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À MA CHÈRE FILLE CHRISTINE DES NOYERS

1853

Préface de la deuxième édition 1843

Si Robert-Robert était un roman dans la forme ordinaire, ou bien si c’était une œuvre entièrement inédite ; je m’abstiendrais de toute espèce d’avis préalable, laissant aux lecteurs, si j’en dois avoir ; le soin de décider si cette œuvre a un but, et si ce but a été atteint. Mais un journal, spécialement consacré à la jeunesse, en a publié la version primitive il y a quelques années. Je me vois donc dans la nécessité d’expliquer pourquoi la première version, revue, corrigée et considérablement modifiée, a pris la forme virile de l’in-8°, au lieu de s’en tenir modestement au précédent format.

Deux motifs ont déterminé cette métamorphose.

Le premier ; c’est que mes éditeurs ont désiré qu’il en fût ainsi, se fondant sur les plus hautes considérations d’économie politique. Comme j’ai le travers de ne rien comprendre à l’économie d’aucune sorte, je les en ai crus volontiers sur parole. Pour les personnes qui savent tout ce que l’opinion d’un éditeur solvable a de tyrannique et de séduisant, je pourrais me borner à cette seule excuse ; mais c’est le très petit nombre : je passe donc au second motif.

Celui-là, comme on dit dans le beau style de nos jours, est tiré des plus hautes régions de l’art. C’est à savoir que, malgré la nature juvénile de la première publication, Robert-Robert n’a jamais eu la prétention d’être un ouvrage spécialement destiné à l’enfance.

Le mot prétention peut surprendre tout d’abord, quoique parfaitement juste, ou plutôt parce que,

Je m’explique donc.

Admettons d’abord cette vérité presque banale, qu’il n’est rien, en fait de littérature et d’art, qui ne soit excessivement difficile. Le mauvais même a ses labeurs. Ne fait pas du mauvais qui veut.

Or, lorsqu’on écrit pour un public ayant fait toutes ses dents, et qu’on dispose, pour l’intéresser, des nombreuses ressources que peuvent offrir l’érudition, l’imagination, l’observation, la passion, s’il est malaisé de faire bien, nous ne craignons pas de le dire, la tâche deviendrait doublement difficile pour qui s’adresserait spécialement à un auditoire à peine sevré, pour l’amusement duquel tous ces éléments d’intérêt sont interdits. Réussir dans le second cas, ce serait exécuter un tour de force dont, pour ma part, je ne me suis jamais senti capable. Il y aurait, sous le rapport de la difficulté, entre un bon livre écrit spécialement pour les enfants, et un bon livre écrit spécialement pour ceux qui ont cessé de l’être, toute la différence qu’il peut y avoir entre danser à terre et danser sur la corde ; entre courir librement sur un sol bien uni et courir sur un sol raboteux, les pieds liés et chargés d’entraves.

En un mot, être tout à la fois instructif, moral et amusant, tel serait le but. Marcher à ce but, sans sortir d’un cercle excessivement étroit de notions, de faits, d’idées, de caractères et de sentiments, tels seraient les moyens. Après cela, se vante qui voudra d’avoir écrit spécialement pour la jeunesse ! Je n’ai point cette présomption.

Aussi voyez ce qui est arrivé à la presque universalité des auteurs qui ont prétendu travailler spécialement pour l’enfance.

Beaucoup se sont décernés des brevets d’écrivains moralistes, parce qu’ils avaient aligné des choses fort ennuyeuses sur l’inconvénient de déchirer son pantalon, de se mettre les doigts dans le nez, d’aimer trop les confitures, et autres vérités non moins grandioses. Belle morale, en effet, et bien propre à former le cœur et l’esprit des jeunes gens !

Beaucoup se sont imaginé avoir fait un bon livre pour les enfants, parce qu’ils avaient écrit platement et sans intéresser d’aucune façon, comme si l’absence des qualités qui plaisent aux hommes était une qualité qui dût plaire aux enfants !

Beaucoup, enfin, sous prétexte d’approprier leur génie à l’intelligence du jeune âge, se sont mis à lui débiter des histoires de l’autre monde, des sornettes, des contes bleus, des extravagances de toute espèce ; comme si, pour détériorer l’esprit des enfants, ce n’était point assez de la conversation de leurs servantes ; comme si l’erreur était plus facile à comprendre que la vérité ; comme si la jeune intelligence que vous avez obstruée de fées, d’ogres, de nains, de loups-garous, de revenants, d’êtres fantastiques, en devenait plus apte à comprendre, par la suite, les réalités de la nature et les réalités de la vie.

Et puis, quelle espèce de vertu prêche-t-on à l’enfance dans la plupart de ces livres qu’on se flatte d’avoir écrits spécialement pour elle ? Une vertu banale, exagérée, fausse, mesquine, conventionnelle, surannée, sentant sa Rome ou sa Sparte, sa Thébaïde ou son couvent, et sans application possible aux circonstances de nos temps modernes.

Les principes de la morale ne changent pas, non sans doute, car le fond de l’humanité ne change pas non plus ; mais ce qui change, ce qui se modifie incessamment, ce sont les formes de l’humanité, et par conséquent les applications diverses des grands principes qui la régissent.

C’est ce dont l’ennuyeuse famille des écrivains soi-disant vertueux s’inquiète généralement fort peu.

Demandez-leur, pour citer un exemple entre mille, demandez-leur la manière de servir utilement sa patrie, sa patrie moderne, sa patrie actuelle, sa patrie plus ou moins constitutionnelle ? Il est probable qu’ils vous répondront par le suicide de ce Romain qui, dit-on, se précipita dans un gouffre pour fléchir les dieux immortels en faveur de la sienne.

Cela n’est pas vertueux du tout ; mais en revanche cela est absurde.

Cela n’est pas vertueux, car le suicide ne l’est pas chez nous, et la superstition ne l’est pas davantage ; et c’est absurde, car on ne sauve nullement sa patrie en se jetant dans un gouffre quelconque.

Peut-être même n’y a-t-il pas de gouffres. Où y a-t-il des gouffres ? qui est-ce qui a vu des gouffres ?

On pourrait multiplier ces exemples à l’infini.

Voilà quant au fond de la plus grande partie des livres spéciaux dont, par ignorance ou par routine, les parents commettent l’achat à l’encontre de leurs enfants.

Que si, quant à la forme, on examinait ces livres spéciaux, on ne serait pas moins effrayé de la quantité de fautes de langage que peut contenir un simple in-12, un imperceptible in-16, un microscopique in-32.

J’en appelle sur ces deux points à la bonne foi de tout homme de trente ans qui, se dégageant du souvenir trompeur de ses impressions d’enfance, voudra jeter de nouveau les yeux sur la plupart des livres, même parmi les plus estimés, qui endormirent spécialement ce premier âge de sa vie. Celui-là reconnaîtra qu’il lui a fallu une grande dose naturelle de bon sens et de bon goût pour résister à l’influence abrutissante de telles lectures. L’Omar devrait être béni à juste titre, qui anéantirait d’un seul coup cette prétendue bibliothèque de la jeunesse, dont les rayons plient sous le poids de tant d’erreurs, de notions fausses, d’absurdités, de barbarismes, de solécismes, de préjugés, de superstitions, de niaiseries et même d’immoralités. Combien peu d’ouvrages devraient être préservés de cet autre incendie typographique !

Le vice général de ces ouvrages, qu’on appelle livres d’enfants, ce vice tient à ce que jadis on n’écrivait guère pour l’enfance que lorsqu’on ne pouvait pas écrire pour les gens raisonnables.

Cette branche de l’arbre littéraire était abandonnée aux chenilles.

Quand on ne se sentait ni assez d’imagination, ni assez de grammaire pour s’adresser aux hommes, on se jugeait encore assez bon pour radoter avec les enfants.

De trop rares exceptions ne sauraient détruire la généralité de ce fait.

De nos jours seulement, des hommes d’un vrai talent ont compris toute l’importance de ce genre, et l’ont reconquis sur les écrivassiers qui s’en étaient adjugé le monopole. C’est ainsi que nous avons vu nos meilleurs écrivains consacrer à l’enfance leur plume, humide encore d’une encre plus virilement employée.

Ils n’ont pas cru déroger en laissant venir les enfants jusqu’à eux, et en parlant aux fils cette belle langue que venaient d’admirer leurs pères.

Et alors que croyez-vous qu’ils aient fait ? des livres spéciaux ? des livres spécialement destinés à la jeunesse ? des livres d’enfants ?… Ils s’en sont bien gardés ! Ils ont fait des livres d’un certain genre, voilà tout, mais des livres, de véritables livres.

Croyez-vous qu’ils se soient rapetissés pour se mettre au niveau de leur nouvel auditoire ? Non ! ils ont pris l’auditoire et l’ont élevé jusqu’à eux. C’est la véritable manière de se mettre à la portée des enfants.

Croyez-vous qu’ils aient bégayé revenants, ogres, fées, nains, loups-garous, farfadets, monstres, gouffres et autres mensonges de convention ? Non !

Croyez-vous qu’ils aient affecté des airs mignards, des façons de bonne, un langage de nourrice ? Non !

Parmi tous les sujets que leur offrait l’histoire ou l’imagination, ils ont choisi ceux dont la nature pudique, raisonnable et morale, méritait cette préférence, car tout n’est pas également bon à dire en pareil cas ; mais, ce choix une fois fait, ils ont parlé aux enfants comme ils l’eussent fait aux pères et aux mères : sensément, logiquement, spirituellement, dramatiquement, poétiquement, savamment, avec cet intérêt puissant qui distingue leurs autres œuvres, et ce style brillant et pur que vous savez. C’est ainsi qu’ils sont parvenus à accomplir cette tâche diabolique dont je m’effrayais plus haut, non pas des livres spéciaux pour la jeunesse, mais de bons livres pour elle. C’est ainsi que plusieurs productions de ce genre ont pris dans la littérature contemporaine une place aussi distinguée que tels autres livres, fussent-ils composés tout exprès pour des conseillers d’État ou des pairs de France. Enfin, c’est ainsi qu’en écrivant en apparence pour un seul âge, ils ont véritablement écrit pour tous.

Certes, je le répète sans cette fausse modestie qui est la pire espèce de vanité, je n’ai pas la prétention d’avoir atteint le but comme eux, mais comme eux du moins je l’ai visé sans cesse, car c’est dans la même voie que j’ai voulu marcher. Avant tout, j’ai fait choix d’un sujet qui n’éveillât dans l’esprit de la jeunesse aucune de ces curiosités qui doivent y sommeiller jusqu’à des temps plus orageux ; je n’ai introduit dans mon drame aucun des sentiments qui n’appartiennent pas à cette période calme et pure de la vie ; je n’ai fait usage d’aucun des éléments qui font le charme des romans ordinaires, et qui ne sont point, tant s’en faut, les seuls intéressants. La vie humaine en contient beaucoup d’autres, selon moi, qui ne le sont pas moins, et qu’en général on néglige un peu trop pour la galanterie.

Cela fait, j’ai mis mon sujet en œuvre, sans songer un seul instant à l’extrait de baptême de mon auditoire primitif. En conséquence, d’une part, si le tout, sujet et exécution, peut convenir à la jeunesse, ce que je souhaite, c’est autant par les qualités négatives, autrement dit par les choses qu’il ne renferme pas, que par celles qu’il renferme ; et, d’autre part, s’il ne convient point aux lecteurs plus âgés, ce que je crains, c’est par le vice de l’exécution, autrement dit par l’insuffisance de la forme, bien plus encore que par la nature du fond.

L’idée fondamentale du livre me semble, en effet, appartenir également à tous les âges, sous peine de n’appartenir à aucun. J’ai voulu démontrer, en action, la supériorité de l’homme intellectuel sur l’homme physique. J’ai voulu prouver que la faiblesse matérielle, unie à la force morale, est infiniment plus forte que la faiblesse morale unie à la force matérielle. Voilà ce que j’ai personnifié dans Robert-Robert, grande âme dans un faible corps, et dans Lavenette, grand corps enveloppant une petite âme. Voilà ce que j’ai tâché de développer tant bien que mal, – mal sans doute, mais de mon mieux, – dans cette juvénile odyssée. – Il est bien entendu que j’emploie ce beau mot comme simple indication de genre. – Voilà dans quel but j’ai promené mes deux principaux personnages à travers une série d’aventures que j’ai tâché de diversifier de couleur autant qu’il m’était possible. Enfin, voilà pourquoi je les ai éprouvés successivement dans toutes les situations de la vie humaine. Quelquefois, par conséquent, j’ai dû jeter un peu d’allégorie, un peu même de grotesque sur la réalité, que cependant je préfère à tout ; mais j’ai cru devoir user de ce moyen dans un but de contraste, de variété, et surtout de satire par allusion, m’efforçant toujours de faire servir chaque fait particulier à la démonstration de la pensée générale. J’ai grand-peur de n’avoir à revendiquer en tout cela que le mérite assez mince de l’intention ; mais je prie que du moins on m’en sache quelque gré. C’est une consolation pour beaucoup d’auteurs que de pouvoir se dire, faute de mieux : « Ils me sifflent, mais ils m’estiment. »

Robert-Robert n’est au surplus que la partie d’un tout dont j’ai déjà eu la cruauté envers le public de publier çà et là quelques médiocres échantillons.

Il est bien peu d’écrivains qui n’aient ainsi leur grand projet en tête. À moins d’écrire à l’aventure, comme volent les hannetons, on arrive tôt ou tard à se tracer une complexité de travaux, ne fût-ce que pour travailler toujours à côté.

Mon plan, ou plutôt ma chimère, c’est une suite d’études, comprenant tout l’alphabet de la vie humaine, qu’on me pardonne cette expression, et dans laquelle je fasse entrer, sous forme plus ou moins dramatique, tout ce qu’il a pu me rester d’impressions comiques ou tristes sur chaque lettre de cet alphabet, depuis l’À, l’enfance, que j’ai appelée Paul Choppart ; depuis l’adolescence, que j’ai appelée Robert-Robert ; depuis la jeunesse, que j’ai appelée Pierre, Paul et Jean ; jusqu’à la puberté, que j’appellerai Gabrielle ; jusqu’à la virilité, que j’appellerai le Fou ; jusqu’au Z, la maturité humaine, la vieillesse sociale, que j’appellerai Madame Macaire, la Famille de ce bon Monsieur Tartuffe, les Mémoires d’une Pièce de cent sous, les Béotiens, etc.

Je prie donc le lecteur qui trouverait absurde Robert-Robert simple petite pierre d’un édifice qui ne sera probablement jamais achevé, de rester persuadé, comme pour tant d’autres architectes, que, si je n’ai pas le sens commun en détail, j’ai beaucoup de mérite en gros. Il me doit cette indulgence en retour de la franchise que je mets à le prévenir de mes intentions sinistres. La présente historiette n’est qu’un spécimen, et, si je me permets de l’ennuyer quelque jour avec plus de solennité, du moins ne pourra-t-il pas m’accuser de l’avoir ennuyé en traître.

Surtout, il ne pourra pas m’accuser d’avoir compromis son existence dans la foule, s’il lui prend fantaisie d’acheter un exemplaire de cette deuxième édition. J’ai formellement exigé du publicateur qu’il n’en vendît jamais mille exemplaires par jour, ainsi que cela arrive quotidiennement pour une infinité d’ouvrages contemporains. Le talent d’un grand nombre de mes confrères paraît avoir tant d’attrait pour le public, que le commerce des livres en a reçu, dans ces derniers temps, un essor vraiment fabuleux, comme chacun sait ! Gendarmes à cheval, sergents de ville, garde nationale, infanterie, cavalerie, artillerie, ce ne serait point trop de toute la force publique pour contenir à la porte des libraires l’enthousiasme qu’ils excitent, aligner l’estime, mettre la curiosité à la queue, et distribuer des contremarques à l’admiration. Aussi voyez quels succès, surtout à la quatrième page des grands journaux ! Il est tels chefs-d’œuvre, par exemple, tirés, comme le présent livre, à mille exemplaires seulement, dont néanmoins il se débite mille exemplaires par jour, pendant les trois premiers mois ; tant et si bien qu’à la fin de l’année il en reste encore mille en magasin qu’il faut vendre au kilo.

« Hélas ! tel est peut-être le beau succès qui m’attend moi-même ; mais du moins je n’aurai pas le décès du moindre acheteur sur la conscience. Mon éditeur est prévenu d’un procès en diffamation, s’il se permet d’en étouffer un seul, à trois francs la ligne, dans les annonces de feuilles publiques.

L’AUTEUR. »

Paris, 1843.

Un mot sur la quatrième édition

Il est dans le langage vulgaire une comparaison qui nous paraît s’appliquer parfaitement à ceux des ouvrages d’art dont on ne cesse d’amender la forme et le fond. « Cela ressemble, dit-on, au couteau de Jeannot : on a beau en changer la lame et le manche, c’est toujours le même couteau. »

Ainsi des Aventures de Robert-Robert. C’est toujours le même livre, et cependant voilà trois fois que nous en modifions notablement, – le style surtout.

La première édition fut écrite, au courant de la plume, pour le Journal des Enfants, et comme la publication d’une feuille périodique ne peut subir de retard, nous n’avions pas même le temps d’en revoir toujours les épreuves. Aussi, que de non-sens, d’erreurs, d’incohérences, de négligences, de sottises de toute espèce ne renferme-t-elle pas ! C’est quelque chose d’extravagant au point de vue de la correction, et le compliment le plus désagréable qu’on ait jamais pu nous faire, ç’a été parfois de nous en complimenter.

La plupart de ces monstruosités primitives disparurent de la seconde édition, celle de 1843. Nous avions passé trois mois à l’expurger ; car si, malheureusement, personne n’écrit plus vite que nous, ce qui est un premier défaut pour le lecteur, personne non plus ne révise plus lentement, ce qui est un dernier défaut pour nous.

La troisième édition, celle que le Siècle a publiée, en 1848, dans son Musée littéraire, n’a pas été l’objet d’une étude moins attentive.

Enfin, cette quatrième édition est le résultat d’une épuration plus méticuleuse encore. Le texte devant en être stéréotypé, il n’y avait pas à compter cette fois sur une révision ultérieure. Bon ou mauvais, il fallait faire du définitif. C’est ce que nous avons fait.

Mais à ce propos, nous l’avouons en toute modestie, on ne saurait croire, sans l’avoir expérimenté soi-même, combien d’imperfections un auteur consciencieux découvre incessamment dans son œuvre, lorsqu’il a le courage de l’examiner avec cette loupe grossissante dont il se sert si volontiers pour les œuvres d’autrui !

Que de vices, que d’aspérités, que de rugosités, que de sottises apparaissent alors, dont on n’avait pas même soupçonné l’existence ! Ici, c’est une période ou trop longue ou trop courte ; là, une phrase boiteuse, manquant de symétrie avec l’antérieure ou la suivante ; plus loin, une association de vocables point assez euphonique ; plus loin, une épithète emphatique ou oiseuse ; plus loin, une tournure équivoque ou bizarre ; plus loin, une expression excessive ou insuffisante ; plus loin, une redondance de mots, une répétition d’images, un pléonasme d’idées, une réminiscence de situations ; plus loin, un hiatus désagréable ; plus loin, une pensée obscure ; plus loin, une locution impropre ; plus loin, une banalité ou une afféterie ; plus loin, une consonance déplaisante ; plus loin, une formule trop simple ou trop recherchée ; plus loin, une réflexion creuse, dont la justesse relative a disparu avec la circonstance inspiratrice ; plus loin, quoi encore ? un passage enfin que l’on juge être bien, mais qui pourrait être mieux.

Et tenez, cette chute même de paragraphe nous rappelle une des plus grandes difficultés de la langue. Les qui et les que, en effet, avec les étais, les avais et les désinences en asse, font l’éternel désespoir de tout écrivain tant soit peu puriste. Il est tel de ces mots, trop rapproché de son semblable, dont la suppression demande des journées entières de méditations et de tâtonnements. Nous comprenons qu’on maigrisse d’impatience pour un imparfait du subjonctif, première conjugaison, mal placé, mal sonnant, dont la présence ne peut être écartée, à cause de l’impitoyable logique des temps ; qu’on meure de dépit pour un étais opiniâtre ; qu’on se suicide de honte pour un qui obstiné. Les Latins avaient leur que retranché, lequel a dû leur causer bien du tintouin. Quant aux Français, c’est tout le contraire : les que qui les affligent, ce sont justement les que qu’ils ne peuvent pas retrancher du tout. Vous comprenez, après avoir lu la phrase même qui précède, que nous nous croirions déshonorés, que nous n’oserions plus nous montrer nulle part, si ce n’est à l’Académie, et que nous nous préparerions une agonie bien cruelle, bien bourrelée de que, si nous ne l’avions écrite, ainsi que celle-ci, tout exprès comme échantillon.

Ce sont là des vétilles, diront quatre-vingt-dix-neuf lecteurs. Oui, mais ce sont des énormités aux yeux du centième, le seul homme de bon sens et de bon goût dont l’opinion doive préoccuper.

Qu’on juge donc de ce que peut être une révision embrassant tant de défectuosités diverses, laquelle s’applique à la matière compacte de deux volumes, dont il s’agit d’effacer de la sorte, page par page, phrase par phrase, mot par mot, toutes les taches originelles ! Nous n’imaginons rien de plus pénible. On mit cinq minutes à écrire une page ; on met cinq heures à en changer une ligne.

Heureux les auteurs qui estiment leur première ébauche assez ou assez peu, cela revient au même, pour ne plus s’en inquiéter jamais !

Nous avons, et c’est fâcheux pour nous, le travers opposé. Le lendemain nous trouve toujours mécontent des élucubrations de la veille ; la semaine suivante, c’est de la répugnance qu’elles nous inspirent ; le mois d’ensuite, c’est de l’aversion ; enfin, au bout d’un certain temps, c’est une horreur presque insurmontable. Il en est, par exemple, que nous avons promises depuis plusieurs années, et que pourtant, au détriment de nos intérêts, nous n’avons pu jusqu’ici nous décider à publier, tant nous éprouvons de malaise, d’épouvante, de mélancolique dégoût, de morne et farouche tristesse à la seule pensée d’avoir à les relire pour les corriger.

C’est qu’en effet, il en est de la conscience du Bien littéraire comme de la conscience du Bien moral : c’est un mobile, mais c’est un tourment.

Des aspirations et des regrets, voilà l’unique produit de l’une. Des aspirations et des remords, voilà l’unique produit de l’autre.

On comprend la vertu, et l’on se comporte en sacripant.

On comprend le beau, et l’on écrit en goujat.

L’idéal en toutes choses ressemble au mirage des déserts. C’est un but qui s’éloigne d’un pas en arrière à chaque pas qu’on fait en avant.

Plus on s’efforce d’y atteindre, plus on finit par en désespérer.

Tel est le découragement où nous sommes tombés, après trois longues retouches, en ce qui concerne Robert-Robert.

Si l’on comparait cette dernière édition à la première, on y retrouverait à peine le même couteau, pour revenir à notre comparaison de début. La lame et le manche en ont été presque entièrement changés à force d’amendements. Et cependant est-elle aussi parfaite que possible ? Tant s’en faut ! Elle n’est, au plus, qu’un peu moins imparfaite. Voilà tout.

Mais nous ne pouvons davantage. Nous avouons notre impuissance à faire mieux. Le centième lecteur est donc prié d’accuser ici notre incapacité, et non pas notre bon vouloir. Nous demandons à ce redoutable juge son oubli pour les fautes supprimées, son indulgence pour les restantes. Cet avant-propos n’a pas d’autre but. Nous avons dû commencer par un acte d’humilité, pour n’avoir point à finir par un acte de contrition.

L’AUTEUR.

Janvier 1853.

Cinquième édition

Au milieu de beaucoup d’injures dont nous le remercions, car elles nous assimilent sous ce rapport aux écrivains les plus recommandables de notre époque, un petit journal semblait insinuer dernièrement que nous avons eu M. A. Jadin pour collaborateur dans la rédaction de Paul Choppart et de Robert-Robert. Erreur involontaire ou mensonge, ce fait est absolument faux. M. A. Jadin est un écrivain estimable qui a travaillé en même temps que nous au Journal des Enfants, mais non point aux ouvrages dont il est ici question, et nous n’avons pas même l’honneur de le connaître autrement que de nom.

L’AUTEUR.

22 juin 1857.

Chapitre premier

Détails préliminaires. – Robert-Robert. – Sa mère. – Son tuteur. Son oncle Duroc. – Robert-Robert rejoindra-t-il son oncle aux Grandes-Indes ?

I

Robert-Robert devait ce double nom à son père et à son parrain. C’était une singularité ; mais cette synonymie est encore préférable à la prétentieuse ribambelle de prénoms dont on se plaît quelquefois à étiqueter les enfants, et qui, par leur fade ou bizarre redondance, figureraient plus convenablement sur les rébus d’un marchand de bonbons que sur les graves registres du bureau de l’état-civil.

Robert-Robert venait d’atteindre à cet âge mixte qui sert de transition de l’enfance à l’adolescence : il était âgé d’un peu plus de quatorze ans.

Ses traits étaient réguliers, mais d’une beauté fort ordinaire pour qui les eût examinés isolément. Ce qui les distinguait, c’était l’harmonieuse animation de l’ensemble ; c’était la vivacité de son regard, la bienveillance de son sourire, la fierté de ses sourcils parfaitement arqués, la grâce de ses cheveux bruns légèrement bouclés, le développement de son front qui dénotait une rare intelligence, la pâleur de ses joues, espèce de blanc vélin sur lequel s’écrivaient de temps en temps, par une rapide coloration, toutes les émotions qui l’agitaient fortement ; en un mot, c’était l’heureuse expression de sa physionomie ; car l’expression est la véritable beauté de l’homme.

Son corps était grêle, mais souple et leste ; sa stature moyenne, mais bien découplée. Sans avoir ce qu’on appelle communément une constitution robuste, Robert-Robert avait une de ces organisations nerveuses chez lesquelles, dans les grandes occasions, l’ardeur et l’énergie morales suppléent abondamment à ce qui peut leur manquer d’ardeur et d’énergie physiques.

Robert-Robert avait le cœur probe, généreux et dévoué, l’âme sincère, poétique et grande, l’esprit vif, la raison droite, le caractère plein de dignité sans morgue, de résolution calme et de ce courage réfléchi qu’on appelle intrépidité. De toutes les sortes de courage, celle-là, sans contredit, est la meilleure, peut-être même la seule bonne : les autres, dans la plupart des cas, ne sont que de sottes témérités.

Je me suis plu à dessiner sans ombres le beau côté de la figure de mon héros, parce qu’au milieu des aventures dont nous entreprenons l’esquisse, c’est presque toujours par ce côté qu’il va poser devant nous, ainsi que l’indique la moralité de cette histoire.

Robert-Robert avait eu le malheur de perdre son père, et, comme disait son professeur de rhétorique, le cercueil de l’un s’était creusé près du berceau de « l’autre. » La direction légale de son enfance se trouva remise aux mains de M. Dupré, le plus âgé des membres de la famille, excellent homme qui s’entendait assez peu à cultiver autre chose que des graminées et des quadrupèdes. Propriétaire de vastes prairies dans la Basse-Bretagne, M. Dupré s’était livré passionnément à l’amélioration des races bovines, chevalines et moutonnières. Il était impossible que le soin de ces intéressants élèves n’absorbât pas toute la somme d’attention dont il pouvait disposer.

Heureusement pour Robert-Robert, ce fut sa mère qui se chargea de la partie morale de son éducation ; sa mère, femme remarquable à tous les âges, dont une rare beauté avait signalé la première jeunesse, et qu’adornaient, dans son âge mûr, d’éminentes vertus, d’admirables qualités : un cœur adorablement bon, une âme forte et pleine de cette résignation pieuse qui est si touchante ; un esprit singulièrement aimable, un langage plein de goût, et beaucoup de ce bon sens si délié, si sûr, qu’on rencontre particulièrement chez les femmes, lorsqu’elles veulent bien n’être pas déraisonnables.

L’air des montagnes, la chasse, la course à cheval, la natation, tous les exercices gymnastiques qui remplissent la vie matérielle des champs, contribuèrent, d’autre part, à développer l’adresse de Robert-Robert et son agilité, sa force et son courage.

Enfin, d’excellents maîtres se chargèrent de la partie scientifique de son éducation, avec d’autant plus de succès qu’ils opéraient sur une intelligence aussi infatigable qu’avide, aussi tenace que prompte. Les débris de la fortune paternelle permirent de ne rien négliger de tout ce qui peut activer l’instruction et la rendre plus complète. Les mérinos du tuteur, ses étalons et ses taureaux modèles se convertirent ainsi en latin, en grec, en anglais, en allemand, en italien, en géographie, en histoire, en mathématiques, en physique, en botanique, en musique, en dessin, en escrime et en danse. On ne peut employer plus spirituellement des animaux.

Ce fut donc grand dommage que d’impérieuses circonstances vinssent interrompre les fructueuses études de Robert-Robert, et « changer en torrent, » comme disait encore son professeur de rhétorique, « le cours paisible et pur de ses jeunes destinées. » Mais peut-être, sous un autre point de vue, devait-il en tirer grand profit. Il est un maître, à la cuisante férule, dont les suprêmes leçons servent de complément à toutes les autres. Ce maître, c’est le malheur. Robert-Robert avait à en recevoir de bien rudes enseignements, avant de passer tout à fait homme.

II

Robert-Robert avait un oncle maternel à l’île Bourbon, possession française de la mer des Indes. C’était un des plus riches planteurs de la colonie. Resté célibataire, et déjà vieux et infirme, il pressait depuis longtemps sa sœur, pour qu’elle eût à lui envoyer Robert-Robert. Il s’était pris d’une vive affection pour notre héros pendant le dernier séjour qu’il avait fait en France, et il manifestait l’intention de le nommer son légataire universel. Madame Robert avait toujours résisté aux instances de ce frère, alléguant la jeunesse de son fils et la nécessité qu’il achevât ses études ; mais l’entêté colon ne laissait jamais partir le moindre navire pour la France, sans le charger d’une sommation.

Au moment où commence cette histoire, il écrivait ce qui va suivre, de ce ton, d’assez mauvais goût peut-être, mais plein de franchise et d’amitié, qui caractérisait son style aussi bien que ses paroles, toutes les fois surtout qu’il était fortement ému, et que, par un faux sentiment de ce qu’il appelait sa dignité d’homme, il voulait qu’il n’y parût pas :

« Ma chère Hortense

Dépêche-toi de m’envoyer ton méchant garnement de fils, mon très cher filleul et neveu. Dépêche-toi, si tu veux qu’en arrivant il me trouve encore en vie. Je suis bien fâché de te le dire, pour moi d’abord que ma santé concerne particulièrement, et pour toi ensuite qui es bien la meilleure pâte de sœur que je connaisse ; mais, vrai, je baisse à vue d’œil ! Voici tantôt trois mois que je n’ai bougé de mon fauteuil où la goutte m’a colloqué, j’en ai bien peur, pour le restant de mes jours. Je la sens déjà qui me tracasse au-dessus du genou. Qu’elle remonte encore un peu, et, va te promener ! te voilà forcée de t’habiller de noir, ce qui t’ira parfaitement.

Dépêche-toi donc de m’envoyer ton méchant garnement de fils, qu’on m’a dit être un excellent sujet. Tu me répètes sans cesse qu’il a besoin d’achever ses études, et qu’il est encore trop blanc-bec. Cela n’a pas le sens commun. D’abord, pour ce qui est de son éducation, je me charge de lui faire donner ici le dernier coup de pinceau, tout aussi bien qu’en France. Il ne faut pas croire qu’on ne trouve chez nous que des bêtes brutes.

Si tu crains d’ailleurs qu’il n’en sache plus long que nos professeurs, emballe avec lui toutes vos sociétés savantes, chantantes, buvantes, mangeantes, dansantes, rimantes et fort peu amusantes. J’ai, comme on dit, assez de foin dans mes bottes pour héberger tout ce monde-là.

Quant à son âge, tu conviendras que ton objection commence à tomber dans la plaisanterie. Voilà des siècles que tu me dis : « C’est un enfant ! » Pour peu que tu continues de ce ton pendant quarante ans encore, l’enfant finira par porter perruque. Ainsi donc, dépêche-toi de m’envoyer ton méchant garnement de fils, que j’aime à la folie, que j’aime autant que toi, ma bonne et digne personne de sœur. Il me semble que ma proposition n’est point déjà si déplaisante. Qu’est-ce que je veux de lui, moi ? Qu’il vienne s’ennuyer un peu avec un veux grognon de parrain et d’oncle ? Eh ! pour Dieu ! qu’il se rassure, et toi aussi, car l’ennui ne sera pas long, malheureusement ! Moyennant quoi je lui promets l’une des plus belles successions que jamais oncle des colonies ait eu la sottise de laisser à un neveu. C’est bien le moins qu’on prenne la peine de faire quelques pas au-devant des gens qui vous tendent une fortune.

En conséquence, dépêche-toi de m’envoyer ton méchant garnement de fils.

Songe bien d’ailleurs que c’est à prendre ou à laisser. Si je viens à fermer l’œil avant qu’il soit installé ici, ma foi ! je ne réponds de rien : la succession risquera fort d’être partie avant son arrivée. Je n’aurai pas même eu la peine de l’en déshériter. Mes nègres, mes conducteurs, mes intendants, mes hommes de loi, tous nos vampires se chargeront de cette besogne, et s’en acquitteront, après ma mort, beaucoup mieux que je n’aurais pu le faire de mon vivant. Dans ce maudit pays, vois-tu, ce n’est pas comme en France où l’on vit richement, à Paris, de ses terres de Gascogne, de Lorraine ou de Normandie. Il faut que nous soyons là, nous autres propriétaires des colonies ; là, toujours l’œil ouvert, l’oreille au guet, le pied actif, et par malheur le bras trop souvent levé ; en un mot, les esclaves de nos esclaves ; faute de quoi, plus rien, ou peu s’en faut. Présents, nous ne sommes pas trop mal à l’aise ; mais absents, nous ne sommes plus que des grelus. Il en est de nous comme des arbres : tant que l’arbre tient au sol, il croît, il se feuille, il se couvre de fruits ; qu’on l’arrache, il se dépouille, il meurt ; ce n’est plus qu’un maigre et chétif soliveau.

Donc, dépêche-toi de m’envoyer ton méchant garnement de fils.

S’il me reste à voguer quelques années encore, comme dit la chanson, sur le fleuve de la vie, je lui mettrai le gouvernail en main. L’intelligence et l’activité dont tu le loues ne me seront pas d’un faible secours pour la conservation de son hoirie, maintenant que ma vieillesse, mon impotence, et surtout notre état de guerre avec les Anglais, rendent ici l’autorité des colons singulièrement précaire, et l’humeur de nos subordonnés singulièrement fainéante et séditieuse.

Si, au contraire, je dois aller bientôt ad patres, eh bien ! il se trouvera tout naturellement substitué en mes lieu et place ; il pourra se faire tout à fait colon, si le cœur lui dit du métier ; ou bien se débarrasser de toute ma défroque, à beaux deniers comptants, si le séjour de notre île le suffoque.

Ainsi donc, est-ce dit ? Dépêche-toi de m’envoyer ton méchant garnement de fils.

Ah ! s’il était possible de transporter l’île Bourbon dans un petit coin de la Basse-Bretagne, j’aimerais mieux cela moi-même, et je ne me le ferais point répéter. Mais en attendant qu’on en trouve le moyen, je veux mon neveu, mon filleul, mon héritier ; je le veux, entends-tu bien ? ou je me fâche tout rouge ! Qu’à défaut de ta main pour clore les yeux de ton pauvre frère aîné, qui ne valent plus grand-chose, il ait du moins celle de ton fils, quelque chose de toi, ma bonne, mon archi-bonne sœur.

Sans rancune, n’est-ce pas ?

Ton frère pour la vie

ROBERT DUROC. »

Il est vraisemblable que plus d’une fois, en écrivant cette longue et burlesque épître, le vieil oncle de Robert-Robert pleura, si cependant il était seul. Il n’est personne de sensible, à huis clos, comme les gens qui rougissent en public de leur sensibilité, et qui s’efforcent de cacher leurs émotions sous des formes indifférentes et toujours gauchement badines.

Cette lettre fut suivie de plusieurs autres, parfaitement semblables, car, dans la crainte qu’elles ne fussent capturées en route par les croisières anglaises (cela se passait du temps de l’Empire), le vieil oncle en avait fait des copies dont il chargeait, à tout hasard, chaque nouvelle embarcation qui partait pour la France.

III

Madame Robert fut vivement touchée des amicales sollicitations de son frère ; mais je doute qu’elle eût cédé, si de malheureuses circonstances ne fussent survenues qui rendaient plus précieux que jamais les avantages de fortune qu’on lui offrait pour son fils. Le tuteur éprouvait journellement des pertes considérables dans son commerce de quadrupèdes. Plusieurs maisons de maquignonnage lui avaient fait banqueroute de la plus grande partie de ses étalons. Ses taureaux étaient devenus si horriblement chétifs, qu’ils ne valaient plus rien, à force d’avoir été perfectionnés ; et quant à ses moutons-modèles, la plupart étaient morts de la clavelée. Il avouait lui-même qu’il ne comprenait rien à ses meilleures recettes. Ces déplorables résultats avaient causé de grands déficits dans les revenus de la famille.

M. Dupré ne voyait rien d’ailleurs que de très raisonnable dans la demande de l’oncle.

– « Pars ! » disait-il à son pupille. « Nous aimerions beaucoup mieux, sans doute, te garder auprès de nous ; mais sois heureux, n’importe où, et nous serons heureux. Tu es encore bien jeune, dit-on. Rassure-toi : c’est un défaut dont j’ai toujours ouï dire qu’on se corrige avec le temps. »

Ainsi parlait le tuteur, brave homme, qui ne dédaignait pas de glisser le petit mot pour rire dans les circonstances les plus graves. C’était un de ses moindres défauts.

Quant à Robert-Robert, il y avait longtemps que les lettres de son oncle lui inspiraient le vague désir d’aller le rejoindre. Ces contrées si lointaines, ces grandes mers à traverser, cette vie aventureuse, ces mœurs nouvelles, toute cette autre nature dont le récit des voyageurs lui avait encore exagéré le grandiose et l’étrangeté, tout cela avait fermenté dans son imagination. Il s’était tu pourtant, dans la crainte d’affliger sa mère ; mais enfin ce voyage ne devait plus être une simple affaire de fantaisie, de curiosité, d’agitation romanesque ; c’était désormais une entreprise utile, indispensable même. « Car, » se disait Robert-Robert dans l’excellence de son cœur, « travailler à ma fortune, c’est peut-être assurer celle de ma famille, pour les chances d’un avenir que la décadence actuelle de son ancienne prospérité ne rend déjà que trop imminentes. »

Robert-Robert appuya donc de tout son désir l’opinion dont son tuteur avait pris l’initiative.

Madame Robert ne pouvait résister davantage à des instances si nombreuses, si répétées, et dont sa haute raison lui faisait sentir la justesse. Son âme se brisait d’avance à la pensée d’une séparation qui devait durer longtemps, qui devait être éternelle peut-être ; mais sa tendresse était trop éclairée, trop pure même de ce touchant égoïsme qui peut remplir le cœur jaloux d’une mère, pour qu’elle ne fit point le sacrifice de son bonheur présent aux intérêts d’avenir qui réclamaient son fils.

Le voyage de Robert-Robert fut résolu.

Restait à en faire les apprêts ; restait à composer son trousseau, son office, sa cave et sa bibliothèque de voyage ; restait à lui trouver un compagnon convenable, car madame Robert jugeait inutile sans doute de lui adjoindre aucune espèce de sociétés, ainsi que son frère lui en avait fait la proposition. Nous l’avons dit, c’était une femme de beaucoup de sens.

Chapitre deuxième

Préparatifs. – Les jeunes sœurs de Robert-Robert. – Sa tante Gertrude. – Ce que c’est que Toussaint Lavenette. – Ses apprêts. – Départ.

I

Chacun concourut aux apprêts du voyage, dans la spécialité de ses goûts et selon la nature de ses prévoyances.

Les jeunes sœurs de Robert s’occupèrent du trousseau ; elles lui tissèrent des bourses à contenir tout le trésor public ; elles lui ourlèrent des foulards à moucher cent personnes ; elles lui marquèrent son linge en lettres d’un demi-pied, afin d’empêcher, disaient-elles naïvement, que ses nippes ne s’égarassent là-bas, chez la blanchisseuse du pays, parmi les guenilles des sauvages qu’il allait fréquenter. Du reste, comme cet ensemble de préparatifs avait jeté dans la maison un mouvement inaccoutumé, elles en étaient toutes joyeuses : elles dansaient, folâtraient, riaient, embrassaient cent fois par jour leur frère, avec l’aimable légèreté de leur âge, sauf à pleurer ensuite, bien fort et bien longtemps, quand viendrait le moment de la séparation. Ainsi font les jeunes filles : insouciantes et sensibles, obéissant candidement à toutes les impressions qui soufflent sur leur âme, comme la feuille d’arbuste qui se laisse fris sonner aux mille caprices des vents qui passent.

Leur vieille tante paternelle, mademoiselle Gertrude Robert, se chargea de toute la partie des petits approvisionnements de bouche. C’était une vénérable personne qui avait adopté la famille de feu son frère, et la chérissait de toute la bonté de son cœur, mais avec toute la bizarrerie de son caractère. Elle était devenue peu à peu la seconde maîtresse du logis : la maîtresse de l’office, du vestiaire et de l’infirmerie. Elle avait fini par usurper exclusivement ces trois attributions. La manière dont elle les gérait avait d’ailleurs engagé madame Robert à les lui abandonner sans réserve ; et certes, à moins de vouloir causer à l’estimable demoiselle un bien cuisant chagrin, il ne fallait pas que personne s’avisât d’empiéter d’un seul pas sur son territoire. Elle y régnait despotiquement, et l’on eût pu dire, en style de géographe, que son empire était borné : au nord, par la gelée de groseille, qu’elle confectionnait avec un rare talent ; au midi, par le café à l’eau, pour lequel aucune comparaison ne pouvait lui être défavorable ; au levant, par la cerise à l’eau-de-vie, sur quoi elle était réellement de première force ; et au couchant, par le cérat pour les engelures, qu’elle avait poussé jusqu’à ses dernières limites. Personne non plus n’apprêtait aussi bien qu’elle une crème, un flanc, un gâteau de riz ; personne, un cataplasme, une compresse, une meringue, une frangipane ; personne, une limonade, une tisane, un lait de poule personne enfin ne confisait avec plus d’art, ne distillait avec plus de science, et n’avait étudié plus profondément l’architecture culinaire, celle, par exemple, qui apprend à donner au nougat la forme d’un temple grec, d’une cathédrale gothique, d’une mosquée arabe, d’un clocher chinois. Ainsi de vingt autres talents non moins utiles qu’agréables.

Je me suis plu à rendre cette justice à mademoiselle Gertrude, parce que, dans le rôle exclusif de tante qu’elle s’était choisi sur la terre, il est toujours beau d’unir aux qualités du cœur les meilleures recettes en pharmacie, en confiserie et en pâtisserie. Il faudrait n’avoir jamais été neveu ni nièce pour n’être pas de cet avis.

On ne lui connaissait qu’un seul petit défaut : c’était son habitude de prendre toujours le contre-pied de l’opinion des autres ; c’était la mauvaise grâce qu’elle mettait à obliger son monde, bien qu’elle se fût sacrifiée pour épargner le plus léger mal à autrui ; c’était enfin sa manie de grommeler sans cesse, de quelque service qu’on la priât, et de jurer à mi-voix qu’elle ne le rendrait pas, alors même qu’elle s’empressait de le rendre.

Les bourrasques de mademoiselle Gertrude éclataient de préférence sur le tuteur de Robert, quoiqu’elle lui fût sincèrement attachée au fond de l’âme. Il était bien rare que ces deux personnages ne fussent pas en état de guerre civile. Leur bonne intelligence n’était jamais qu’un armistice plus ou moins long, surtout dans la pensée de mademoiselle Gertrude. Si elle consentait par moments à vivre en paix avec son malheureux adversaire, c’est qu’elle voulait se ménager le plaisir d’une nouvelle rupture. Je laisse donc à juger si le départ de Robert-Robert fut de nature à calmer l’humeur belligérante de la vieille demoiselle.

« – Jolie idée ! » murmurait-elle du matin au soir, en trottinant par la maison, et en flairant à plusieurs fois sa longue prise de tabac. « Envoyer si loin un enfant d’où il sortirait encore du lait, si on lui tordait le bout du nez ! Et cela, sous prétexte de sauver la fortune de son oncle ! Ah ! je voudrais bien être plus riche que je ne le suis ! Je lui dirais : "Tiens, mon garçon, voilà des millions ; amuse-toi ; fais en des choux et des raves ; mais reste ici ne va pas dans ce pays de cannibales, et envoie promener ton tuteur !" Car c’est encore une de ses idées, à ce monstre d’homme ! Il n’en a jamais d’autres ! Il ferait bien mieux de voir ce qui se passe dans ses écuries ! Mais non ! il faut que ce conseiller de malheur se mêle de tout ce qui ne le regarde pas, afin de faire monsieur l’Entendu, et de se donner des airs d’importance ! Au surplus, qu’ils l’envoient au Mississippi s’ils veulent ! Je ne me mêle plus de rien ! Je ne veux pas qu’il soit dit que j’aie trempé les mains dans une telle horreur ! »

Tout en marmottant de la sorte entre le peu dents qui lui restaient, mademoiselle Gertrude ne s’en occupait pas moins, avec l’ordinaire exagération de son zèle, de la partie des préparatifs qui dépendait de ses attributions. Elle entassait confitures sur confitures, pâtés sur pâtés, pruneaux sur pruneaux. On eût pu croire qu’elle était chargée d’approvisionner tout l’équipage du navire. Il n’y avait pas un petit coin dans les malles de son neveu, où elle ne glissât quelques biscuits, quelques macarons, quelques friandises. Elle l’amenait ensuite devant ce grenier d’abondance, et lui disait, la larme à l’œil :

« – Vois-tu, mon garçon ? c’est ici qu’est ton chocolat. Chaque fois que tu te sentiras l’estomac un peu tiraillé, croques-en un morceau : cela te fera du bien. Voici maintenant quelques bouteilles de ratafia. Un petit verre de temps en temps, le matin, à jeun, ça ne pourra pas te faire de mal ; cela chassera les brouillards de la mer, surtout si tu as soin de tremper dedans un de ces biscuits de Reims que j’ai faits. C’est là que je les mets, vois-tu ? Pauvre enfant !… quand je pense que tu vas nous quitter ! et que c’est ton satané tuteur qui vous a fourré à tous cette belle idée dans la tête !… Ah ! le maudit homme !… Au surplus, cela ne me regarde pas : je n’ai aucun droit sur toi. Mais il fera chaud quand je me mêlerai de ce voyage !… N’oublie pas toujours que ton chocolat est ici, au fond de ta petite malle, sous cette pile de mouchoirs, entre tes gilets blancs et tes chemisettes fines… Ah ! le vilain être !… qu’il aurait bien mieux fait de rester avec ses animaux ! »