasteur ?

Il le savait maladroit, emprunté aussitôt qu’il passait de la spiritualité à la matérialité. Descombes se ferait donc une joie d’accepter après avoir fait preuve de bonne volonté. C’était d’ailleurs un motif de divergence qu’il avait avec le Bon Dieu. Le Créateur recourait généralement à des artisans : charpentiers, maçons. Pourquoi, après les moines bâtisseurs, avait-il privé leurs successeurs de toute habileté manuelle ?

Le sacristain s’approcha encore. Non, le pasteur ne bricolait pas. Et pour cause.

Paul Maillard traversa la nef comme un fou, fouilla dans sa veste accrochée près de l’entrée, en extirpa son portable et appela le caporal Jeannet.

Il sortit ensuite de l’église, ferma la porte à clé et se posta devant le porche tel un garde suisse, la hallebarde en moins. Et le moral dans les hauts-de-chausses.

Bouvier traversa le cimetière en pente. La matinée était douce. Les morts resplendissaient de toutes leurs fleurs fraîches de rosée. Le lac proche puis, au loin, les collines qui venaient s’y baigner sens dessus dessous murmuraient que la création était belle. Une corneille crailla sans pouvoir les démentir.

Les deux colonnes qui portaient le porche avaient été reliées par Jeannet au moyen d’une bande de plastique rouge et blanc sur laquelle le mot « police » se répétait en noir tous les cinquante centimètres.

Au moment où le commissaire arriva, les cloches de la tour Carrée se mirent en branle. Il était 9h 45, elles appelaient les fidèles à l’église.

Thu tia Trang les avait précédés de quelques minutes. Elle avait ramassé ses cheveux en une queue de poulain qui lui chatouillait la nuque, revêtu un chemisier à manches longues et col fermé, et un pantalon en coton. Au pied, des tennis. Le tout dans un blanc mat qui mettait en valeur son teint naturellement basané. Quand elle marchait, elle donnait envie aux mecs de la suivre. Au moins des yeux. Mais elle s’en moquait. Peut-être pas autant qu’elle le prétendait, s’amusa Bouvier qui l’observait à la dérobée.

– Vous avez appelé la scientifique ? demanda-t-il à Jeannet.

– Oui, commissaire, et le légiste… Ah, le voici !