ISBN : 9791094786291
ISSN : 2431-5923
Les Autres, Etape 1 : Le Survivant
Copyright © 2017 Éditions Plume Blanche
Copyright © Illustration couverture, Mina M.
Tous droits réservés
Sandra Moyon
Les Autres
Etape 1
Le Survivant
(Roman)
« Autrui, c’est ce moi-même dont rien ne me sépare,
absolument rien si ce n’est sa pure et totale liberté »
SARTRE, L’ÊTRE ET LE NEANT
Chapitre Un
Une mauvaise nuit
Allongé sur le dos, le bras derrière la nuque, je regardais le plafond avec attention. Je retins à peine un soupir, fatigué de cette journée éreintante. J’aurais dû me douter que cela finirait mal. Ce n’était pas faute d’avoir été prévenu.
Mon ventre gargouilla, mais je chassai de mon esprit l’envie de manger un morceau. De toute manière, personne ne m’apporterait de quoi me sustenter à cette heure-ci. Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir et je relevai la tête, surpris. Il ne fallut qu’une minute à mon visiteur pour se présenter devant moi. Instinctivement, mon regard se porta sur ses mains, recherchant un plateau-repas qui n’était bien évidemment pas présent. Je grognai malgré moi et me redressai.
— Bonsoir, Soen.
— ’soir, chuchotai-je en retour.
Il m’adressa un sourire bref, mais sincère, et je me contentai de baisser les yeux. Je n’étais pas particulièrement fier de moi, ce soir. J’abandonnai la banquette rigide qui m’avait fait office de lit les quatre dernières heures et m’approchai jusqu’aux barreaux de ma cellule.
— Tu as mauvaise mine, constata-t-il d’un ton neutre.
J’acquiesçai simplement. Il n’avait pas idée de la journée que je venais de passer. Je déglutis et enfonçai mes mains dans les poches de mon jean afin de cacher leurs tremblements.
— Alors ? soufflai-je d’une voix mal assurée.
Je me forçai à relever la tête. Si je devais mourir, je voulais faire face à la sentence. Mon vis-à-vis me fixa quelques secondes. Blond aux yeux bleus, les traits de son visage étaient gracieux, malgré les cernes qui creusaient sa peau. Il avait quarante ans, mais la plupart des gens lui en donnaient dix de moins. Lucas avait été le meilleur ami de mes parents et, après le décès de ces derniers, il s’était fait une promesse : me protéger autant qu’il le pourrait.
S’il avait su…
— J’ai parlé au juge, commença-t-il calmement. Il n’était pas d’humeur… surtout à trois heures du matin.
— Il ne t’a pas envoyé promener ? lui demandai-je avec autant de détachement que possible.
— Non. Une chance qu’il m’apprécie.
Il croisa les bras sur son torse et soupira.
— Tu sortiras demain dans la matinée.
Je retins mon souffle alors que mon estomac se retournait. Une vague de soulagement m’emporta et mes lèvres s’étirèrent jusqu’à ce que mon protecteur reprenne d’un ton sévère :
— Ce sera ta dernière chance, j’espère que tu en as conscience ?
— Oui, je te promets que…
— Non. Soen, sérieusement.
Il décroisa les bras et s’approcha des barreaux.
— C’est la quatrième fois que je te sors de ce guêpier. Il n’y aura pas de cinquièmes fois. Je ne suis qu’un avocat, pas un dieu. Il est grand temps de te calmer.
Sans pour autant me détourner de lui, je fis deux pas en arrière et concentrai mon attention sur le sol de ma cellule. Ma gorge se serra tandis que l’envie de pleurer me saisit. Je soufflai doucement afin de ne pas perdre contenance.
— Qu’est-ce qui ne tourne pas rond, franchement ? ajouta-t-il dans un murmure.
Je restai muet.
— Tu peux me parler, tu le sais. Tu le sais, n’est-ce pas ? insista-t-il.
J’acquiesçai, mal à l’aise.
— Je te connais depuis… toujours. Tu n’es pas un mauvais garçon.
Un silence envahit l’espace jusqu’à ce qu’il soupire sèchement. Apparemment, il perdait patience.
— Tu n’as que dix-sept ans, merde ! Tu es jeune et, à compter de cette nuit, tu n’as plus le droit de faire le moindre faux pas, et ce pour le restant de ta vie. Au premier problème que tu poseras, la condamnation tombera pour de bon, et si tu es emprisonné…
— J’ai bien conscience du danger, lançai-je à demi-mot. Je t’assure, je sais ce que je risque.
— Je n’en suis pas certain, rétorqua-t-il durement.
Surpris par la sévérité avec laquelle il s’était adressé à moi, je le regardai à nouveau. Toutefois, son visage n’exprimait en rien de la colère ; il paraissait surtout soucieux.
— Je suis désolé que tu aies dû venir encore une fois à mon secours, lui murmurai-je d’un air coupable.
— Ce n’est pas la question, répondit-il plus doucement. Je m’inquiète pour toi, je ne voudrais pas qu’il t’arrive quelque chose.
Je hochai la tête : moi non plus je ne voulais pas être envoyé de l’autre côté, dans la Fosse. Je ne voulais vraiment pas, mais Lucas ignorait tout de ce qui m’avait conduit à agir de la sorte. Ma tante le disait sans cesse : depuis les révoltes, les règles du jeu n’avaient plus la même saveur. J’avais été trop jeune pour me souvenir de la manière dont les gens vivaient avant les massacres, la peur, la haine et tout le reste. Je n’avais que trois ans à l’époque, six lorsque le calme et l’ordre furent à nouveau de mise. Mes parents étaient décédés quelques mois avant l’accord de paix et j’avais été recueilli par la sœur de ma mère, Judith.
Lucas se racla la gorge et je me sentis immédiatement alarmé. L’éphémère sensation de soulagement qui m’avait envahi un instant plus tôt s’évapora. Je le dévisageai et l’expression navrée de son visage redoubla mon inquiétude. Je déglutis avant de chuchoter :
— Dis-moi, je suis prêt.
— Tu vas devoir aller à Clémenceau, lâcha-t-il d’une traite.
Je frémis. Il devait essayer de me faire peur, je ne voyais que cela. C’était sa manière de m’obliger à retenir la leçon et dans deux minutes, il me dirait qu’il plaisantait.
— Je ne plaisante pas, ajouta-t-il comme pour éradiquer mes espoirs.
— Mais… pourquoi ? bafouillai-je.
— Tu me demandes pourquoi ? C’est la quatrième fois que je t’évite une condamnation en moins de cinq ans, et tu me demandes pourquoi ? Tu devrais t’estimer heureux de n’être qu’envoyer dans un lycée strict.
Je ne répondis rien, trop occupé à calmer les battements de mon cœur. « Strict » était sans conteste un doux euphémisme. C’était dans cette école que l’on plaçait les gamins dont personne ne voulait. On y trouvait pratiquement que de la racaille. Des gosses trop habitués à flirter avec les limites et à qui on « offrait » une dernière chance de rentrer dans le droit chemin. Du peu que je savais, c’était un établissement crasseux, dirigé par des professeurs tortionnaires.
Comme si j’avais besoin de ça en plus du reste !
— Tu as de la chance, tu n’as qu’une seule année à y tirer. Tu aurais pu y passer trois ans.
Je ravalai un sarcasme.
— Je dois aller là-bas quand ? lui demandai-je d’une voix mal assurée.
— Dès lundi. Le juge transmet ton dossier demain à la première heure, ce sont ses mots.
Mes jambes tremblèrent subitement et je me mis à faire quelques pas afin de masquer ma peur. Clémenceau ou la Fosse. Mon cœur balançait tout à coup. J’allais y laisser ma peau dans tous les cas.
— Je regrette de ne pouvoir faire plus, Soen.
Je perçus l’inquiétude de sa voix et je stoppai ma marche avant de lui accorder un faible sourire.
— Oh… ne t’excuse pas. Tu sais, sans toi, je serais mort depuis longtemps. Je le sais. J’en ai réellement conscience et… merci, merci de m’avoir tiré d’affaire.
— Mais…
— Pour le lycée, ça ira. Ce n’est qu’une école pour mineurs à remettre sur le droit chemin, tentai-je avec une désinvolture peu crédible.
Bien que je susse que Lucas n’était absolument pas convaincu, il choisit de jouer le jeu :
— Et tu rentreras tous les jours chez toi, ce n’est pas comme si tu étais prisonnier.
Un cube de glace me tomba au fond de l’estomac. Ma tante…
— Il faut que je te parle de Judith, justement, ajouta-t-il d’une voix calme, mais ferme.
Je lui fis signe que je l’écoutais, incapable de desserrer mes lèvres.
— Elle est très retournée. Très en colère aussi. Elle a fait tant de choses pour toi, Soen. Sans elle, tu serais dans un orphelinat et, dans le monde où nous vivons, les orphelins ne sont pas les mieux lotis.
Cette fois-ci, je me détournai clairement de lui. Tout était plus compliqué lorsqu’il s’agissait de ma tante et cacher mes émotions, surtout à Lucas, devenait de plus en plus difficile.
— Regarde-moi, je te prie. Je ne plaisante pas.
Au ton qu’il employa, je perçus un mélange d’inquiétude et de paternalisme, je lui obéis à regret. Je repris place face à lui, les larmes aux yeux. Il sembla touché, car, pendant une seconde, il perdit cette lueur de colère et de sévérité que son regard me renvoyait.
— Demain matin, c’est moi qui viendrai te chercher. Je te ramènerai chez toi et je compte sur toi pour lui dire combien tu es désolé d’avoir fait ça et à quel point tu t’es repenti de cette nuit en prison. Désormais, tu seras un amour en tout point. D’accord ?
Je hochai la tête, la gorge nouée. Il passa son bras à travers les barreaux et me tendit la main. Je plaçai la mienne à l’intérieur et il la serra. Le contact de sa peau chaude me fit du bien, mais mon cœur s’emballa douloureusement malgré tout. Il me relâcha et partit sans ajouter un mot. Je retournai alors sur ma banquette, m’allongeai, avant de fondre en larmes.
Chapitre Deux
Bienvenue a la maison
Le quartier de Beaumont était l’un des premiers à avoir été fortifié après les révoltes. Aujourd’hui, il était devenu l’un des plus riches. Ma tante et mon oncle avaient fait partie du premier groupe à s’y installer.La maison où j’avais grandi était identique à toutes celles qui l’entouraient ; elle était faite de briques rouges et coiffée d’un toit en ardoises noires.
Le rez-de-chaussée accueillait le salon, le séjour, la cuisine et un accès au sous-sol. L’étage se divisait en trois chambres et une grande salle de bains.
Lucas me tapota l’épaule avec réconfort.
— Ne t’en fais pas, tout ira bien. Mais n’oublie pas de t’excuser surtout.
— Oui, bien sûr, murmurai-je.
Nous montâmes les trois marches du perron tandis que je luttai contre l’angoisse qui me paralysait peu à peu. Lucas frappa à la porte et je retins mon souffle. Un bruit de clés me fit tressaillir alors que la poignée s’abaissait, je m’interdis de partir en courant.
J’allais passer un mauvais quart d’heure.
Ma tante apparut sur le seuil, emmitouflée dans un gros pull mauve, les yeux rouges et le teint blafard. Elle renifla en guise de salutation.
— Bonjour Judith ! le salua mon ami, un sourire sur les lèvres.
Elle le lui renvoya, laissant voir ses dents jaunies par le café qu’elle buvait à longueur de journée.
— Lucas, comme je suis contente de te voir, murmura-t-elle d’une voix fluette.
Elle écarta les bras et ils s’étreignirent quelques secondes. Elle ne m’accorda pas un regard, mais cela ne m’étonna pas. Aujourd’hui, elle avait relevé ses cheveux noirs en un chignon serré. Du haut de ses quarante-sept ans, quelques mèches grisâtres commençaient à poindre. Ses yeux étaient de couleur noisette, ses joues creusées. Je l’avais toujours trouvée très maigre et beaucoup croyaient, à tort, qu’elle était faiblarde.
— Viens, entre !
Elle lui fit signe de la suivre et il s’exécuta tout en me jetant un coup d’œil. Clairement, elle ne m’avait pas invité à en faire de même, mais je passai malgré tout le pas de la porte. Je savais qu’elle ne me laisserait pas dehors. Pas devant Lucas. Elle l’entraîna jusqu’au salon où elle lui proposa de prendre place.
— Je nous ramène quelque chose à boire, annonça-t-elle alors qu’elle se dirigeait déjà vers la cuisine.
Lucas s’installa dans le canapé. Ce dernier était en tissu beige, imprimé de motifs informes verts et marron. Il offrait trois places assises et était placé en face d’une table basse en verre. De l’autre côté, un fauteuil aux coloris semblables, mais un peu éteints, masquait la vue du couloir menant à l’entrée. C’était là que ma tante passait le plus clair de son temps libre. Une télévision était posée sur un meuble un peu plus loin, l’écran tourné vers ce fauteuil, comme si celui qui y était assis était le seul à la regarder.
— Viens près de moi, chuchota Lucas.
J’obtempérai sans un mot et m’installai à côté de lui. Ma tante revint les bras chargés d’un plateau-repas et mon ventre gargouilla. Je serrai mes bras autour, espérant étouffer ce bruit qui ne serait certainement pas bien accueilli maintenant.
Elle le déposa sur la table, j’aperçus deux tasses de café fumantes ainsi que des petits gâteaux dans une assiette. Elle prit place dans son fauteuil tout en soupirant.
— Voilà ! Cela devrait nous réchauffer, annonça-t-elle d’une voix plate.
Je l’observai quelques secondes, peu serein. Pour n’importe qui, elle semblerait éreintée : étant donné l’état de ses yeux et les cernes qui les soulignaient, il était plus qu’évident qu’elle avait passé la nuit à pleurer. La conclusion serait flagrante : je l’avais fait pleurer toute la nuit. Moi, et mes larcins. Mais je savais que Judith n’avait sans doute pas sangloté pendant des heures à mon sujet. Je le savais parce que nous étions samedi et que tous les vendredis, samedis et dimanches, comme elle ne travaillait pas, elle en profitait pour se libérer du chagrin d’avoir perdu son mari, il y avait sept ans de cela. Hier n’avait pas dû faire exception. Prison ou non. En temps normal, elle aurait effacé les marques de ces dernières heures à se lamenter par du maquillage, mais là, étant donné les circonstances, elle ne s’en était pas donné la peine. Elle prenait plaisir à démontrer à Lucas que je n’étais pas digne de tout l’intérêt qu’il me portait. Il m’aimait beaucoup et cela, elle ne le supportait pas.
Elle prit sa tasse, Lucas fit de même. Je le sentais un peu gêné et je crus comprendre que cela avait un rapport avec moi. Sans doute ne s’était-il pas attendu à ce qu’elle ne m’apportât rien.
— Alors, la prison ? lança ma tante d’une voix sèche.
Surpris qu’elle s’adresse soudainement à moi, je sursautai et me tournai vers elle. Bien qu’elle semblât toujours attristée, ses yeux laissèrent transparaître de la colère et du mépris.
— Oh… je…
— Tu as de la chance d’avoir Lucas, me coupa-t-elle d’un ton sans appel. Je n’aurais pas eu sa gentillesse.
— Judith, ce n’était rien, souffla l’intéressé d’une voix qui trahissait son inconfort. Je n’allais pas le laisser passer le week-end en prison.
— Il l’aurait peut-être mérité, lui répondit-elle avec un peu plus d’amabilité.
Il trempa ses lèvres dans son café, probablement pour ne pas avoir à lui répondre. Son regard dévia vers moi avec insistance et je compris.
— Tante Judith, je te demande pardon. Je n’aurais pas dû entrer dans ce magasin et essayer de voler toutes ces choses… Je ne suis qu’un idiot.
Je baissai les yeux afin de cacher mon manque de sincérité. Je n’étais pas désolé, mais j’avais promis à Lucas, il ne comprendrait pas si je refusais de présenter mes excuses à ma tante.
Il y eut un silence qui me sembla long jusqu’à ce qu’elle reprenne :
— Alors comment se porte Marie ? Sa grossesse n’est pas trop fatigante ?
Lucas m’accorda un regard bref, mais étonné. Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle fasse comme si je n’existais plus. Pourtant, l’ignorance de ma tante à mon égard reflétait parfaitement la vie que nous menions depuis sept années. J’aurais aimé qu’il saisisse cela de lui-même, mais j’étais certain qu’il mettrait sa réaction sur le dos de la colère d’une mère adoptive après son fils récidiviste. Je ne pouvais pas lui en vouloir, bien entendu.
Trois quarts d’heure plus tard, Lucas quitta la maison. J’aurais voulu qu’il reste davantage, mais je savais que je devrais affronter la fureur de ma tante à un moment ou un autre. À peine eût-elle refermé la porte que je sentis un froid glacial me brûler la colonne vertébrale. Je frémis, me levai du canapé, pris le plateau entre mes mains afin de débarrasser.
— Je vais ranger tout ça, murmurai-je sans oser la regarder.
Je passai à côté d’elle en serrant les dents et entrai dans la cuisine. Je posai mon fardeau sur la table ronde, mais avant que je n’attrape les deux tasses, une main s’abattit sur l’arrière de mon crâne. Je me crispai et fermai les yeux. Je n’avais pas eu mal, mais le sursaut de mon cœur dans ma poitrine n’avait pas été agréable du tout.
— Bon à rien ! cracha-t-elle avec mépris.
— Ma tante, je…
— Tais-toi ! hurla-t-elle.
Elle me saisit par le bras et me tira en arrière, me forçant ainsi à lui faire face. Il n’y avait plus de tristesse dans son regard. Je n’y percevais que de la colère et du dégoût.
— Tais-toi ! répéta-t-elle en pointant son doigt vers moi. Je ne veux plus t’entendre ! Est-ce que c’est clair ? Jusqu’à ton départ pour le lycée je ne veux plus entendre un son sortir de cette bouche ! Compris ?
Non sans déglutir, j’acquiesçai immédiatement.
— Nettoie tout ça et va dans ta chambre ! Dépêche-toi !
J’obéis en moins de temps qu’il ne faut pour le dire et me précipitai à l’étage. Je refermai la porte puis m’y adossai quelques secondes, le cœur battant. Cela aurait pu être pire.
La journée fut terriblement longue. Enfermé et affamé, je commençais à m’inquiéter de mon sort. J’avais échappé à la prison, et donc à la Fosse, mais la perspective d’aller à Clémenceau me terrifiait de plus en plus. Je n’avais vraiment pas envie de me retrouver dans cette école, avec tous ces délinquants et ces professeurs sévères. J’avais déjà bien assez de soucis avec ma tante. Je réalisais amèrement que je n’avais plus aucun endroit où me sentir en paix et en sécurité maintenant. Désormais, au lycée comme à la maison, ce serait l’enfer. J’allais être complètement seul.
Allongé sur mon lit, je regardai le plafond depuis une bonne heure lorsque les gargouillements de mon ventre me forcèrent à me lever. D’un pas léger, je m’approchai de la porte et tendis l’oreille. Il était dix-sept heures et, normalement, à cette heure-ci, ma tante était installée dans son fauteuil, à fixer la télévision. Si je me débrouillais bien, je pouvais tenter de descendre les escaliers et de me glisser dans la cuisine afin de voler quelque chose à manger. Je l’avais déjà fait, mais j’avais plus souvent été attrapé que je ne l’aurais voulu.
La main sur la poignée, je renonçai au dernier moment. Dieu seul savait ce qu’elle inventerait cette fois-ci pour me punir si jamais elle me tombait dessus. Je tendis une seconde fois l’oreille afin d’être sûr qu’elle n’était pas à l’étage. Le silence régnait. Toujours avec discrétion, je me dirigeai vers mon placard à vêtements et l’ouvris doucement. Tout au fond, dans une boîte à chaussures, je cachai quelques gâteaux secs. J’attrapai le couvercle du bout des doigts et le soulevai tandis que la salive emplissait déjà ma bouche. Ce fut avec désespoir que je constatai que la boîte était vide. Je soupirai avec regret et essayai de me rappeler pourquoi je ne l’avais pas remplie depuis la dernière fois. En vain. Je n’arrivais plus à réfléchir. Je me sentais exténué et nauséeux à force d’avoir continuellement faim. Je décidai de me coucher un peu, espérant plonger dans un sommeil qui me tiendrait captif jusqu’au lendemain matin.
Je sursautai brusquement, réveillé par des cris :
— Soen ! Viens ici, bon sang !
Je me redressai et jetai un regard à mon réveil. Il était vingt heures trente.
— Soen !
Je sautai du lit, mais attendis un instant avant de quitter la chambre : je m’étais levé un peu trop vite et la tête me tourna.
Je descendis aussi rapidement que possible les escaliers et trouvai ma tante en bas de ces derniers, l’air exaspéré.
— Tu es sourd, ma parole !
Je restai muet, n’ayant pas oublié mon interdiction de parler.
— File à la cuisine préparer mon dîner et mettre la table.
Je hochai la tête et obéis sans perdre de temps. Elle avait posé sur le plan de travail une tranche de viande dans une assiette et une boîte de conserve. Je m’attelai à ma tâche en m’efforçant de faire abstraction des délicieuses odeurs qui me chatouillaient les narines.
Ma faim devint virulente. Je mis un couvert à la hâte sur la table, servis la viande et les légumes en ne respirant plus que par la bouche et sortis de la cuisine en courant presque. Au moment où je posai mon pied sur la première marche, la voix cinglante de ma tante retentit :
— Et la poubelle, elle va se sortir toute seule peut-être ?
Je retins à la dernière seconde un soupir puis retournai à la cuisine. Je pris le sac et enfilai mes chaussures. Une fois dehors, je contournai la maison avant de traverser une partie du village afin d’atteindre la petite cour en bitume, où de grands conteneurs étaient mis à la disposition de chacun. Il ne me fallut pas plus de deux minutes pour arriver à destination, mais je décidai de prendre mon temps : je n’étais pas pressé de retrouver la froideur de ma chambre. Bien qu’il ne fût que vingt-et-une heures, il faisait déjà nuit et l’air était frais. L’hiver était déjà bien installé. Heureusement, les réverbères m’apportaient suffisamment d’éclairage pour progresser en toute sécurité.
Je balançai mon sac dans le conteneur le plus proche et enfonçai mes mains dans mes poches. Je me tournai vers ma maison et restai immobile quelques secondes, songeur. S’il n’y avait pas eu le couvre-feu, j’aurais volontiers passé la nuit dehors. J’étais presque certain que ma tante n’irait pas prévenir Lucas tant que je serais devant la porte et prêt à me faire sermonner aux premières lueurs du jour le lendemain. Mais le risque de me faire attraper par les gardes était trop important pour faire quelque chose d’aussi stupide. Surtout en étant sorti de cellule ce matin même. Je ravalai ma frustration et amorçai mon retour vers ma prison luxueuse quand un « pssssst » derrière mon dos me surprit. Je me retournai et scrutai l’obscurité. Le fond de la cour n’étant pas éclairé, il m’était impossible de discerner quoi que ce fût.
— Il y a quelqu’un ? demandai-je d’une voix rauque.
Je réalisai seulement maintenant combien j’avais la gorge sèche. J’entendis du bruit et je sentis les battements de mon cœur s’accélérer. Un sentiment d’angoisse prit possession de moi, mais je restai face au danger. Peut-être était-ce un rat ? Un rat qui fait « psssst » ?
— Soen, c’est toi ? souffla ledit rat.
J’écarquillai les yeux.
— Qui est là ?
Un conteneur bougea et j’aperçus une forme humaine. Je m’approchai d’un pas :
— Josh ?
— Qui veux-tu que ce soit ? Viens, ne reste pas dans la lumière !
Je passai derrière les grandes poubelles et un sourire se plaqua sur mon visage.
— Josh ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ? m’exclamai-je.
— Je suis venu te voir, bien sûr !
Mon meilleur ami s’approcha et me donna une accolade que je lui rendis avec plaisir.
— Tu vas t’attirer des ennuis, dis-je avec sollicitude. Le couvre-feu de vingt-et-une heures…
— Lucas m’a envoyé un message pour me prévenir que tu étais sorti ce matin, me coupa-t-il. J’ai appelé chez toi cet après-midi, mais…
— Ah bon ? m’étonnai-je. Ma tante ne m’a rien dit.
— Quelle surprise !
Il me lança un regard riche de sous-entendus et je ne sus pas quoi lui répondre. De toute façon, avec Josh, je n’avais pas besoin de faire semblant. Il était le seul à savoir ce qui se passait réellement avec ma tante. Le seul à connaître la vérité.
— Lucas m’a aussi dit pour Clémenceau.
Je haussai les épaules avec une désinvolture qui ne le tromperait pas :
— Ce n’est que pour quelques mois, finalement.
— Oui, mais c’est injuste ! s’exclama-t-il. Ça aurait peut-être été l’occasion d’expliquer à Lucas…
— Non, tu sais que c’est hors de question, lui dis-je immédiatement. Je ne peux pas.
— Je ne comprends pas, souffla-t-il en secouant la tête. Tu t’en veux encore pour Thomas ?
Je fus incapable de soutenir son regard et un silence s’imposa. Thomas était l’ex-mari de ma tante. Je ne l’avais pas vu depuis sept ans, ainsi que leur fille, Julia, qui devait avoir environ trois ans de plus que moi. Mon oncle était parti un matin, quittant ma tante pour une autre femme et emportant avec lui tout ce qu’il avait pu. Il lui avait seulement laissé la maison et moi.
Je n’avais aucun souvenir de mes véritables parents et ceux de ma vie entre leur mort et mes dix ans étaient particulièrement flous. En d’autres termes, je ne me rappelais que de peu de choses avant que l’existence de ma tante ne bascule. Pourtant, j’avais été aimé. Pendant quatre années, Judith m’avait serré dans ses bras, embrassé, choyé et protégé. J’avais en tête une image incertaine de cette période. Cela s’approchait d’une sensation de déjà vécu, mais je n’avais aucune scène précise en mémoire. Je ne nous voyais pas rire, nous sourire ou nous étreindre, mais j’avais conscience que cela s’était produit, à une époque révolue.
Ce fut au cours de ma dixième année que Thomas s’était enfui avec sa fille, vivre avec une autre femme dont j’ignorais tout. La seule chose que je savais, c’était que tout était de ma faute. Depuis le jour du départ, ma tante me l’avait répété. J’avais gâché leur histoire, leur amour, anéanti leur futur. Thomas n’avait jamais voulu de moi, ne m’avait jamais considéré comme son fils, c’était pour cette unique raison qu’il était parti. Ce fut alors le début de tous mes problèmes. L’amour de ma tante devint haine, il n’y eut plus que le mépris au fond de son regard et le dégoût au creux de son cœur. Le souci était que famille, voisins et amis avaient toujours été témoins de son affection à mon égard étant enfant, tout comme de sa générosité de m’avoir adopté lorsque j’étais devenu orphelin. Ainsi, au moment où l’amour disparut, personne n’y prêta attention. Elle m’avait tant protégé, puis Thomas l’avait quittée pour une autre femme, personne n’imaginait qu’elle puisse m’en tenir rigueur. Et pourtant…
Il n’y eut qu’une seule fois où Lucas aurait pu comprendre que quelque chose s’était brisé entre ma mère adoptive et moi, mais je n’avais pas su saisir ma chance, car déjà j’étais rongé par la culpabilité. Cela faisait trois mois environ que Thomas nous avait abandonnés quand au cours d’un dîner, Lucas fut stupéfait de m’entendre appeler Judith « ma tante » plutôt que « maman ». Cela faisait partie des quelques réminiscences de notre vie de famille recomposée : j’avais nommé Thomas « papa » et Judith « maman ». Mais la veille de ce dîner, folle de chagrin, ma tante avait bu jusqu’à ce qu’elle ne fut plus capable de tenir debout. Je l’ignorais à l’époque, mais l’alcool allait devenir un véritable danger pour moi. Cette nuit-là, après avoir brisé une bouteille de vin contre le mur à deux mètres de mon visage et m’avoir rappelé que tout était de ma faute, elle m’avait renié. Elle ne voulait plus être ma mère adoptive et ne voulait plus entendre ce surnom affectueux dans ma bouche. Ce serait « ma tante » et rien d’autre.
Je pouvais encore revoir le regard de Lucas. J’y avais aperçu une lueur d’inquiétude et d’incompréhension. Il m’avait demandé pourquoi je prenais tout à coup tant de distance avec elle et j’avais hésité. Une part de moi avait voulu me jeter dans ses bras, lui avouer toute la peine que j’avais, mais une autre s’en voulait terriblement et était rongée par la honte. Ma tante avait profité de cette seconde d’hésitation pour prétexter que c’était mon choix.
« Il grandit maintenant, avait-elle lancé avec appoint. Il commence à se souvenir de ses véritables parents et il m’a demandé s’il pouvait changer sa manière de s’adresser à moi. Je n’ai pas eu le cœur à lui dire non. »
Le malaise fut indescriptible et Lucas ne m’en toucha plus jamais un mot.
— Ton oncle ne serait jamais parti à cause de toi, assura Josh, me tirant de mes réflexions.
Je relevai les yeux vers lui et lui souris tristement : il n’en avait pas la moindre idée, mais sa gentillesse m’émouvait toujours.
— D’ailleurs, le mois prochain ce sera la date anniversaire de son départ alors j’ai déjà tout prévu.
Un cube de glace tomba au fond de mon estomac. J’avais complètement oublié que nous serions bientôt en février. Il l’avait quittée la seconde semaine du mois, un vendredi.
— Tout prévu ? répétai-je avec inquiétude.
— Je suis en train de convaincre papa de faire une petite fête pour mes dix-sept ans.
— Avec trois semaines d’avance sur la date ?
— T’inquiète, je m’occupe de tout. Tu dormiras à la maison.
— Josh…
— Ta tante ne dit jamais non aux sorties organisées, coupa-t-il.
— Oui, mais si ça tombe ce jour-là… elle ne voudra pas que je sois en train de m’amuser alors qu’elle sera anéantie.
— Alors tu feras le mur.
Je grimaçai, mais l’expression du visage de mon ami devint sans appel.
— Elle est toujours saoule aux fêtes de fin d’année, à l’anniversaire de Thomas, à celui de sa fille et au jour de leur départ. Toujours. Pas vrai ?
— Oui, je le sais bien, mais…
— Et qu’est-ce qui se passe à chaque fois ? Hein ?
Je restai muet, sachant qu’il avait raison. Lorsque l’alcool entrait dans l’équation, je finissais obligatoirement blessé. Il y avait deux ans, elle m’avait emmené aux urgences le lendemain d’une nuit très longue, une fois qu’elle avait repris ses esprits : j’avais eu le poignet cassé, un œil au beurre noir et deux côtes fêlées. Elle avait prétendu m’avoir trouvé dans cet état au réveil, après que j’eus passé la soirée « avec des copains ». Je n’avais pas démenti, mais à mon retour à l’école, Josh n’avait pas été dupe une seconde.
— Je vais devoir y aller, annonçai-je aimablement. Elle va se douter que je trafique quelque chose. Et puis, tu dois rentrer aussi. Si les gardes t’attrapent…
— Je connais les petites rues, tu le sais bien, répondit-il d’un air fier.
— Je ne voudrais pas que tu aies des ennuis par ma faute.
— Mon père sera furieux au pire, mais je n’ai pas peur d’être privé de sortie.
Il me sourit avec confiance, mais l’inquiétude m’avait bel et bien gagné. À la seconde où il quitterait le village de Beaumont, il pourrait se faire arrêter. Lucas n’aurait pas dû lui faire part de ma sortie de prison ; le couvre-feu n’était pas un jeu.
— Tu veux venir avec moi ? tenta-t-il d’une voix hésitante.
— Ma tante me tuerait, définitivement. Et puis, si un garde…
— On dira que tu es mon frère et que je nous ai mis en retard pour rentrer. Ils nous reconduiront à la maison et il faudra juste affronter le sermon de mon père.
— Je…, commençai-je en secouant la tête. Je ne préfère pas, non. Excuse-moi. J’ai eu assez d’ennuis pour le week-end et…
— Pas de souci, lâcha-t-il dans un souffle.