(SUITE)
Au moment où Harly posait les dernières bandes de diachylon qui devaient maintenir le vésicatoire bien en place et l’empêcher de descendre ou de remonter, Mautravers entra dans la chambre.
En apercevant Roger le torse nu, il s’arrêta sur le seuil de la porte, tout surpris.
– Êtes-vous malade ? dit-il.
– Une précaution, répondit Harly, posant des bandes de toile par-dessus l’emplâtre.
– Mais alors, s’écria Mautravers, vous ne montez pas Balaclava ?
– À moins que je ne monte avec ça, dit Roger en souriant.
– Je vous en défierais bien, dit Harly.
– Vous auriez dû me prévenir, dit Mautravers d’un ton de mauvaise humeur, j’avais pris Balaclava ; c’est un mauvais tour que vous me jouez là.
– Dites cela au docteur.
Mautravers ne dit rien au docteur, mais en sortant il lui lança un mauvais regard.
– Je crois que M. de Mautravers est un peu fâché contre moi, dit Harly.
À ce soir.
Quand Harly fut parti, Bernard, qui, tout allant et venant, avait entendu ce qui s’était dit, demanda à son maître la permission de sortir pendant une heure.
– Et pourquoi donc ?
– Mais… pour me couvrir ; moi aussi j’avais pris Balaclava.
– J’ai besoin de vous, ne sortez pas, c’est impossible.
Bernard ne répliqua pas, mais une colère indignée se manifesta sur son visage. Comment, il daignait avoir confiance en son maître, ce qui ne se voit pas souvent chez les valets de chambre, il pariait pour lui, il mettait son argent sur son cheval, et voilà maintenant que ce maître impotent, invalide d’une façon ridicule, car enfin on est ridicule, quand on a un vésicatoire, voilà que ce maître ne lui permettait pas de rattraper son pauvre argent ! C’était indigne.
Ç’avait été une grande affaire dans un certain monde que la nouvelle de l’engagement de Balaclava dans le steeple-chase le plus important de l’année. Un cheval de fiacre, est-ce drôle, hein ? – Il fallait être un original comme le duc de Naurouse pour l’engager avec les meilleurs steeple-chasers dans un prix dont les conditions de distance et de poids étaient aussi dures. Probablement il ne partirait pas ; s’il partait, la course serait certainement des plus drôles ; il faudrait voir ça.
Ce mot, répété et colporté, avait amené dans l’enceinte du pesage de Vincennes plus de monde qu’on n’en voyait là ordinairement ; en tout cas un autre monde, particulièrement les amis de Roger, ceux avec qui il avait des relations ou qui le connaissaient : le prince Savine, Poupardin, le prince de Rappel, Sermizelles, Montrévault, enfin madame d’Arvernes et, ce qui provoquait toutes sortes d’observations, M. de Condrieu-Revel lui-même.
– Le comte de Condrieu qui vient voir si son « cher petit-fils » va se casser les reins, dit le prince de Kappel, en imitant le parler hésitant de M. de Condrieu, il faut que j’aille le faire causer, ça peut être drôle.
Et il aborda M. de Condrieu qui, un peu désorienté, fut heureux d’avoir quelqu’un à qui il pût s’accrocher.
– Vous n’avez pas vu mon cher petit-fils ? dit-il, c’est pour lui que je suis venu, oui, pour lui ; je voudrais qu’on le dissuadât de prendre part à ces amusements barbares ; je ne peux pas m’adresser à lui directement à cause de ces malheureux dissentiments qui règnent entre nous, mais il me semble… j’espère qu’un de ses amis pourrait… devrait le prévenir… vous, prince, par exemple.
C’était en se promenant devant les tribunes que M. de Condrieu parlait ainsi ; ils étaient arrivés en face la rivière, il s’arrêta :
– Qu’est-ce donc cela ? dit-il.
– La rivière.
– Est-ce que les chevaux sautent cette rivière ?
– Certainement.
– Mais c’est très large.
– Assez, quatre mètres cinquante centimètres.
– C’est effrayant ; c’est dangereux, n’est-ce pas ?… dangereux ?
– Quelquefois ; mais la banquette, cette butte en terre que vous voyez là-bas, est aussi dangereuse : on peut s’y casser les reins comme à la rivière ; d’ailleurs, tout obstacle est dangereux avec un cheval épuisé.
– Se casser les reins… se casser les reins ; mais c’est abominable cela. Pourquoi ne dites-vous pas à mon petit-fils ce que vous me dites là : moi je lui ferais peur, faites-lui peur, voulez-vous, hein ?
Ce ne serait peut-être pas un bon moyen pour l’arrêter.
– Se casser les reins, c’est affreux, cela. Ah ! mon Dieu ! qui donc pourrait bien l’arrêter ? Il faut l’arrêter.
À ce moment ils furent rejoints par Mautravers.
– Ah ! monsieur le comte, dit celui-ci, vous étiez venu pour voir Roger : il ne montera pas son cheval.
– Comment cela ?
– On lui a mis un vésicatoire sur la poitrine ce matin.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria M. de Condrieu.
Ce cri fut si désolé que M. de Condrieu se crut obligé de l’expliquer.
– Malade, dit-il, malade ! Quelle nouvelle… pour moi !
Et il s’écarta un moment.
– De quoi M. de Condrieu est-il désolé, demanda le prince de Kappel, de ce que Roger n’a pas l’occasion de se casser les reins aujourd’hui ou bien de ce qu’il est malade ?
Mais Mautravers ne répondit pas, il s’était tourné du côté des tribunes et il avait aperçu madame d’Arvernes qui, entourée de trois ou quatre jeunes gens, semblait ne pas les écouter et promenait ses yeux droit devant elle, comme si elle regardait le panorama du cours de la Marne se déroulant capricieusement depuis les coteaux de Chelles et de Noisy. Pour qui savait voir il était évident qu’elle ne regardait rien : elle réfléchissait, elle attendait. Il alla à elle pour s’amuser de la figure qu’elle ferait en apprenant la nouvelle. Elle n’en fit aucune et resta impassible ; seulement elle se mit à parler avec volubilité.
– Que dites-vous donc ? s’écria-t-elle tout à coup, voici M. de Naurouse que vous prétendez malade.
En effet c’était bien Roger qui s’avançait, marchant un peu raide, mais souriant cependant en saluant à droite et à gauche.
Mautravers avait couru au-devant de lui.
– Comment, vous ici ?
– Je viens monter Balaclava.
– Mais c’est impossible, vous ne ferez pas cela !
– Pourquoi donc ? Vous me reprochiez ce matin de ne pas le monter, et voilà maintenant que vous ne voulez pas que je le monte ! Il faut être logique, mon cher.
– Mais ce matin…
– Ce matin, dit Roger en riant, vous aviez mis votre argent sur Balaclava, et ce soir, vous étant retourné, vous l’avez mis contre.
Et quittant Mautravers, il monta deux gradins pour rejoindre madame d’Arvernes qui, fâchée de la longueur de cet entretien, lui faisait signe de venir près d’elle. À le voir marcher, il était impossible de deviner sur son visage ou dans son attitude que l’enjambement des gradins lui causait une souffrance.
– Est-ce que M. de Mautravers s’est moqué de nous ? demanda vivement madame d’Arvernes en tendant la main à Roger.
– En quoi donc ?
– Il prétend qu’on vous a posé ce matin un vésicatoire sur la poitrine.
– Mautravers exagère tout ; une mouche tout au plus.
Elle le regarda en l’examinant dans les yeux ; il souriait.
Brusquement elle se pencha pour lui parler à l’oreille :
– Me conseillez-vous de parier pour votre cheval ? demanda-t-elle à voix basse, de façon à n’être pas entendue de ceux qui les entouraient.
À son tour, il la regarda pour voir ce qu’il y avait sous cette question : évidemment c’était le doute et l’inquiétude ; répondre oui c’était calmer cette inquiétude, mais aussi c’était compromettre l’argent qu’elle voulait risquer.
– Non, dit-il.
– Vous voyez bien, murmura-t-elle.
– C’est de mon cheval que je ne suis pas sûr ; il n’a jamais couru sur cet hippodrome.
Il se mit à bavarder en riant pour bien prouver qu’il n’y avait rien de fondé dans les paroles de Mautravers : n’était-il pas évident qu’on ne l’avait jamais vu en meilleure santé ?
Quant à Balaclava, qu’un lad promenait sur la pelouse du pesage, il semblait être en excellent état, au moins autant qu’on en pouvait juger sous les couvertures qui l’enveloppaient. Si on n’avait pas su qu’il avait fait le misérable métier de cheval de fiacre on ne s’en serait jamais douté à le regarder : son allure était fière dans sa promenade circulaire ; ce qu’on voyait de son poil était luisant et velouté ; l’œil avait du feu, mais avec une certaine dureté dans le regard, comme cela se rencontre assez souvent chez les bêtes intelligentes que l’homme a fait souffrir. Avait-il les jambes bonnes, c’était ce que demandaient les parieurs pour ou contre, mais sans pouvoir se fixer à ce sujet, car elles étaient enveloppées de bandes de flanelle, – inquiétantes pour ses partisans, rassurantes pour ses adversaires.
C’était dans la troisième course que Balaclava était engagé et l’on venait de sonner le pesage pour la deuxième.
À son grand désappointement, M. de Condrieu n’avait presque rien vu de la première, qui se passait au loin, sur cet immense hippodrome, avec l’arrivée seulement devant les tribunes ; aussi s’était-il mis en belle place pour voir la deuxième, dans laquelle, lui avait-on dit, les chevaux devaient sauter la rivière et la banquette irlandaise, c’est-à-dire quelques-uns des obstacles qui devaient être franchis dans la troisième, la plus importante, la plus difficile et par conséquent la plus dangereuse de la journée.
Manœuvrant habilement, il avait fini pas accaparer le prince de Kappel et se cramponner à lui de façon à se faire faire expliquer par quelqu’un de compétent et doué d’une excellente vue ce qu’il ne connaissait pas ou ne voyait pas.
Par cela seul que cette course n’était pas très sérieuse, elle avait réuni un grand nombre de concurrents ; le départ donné, ils arrivèrent tous en peloton à la rivière, espacés seulement pour ne pas sauter les uns sur les autres. Six passèrent, deux s’abattirent, lançant au loin leurs jockeys ; un troisième désarçonna son jockey qui, restant engagé par le pied pris dans l’étrier, fut traîné au galop.
– C’est horrible, s’écria M. de Condrieu ; il va être tué, n’est-ce pas ?
Mais ils n’eurent pas le temps d’en dire davantage. Les chevaux lancés à fond de train allaient aborder la banquette irlandaise. Il s’était fait un grand silence dans le public, qui, quelques secondes auparavant, avait poussé une puissante exclamation d’effroi. Toutes les têtes maintenant étaient tournées vers la banquette ; seuls, les sergents de ville et les hommes de service s’occupaient des jockeys qui n’avaient pas pu se relever. Un cheval encore culbuta, et au bout de quelques minutes on vit deux hommes apporter sur leurs bras un jockey inanimé.
– On se tue beaucoup, dit M. de Condrieu d’une voix lamentable.
– Toutes les chutes ne sont pas mortelles, heureusement ; la terre est molle aujourd’hui.
– Enfin on peut se tuer. Je vous en prie, prince, je vous en supplie, empêchez mon petit-fils, mon cher petit-fils de monter son cheval dans l’autre course, car elle est plus dangereuse, n’est-ce pas, plus dangereuse ?
Il se tourna vers Roger ; mais le pauvre petit-fils n’était plus auprès de madame d’Arvernes. Il venait de la quitter pour aller s’habiller, après qu’elle lui avait longuement serré la main. Dans cette étreinte il avait senti qu’elle lui glissait quelque chose dans la main en le regardant avec des yeux passionnés. S’étant éloigné de quelques pas, il avait ouvert la main : ce qu’elle lui avait glissé était une petite médaille de sainteté.
Si Roger avait eu des curieux pour le regarder de loin, il en eut bien plus encore pour le regarder de près, lorsqu’il vint se faire peser : on s’était entassé autour de la balance et, en se dressant sur la pointe des pieds, on tendait le cou pour l’apercevoir et l’examiner : il était calme, froid en apparence, indifférent, mais avec un air de dédain qu’il avait souvent en public. On remarqua, lorsqu’il s’assit sur la balance, qu’une légère grimace avait contracté ses lèvres, mais ce ne fut qu’un éclair.
Les curieux le suivirent pour le voir monter à cheval, ce qu’il fit légèrement sitôt que Balaclava fut bridé et sellé ; puis tout de suite il sortit de l’enceinte du pesage, et l’on ne tarda pas à ne plus voir sur la pelouse sa casaque et sa toque or.
Le champ ne se composait que de trois chevaux : Balaclava, le vieux Satan, au baron Friardel, monté par Cassidy, et Bock, monté par Lamplugh ; mais la course pour cela n’en promettait pas moins d’être pleine d’intérêt. Bock et Satan étaient deux gloires des steeple-chases aussi bien que leurs jockeys. Qu’allait faire le cheval de fiacre contre ces deux adversaires redoutables qui, tant de fois, avaient couru sur cet hippodrome qu’ils connaissaient comme leur piste d’entraînement ? Et le duc de Naurouse, qu’on disait malade, qu’allait-il faire contre deux jockeys qui n’avaient pas de rivaux ? Son cheval était dans un état de préparation parfaite, il est vrai, sans une livre de chair en trop ni en moins, il bénéficiait aussi d’une forte décharge de poids ; mais serait-ce assez pour gagner ?
Tout le monde avait pris place pour bien voir cette course, M. de Condrieu au premier rang, toujours accroché au prince de Kappel, qui avait tout fait, mais inutilement, pour s’en débarrasser. Quant à madame d’Arvernes, au lieu de rester assise nonchalamment et de promener çà et là son regard éteint, elle s’était levée et elle tenait sa lorgnette attachée sur les trois chevaux réunis. Un des jeunes gens qui l’entouraient ayant voulu continuer à l’entretenir, elle lui dit un : – « Ah ! mon cher, laissez-moi tranquille », – si raide et si sec, qu’il s’établit un complet silence autour d’elle.
Le départ avait été donné et les chevaux arrivaient, non plus follement en casse-cou comme dans la course précédente, mais dans un bon train, tenus ferme par des mains habiles ; ils touchaient la rivière ; elle fut franchie avec tant de légèreté, tant de sûreté, tant de justesse, que les applaudissements éclatèrent de toutes parts.
– Pas de chute, murmura M. de Condrieu.
– Vous voyez : Balaclava va très bien ; c’est merveilleux.
Il en fut de la banquette comme il en avait été de la rivière : c’était à croire que, pour ces chevaux, ces obstacles étaient un jeu.
Ils s’éloignèrent et disparurent dans les arbres. Quand on les revit au loin ils étaient tous les trois à la queue leu leu, mais se tenant presque : au centre on apercevait la casaque du duc de Naurouse qui faisait une tache éclatante sur la sombre verdure du bois.
Ils devaient passer deux fois devant les tribunes. On les vit grandir, se rapprocher, arriver toujours dans le même ordre. Mais en franchissant la rivière, Bock, qui tenait la tête, fit une faute, ce qui obligea Balaclava, qui le suivait, à sauter un peu en biais. Jeté en avant le duc de Naurouse parut devoir passer par-dessus la tête de son cheval.
– Tombé ! il est tombé ! s’écria M. de Condrieu.
M. de Condrieu se trompait, Roger s’était redressé et remis en selle ; quand il aborda la banquette il avait repris son aplomb et il était maître de son cheval.
La course se continua sans incident, on revit les trois chevaux arriver en face des tribunes et gravir la côte de Gravelle, Bock en tête, Balaclava en queue. Était-il battu ? C’était là que devait se décider la course. Il s’étendit, tandis que Satan fouettait l’air de sa queue.
La dernière haie fut franchie par les trois chevaux en même temps ; c’était Balaclava qui tenait la corde.
Une clameur s’éleva :
– Balaclava gagne ! Hurrah !
Mais la lutte n’était pas finie, bien que les chevaux, blancs d’écume, fussent épuisés ; on voyait se lever et s’abaisser le bras des jockeys et les cravaches tournoyer furieusement.
Balaclava ! Balaclava ! hurlait la foule.
C’était lui, en effet, qui se détachait du groupe à cent mètres du poteau et arrivait premier, acclamé par le public, qui battait des mains et trépignait.
– Winner ! le cheval de fiacre !
Quand Roger descendit de cheval, on se pressa autour de lui pour lui serrer la main ; mais il ne répondit à personne, et aussitôt qu’il eut fait constater son poids, sans même se déshabiller, s’enveloppant seulement dans un pardessus et une couverture, il se jeta en voiture pour rentrer à Paris grand train.
Le soir, en arrivant, Harly le trouva au lit avec un pouls à 140.
– Que s’est-il donc passé ?
– J’ai fait 6 000 mètres en steeple-chase.
– C’est impossible !
– Non, puisque j’ai gagné ; maintenant, faites de moi ce que vous voudrez. Avec les vingt mille francs que me valent le prix et les paris, me voilà quelques mois de tranquillité ; je pourrai peut-être attendre la fin de mon procès. Mais n’est-il pas honteux qu’un Naurouse en soit réduit à courir comme un jockey pour gagner sa vie ?
Une des prescriptions de Harly avait été que son malade ne reçût personne ; à ce sujet les ordres les plus précis avaient été donnés à Bernard qui, quel que fût celui qui se présentât, devait refuser la porte.
Cependant, lorsque le lendemain matin après une nuit agitée par la fièvre, Roger ouvrit les yeux, une femme était penchée sur son lit.
– Valère ! J’allais t’écrire.
– Pourquoi n’es-tu pas revenu hier après la course, je t’attendais.
– Parce que j’avais peur de me trouver mal, ce qui, en public, eût été par trop bête.
– Alors cette mouche ?
– Elle avait 15 centimètres.
– Et tu as monté ton cheval ?
– Tu as vu.
– Et moi qui t’admirais bêtement, sans savoir ; mais c’est héroïque, cela !
Et, reculant un peu pour mieux voir, elle attacha sur lui des yeux enthousiastes en joignant les mains.
– Mais pourquoi as-tu commis cette imprudence ?
– Parce que j’avais besoin d’une vingtaine de mille francs.
– Il fallait me le dire.
Il secoua la tête.
– Rassure-toi ; je les aurais demandés à mon père.
– Ne valait-il pas mieux les gagner ?
– Non, puisque te voilà malade ; et cependant j’avoue que tu m’as donné hier la plus violente des émotions que j’aie éprouvées, avec cela un mélange d’angoisse et de fierté tout à fait étrange ; quand, au second saut de la rivière, on a crié : « Il est tombé, » j’aurais étranglé ceux qui avaient dit cela ; je ne voulais pas qu’on admît que tu pouvais tomber, et cependant cette peur me serrait la gorge et faisait danser ma lorgnette dans mes mains tremblantes. Mais quelle joie triomphante quand tu es arrivé ! les jambes m’ont manqué.
Elle eût longtemps continué si Bernard n’était pas venu annoncer que le docteur Harly demandait à voir son malade.
– Par où puis-je sortir ? demanda-t-elle à Bernard.
– M. le docteur est dans le salon, madame la… peut passer par la salle à manger.
– C’est bien, tout à l’heure.
– Dites à M. Harly que je le prie d’attendre un moment, commanda Roger.
Bernard parti, elle prit la main de Roger et la lui baisa passionnément :
– J’ai eu bien peu le temps de te voir, dit-elle, et cependant je ne peux pas revenir ce soir ni demain : tes amis vont vouloir te visiter, et quand même tu ne les recevrais pas, il est bien certain qu’ils vont assiéger ta porte, encombrer ton escalier, envahir la loge de ton concierge. Je ne peux donc pas m’exposer à braver leurs regards curieux quand nous nous rencontrerions, ce qui arriverait infailliblement. Que faire ? T’écrire. Oui, je t’écrirai, et toi aussi, de ton côté, tu m’écriras tous les jours pendant tout le temps que tu seras malade ; mais ce n’est pas assez : on parle mal de soi quand on est malade ; et d’ailleurs est-ce qu’on sait. Il me faut donc plus que tes lettres : je vais écrire ce soir au docteur Harly de venir me voir ; il est ton médecin, il sera le mien ; nous parlerons de toi.
– Mais…
– S’il devine la vérité, qu’importe, tu ne rougis pas de moi, n’est-ce pas ? Moi, je suis fière de toi.
L’essentiel était dit ; mais, entre amants, ce n’est pas l’essentiel qui compte, c’est le superflu, la fantaisie ; il fallut que Bernard revînt à nouveau les avertir que le docteur Harly trouvait le temps long. Eux, ils n’avaient point suivi l’aiguille de la pendule.
Elle partit, alla jusqu’à la porte, revint au lit, fit deux pas en avant, un en arrière, et il fallut que Bernard se plaçât entre elle et le lit pour qu’elle se décidât.
Mais dans la salle à manger elle s’arrêta.
– Surtout, soignez-le bien, dit-elle à Bernard.
– Que madame la duchesse soit tranquille.
– Ah ! dit-elle un peu suffoquée.
– Mon Dieu, dit-il avec confusion, je ne suis qu’un maladroit, cela est vrai ; mais c’est l’admiration qui me fait perdre la tête.
Enfin Harly put entrer.
Malgré ce réveil et cette visite, le pouls n’était pas mauvais ; il y avait une amélioration très sensible, mais Harly n’en dit rien de peur que ce fût un encouragement à des imprudences nouvelles ; au contraire, il formula toute une série de prescriptions sévères.
Ce ne fut pas le lendemain que madame d’Arvernes tint sa promesse d’écrire, ce fut le jour même : trois heures après son départ, Roger reçut une lettre d’elle, puis le lendemain soir, et ainsi régulièrement deux fois par jour.
Au temps où il n’était pas son amant et où il entendait parler d’elle, on disait qu’elle avait la manie d’écrire à ses amants et que, pour ne pas se mettre en peine d’imagination, elle copiait tout simplement un recueil de lettres qu’elle avait reçues autrefois d’un de ses amants, tué par elle, un poète qu’elle avait aimé pour sa réputation et ses longs cheveux ; mais si Roger avait pu ajouter foi à ces calomnies qui lui avaient paru drôles, il n’avait plus pour elles maintenant qu’un parfait mépris : ces lettres étaient bien de sa chère Valère elle-même.
Dans le grand nombre de celles qu’elle écrivit ainsi, une seule prise au hasard suffira pour donner le ton de toutes :
« La passion te va bien, mon cher Roger, et certainement tu es né pour l’amour ; personne, j’en suis certaine, ne dirait aussi joliment que toi "je t’aime", on te voit, on te sent tout frémissant.
Est-ce que vraiment je te plais autant que cela, cher adoré ?
Mais comment t’ai-je inspiré ce tendre sentiment ? En t’aimant ? Voilà qui n’est pas une raison. En sachant t’aimer ? C’est cela, n’est-ce pas ? Alors tu me reconnais donc quelque talent, quelque mérite, toi qui es un connaisseur ? Sais-tu que cela me rend fière. Sais-tu que pour cela je vais t’idolâtrer.
Mais alors prends garde à toi, car si décidément tu es bien l’âme de mon âme, le choisi de mon cœur, si tu es celui vers qui allait mon rêve, celui que j’appelais, celui que j’attendais, celui que je voulais, alors je t’entraîne, je te plie à mon gré, je te domine et tu ne m’échappes plus.
Tu vois que je suis franche. Toi, es-tu heureux ?
Tu sais que je suis nerveuse, exigeante, impérieuse, entière dans mes volontés, absolue dans mes désirs et que la déception me rend méchante. Comment en serait-il autrement ? N’ai-je pas vainement attendu la passion depuis ma jeunesse ? Cela m’a pris vers mes dix-huit ans : un désir sans frein, une vraie maladie. Combien inutilement ai-je interrogé de visages, scruté de cœurs, palpé de mains qui se tendaient vers moi pour voir si un sang chaud battait dans leurs veines. Que m’importait qu’ils fussent beaux ou laids, ces visages ; qu’elles fussent fines ou grosses, ces mains ! Ce n’était pas du brun ou du blond que je prenais souci, du maigre ou du dodu : ce qu’il me fallait, c’était une nature violente, enfiévrée, curieuse, insatiable, une nature pire que la mienne ; splendide ou mauvaise, mais provocante et heurtée, extravagante et raffinée, afin de trouver près d’elle une lutte de folie et d’amour, un bonheur ou des désespoirs à me tuer, des jalousies féroces, des actions de grâces des fâcheries brutales, des retours subits avec de lâches réparations, des regrets désespérés, d’humbles prières, des serments invoquant les choses les plus sacrées ; ce que je voulais, c’était ne plus me reconnaître, sortir de moi, être enlevée dans un autre monde, être bouleversée, ravie, écrasée, pleurer de joie, rire de douleur, souffrir, jouir, m’étourdir, vivre enfin ; ce que je voulais, – cela ne s’écrit pas, – c’était ce que tu me donnes.
Tu vois quelles qualités je te reconnais, celles justement qui doivent m’entraîner, car, je te le dis, tu es né pour l’amour.
Mais peux-tu te perfectionner ? Peux-tu te continuer ?
Oui, n’est-ce pas ! car la jeunesse a ce privilège, et comme il me semble que je te vaux bien, nous avons devant nous de beaux jours. Nous verrons qui de nous deux sera le plus souple et le plus inventif ; qui de nous deux aura le plus d’audace et d’imagination. Je te préviens qu’il y a longtemps que la passion me dévore. Peut-être es-tu quelquefois troublé de ses éclats et de sa fantaisie ; mais non effrayé, n’est-ce pas ?
Qui de toi ou de moi sera le maître de l’autre !
En attendant que cette question se décide, et rien ne presse qu’elle soit décidée si même elle l’est jamais, je passe des nuits brûlantes à me rappeler nos entrevues, ton charme irritant et mystérieux, l’ardeur de tes étreintes, la douceur de tes caresses ; je gémis, je soupire, je pleure, je te veux.
Voilà comme je t’aime maintenant.
Devine comme je t’aimerai.
Autrement que cela, mieux que cela, plus que cela. Sera-ce bien ? Sera-ce assez ? Ce sera peut-être trop ? Mais alors ne me le dis pas, afin que je respecte ta vie. »
Ce qui empêchait madame d’Arvernes de venir voir son amant chez lui tous les jours, ce n’était point la peur de compromettre sa réputation, mais c’était qu’elle ne voulait point s’exposer à se trouver face à face dans l’escalier ou dans le vestibule de Roger avec Mautravers, Savine, le prince de Kappel ou autres gens de son monde, arrivant en visite chez leur ami.
Qu’on dit qu’elle était la maîtresse du duc de Naurouse, que tout le monde le répétât, cela ne la gênait en rien ; elle était au-dessus de ces propos.
Mais qu’elle se rencontrât nez à nez à la porte de Roger avec Mautravers, lui entrant, elle sortant, de cela elle prenait souci et s’inquiétait ; il y avait là un fait matériel, immédiat, qui la blesserait s’il se produisait ; et il pourrait très bien se produire. Elle n’aimait point les surprises : se trouver dans l’embarras l’humiliait ; elle avait horreur des situations fausses ; elle devait donc éviter ce danger.
Au contraire, l’équivoque l’amusait et la provoquait d’autant plus, que, pour une femme intelligente, il est toujours facile de se maintenir dans l’équivoque, à moins d’être prise en flagrant délit. Combien de bonnes raisons n’avait-elle pas pour expliquer avec un ton convaincu, mais aussi avec un sourire railleur, l’intimité qu’on remarquait entre elle et M. le duc de Naurouse. Pour elle, c’était une joie de se lancer dans ces explications ; cela chatouillait son esprit ; et si, en l’écoutant, on laissait paraître une certaine incrédulité, elle était tout à fait heureuse, car tout en affirmant hautement la parfaite innocence de cette intimité, elle tenait essentiellement à ce qu’on n’acceptât point sa parole ; il l’aimait, le jeune duc, il l’aimait passionnément, et elle eût été désolée qu’on ne le sût pas, humiliée qu’on en doutât.
Lorsque au bout d’une quinzaine de jours Roger put sortir et reprendre ses habitudes, elle chercha toutes les occasions pour faire éclater cette passion de telle sorte que tout le monde la vît bien clairement.
Déjà l’intimité à Vauxperreux, la petite table du tête-à-tête au déjeuner, le voisinage de leurs deux appartements, le besoin d’être toujours ensemble et de se chercher l’un l’autre, leurs regards, leur manière de se donner la main et dix et vingt autres signes certains avaient été plus que suffisants pour faire la lumière sur leur liaison ; mais tout naturellement cette lumière n’avait pu frapper que ceux qui avaient été à Vauxperreux, des amis, en tout cas un petit groupe assez restreint, et cela n’était point assez pour elle.
Il lui fallait plus.
Pour sa vanité, pour sa gloire, il fallait que cette passion fût connue de tout Paris.
Elle avait trente ans, le duc en avait vingt-trois et il l’aimait. – Pour une femme qui savait que sa beauté était contestée, n’était-ce pas une affirmation de cette beauté et de sa puissance ?
Et puis, d’autre part, n’était-ce pas une sorte de réhabilitation pour elle, en tout cas un démenti donné à certains propos ? Bien qu’elle n’eût pas connu tous les bruits qu’on faisait courir sur elle, cependant elle n’ignorait pas qu’on avait interprété à son désavantage la brièveté de ses liaisons ; ceux avec qui elle avait rompu avaient parlé, rejetant sur elle, bien entendu, les causes de ces ruptures ; ces indiscrétions avaient été colportées, grossies, envenimées et elles étaient devenues de véritables accusations contre lesquelles la constance de Roger la défendait ; il l’aimait, non depuis quelques jours, mais depuis plusieurs mois, et ce n’était pas un enfant, un ignorant, un déshérité, un timide : il avait eu pour maîtresses les femmes les plus en vue de Paris, celles qui avaient conquis la célébrité par la beauté, l’élégance, l’esprit, le savoir, celles qui possédaient l’art de se faire aimer ; pour elle il les avait quittées, ces maîtresses.
Il fallait que cela fût notoire.
Et elle se chargea de le publier bruyamment.
Autant les femmes mettent ordinairement de prudence, d’habileté, de ruse à cacher leurs amours, autant elle mit de franchise et d’audace à afficher les siennes. Elle ne fit plus un pas sans avoir Roger à ses côtés ; au théâtre, dans le monde elle voulut qu’il l’accompagnât, le faisant inviter partout où elle était invitée elle-même, et cela non pas en prenant d’adroits détours, mais ouvertement, en le demandant franchement.
– Vous aurez le duc de Naurouse ?
– Nous le connaissons peu.
– Cela ne fait rien ; invitez-le, il est charmant.
– Viendrait-il ?
– Je me charge de l’amener.
Et en réalité elle l’amenait, le mot était d’une exactitude parfaite, aussi vrai qu’il l’eût été pour une mère amenant sa fille.
Ne voulant pas lui donner tout haut dans le monde le nom de Roger, elle imagina, en lui parlant ou en l’appelant, de se servir d’un mot italien beaucoup plus tendre que ne l’eût été ce petit nom de Roger : Carino.
Elle n’eut plus que Carino sur les lèvres.
– Où est Carino ?
– C’est Carino qui m’a dit cela.
– Carino va arriver.
– Carino ne veut pas.
Cela devint une sorte de nom, si bien que ceux qui ne savaient pas l’italien pouvaient croire que le duc de Naurouse s’appelait ainsi ; quant à ceux qui savaient que Carino signifie mon chéri, mon mignon, ils trouvaient que madame d’Arvernes en prenait vraiment bien à son aise avec les convenances.
Mais c’est qu’en réalité elle n’avait jamais, depuis qu’elle était mariée, pris souci des convenances, cet Évangile du monde qu’elle s’était toujours amusée à braver : les convenances pour elle c’était ce qui lui convenait, ce qui lui plaisait, et ce qui lui convenait, c’était qu’on sût qu’elle aimait et qu’elle était aimée.
Pourquoi se fût-elle contrainte ?
Pour qui ?
Par respect humain ? Mais le respect humain n’existe que pour les petites bourgeoises à l’esprit timide, à la conscience timorée qui veulent bien se soumettre à ses lois, si vagues d’ailleurs. Est-ce que, dans son monde, à elle, ces lois étaient prises au sérieux ? Combien de femmes, parmi les plus brillantes, devaient leur célébrité et leur gloire à leurs amours ; elles n’eussent été rien si elles n’avaient pas été aimées, aimées au grand jour, publiquement. Les exemples et les noms ne manquaient pas ; il lui plaisait d’être rangée parmi ces amoureuses.
Pour son mari, pour ses enfants ? Son mari ? ah ! vraiment, la naïveté eût été trop forte de se sacrifier à lui. Ses enfants ? mais est-ce que pour donner la vie à des enfants on leur doit sa vie ?
Sa vie c’était d’aimer, c’était d’être aimée.
D’ailleurs il n’y avait pas que son amour-propre qui fût engagé dans cette question, son amour lui-même était en jeu.
Quand il serait bien reconnu que le duc de Naurouse était son amant, quand tout le monde saurait, verrait qu’il l’aimait passionnément, on ne chercherait point à le lui enlever, puisque celles qui pourraient avoir cette fantaisie seraient averties à l’avance de l’inutilité de leurs tentatives.
Bien qu’elle affichât la prétention de n’être point jalouse et qu’à chaque instant elle affirmât à Roger qu’elle ne savait point ce que c’était que ce sentiment de la jalousie, qui était une injure à l’amour, en réalité, elle vivait dans une inquiétude continuelle depuis qu’il était son amant.
Elle le trouvait beau, charmant, spirituel, élégant, plein de distinction et de noblesse, en un mot le plus parfait des amants, et elle était convaincue que bien des femmes, sinon toutes les femmes, devaient le regarder des mêmes yeux qu’elle le voyait elle-même ; il était en vue, il portait un grand nom, il avait eu des aventures et des amours qui avaient fait tapage dans le monde, combien de raisons pour qu’on le voulût, pour qu’on cherchât à appeler son attention, pour qu’on courût après lui.
À cette pensée, c’était plus que de la jalousie qui s’emparait d’elle, c’était de la fureur : ne plus l’avoir tout entier, quand déjà elle ne l’avait pas assez ! le partager !
Elle voulait pouvoir le défendre, se défendre elle-même.
Et cela ne serait réellement possible que si elle était en état d’intervenir franchement, et si une lutte se présentait se jeter bravement dans la mêlée.
Ce n’était pas en cachant ses amours, ce n’était pas en gardant le respect des convenances qu’elle pouvait prendre ce rôle. Sans doute il y a des femmes qui savent manœuvrer au milieu des dangers en rasant les murs et agir utilement sans jamais se découvrir ; lorsqu’il s’agissait de choses qui ne la touchaient point au cœur elle pouvait se ranger parmi ces femmes, mais aussitôt que sa passion était en jeu elle devenait une passionnée, et si le danger ne l’effrayait pas, au moins la troublait-il au point de lui faire perdre toute prudence et toute mesure : plus de détours, plus de ménagements ; c’était en face qu’elle abordait ce danger, à découvert, sans précaution, sans autre souci que celui de la victoire.
Elle se connaissait à cet égard et un fait qui s’était passé peu de temps après que Roger, rétabli, avait commencé à reprendre ses habitudes mondaines, lui avait montré jusqu’où elle pouvait se laisser entraîner quand, sous le coup de la passion, elle était l’esclave de son sang et de ses nerfs.
Au nombre de ses invitées à Vauxperreux elle avait eu la marquise de Lucillière, et alors il avait été convenu qu’à l’automne elle irait passer quelques jours dans la terre de la marquise à Chalençon : bien entendu, le duc de Naurouse devait être de la fête.
Le premier jour, madame d’Arvernes avait été enchantée de cette réunion ; mais bien vite elle s’était inquiétée, trouvant que madame de Lucillière déployait trop de coquetterie pour plaire à Roger, qui, lui, de son côté, ne repoussait point, comme elle l’aurait voulu, les attentions dont il était l’objet.
Selon la règle qu’elle s’était imposée, elle n’avait pas montré son inquiétude, ni dit un mot de jalousie à Roger ; mais avec son amie madame de Lucillière, qui menaçait de devenir sa rivale, elle n’avait pas pu se contenir.
Après le dîner on avait été à pied à une fête de village, à une petite distance du château, et madame de Lucillière, qui avait pris le bras de Roger, avait redoublé de coquetterie, tandis que madame d’Arvernes ne pouvait se débarrasser de M. de Lucillière. On devait revenir à pied aussi par un chemin à travers bois ; la nuit était sombre, sans lune, éclairée seulement par quelques étoiles ; cela inquiétait madame d’Arvernes. Vingt fois ! exaspérée, elle avait voulu rompre le tête-à-tête de Roger et de madame de Lucillière, mais sans y parvenir : peu à peu une colère furieuse l’avait envahie, et eux, ils continuaient à rire. Enfin, au moment où l’on allait se mettre en route pour le retour, elle parvint à se débarrasser de M. de Lucillière et aussitôt, allant à la marquise et à Roger :
– Chère amie, dit-elle, j’ai un mot à vous dire.
Roger s’éloigna de quelques pas tandis que madame d’Arvernes et madame de Lucillière restaient en tête à tête.
– Je croyais, dit madame d’Arvernes, parlant les dents serrées, que vous saviez voir ; mais puisqu’il n’en est rien, je vous préviens que M. le duc de Naurouse m’aime, qu’il est mon amant, et que je saurai le garder pour moi.
Puis tout de suite, revenant vivement à Roger, elle lui prit le bras, et ne le quitta plus : il ne traverserait pas le bois avec madame de Lucillière.
Le système adopté par madame d’Arvernes pouvait être bon pour elle ; mais, par contre, il était déplorable pour son mari.
Qu’un commerçant, qu’un bourgeois soit trompé par sa femme ou l’on se moque de lui ou bien on le plaint ; mais ses affaires n’en vont pas plus mal, quelquefois même elles n’en vont que mieux.
Mais quand ce mari trompé, au lieu d’être un simple bourgeois, un inconnu, est un homme en vue, placé dans une haute position, un personnage dans l’État, un des conseillers du souverain, un ministre qui reçoit à sa table les représentants de toutes les puissances du monde, on ne s’arrête plus à la moquerie ou à la pitié, et c’est lui enfin de compte qui porte la responsabilité de la conduite de sa femme.
Tant qu’on avait seulement parlé plus ou moins librement des fantaisies de madame d’Arvernes, cela n’avait pas pris un caractère bien grave ; ce qu’on disait d’elle, on le disait de bien d’autres, et puis le doute était possible : on racontait, on croyait, mais enfin on ne voyait pas, les preuves manquaient ; il n’y avait pas scandale ; les propos du monde ne reposaient pas sur des faits certains.
Mais du jour où elle avait affiché son amour pour le duc de Naurouse la situation avait changé. Alors on avait vu ; les preuves s’étaient ajoutées aux preuves ; ce qu’on avait raconté avait reposé sur des faits certains. Elle avait voulu que tout Paris fût témoin de ses amours et tout Paris s’était amusé de ce scandale ou, tout au moins, s’en était occupé, ceux-ci pour le déplorer, ceux-là pour l’applaudir. – C’est une honte ! – Mais non, c’est audacieux. – Et la morale ? – C’est drôle. – Et le mari ?
Si le duc d’Arvernes n’avait point en réalité autant d’ennemis qu’il se l’imaginait dans ses jours de faiblesse et de découragement, il en avait cependant un certain nombre, et de puissants, acharnés à sa perte.
Il y a d’honnêtes gens qui se figurent qu’un ministère forme, – selon une phrase consacrée, – un tout homogène, et que c’est un corps de collaborateurs, une réunion d’amis qui n’ont qu’une même pensée et qu’un même but, qui vivent pleinement d’accord, sans se jalouser, sans se contrarier, prêts à défendre tous ensemble le premier d’entre eux qui est attaqué. Si cela se voit quelquefois, ce n’était point le cas pour le ministère dont M. d’Arvernes faisait partie ; les différents membres qui le composaient ne formaient point une réunion d’amis et, loin que l’accord régnât entre eux, c’était, au contraire, la jalousie, l’envie, et si l’un d’entre eux était attaqué, au lieu d’être prêts à le défendre, ils étaient prêts à l’accabler et à l’achever. Pour échapper aux coups de ces bons confrères, il fallait être bien nul, bien incapable et dans une position tout à fait secondaire, sans chance d’en sortir jamais. Ami du maître, son compagnon dans les mauvais jours, ayant vingt fois risqué sa vie, sa liberté, son honneur pour lui, M. d’Arvernes se trouvait plus que tout autre en butte à cette jalousie et à cette envie. On ne pouvait pas lui pardonner sa fidélité et son dévouement qui lui avaient acquis une influence et une autorité qui le rendaient presque inattaquable. Encore moins pouvait-on lui pardonner les récompenses dont cette fidélité et ce dévouement avaient été payés : la fidélité, le dévouement, belle affaire vraiment, beau mérite ; il avait profité d’une bonne occasion, voilà tout, fallait-il pour cela en faire un sénateur, un ministre, un duc ? À ce prix qui ne serait pas fidèle et dévoué ? Ce titre de duc lui avait fait des ennemis implacables de ceux qui, comme lui, l’avaient obtenu, aussi bien que de ceux qui l’avaient manqué et qui s’imaginaient l’avoir mérité mieux que lui. Pourquoi lui et non pas eux ? Morny, cela s’expliquait : Persigny, il n’y avait trop rien à dire ; mais lui ? Quels services extraordinaires avait-il donc rendus, sinon au prince, au moins à l’État ? On savait que dans toutes les circonstances difficiles ou délicates, il avait l’habitude d’adresser de longs mémoires à son maître pour peser sur les déterminations ou les choix de celui-ci et justement ces notes confidentielles, dans lesquelles il s’exprimait sur les choses et sur les hommes avec la liberté de langage d’un ami de vingt ans et d’un conseiller de la première heure, lui avaient valu la haine de tous ceux qui, à tort ou à raison, s’imaginaient qu’il les avait desservis ou combattus.
Pour toutes ces raisons et pour bien d’autres encore : la violence du caractère, la liberté du langage, la confiance en soi, l’orgueil du parvenu, l’humeur chagrine d’un esprit aigri et inquiet, M. d’Arvernes était donc en état d’hostilité sinon déclarée, au moins latente, avec un grand nombre de ses collègues, et de plus il s’était fait un peu partout de puissants adversaires en situation de lui porter des coups formidables, les uns, pour le seul plaisir de la vengeance ; les autres, dans l’espérance de l’abattre et de se mettre à sa place. Aussi, depuis qu’il était au pouvoir, avait-il passé sa vie à lutter et à défendre sa position menacée de tant de côtés et par tant d’ennemis.
Jusqu’à ce jour, si habiles, si redoutables qu’eussent été les attaques qu’on lui avait livrées, elles n’avaient cependant pas réussi ; elles l’avaient secoué, ébranlé, elles ne l’avaient pas abattu, et même il ne paraissait pas qu’elles l’eussent jamais mis en sérieux danger.
Mais quand la liaison entre madame d’Arvernes et le duc de Naurouse était devenue publique, la situation avait changé et empiré d’une façon grave : par la femme, le mari était devenu vulnérable, et il avait offert un point faible, où l’on pouvait frapper à coup sûr.
Dans le monde officiel, on n’avait plus parlé que de la duchesse d’Arvernes et du duc de Naurouse, et l’on avait fait un tapage autour d’eux comme si leurs amours étaient quelque chose d’extraordinaire pour l’étrangeté et le scandale ; il semblait que ce fût la première fois qu’on voyait une femme tromper son mari.
Mais si l’on parlait de la duchesse, on parlait plus encore peut-être du duc d’Arvernes pour le plaindre et surtout pour discuter la situation que cela lui créait.
– Pourquoi ne se débarrasse-t-il pas du duc de Naurouse ?
– Comment ?
– En le tuant.
– En flagrant délit, d’un coup de pistolet ? Ou bien dans un duel ? Voyez-vous un ministre des affaires étrangères, un des plus hauts personnages de l’État passant aux assises, ou bien allant sur le pré se couper la gorge avec un petit jeune homme.
– Il peut au moins se séparer d’avec sa femme, soit à l’amiable en la renvoyant, soit en justice.
– Il le pourrait s’il n’était rien, mais voyez-vous un ministre des affaires étrangères plaidant en séparation de corps ; voyez-vous les réceptions à l’hôtel du ministère sans une femme pour les présider. Il est bien certain que le pauvre homme ne peut rien s’il ne commence pas par donner sa démission, ce qui le rend libre d’agir selon les lois de l’honneur et sans écouter les prudents conseils de l’intérêt.
– Peut-être lui fera-t-on comprendre qu’il devrait la donner.
Comme il n’est pas facile, si habile, si souple qu’on soit, d’aller dire à un homme : « Votre femme vous trompe, et votre honneur exige que vous rompiez avec elle », on se servit, pour faire faire cette commission délicate à M. d’Arvernes, des journaux étrangers. Ce moyen avait un double avantage : d’abord on agissait auprès du duc lui-même et cela sans se mettre en avant, sans danger pour soi, c’était un perfectionnement de la lettre anonyme ; puis, d’autre part on agissait en même temps sur ceux qui pouvaient avoir une influence décisive dans la question de la démission, soit pour la proposer, soit même pour l’exiger.
Un jour M. d’Arvernes lut dans la correspondance d’un journal étranger une vague allusion à la liaison de sa femme avec le duc de Naurouse ; le lendemain, dans un autre, l’allusion fut rendue plus transparente ; le surlendemain, dans un troisième, l’histoire de cette liaison fut racontée avec des faits vrais et connus de tous à l’appui ; si les noms n’étaient pas imprimés, les détails étaient précisés de telle sorte qu’il était impossible à ceux qui étaient au courant des choses parisiennes de ne pas trouver ces noms tout de suite.
M. d’Arvernes savait trop bien comment se faisaient ces correspondances pour ne pas voir d’où venait le coup, quels étaient ceux de ses collègues qui l’avaient préparé et quel but on se proposait d’atteindre.
D’ailleurs on avait pris soin de l’avertir en lui demandant amicalement s’il ne désirait pas qu’on empêchât la distribution de ces journaux en France.
Menacé dans sa position et se voyant perdu, Louvois n’avait pas hésité à lancer Louis XIV dans la guerre du Palatinat sans autre but que de montrer qu’on avait besoin de lui et se rendre indispensable.
Que ne pouvait-il, comme Louvois, embrouiller les affaires de l’Europe et jeter la France dans quelque aventure si périlleuse, si difficile, qu’on ne pût point se passer de lui.
Mais, avant que cela fût possible, si toutefois cela l’était jamais, il y avait une urgence extrême à agir de façon à ce que les propos du monde tombassent, faute d’aliment, et à ce que le scandale qu’on exploitait si perfidement contre lui cessât.
Peut-être était-ce un simple caprice qui avait formé cette liaison.
Peut-être n’était-elle pas ce qu’on disait.
Peut-être pourrait-on la rompre.