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Il se pencha sur sa gauche pour saisir la bouteille d’eau minérale légèrement gazéifiée déposée contre la paroi métallique noire de son bureau. Il en apportait une chaque matin. Un litre et demi qu’il s’assignait à boire dans la journée, méthodiquement. Trois gorgées suivies d’une ample respiration. En fin d’après-midi, à 16h45 précisément, il avalait les dernières, écrasait le flacon en PET, revissait le bouchon à fond pour que l’air n’y pénètre pas et déposait le cadavre devant lui.

Mais il n’en était pas là. Encore deux heures à moudre, des heures de plus en plus pénibles, de plus en plus longues qui s’étiraient avec une lenteur désespérante. Ne pas craquer comme il l’avait fait plusieurs fois. Il pressentait qu’une nouvelle défaillance risquait de lui être fatale. Il tiendrait. Il était si près du but.

Il leva les yeux. Son regard se perdit, par-delà les fenêtres du bâtiment en croix de la Papiermühlestrasse 20, sur les vastes pelouses du centre d’équitation. Un palefrenier en tenue brune les parcourait sur son véhicule électrique. Il n’avait même pas besoin de l’arrêter ni d’en descendre pour accomplir sa tâche. Juste ralentir un peu. Aucun tas de crottin ne lui échappait, au grand dépit des moineaux qui s’ébattaient en troupes pour le picorer et attendaient le dernier moment pour échapper d’un coup d’ailes aux brosses rotatives puis invectiver l’intrus de cris brefs et saccadés.

Plus de cinq ans qu’il travaillait au Pentagone, ainsi nommé contre toute logique géométrique, mais par aspiration de grandeur américaine. Le Service de renseignement de la Confédération rêvait du prestige de la CIA. Quand Botteron y songeait dans la solitude de son bureau du troisième étage, un rictus narquois déformait ses lèvres sur la gauche de son visage.

Brillant ingénieur en informatique, Armand Botteron avait travaillé dans plusieurs services du Département de la défense avant de faire acte de candidature à ce qui représentait pour lui le saint des saints. Il dut se soumettre à une enquête de sécurité. Tout son passé fut fouillé, scruté, disséqué. Depuis l’école obligatoire à l’École polytechnique fédérale, rien n’échappa aux limiers : ses notes, les appréciations des enseignants, ses fréquentations, ses loisirs. Des psychologues retors tentèrent de le prendre en défaut sur ses opinions politiques, de déceler des contradictions dans ses attitudes. Il participa à des jeux de rôles, tantôt dominant, tantôt dominé.

Un soir, alors qu’il rentrait vidé par de nouveaux examens, il alla prendre un verre dans un bar voisin. Une copine d’études s’y trouvait aussi par hasard. Ils ne s’étaient plus vus depuis des années. Elle lui offrit une seconde tournée. Souvenirs, souvenirs : leurs jeunesses eurent des nostalgies de blé en herbe et de brûlures imparfaitement assagies. Certaines braises adolescentes ne s’éteignent qu’avec le corps. La jeune femme souffla dessus, délicatement, comme on souffle sur un papillon pour qu’il déploie ses ailes, comme sur un baiser déposé dans le creux de la main pour qu’il s’envole.

Elle lui demanda de la raccompagner : l’heure tardive, les rues désertes… Son studio ne se trouvait pas trop loin : à proximité du Rosengarten. Leur marche silencieuse dans la Laubeggstrasse était rythmée par le tapotement de ses trotteurs. Leurs hanches se frôlaient puis s’éloignaient. Ils ne disaient rien. Chacun se repassait le film de leurs seize ans, leurs gestes esquissés aussitôt interrompus par des pudeurs soudaines, leurs baisers maladroits, leurs questions muettes : cet âge où tout suggère d’oser alors que tout est hésitation.

Ils tournaient parfois la tête, ralentissaient leurs pas et échangeaient un sourire complice. Resurgissaient alors les audaces craintives d’antan. Mais ils ne s’arrêtaient pas.

Lorsqu’ils furent parvenus devant la porte, Botteron déposa un baiser sur son index, toucha de son doigt les lèvres de Caroline et fit demi-tour sans un mot. Elle resta un instant sur le seuil à le voir disparaître au bout de la rue, sans se retourner.

Ils ne se revirent plus, sans raison. Ils n’essayèrent même pas.

Un mois plus tard, il fut engagé.

Quand il pénétra dans le bureau qu’on lui avait attribué, il remarqua immédiatement une carte ornée d’un sourire vermillon et d’une note manuscrite signée d’un astérisque : « Keep smiling ! Cafétéria, 10 h ». Il s’y rendit. C’était elle. Caroline Euler. Ils éclatèrent tous deux de rire quand ils s’aperçurent. Le piège, la garce ! Elle lui avoua travailler comme documentaliste au Pentagone depuis un an. Ils burent un expresso. Elle lui lança un clin d’œil :

– Tu es maintenant au SRC comme moi. Pour y survivre, il te faudra immédiatement perdre deux choses : naïveté et illusions. Tous les six mois, tu seras réévalué.

– Mis à poil, si je comprends bien.

– Si tu veux. Le Pentagone est une boîte à stripetise permanent. La sécurité par le nudisme.

Elle porta la tasse de café à ses lèvres, pencha la tête en arrière et happa du bout des lèvres l’écume froide qui en nappait le fond.

– C’est presque la meilleure part, lâcha-t-elle avec gourmandise.

Il la regardait, essayait d’être charmeur. Il n’était pas doué.

– Eh oh ! Zappe sur une autre chaîne ! lança-t-elle, excédée.

Elle descendit de son tabouret, puis lui tourna le dos.

Elle avait de belles hanches.

De nouveau seul à son bureau, il aperçut le reflet de son visage dans la baie vitrée. Une moue empreinte de dépit. Sa fierté de mec avait été écornée par une petite amie de collège.

– Non mais, tu tombes macho grave ! lança-t-il à son image avant de s’asseoir.

Le souvenir le poursuivait. Il avait un parfum de fruit frais et le velours d’un sein menu.

Il avait, depuis, franchi la barre des quarante ans et déjà des fils gris parsemaient sa chevelure. Ses traits commençaient à se marquer. Les deux lignes qui partaient des commissures de ses lèvres vers son menton ne s’effaçaient plus quand il souriait, chose de plus en plus rare. De plus, sa bouche n’était plus parfaitement horizontale. Un peu de fatigue, et sa moitié gauche s’inclinait, comme de dépit. Lorsqu’il s’examinait dans un miroir, il en voulait à tous de cette dissymétrie. Ils en étaient la cause. C’étaient eux qui, en quelques années, l’avaient usé de la sorte. Son travail l’intéressait pourtant, le captivait même souvent. Responsable des serveurs sur lesquels ses collègues stockaient des analyses détaillées sur les menaces contre la Suisse, il avait accès au réseau hautement sécurisé par lequel la CIA américaine, la DGSE française ou le BND allemand, entre autres services de renseignements extérieurs, partagent des informations avec notre pays. Chaque jour, des documents cryptés sur le terrorisme, le trafic d’armes et de drogue lui parvenaient. Il les épluchait, les disséquait, les recoupait jusqu’à ce que les probabilités deviennent pour lui des certitudes. Puis il les diffusait avec ses commentaires auprès des directions concernées. Elles décideraient des actions à entreprendre. Il lui arrivait maintenant régulièrement de rédiger la synthèse quotidienne à l’intention du chef du Service de renseignement de la Confédération, Markus Seiler. Il la viserait, y adjoindrait quelques remarques et suggestions au feutre vert avant de la transmettre personnellement au Conseiller fédéral Ueli Maurer, le ministre de la Défense.

Alors pourquoi, depuis plus d’une année maintenant, cet acharnement, ces relances incessantes, ces remarques lourdes de sous-entendus ? De caractère discret, retenu, il les supportait de plus en plus mal. Il les introvertissait douloureusement. Les conditions de travail étaient devenues asphyxiantes. Botteron était persuadé que de nombreux collaborateurs complotaient dans leur bureau, entravaient à dessein la progression de ses dossiers et prenaient un malin plaisir à le dénigrer. Il ne croisait plus quiconque dans les couloirs sans éprouver de la défiance. Les saluts naguère cordiaux s’étaient transformés en marmonnements impersonnels. On l’évitait. Il les évitait.

Autrefois, au Service de renseignement stratégique, on formait une belle équipe, on se retrouvait à la moindre occasion autour d’un verre, voire pour une balade dans les Préalpes. Puis était intervenue la fusion avec le Service d’analyse et de prévention pour former la nouvelle entité : le Service de renseignement de la Confédération. Pour lui, la greffe ne prit pas. Dès qu’on le présenta à son nouveau chef, il éprouva un malaise diffus. Ce fut réciproque. Ils se prirent rapidement en grippe. On prétendit qu’il n’était plus constructif. Il se porta malade pour échapper à des entretiens de service.

– Et merde pour eux ! s’écria-t-il en saisissant son emballage d’antidépresseurs. Pourquoi veulent-ils ma peau ? J’ai pourtant tout essayé ! J’ai même pris les devants !

À la fin de l’année précédente, il avait en effet sollicité un entretien auprès de Jean-Claude Brossard, chef de l’Unité d’aide à la conduite et à l’engagement du Service de renseignement. C’était un homme affable, à l’écoute rassurante, auquel il avait pu faire part des pressions de plus en plus fortes auxquelles il était soumis. Il se confessa comme il ne l’avait jamais fait. Il ne supporterait bientôt plus le harcèlement professionnel dont il était victime. Il travaillait pourtant avec acharnement, faisait régulièrement des heures supplémentaires, était même revenu volontairement au bureau le samedi, voire le dimanche matin. Malgré ce dévouement, mieux : malgré ces sacrifices, les remarques vexatoires se faisaient de plus en plus fréquentes. Il les ressentait comme humiliantes, attentatoires à sa dignité, parce qu’infondées. Cette injustice le révoltait. Il s’était remis à fumer, l’insomnie ne lui accordait que de brefs répits. Une colère sourde qui confinait à la haine était devenue sa seule compagne.

Brossard actionna immédiatement les Ressources humaines. Le cas de mobbing, réel ou imaginaire, était patent. La psychologue du service sut les mots pour rasséréner l’informaticien d’abord, puis pour lui faire retrouver confiance en lui et dans ses capacités. Après quelques séances, elle parvint à obtenir son accord pour un entretien avec son chef, celui qu’il estimait coupable de tout.

Il appréhendait ce face-à-face. Il demanda un jour de congé afin de pouvoir s’y préparer. Elle s’opposa à cette tentation de faiblesse, cet indice de soumission craintive. Elle le provoqua de manière inattendue : « Vous en avez ou pas ? lui avait-elle lâché. Je suis sûre que oui. Vous n’êtes pas un chapon. Alors prouvez-le, bon sang ! »

Le surlendemain, Armand Botteron déclarait à la psychologue et Brossard que le rapport de confiance avec son chef était rétabli.

La semaine suivante, en début de soirée, muni de ses chaussures à crampons et en survêtement, il retrouvait ses copains à Saint-Joux pour l’entraînement de football des vétérans neuvevillois. Aucun arrière central n’avait depuis belle lurette montré une telle hargne à défendre son territoire. Sa transpiration était une jubilation. Il s’était retrouvé.

Un mois plus tard, à la Papiermühlestrasse, au troisième étage du Pentagone suisse, ce fut lui qui signala des failles de sécurité et releva des procédures imprudentes. On l’écouta. On introduisit la plupart des innovations qu’il préconisait. Le vendredi en fin d’après-midi, il payait une tournée à ses collaborateurs qui partaient en ouiquinde et ne regimbait plus quand venait son tour de garde. On chuchotait même dans son dos qu’il s’était mis à draguer Caroline Euler, la documentaliste neuvevilloise et amoureuse adolescente. On n’ignorait rien ici. On avait les moyens de savoir, au Service de renseignement de la Confédération…

En fin d’année, on reçut une carte postale de Thaïlande, paraphée de leurs deux prénoms.

À leur retour, Armand Botteron trouva sur son bureau une note de service qui l’ébranla. Il était annoncé pour un nouveau contrôle de sécurité sur sa situation personnelle et sur celle de son entourage : la PSP qu’on ne se donnait même pas la politesse de traduire, la « Personensicherheitsprüfung ».

– Ils recommencent ! Je croyais que tout était arrangé avec mon chef, et voilà qu’il se remet à me chercher des poux.

– Mais non, c’est normal. Tu le sais parfaitement, lui rétorqua Caroline. Au Service de renseignement, on y passe régulièrement. Aucun privilège, du haut en bas de l’échelle. C’est ton tour, tout simplement.

– Non, c’est mon chef. Il ne supporte pas ma réussite. Je l’ai d’ailleurs remarqué dès que nous sommes revenus de vacances. Plus le même. Comme avant, quand il essayait de me torpiller.

– Arrête ton char ! J’y ai passé il y a quinze jours sans aucun problème. Ce sera pareil pour toi.

– Il est jaloux. Il n’a pas pu me casser avant, il veut maintenant briser notre entente, à toi et à moi.

– Balivernes ! Nous sommes plus forts que lui. Et puis, tu le sais pertinemment, le contrôle est obligatoire. Une simple formalité. Surtout pour toi. Tu es bien vu en haut lieu, tu…

– Arrête ! Je suis sûr qu’il y a un crapaud.

– Arrête, toi ! On ne va pas se disputer pour ça, c’est trop bête. Allez, on se fait une petite bouffe ensemble ce soir, comme à Phuket. D’abord des pousses de bambou au lait de coco, puis…

– J’ai pas la tête à ça !

– … des crevettes au curry vert, souviens-toi !

– Ouais, mais on est à Berne !

– Et du poulet au gingembre. Tu vas t’y croire et tout oublier.

Il céda à son invitation.

Pendant toute la soirée, il fit semblant.

Ce fut affreux.

Il s’enfonça à nouveau. De plus en plus profondément.

Caroline se dévoua sans compter, intercéda, lui trouva des excuses puis les inventa. Elle se fit câline ou brutale, le supplia ou le menaça. À bout de forces, pour éviter de sombrer elle aussi, elle le plaqua.

Comme sa femme deux ans auparavant.

Seul l’usage d’antidépresseurs, de plus en plus fréquent, lui permit de sauver la face. Usant d’ordonnances contrefaites ou falsifiées – un jeu d’enfant pour un informaticien de sa trempe – et ne retournant jamais dans la même pharmacie, il s’en procurait à volonté, veillant à les payer comptant. Il était cependant conscient qu’il frôlait constamment la ligne rouge. C’en devenait un défi pour lui. Les autres réagiraient bientôt, il pariait mentalement sur le temps qu’il lui restait jusqu’à l’inéluctable, calculait ses chances, ne croyait plus guère en lui, ce qui lui donna l’audace des désespérés.

Sur le cadre de son ordinateur, il avait scotché bien en évidence l’annonce de son prochain contrôle personnel de sécurité. C’était son dopage quotidien. Il y trouvait les ressources pour aller plus vite encore et plus loin. Il était certain d’arriver avant eux.

Avant que les experts le convoquent pour son entretien, il alluma des contre-feux, lança de nouvelles accusations de mobbing, sécha les réunions de son équipe sans s’excuser, s’absenta de plus en plus fréquemment. On s’en soucia en haut lieu. On conclut qu’un complément d’enquête devenait indispensable. La stabilité du service risquait d’être compromise, bien qu’Armand Botteron se montrât d’une efficacité incontestable.

Mais il était devenu invivable. Pour tous.

Il abordait le dernier virage avant la ligne droite. Le plus périlleux, car une fois franchi, il ne lui resterait plus qu’à foncer plus vite que les autres. Il manipula toute une série de serveurs de façon à être le seul à y avoir accès. « Durant mes absences, personne ne doit marcher sur mes plates-bandes » décida-t-il, tout en sachant qu’il commettait une infraction certaine aux directives internes. Encore fallait-il que quelqu’un s’en aperçoive, la relève et la répercute à ses supérieurs. Que de démarches, de vagues et d’emmerdes !

Dans toute administration, le silence et les petites lâchetés sont les leviers de la paix et de la survie.

Le 3 mai, il se lança. C’était l’anniversaire de Caroline. Il avait décidé de la date lorsqu’elle l’avait rejeté.

Tout était planifié. Personne ne pouvait entrer dans le système de Botteron sans qu’il ne l’ait déverrouillé. Il copia tout d’abord l’entier du serveur courriel du SRC au sein du réseau interne sécurité SILAN, qui n’est pas relié à l’extérieur, donc pas crypté.

L’après-midi, il s’attaqua aux courriels du Renseignement militaire et du Centre des opérations électroniques de l’armée. L’État-major général exploite le système de surveillance satellitaire Onyx qui surveille à l’étranger les numéros de téléphone militaires, les fax échangés et les communications Internet.

Les retranscriptions furent achevées en fin d’après-midi. Le système aurait dû déclencher une alarme avec un transfert aussi énorme, mais Botteron connaissait les critères de sécurité et leur configuration. Il les avait contournés.

Il consacra deux heures supplémentaires, qui lui vaudraient l’estime de ses supérieurs pour son zèle au travail, à télécharger des comptes rendus confidentiels adressés au Conseil fédéral ainsi que des rapports secrets de Services de police et de renseignement étrangers sur des terroristes, des trafiquants d’armes et des opérations de renseignement en cours. Il mit en plus un point final à un dossier brûlant : l’opération Sotto Tracia menée sous l’égide d’Eurojust à l’encontre d’un réseau de trafic de drogue et d’êtres humains. Les noms et les planques de trente-quatre délinquants, dont trois chefs, n’avaient maintenant plus qu’à être transmis aux services de police. Dans les heures à venir, des opérations seraient lancées en Albanie, en Suisse, France, Italie, Belgique et aux Pays-Bas. Il tapa « secret » et « prioritaire » pour que le document crypté parvienne dans les secondes aux destinataires ciblés. Demain, sans aucun doute, il trouverait quelques courriels élogieux dans sa boîte aux lettres. Une diversion opportune : tout le reste serait placé au second plan.

La pénombre du soir commençait à envelopper la ville, des fenêtres s’éclairaient dans les immeubles au lointain, la circulation dans le quartier se faisait moins dense.

Cela suffisait pour aujourd’hui. Il sauvegarda toute sa récolte sur les disques durs externes à emporter. Il enfila sa veste de coton noir imperméabilisé, en tira la fermeture éclair jusqu’au premier tiers, ajusta les bretelles de son sac dorsal, empoigna la bouteille d’eau minérale écrasée et sortit de son bureau. La porte se verrouilla automatiquement derrière lui.

Il jeta un sourire niais à la caméra de surveillance qui le happa dans le corridor. Il appela l’ascenseur. Il ne l’empruntait que pour descendre afin de préserver ses genoux. Parvenu dans le hall d’entrée, il lança un signe amical de la main au gardien qui s’ennuyait devant ses écrans de surveillance. L’employé fit glisser sa baie vitrée à l’épreuve des balles.

– Encore des heures supplémentaires, monsieur Botteron ?

– Le boulot, mon vieux. Ça déborde de partout !

– Et on finit par se noyer !

– Ne vous en faites pas, je sais nager ! Bonne nuit à vous. Vous m’ouvrez ?

La première porte du sas chuinta. Botteron y pénétra, lorgna du côté de la dernière caméra intérieure – d’autres étaient installées tout autour du bâtiment en croix, sur les façades et dans les lampadaires alentour – puis passa tranquillement le portique de sécurité avec les disques durs glissés dans son sac à dos. Aucun bip. La seconde porte s’écarta sur la Papiermühlestrasse.

C’était le mois de mai, mais pas une température de printemps. Il ferma complètement sa veste pour franchir sous l’allée de marronniers la centaine de mètres qui séparait le Pentagone de la station du tram. Sur l’hippodrome voisin, une cavalière menait un franches-montagnes bai au trot. Par-dessous sa bombe noire, sa queue-de-cheval blonde marquait le rythme. Elle se tenait bien droite, fière, puis lança sa monture vers le premier obstacle, un petit vertical. Malgré la distance et la nuit tombante, Botteron n’eut aucun doute. Elle seule avait cette allure, ce maintien souple mais déterminé. C’était Caroline. Il fit quelques pas dans sa direction, s’arrêta brusquement : « Tu vas passer pour un con ! » Il secoua la tête comme un cheval qui s’ébroue et fit demi-tour.

Il hâta le pas. La fréquence des trams ralentissait aux heures creuses. Il s’agissait de ne pas rater le sien. Dans une demi-heure, il serait à la gare et une cinquantaine de minutes plus tard chez lui, à La Neuveville.

Botteron avait laissé l’appartement conjugal à sa femme. Il habitait depuis dans la rue du Faubourg, une vieille maison à encorbellement dont on avait préservé les colombages. Les Neuvevillois l’appelaient familièrement « La Commode ». Il y louait sous les toits un appartement mansardé de trois pièces avec vue sur la vigne de l’ancienne préfecture, devenue commissariat, ainsi que sur la vieille ville, le lac et les Alpes. Un privilégié.

Près de la fontaine, il rencontra Rougemont, ancien municipal de la police qui s’en prévalait pour l’aborder à chaque occasion avec des mines chafouines de conspirateur. Médiocre shérif local, il se targuait de parler d’égal à égal avec un cadre des Services de renseignement. Hélas ! comme certaines perchettes du lac, il n’avait pas la mesure. Tous le savaient, sauf lui. Mais Botteron accueillait ses avances avec bienveillance. Introverti, taciturne, il avait peu d’amis. Autant soigner les rares qu’il possédait. D’autant plus que Rougemont pouvait lui être utile. Expert en placements, il lui avait déjà donné de précieux conseils et avait offert ses services pour lui trouver des placements aussi intéressants que discrets.

Ce soir, Rougemont avait une séance politique et Botteron était pressé de rentrer. Il avait encore des contacts à prendre qu’il ne voulait pas effectuer de son bureau. Et des disques durs à dupliquer avant de les mettre en sécurité. Leur échange en fut écourté par un habituel « à la revoyure ! »

2

L’agence UBS de Neuchâtel n’ouvrait qu’à neuf heures. Comme il avait fait des heures supplémentaires la veille, ainsi qu’en témoignerait le contrôle électronique, Botteron se contenta d’un courriel au Pentagone pour signifier qu’il ne serait présent qu’en fin de matinée. Une audace qu’il savait à la limite de la provocation.

On l’attendait au siège de la place Pury où il avait pris rendez-vous. Le conseiller se présenta : Jean-Pierre Lièvre. Il ne portait pas de badge, insigne destiné aux subalternes. Pour les cadres, le rang était concrétisé par la surface du bureau. Portant costume noir et chemise blanche, il avait consenti une seule dérogation à la règle vestimentaire en usage dans les milieux financiers depuis deux siècles : il portait une cravate rouge. Mais rouge très foncé. « Comme du sang coagulé » ne put s’empêcher de penser Botteron. Mince, grand, cheveux foncés, longues mains aux doigts effilés, il fit prendre place à son client, non pas face à son bureau, mais par déférence à une table ronde et lui proposa un café. L’informaticien savait que s’il acceptait, son vis-à-vis appellerait une apprentie sur la ligne interne et lui donnerait des ordres sur un ton qui la réduirait à un rang strictement utilitaire. Quand elle l’apporterait, il la remercierait sans la regarder. Il détestait cette manière d’exercer une autorité, de marquer ainsi une supériorité hiérarchique en croyant se valoriser. Il déclina l’offre et entra dans le vif du sujet :

– Je suis employé au Département fédéral de la Défense, de la Protection de la population et des Sports. Je désire ouvrir un compte chez vous. Un compte discret.

– Si je puis me permettre, monsieur, la discrétion va de soi. Elle fait partie de nos principes.

Il marqua un temps pour bien asseoir son affirmation avant de poursuivre :

– Discret, avez-vous dit. Dans quelle mesure, je vous prie ?

– Est-ce que je peux vous parler ici en toute confidentialité ? Il s’agit d’un problème familial.

– Rien ne sortira de ces murs, monsieur. C’est une règle absolue.

– Bien. Ma belle-mère a des craintes. Ses relations avec certains membres de sa famille sont tendues. Sachant que ses avoirs ne sont pas négligeables, ils la relancent sans cesse, quémandent à tout propos. Elle désire en soustraire une partie à leur cupidité tant qu’elle jouit de toutes ses facultés. L’âge venant, elle ne craint rien tant que de devenir victime d’un abus de faiblesse.

– Nous avons malheureusement déjà connu de telles situations, déplora le conseiller avec une compréhension parfaitement hypocrite.

– C’est pourquoi elle m’a chargé d’entreprendre auprès de votre banque les démarches pour l’ouverture d’un compte à numéro.

– Je vois, répondit-il en regardant autour de soi, comme pour s’assurer que les murs n’avaient point d’oreilles. Un compte à numéro… Oui, je vois… Et, si je puis, quel montant envisage-t-elle d’y déposer ?

Botteron haussa les épaules.

– Elle n’a pas encore articulé de chiffres précis. Son intention est de procéder par étapes, mais je pense qu’elle commencerait avec quelque deux cent mille francs, puis par tranches assez rapprochées de cinquante mille, pour atteindre rapidement le demi-million dans une première phase.

– Dans une première phase, dites-vous ? Il y en aura donc une seconde ?

– Une deuxième, plutôt. Puis d’autres selon son degré de satisfaction.

Le conseiller s’efforçait d’observer une attitude strictement professionnelle. La journée commençait bien, Il subodorait comme un fumet de prime. La truite tournait autour de la mouche. Ne rien brusquer. Attendre le moment propice et ferrer.

– Nous considérerons vos désirs comme des ordres, dit-il en saisissant un stylo et un bloc-notes.

Puis il s’inclina en avant avec un air complice. Il baissa le ton :

– Pour les bons clients, nous avons des conditions privilégiées. Vous ne trouverez pas d’équivalent auprès de la concurrence.

– Doucement, nous n’en sommes pas encore là ! Elle veut d’abord connaître les formalités, toutes les formalités. Je dois la voir prochainement. Pouvez-vous traiter cela rapidement ?

– Je vais m’y attacher aujourd’hui même.

– Parfait. Je repasserai sous peu. Elle demandera à réfléchir. À son âge, on veut tout bien considérer. On hésite, on se méfie, on craint l’erreur.

– C’est compréhensible, monsieur.

– Et comme je dois me rendre quelques jours à l’étranger avec une délégation du département, cela lui laissera tout le temps nécessaire. Nous en discuterons à mon retour et elle prendra sa décision. Je vous le rappelle : je ne suis qu’un intermédiaire.

Jean-Pierre Lièvre tenait son stylo en l’air. Il l’abaissa sur son bloc-notes tout en fixant Botteron.

– Puis-je tout de même avoir vos coordonnées et celles de votre belle-mère ? Cela me permettra…

Ignorant la question, Botteron se leva et enchaîna :

– Vous avez mon nom, ma profession, contentez-vous-en pour l’instant. J’attends vos propositions.

Il salua d’un hochement de tête, ne tendit pas la main et s’en alla, abandonnant le conseiller bancaire dans l’incertitude, chose que l’on déteste le plus dans les milieux de la finance.

En début d’après-midi, Botteron se pointa à son bureau. Il sortit la bouteille d’eau minérale de son sac à dos, en but trois gorgées, et la déposa à sa gauche, à l’endroit qu’il lui avait assigné depuis des années, au centimètre près. Il s’assit, ouvrit son ordinateur, déverrouilla l’accès aux serveurs.

Un message lui était adressé sur le réseau interne : « Appelez-moi aussitôt arrivé. Urgent. »

L’ordre venait de Markus Seiler, le chef du SRC.

Une bouffée de chaleur l’empoigna tout entier. Le doute s’empara de lui. Il contrôla les accès à ses fichiers. Rien. Personne ne s’y était introduit. Il effaça du revers de la main la sueur de son front puis remarqua que ses doigts tremblaient. Il saisit un flacon de pilules et en ingurgita trois d’un coup avec une gorgée d’eau minérale. Peu à peu, les battements de son cœur se calmèrent, la transpiration cessa. Il s’essuya le visage.

Il pouvait y aller. Il s’annonça par le téléphone interne. La secrétaire du grand patron l’informa qu’il devait se présenter dans un quart d’heure.

Botteron bloqua son ordinateur, inspira profondément, posa ses mains à plat sur le bureau, relâcha lentement son souffle. Mentalement, il passa en revue les critiques susceptibles de lui être faites. Pour chacune, il pensa à des réponses, à une contre-argumentation.

Dix minutes plus tard, il était prêt. Il contrôla sa tenue dans le miroir d’un placard, enleva d’une chiquenaude un cheveu gris tombé sur son épaule et monta au dernier étage du Pentagone. Calmement, pour ne pas s’essouffler.

La secrétaire lui fit traverser l’antichambre. La porte du vaste bureau était entrouverte.

– Entrez, Botteron !

Markus Seiler se leva, vint à sa rencontre, la main tendue. Derrière lui, le chef direct de Botteron.

– Asseyez-vous.

Une soudaine sueur froide colla sa chemise à son dos. On lui avait ordonné de s’asseoir et non pas prié de prendre place.

– Je n’ai que quelques minutes, mais je tenais à vous parler personnellement. En présence d’un témoin.

Rien ne transparaissait dans le regard du chef du SRC à travers ses lunettes ovales, trop petites pour un visage qui commençait à s’empâter. Il portait la quarantaine assurée de ces chefs de service parvenus au sommet de la hiérarchie comme un loup des steppes à la tête de sa meute. Un seul homme pouvait mettre un terme à sa carrière : le conseiller fédéral Ueli Maurer, qui lui avait toujours témoigné sa confiance.

– L’opération Sotto Tracia a été couronnée de succès. En grande partie grâce à votre esprit de synthèse et à votre perspicacité. D’autres diraient « intuition ». Pourquoi pas ? Dans la lutte contre le terrorisme, tout ne procède pas de la logique. Ce serait trop simple ! Mais là, bravo ! Trente arrestations, dont tous les chefs, trois réseaux liquidés et aucune perte dans les services actions des six pays engagés. Seulement quatre blessés et deux véhicules détruits.

Il consulta sa montre, se leva.

– Pas le temps pour un discours. Encore toutes mes félicitations.

Markus Seiler le raccompagna jusqu’à la porte qu’il ouvrit lui-même.

Le chef direct de Botteron n’eut pas droit à la parole. À travers les félicitations appuyées à Botteron, le big boss le blâmait, lui qui se plaignait des absences et des sautes d’humeur de l’informaticien. Il n’était présent que pour se taire et subir. Sa pomme d’Adam montait et descendait sans relâche : la couleuvre passait mal.

– Ah ! pour votre information. Nous avons une nouvelle responsable des relations avec la presse. Vous la connaissez probablement. Jusqu’à la semaine dernière, elle était rédactrice dans un quotidien de votre région et animatrice à la télévision bilingue.

– Isabelle ?

– Oui. Elle donne son premier communiqué dans moins d’une heure. Elle a de la chance, elle commence par un succès. Le vôtre.

Il marqua un temps.

– Mais, selon les règles internes, aucun nom ne sera cité. Ce qui n’enlève rien à votre mérite, mon cher. Continuez ainsi.

Botteron descendit à la cafétéria où il s’offrit un expresso. À jour exceptionnel, plaisir exceptionnel : il l’accompagna d’un amaretto di Saronno. Il laissa s’insinuer dans son palais le léger goût d’amande amère mêlé à celui du café corsé. Il jouit pleinement de l’instant. Quelques minutes auparavant, il se rendait à l’abattoir. Maintenant, le patron lui laissait la bride sur le cou. Au moins deux jours de répit. Il allait pouvoir galoper dans la dernière ligne droite.

En fin d’après-midi, il avait terminé la copie des derniers documents secrets et rangé le disque dur dans son sac dorsal. Il rédigea ensuite quelques notes de synthèse qu’il transmit aux divers services du Pentagone. Pas grand-chose, ce jour-là. Une embellie après la tempête Sotto Tracia.

Rentré à La Neuveville, il se rendit Au Banneret. Il se contenta d’une tarte flambée accompagnée d’un verre de pinot noir de la Cave de Berne. Il en était au café quand les premiers habitués s’installèrent à la table des menteurs. La présence de Botteron ne leur échappa pas. La critique des autorités municipales fut renvoyée à plus tard.

– Ooûh l’Armand ! Alors c’est toi qui étiaffes du terroriste ?

Il fit profil bas, la joua modeste, mais flatté que la rumeur lui attribuât le mérite de l’opération.

– Ça a passé aux nouvelles. Tout le monde en cause, ici.

– Allez, c’est ma tournée. À ta santé, James Bond !

– C’est Rougemont qui va crever de jalousie !

– Ouais, déjà qu’il se prend pour Columbo.

– Et qu’il n’en touche pas une !

– Là, t’exagères ! L’automne passé, il a quand même presque trouvé celui qu’a volé un géranium au bordu !

– Presque !

– Normal, il a aussi presque été élu à la mairie.

– Et maintenant, en plus, il est presque droit.

– Ouais, il avait chopé le cou de traviole au cortège du 700e.

– Il s’était planté juste derrière Ogi. Il marchait à deux mètres et souriait au bon peuple à s’en fissurer le dentier. Il était persuadé que les applaudissements étaient pour lui.

– En plus, t’aurais cru qu’il avait avalé un échalas, tellement il se tendait.

– Seulement au début, jusqu’à ce que les photographes mitraillent le Dölfi. Pour être sur les photos, le Rougemont devait vite pencher la tronche à gauche, à droite. T’aurais dit qu’il était sur télécommande. Ça lui a tout chamboulé les cervicales.

– Et comme si ça ne suffisait pas, il avait mobilisé sa bourgeoise. Et il avait investi un paquet dans ses fringues. À la limite du fluo. Les pigeons tournaient la tête pour pas être éblouis.

– Et puis maintenant, à cause de toi, Botteron, tout est foutu. Retour à la case zéro. Une couille de bœuf. Pas une voix de plus aux prochaines élections.

Une heure et cinq fois trois décis plus tard, et donc quelques élancements dans le crâne, il avait lâché des confidences juste assez pimentées pour satisfaire la galerie. Il était devenu la gloire locale, éventuellement régionale. Demain, des journalistes à la recherche d’un scoop l’appelleraient. Il invoquerait le secret professionnel. Il démentirait. Personne ne le croirait. Il aurait sa photo dans la presse et se ferait engueuler par le patron.

Quelques instants de renommée, puis l’oubli. La presse…