DISTRIBUTION DE LA PIÈCE.
AUGUSTE MERCADET : spéculateur.
ADOLPHE MINARD : teneur de livres.
MICHONNIN DE LA BRIVE : jeune homme élégant.
DE MÉRICOURT : autre jeune homme.
BRÉDIF : propriétaire.
BERCHUT : courtier-marron.
VERDELIN : ami de Mercadet.
GOULARD : homme d’affaires, créancier de Mercadet.
PIERQUIN : usurier, créancier de Mercadet.
VIOLETTE : courtier d’affaire, créancier de Mercadet.
JUSTIN : valet de chambre.
MADAME MERCADET.
JULIE MERCADET.
THÉRÈSE : femme de chambre.
VIRGINIE : cuisinière.
L’action se passe en 1839. – La scène représente, pendant toute la pièce, le salon principal de l’appartement de Mercadet.
Brédif d’abord seul, puis Mercadet.
Un appartement de onze pièces, superbes, au cœur de Paris, rue de Grammont !… et pour deux mille cinq cents francs ! J’y perds trois mille francs tous les ans… et cela, depuis la révolution de Juillet. Ah ! le plus grand inconvénient des révolutions, c’est cette subite diminution des loyers qui… Non, je n’aurais pas dû faire de bail en 1830 !… Heureusement, M. Mercadet est en arrière de six termes, les meubles sont saisis, et en les faisant vendre…
Faire vendre mes meubles ! Et vous vous êtes réveillé dès le jour pour causer un si violent chagrin à l’un de vos semblables ?…
Vous n’êtes, Dieu merci ! pas mon semblable, monsieur Mercadet !… Vous êtes criblé de dettes, et moi je ne dois rien ; je suis dans ma maison, et vous êtes mon locataire.
Ah ! oui, l’égalité ne sera jamais qu’un mot ! nous serons toujours divisés en deux castes : les débiteurs et les créanciers, si ingénieusement nommés les Anglais ; allons, soyez Français, cher monsieur Brédif, touchez là ?
J’aimerais mieux toucher mes loyers, mon cher monsieur Mercadet.
Vous êtes le seul de mes créanciers qui possède un gage… réel ! Depuis dix-huit mois vous avez saisi, décrit pièce à pièce, avec le plus grand soin, ce mobilier qui certes vaudra bien quinze mille francs, et je ne vous devrai deux années de loyer que… dans quatre mois.
Et les intérêts de mes fonds ?… je les perds.
Demandez les intérêts judiciairement ?… Je me laisserai condamner.
Mon cher monsieur Mercadet, je ne fais pas de spéculation, moi ! je vis de mes revenus ; et si tous mes locataires vous ressemblaient… Ah ! tenez, il faut en finir…
Comment, mon cher monsieur Brédif, moi qui suis depuis onze ans dans votre maison, vous m’en chasseriez ? vous qui connaissez tous mes malheurs, vous, le témoin de mes efforts ! Enfin, vous savez que je suis la victime d’un abus de confiance. Godeau…
Allez-vous encore me recommencer l’histoire de la fuite de votre associé ; mais je la sais, et tous vos créanciers la savent aussi. Puis, après tout, M. Godeau…
Godeau ?… J’ai cru, lorsqu’on lança le type si célèbre de Robert Macaire, que les auteurs l’avaient connu !…
Ne calomniez pas votre associé ? Godeau était un homme d’une rare énergie, et un bon vivant !… Il vivait avec une petite femme… délicieuse…
De laquelle il avait un enfant, et qu’ils ont abandonné…
Mais Duval, votre ancien caissier, touché par les prières de cette charmante femme, ne s’est-il pas chargé de ce jeune homme ?
Et Godeau s’est chargé de notre caisse…
Il vous a emprunté cent cinquante mille francs… violemment, j’en conviens ; mais il vous a laissé toutes les autres valeurs de la liquidation… et vous avez continué les affaires ! Depuis huit ans, vous en avez fait d’énormes ! Vous avez gagné…
J’ai gagné des batailles à la Pyrrhus ! Cela nous arrive souvent, à nous autres spéculateurs…
Mais M. Godeau ne vous a-t-il pas promis de vous mettre pour la moitié dans les affaires qu’il allait entreprendre aux Indes ?… il reviendra !…
Eh bien ! alors attendez ! Du moment où vous aurez les intérêts de vos loyers, ne sera-ce pas un placement ?…
Vos raisons sont excellentes ; mais si tous les propriétaires voulaient écouter leurs locataires, les locataires les payeraient tous en raisons de ce genre, et le gouvernement…
Qu’est-ce que le gouvernement fait en ceci ?
Le gouvernement veut ses impôts et ne se paye pas avec des raisons. Je suis donc, à mon grand regret, forcé d’agir avec rigueur.
Vous ! je vous croyais si bon ! Ne savez-vous pas que je vais marier ma fille… Laissez-moi conclure ce mariage ! vous y assisterez… allons ! madame Brédif dansera !… Peut-être vous payerai-je demain !…
Demain, c’est le cadet ; aujourd’hui, c’est l’aîné. Je suis au désespoir d’effaroucher votre gendre ; mais vous avez dû recevoir un petit commandement avant-hier, et si vous ne payez pas aujourd’hui, les affiches seront apposées demain…
Ah ! vous voulez me vendre la protection que vous m’accordez par cette saisie, qui paralyse les poursuites de mes autres créanciers ! Eh bien ! que puis-je vous offrir pour gagner trois mois ?…
Peut-être une conscience stricte murmurerait-elle de cette involontaire complicité, car je contribue à laisser éblouir…
Qui ?
Votre futur gendre…
Vieux filou !…
Mais je suis bon homme ; renoncez à votre droit de sous-location, et je vous donne trois mois de tranquillité.
Ah ! un homme dans le malheur ressemble à un morceau de pain jeté dans un vivier : chaque poisson y donne un coup de dent. Et quels brochets que les créanciers !… Ils ne s’arrêtent que quand le débiteur, de même que le morceau de pain, a disparu ! Ne sais-je pas que nous sommes en 1839 ? Mon bail a sept ans à courir, les loyers ont doublé…
Heureusement pour nous autres !…
Eh bien ! dans trois mois vous me renverrez, et ma femme aura perdu la ressource de cette sous-location sur laquelle elle compte en cas de…
De faillite !…
Oh ! quel mot !… les gens d’honneur ne le supportent pas !… Monsieur Brédif ?… Savez-vous ce qui corrompt les débiteurs les plus honnêtes ?… Je vais vous le dire : c’est l’adresse cauteleuse de certains créanciers, qui, pour recouvrer quelques sous, côtoient la loi jusque sur la lisière du vol.
Monsieur, je suis venu pour être payé, non pour m’entendre dire des choses qu’un honnête homme ne supporte point.
Oh ! devoir !… Les hommes rendent la dette quelque chose de pire que le crime… Le crime vous donne un abri, la dette vous met à la porte, dans la rue. J’ai tort, monsieur, je suis à votre discrétion, je renoncerai à mon droit.
S’il l’avait fait de bonne grâce, je le ménagerais. Mais me dire que je lui vends… Haut. Monsieur, je ne veux pas d’un consentement ainsi donné… je ne suis pas un homme à tourmenter les gens.
Vous voulez que je vous remercie !… À part. Ne le fâchons pas. Haut. Peut-être ai-je été trop vif, cher Monsieur Brédif, mais je suis cruellement poursuivi !… Non, pas un de mes créanciers ne veut comprendre que je lutte précisément pour pouvoir le payer.
C’est-à-dire pour pouvoir faire des affaires…
Mais oui, monsieur ? où donc en serais-je, si je ne conservais pas le droit d’aller à la Bourse. Justin se montre à la porte.
Terminons sur le champ cette petite affaire !…
De grâce, rien devant mes domestiques. J’ai déjà bien du mal à avoir la paix chez moi… Descendons chez vous.
J’aurai donc mon appartement dans trois mois !…
Justin seul, puis Virginie et Thérèse.
Il a beau nager, il se noiera, ce pauvre monsieur Mercadet ! Quoiqu’il y ait bien des profits chez les maîtres embarrassés, comme il me doit une année de gages, il est temps de se faire mettre à la porte, car le propriétaire me semble bien capable de nous chasser tous. Aujourd’hui la déconsidération du maître tombe sur les domestiques. Je suis forcé de payer tout ce que j’achète !… c’est gênant…
Est-ce que ça ira longtemps comme ça, ici, monsieur Justin ?
Ah ! j’ai déjà servi dans plusieurs maisons bourgeoises, mais je n’en ai pas encore vu de pareilles à celle-ci ! Je vais laisser les fourneaux ! et me présenter à un théâtre pour y jouer la comédie.
Nous ne faisons pas autre chose ici !…
Tantôt il faut prendre un air étonné, comme si l’on tombait de la lune, quand un créancier se présente ici. – « Comment, monsieur, vous ne savez pas ?… – Non. – Monsieur Mercadet est parti pour Lyon. – Il est allé ?… – Oui, pour une affaire superbe ; il a découvert des mines de charbon de terre. – Ah ! tant mieux. Quand revient-il ? – Mais nous l’ignorons ! » Tantôt je compose mon air comme si j’avais perdu ce que j’ai de plus cher au monde…
Son argent.
– « Monsieur et sa fille sont dans un bien grand chagrin. Madame Mercadet, pauvre dame, il paraît que nous allons la perdre, ils l’ont conduite aux eaux… – Ah ! »
Moi, je n’ai qu’une manière. – « Vous demandez monsieur Mercadet ? – Oui, mademoiselle. – Il n’y est pas. – Il n’y est pas ? – Non ; mais si monsieur vient pour mademoiselle… Elle est seule ! » Et ils se sauvent ! Pauvre mademoiselle Julie, si elle était belle, on en ferait… quelque chose.
C’est qu’il y a des créanciers qui vous parlent comme si nous étions les maîtres.
Mais que gagne-t-on donc à se faire créancier ? Je les vois tous ne jamais se lasser d’aller, venir, guetter monsieur et rester des heures entières à l’écouter.
Un fameux métier ! Ils sont tous riches.
Mais ils ont cependant donné leur argent à Monsieur qui ne le leur rend pas ?
C’est voler, ça !
Emprunter n’est pas voler. Virginie, le mot n’est pas parlementaire. Écoutez ! Je prends de l’argent dans votre sac, à votre insu, vous êtes volée. Mais si je vous dis : – « Virginie, j’ai besoin de cent sous, prêtez-les-moi ? » Vous me les donnez, je ne vous les rends pas, je suis gêné, je vous les rendrai plus tard ; vous devenez ma créancière ! Comprenez-vous, la Picarde ?
Non. Si je n’ai mon argent ni d’une manière ni d’une autre, que m’importe ! Ah ! mes gages me sont dus, je vais demander mon compte et faire régler mon livre de dépense. Mais c’est que les fournisseurs ne veulent plus rien donner sans argent. Et donc je ne prête pas le mien.
J’ai déjà dit deux ou trois insolences à madame, elle n’a pas eu l’air de les entendre !…
Demandons nos gages ?
Mais est-ce là des bourgeois ? Les bourgeois, c’est des gens qui dépensent beaucoup pour leur cuisine…
Qui s’attachent à leurs domestiques…
Et qui leur laissent un viager ! Voilà ce que doivent être les bourgeois, relativement aux domestiques…
Bien dit, la Picarde ! Eh bien ! moi, je ne m’en irai pas d’ici. Je veux savoir comment ça finira, car ça m’amuse ! Je lis les lettres de mademoiselle, je tourmente son amoureux, ce petit Minard qu’elle va sans doute épouser ; elle en aura dit quelque chose à son père. On a commandé des robes, des bonnets, des chapeaux, enfin des toilettes pour madame et pour sa fille ; puis, hier, les marchands n’ont rien voulu livrer.
Mais s’il y a un mariage, nous aurons tous des gratifications, il faut rester jusqu’au lendemain des noces.
Croyez-vous que ce soit à ce petit teneur de livres, qui ne gagne pas plus de 1 800 francs, que Monsieur Mercadet mariera sa fille ? Justin lit les journaux.
J’en suis sûre ! Ils s’adorent. Madame, qui sort tous les soirs sans sa fille, ne se doute pas de cette intrigue. Le petit Minard vient dès que mademoiselle est seule ; et comme ils ne m’ont pas mise dans la confidence, j’entre, je les dérange, je les écoute. Oh ! ils sont bien sages. Mademoiselle, comme toutes les demoiselles un peu laides, veut être sûre d’être aimée pour elle-même. Elle travaille à sa peinture sur porcelaine, pendant que le petit a l’air de lui lire des romans, mais c’est le même depuis trois mois… Mademoiselle en est quitte pour dire à sa mère, le soir : « Maman, monsieur Minard est venu pour vous voir, je l’ai reçu. »
Vous les entendez ?
Dam ! mademoiselle, qui se donne le genre de craindre une surprise, laisse les portes ouvertes…
J’aimerais à savoir ce que se disent les bourgeois en se faisant la cour.
Des bêtises ! Ils ne se parlent que de l’idéal !…
Un calembour…
Tenez !… J’ai là une de ses lettres que j’ai copiée pour savoir si ça pourrait me servir…
Lisez-moi donc ça…
« Mon ange… »
Oh ! mon ange !
Ah ! quand on vous prend la taille en disant mon ange ! c’est très gentil !…
« Mon ange, oui, je vous aime ; mais aimez-vous un pauvre être déshérité comme je le suis ? Vous m’aimeriez, si vous pouviez savoir ce qu’il y a d’amour dans l’âme d’un jeune homme jusqu’à présent dédaigné, quand l’amour est toute sa fortune. J’ai lu hier, sur votre front, de lumineuses espérances ; j’ai cru à quelque heureux avenir ; vous avez converti mes doutes en certitude, ma faiblesse en puissance ; enfin vos regards m’ont guéri de la maladie du doute… »
Ça brouillasse dans ma tête !… On ne voit pas clair dans ces phrases-là !… Est-ce que l’amour baragouine ?… il va droit au fait, l’amour ! Tenez, parlez-moi d’une lettre que j’ai reçue d’un joli jeune homme, quelque étudiant du quartier latin… Ça n’a pas de mystères, c’est net, et l’on ne peut s’en fâcher. Je la sais par cœur : « Femme charmante ! (ça vaut bien un ange !) femme charmante ! accordez-moi un rendez-vous, je vous en conjure. En pareil cas, on annonce qu’on a mille choses à dire ; moi, je n’en ai qu’une, que je vous dirai mille fois, si vous voulez ne pas m’arrêter à la première. »
Et c’était signé Hippolyte.
Eh bien, a-t-il parlé ? l’avez-vous arrêté ?
Je ne l’ai jamais revu ; il m’avait rencontrée à la Chaumière, il aura su qui j’étais, et l’imbécile a rougi de mon tabellier.
Eh ! bien, écoutez ce que le père Grumeau vient de me dire !… Hier, pendant que nous faisions nos commissions, il est venu deux beaux jeunes gens en cabriolet ; leur groom a dit au père Grumeau que l’un de ces messieurs allait épouser mademoiselle Mercadet. Or, monsieur avait donné 100 fr. au père Grumeau !…
Cent francs !…
Oui, cent francs, pas promis, donnés, en argent ! Et il lui a fait le bec si bien, que le père Grumeau a eu l’air de se laisser tirer les vers du nez en expliquant au groom que monsieur était si riche, qu’il ne connaissait pas lui-même sa fortune…
Ce serait ces deux jeunes gens à gants jaunes, à beaux gilets de soie à fleurs ; leur cabriolet reluisait comme du satin, leur cheval avait des roses là elle montre son oreille ; il était tenu par un enfant de huit ans, blond, frisé, des bottes à revers, un air de souris qui ronge des dentelles, un amour qui avait du linge éblouissant et qui jurait comme un sapeur. Et ce beau jeune homme, qui a tout cela, des gros diamants à sa cravate, épouserait mademoiselle Mercadet !… Allons donc !
Mademoiselle ?… qui a une figure d’héritière sans héritage !… allons donc !
Ah ! elle chante bien ! quelquefois je l’écoute, et elle me fait plaisir. Ah ! je voudrais bien savoir chanter comme elle : La fortune, m’importune !
Vous ne connaissez pas M. Mercadet !… Moi qui suis chez lui depuis six ans, et qui le vois, depuis sa dégringolade, aux prises avec ses créanciers, je le crois capable de tout, même de devenir riche… Tantôt, je me disais : Le voilà perdu ! Les affiches jaunes fleurissaient à la porte ; il avait des rames de papier timbré que j’en vendais sans qu’il s’en aperçût ! Brrr ! il rebondissait, il triomphait ! Et quelles inventions !… Vous ne lisez pas les journaux, vous autres ! c’était du nouveau tous les jours : du bois en pavés ; des payés filés en soie ; des duchés, des moulins, enfin jusqu’au blanchissage mis en actions… C’était du propre !… Par exemple, je ne sais pas par où sa caisse est trouée ! il a beau l’emplir, ça se vide comme un verre !… Un jour, monsieur se couche abattu ; le lendemain, il se réveille millionnaire, quand il a dormi, car il travaille à effrayer ; il chiffre, il calcule, il écrit des prospectus qui sont comme des piégés à loups, il s’y prend toujours des actionnaires ; mais il a beau lancer des affaires, il a toujours des créanciers ; et il les promène, et il les retourne. Ah ! quelquefois je les ai vus arrivant : ils vont tout emporter, le faire mettre en prison ; il leur parle… Eh bien ! ils finissent par rire ensemble, et ils sortent les meilleurs amis du monde. Les créanciers ont débuté par des cris de paon, par des mots plus que durs, et ils terminent par des : – « Mon cher Mercadet ! » et des poignées de main. Voyez-vous, quand un homme peut maintenir paisibles des gens comme ce Pierquin…
Un tigre qui se nourrit de billets de mille francs…
Un pauvre père Violette !…
Ah ! pauvre cher homme, j’ai toujours en vie de lui donner un bouillon…
Un Goulard !
Goulard ! un escompteur qui voudrait me… m’escompter !
Il est riche, il est garçon ! Laissez-vous…
J’entends madame.
Soyons gentils, nous apprendrons quelque chose du mariage…