PRÉSENTATION
La migrance est de toute évidence une donnée essentielle dans la vie et dans l’œuvre d’Albert Russo. Cet écrivain singulier a en effet vécu dans plusieurs pays dispersés sur trois continents ; il écrit et publie en deux langues principales (le français et l’anglais) ; surtout, il a fait du déplacement géographique et du contact interculturel, au sens le plus large, l’une des composantes essentielles de son œuvre. Il est lui-même issu d’un double contexte migrant : celui de la diaspora italienne d’origine rhodiote et sépharade et celui de la colonisation, vécue comme phase d’une globalisation moderne et urbaine. Il a connu ensuite l’expérience des études à l’étranger, puis celle de l’exil, d’abord aux Etats-Unis, puis en Italie, et ensuite en Belgique, loin des pays d’Afrique centrale où il avait vécu sa jeunesse ; enfin, il a suivi la trajectoire de nombreux écrivains belges en s’établissant à Paris où il a composé l’essentiel de son œuvre.
Le mélange en est un aspect essentiel. Mélange des langues, y compris à l’intérieur d’un même livre comme dans Dans la nuit bleu-fauve/Futureyes (1992). Mélange des genres littéraires, dès son premier livre publié sous son nom : Éclats de malachite (1971) ou sa première anthologie personnelle (Albert Russo Anthology, 1987). Mélange des expressions artistiques : beaucoup de ses livres sont illustrés par divers artistes et lui-même, à la fois comme photographe et écrivain, il a publié une vingtaine d’albums consacrés notamment à divers lieux de la planète (Sri Lanka Serendib, 2005 ; Brussels Ride, 2006 ; Israel at heart, 2007 etc.). Métissage biologique et culturel des groupes humains, thématique essentielle de ses évocations de l’Afrique contemporaine, depuis La Pointe du diable (1973), roman anti-apartheid. Mélange des générations et des lieux, comme dans sa série des Zapinette, destinée à la jeunesse. Mélange des genres au sens sexuel, affirmé dans un titre comme L’Amant de mon père (2000).
La France et Paris sont certes évoqués dans l’œuvre, notamment dans des albums photographiques récents : In France (2005), Saint-Malo with love (2006), Noël in Paris (2008), France : art, humour & nature (2008). Mais il s’agit là d’ouvrages publiés aux États-Unis et ils sont minoritaires par rapport aux autres lieux évoqués par d’autres albums : ils thématisent moins la migrance en France qu’ils ne participent à la globalisation des discours. La migrance, on le voit, ne s’exprime pas particulièrement dans un rapport avec un pays d’accueil, mais dans une expérience contemporaine de la modernité mondiale. Paris est dès lors surtout une mégapole cosmopolite, traitée comme New York (Mosaïque new-yorkaise, 1975 ; Zapinette à New York, 2000) ou, auparavant, Bujumbura la capitale du Burundi, dans Éclipse sur le Lac Tanganyika (1994).
Albert Russo affectionne la notion d’éclats, qui ne se retrouve pas par hasard dans deux de ses titres d’ouvrages : sa poétique est celle d’un monde à la fois uni, parce que globalisé et ouvert au désir de tous et diffracté en “mosaïque”, en “kaléidoscope”, deux autres mots-clés de son écriture. Si cette œuvre évoque à divers endroits la souffrance et l’injustice, l’humour et l’ironie y ont pris avec les années une dimension plus importante, en même temps que les évocations du corps : son Tour du monde de la poésie gay (2004) a ainsi pour sous-titre « les Voyages facétieux d’Albert Russo ».
Le livre-charnière de cette œuvre est sans doute Sang mêlé ou ton fils Léopold, roman paru aux éditions du Griot en 1990, mais dont une première version avait été publiée en anglais en 1985. Ce roman, très vite réédité par l’antenne belge de France-Loisirs, est le livre qui, en même temps, lui a permis une véritable entrée dans l’édition française et une sorte de retour en Belgique, pays avec lequel cependant il n’a pas beaucoup d’autres liens que celui de la mémoire congolaise, mais aussi de développer sa poétique du métissage. Il s’agit bien de savoir qui est le “fils de Léopold”, – Léopold symbolisant le monde colonial ancien des “nations” et des “races” –, à dépasser dans une post-colonie hybride, ouverte, urbaine, où l’on peut se reconnaître, dans toutes les langues et en tous lieux, une Ancêtre noire (2003) ou un Body glorious (2006).
Pierre Halen
Professeur à l’Université de Metz